La part incongrue du réel
p. 129-138
Texte intégral
1Les actualités télévisuelles sont le lieu de singulières mises en scène qui effraient et prêtent à rire. L’une d’entre elles, entremêlant l’intimé d’un chagrin à une posture imposée en place publique, propose une approche éclairante des mécanismes inhérents à cette conjonction particulière du rire et de l’effroi. Ce fait d’actualité, sous les trois angles d’observation qu’offrent son action, son contexte et sa temporalité, permet d’analyser les enjeux de cette « horreur comique » décelable dans le travail des artistes Guido Van der Werve, Francis Alÿs et Buster Keaton. Trois de leurs œuvres, par les disjonctions opérées sur le lieu de leur action – cette action-même et le temps qui s’y trouve travaillé –, offrent la vision d’un réel dont l’unité ainsi éprouvée place le spectateur dans une instabilité propice à une acuité inédite.
2Le lundi 19 décembre 2011, une journaliste en pleurs annonce le décès du leader nord coréen, Kim Jong-il, mort d’une crise cardiaque le samedi 17 décembre. Provoquant des « scènes de tristesse indescriptibles à travers le pays », selon l’agence centrale de presse coréenne la KCNA1, toute la journée les médias très officiels ont diffusé des images de citoyens éplorés, se recueillant devant des statues à la gloire du dictateur. Agenouillés, hurlant et se tapant la tête et les poings sur le sol, les Nord-Coréens nous donnent à voir l’étendue de leur tristesse, conformément aux coutumes de ce pays où, nous écrit le journaliste Philippe Pons, « exprimer ses condoléances par des larmes relève de l’étiquette sociale »2.
3Face aux images de ces scènes de désespoir collectif, notre première réaction est d’être choqué, puis devant l’énormité de la situation de ce peuple déplorant la disparition de son bourreau en chef, d’en rire, tout en restant mal à l’aise face à cette pantomime sonore.
4François Sergent, dans son éditorial du journal Libération, scande cette phrase, « On pourrait en rire si... », en lui associant toutes les réalités socio politico-économiques du pays qu’il compare à une « prison à ciel ouvert »3.
5Le rire ne serait-il pas compatible avec l’horreur de la réalité nord-coréenne ? L’horreur s’oppose-t-elle nécessairement au comique sans qu’il soit possible – et souhaitable – de naviguer entre les deux ? L’horreur qui se cache derrière ces mises en scènes de propagande, imposées ou volontaires, doit-elle annihiler tout réflexe de rire face à cette « vague de dépression anthropologique ? »4.
6Le spectateur occidental hésite entre deux postures et se questionne sur le type de scène auquel il a affaire. Quel est donc ce spectacle qu’il a sous les yeux ? Les habitants de Pyongyang ne sont pas surpris dans l’intimité de leur habitation : la caméra ne vient pas arracher le vif d’une lamentation privée. L’outil d’enregistrement est là, au cœur de l’espace collectif, et vient jeter un œil sur des Coréens se lamentant publiquement devant une statue, une image télévisuelle ou toute autre forme de représentation officielle du dictateur.
7Nous assistons à la mise en scène d’un chagrin et sommes les voyeurs d’une scène qui implique publiquement un peuple, la statue de son commandeur et la disparition de celui-ci. La représentation a perdu son référent : dans les circuits fermés des outils propagandistes, un maillon a sauté, le peuple endoctriné est véritablement hagard de cela.
8C’est cette tragédie que les caméras de la KCNA nous donnent à voir et à entendre. Mais c’est une comédie que nous allons recevoir dans nos foyers occidentaux. Outre les codes culturels qui divergent, l’horreur de la perte ne s’exprime pas selon les mêmes codes en Orient, en Corée du Nord précisément, et en Occident. Cette oscillation involontaire entre le registre de l’horreur et celui du comique est enclenchée par la spectacularisation de l’horreur de la perte d’un être d’importance, en mêlant l’extraordinaire d’une mise en scène médiatique à l’ordinaire d’un chagrin, fut-il réel ou commandé. Ces manifestations, ces crying-operations, tels qu’annoncées sur internet, basculent dans le burlesque du fait de leur mise en spectacle et de la réalité que dissimulent ces images.
9La conjugaison d’une situation politico-économique terrifiante à cette pantomime burlesque est révélatrice d’une des particularités de l’horreur comique nous révélant un être humain dont l’intégrité de pensée s’efface au profit de la mise en scène d’une posture collective. Entre tragédie et comédie, cette négation de l’individu au profit d’une manifestation collective est l’une des sources de l’horreur comique où l’effroi et le rire s’imposent face à ces représentations retranscrites par les medias officiels coréens. Cette théâtralisation d’un chagrin commandé et orchestré par le pouvoir en place s’élabore et trouve sa pleine signification en place publique. Les lieux de rassemblement de la ville de Piongyang, nécessaires au bon déroulement des représentations ainsi données par le peuple nord-coréen, sont les scènes de ce théâtre où la configuration des lieux convoqués (places publiques, larges artères, salles de classe), leur caractère spectaculaire et didactique, est l’assurance d’une transmission efficace de cette profonde affliction. Lieu spécifique, communauté d’action et intervalle de temps réduit sont les rouages de ce drame théâtral qui se joue sous le regard du monde occidental, partagé entre les réactions contradictoires de l’hilarité ou d’un saisissement horrifié.
Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli Tienne jusqu’à la fin le théâtre rempli.5
Ces liens étroits tissés entre ces acteurs, plus ou moins consentants, les caméras et les spectateurs, plus ou moins voyeurs, viennent renforcer et définir une horreur comique qui peut s’inscrire ainsi dans la « règle des trois unités » du théâtre classique selon Nicolas Boileau : à « l’unité de lieu » s’ajoute « l’unité de temps » et « l’unité d’action ».
10En quoi l’horreur comique peut-elle se jouer de ces règles du théâtre classique ? Selon quelles inadéquations et décalages vient-elle éprouver ces unités de temps, de lieux et d’action afin d’en tester les limites ? L’horreur comique peut-elle ainsi se définir au regard des approches spécifiques de ces trois données : le lieu, le temps, l’action ? Dans l’œuvre qui va suivre, ces trois unités, chères à Boileau, sont malmenées au profit d’une horreur comique qui se définit par ces actions perturbatrices.
11Dans son film Nummer twee, Guido Van der Werve6, l’artiste, nous fait face en regardant la caméra. Le rapport est frontal, le protagoniste me regarde et dans le même temps je le regarde me regardant, en une relation réflexive. Guido van der Werve inaugure son film par quatre phrases qu’il énonce en néerlandais et qu’il inscrit en anglais sur quatre écrans noirs : « Le matin, je n’arrive pas à me réveiller, l’après-midi, je m’ennuie, le soir, je suis fatigué, et la nuit, je n’arrive pas à dormir »7. Le rythme est lent, le ton de voix ténu, intime, cela ressemble à la confession d’un être qui ne parvient pas à faire ce qu’il doit faire au moment opportun, au moment précis où il devrait le faire : être réveillé le matin, actif l’après-midi, détendu le soir et endormi la nuit.
12Survient alors un plan fixe sur l’artiste qui entreprend de s’éloigner à reculons de la caméra tout en continuant à regarder l’objectif. Il tourne le dos à sa trajectoire, quitte le trottoir et s’engage, à l’aveugle, sur la chaussée pour venir se faire violemment percuter par une voiture lancée à pleine vitesse.
13Il ne s’agit pas d’un effet burlesque, d’un montage à rebours où le personnage, après avoir été renversé par une voiture, se relève et se dirige vers nous, en un effet de rembobinage maladroit. Il s’agit du personnage central qui marche véritablement « à l’envers », de son plein gré, d’un pas décidé, pour se jeter, dos à sa destinée, vers une voiture qui a la mauvaise idée de passer juste à ce moment-là alors que rien ne nous laisse présumer un quelconque trafic dans cette rue déserte de Papendrecht aux Pays-Bas.
14Le choc est violent, la surprise et la stupeur le sont aussi. Le spectateur, qui ne s’attendait pas à cela, a un sentiment de malaise : celui d’assister, médusé, à un accident mortel délibérément orchestré par l’artiste qui a décidé de ne pas faire face à l’événement. L’horreur et la soudaineté de l’événement viennent provoquer le spectateur aussi brutalement que cette voiture est venue télescoper l’artiste. Fabriquant du passé, faisant face à ce présent qu’il est en train d’enregistrer, il tourne le dos à son propre futur qui, du fait de cette action précise, est détruit. Le futur, du fait de la configuration passée qui consiste à lui tourner le dos, n’aura pas lieu. À cause du passé, pas d’avenir.
15L’artiste expérimente le fait de ne pas être au bon endroit au bon moment, de ne pas avoir la posture adéquate au vu des circonstances à la fois de « lieu » (la chaussée est un danger), de « temps » (coïncidence du temps du piéton et de celui de la voiture), et « d’action, de péril », selon Boileau (traverser une rue en lui tournant le dos).
16Masse noire inerte, le corps de l’artiste est étendu sur l’asphalte. Un camion de forces de police arrive diagonalement dans le champ de la caméra. Les portières arrières s’ouvrent, de jeunes danseuses en tutu, gracieusement effarouchées et intriguées sortent du fourgon, accompagnée de la musique du Concerto per la notte di Natale, de Corelli dont il est intéressant de noter – par sa mise en relation avec le travail sur le temps réalisé par Guido van der Werve – qu’il s’agit d’une œuvre posthume, mise à jour à Amsterdam en 1714, un an après la mort du compositeur8. Après avoir évolué selon les règles du ballet classique, les danseuses s’immobilisent sur la chaussée. L’une d’entre elles se dissocie de l’ensemble du corps de ballet, se tient à distance, cesse d’être sur ses pointes puis cesse de se mouvoir, les bras ballants, songeuse et décalée. Le film s’arrête là, sur cet arrêt de danse.
17« Ce n’est pas parce que je me tiens là que cela signifie que je le souhaite » : tel est le sous-titre de ce film, où il est question d’affirmation, de négation et de mise en décalage. Il s’agit véritablement de faire face en tournant le dos, de places à prendre qui n’en sont pas et de places prises qui ne devraient pas l’être. Guido van der Werve confronte ses spectateurs à des situations d’inadéquation, d’absence totale ou partielle de concomitance entre les actions, les effets et les causes de celles-ci.
18La règle des trois unités vole en éclat ; le temps, le lieu et l’action se font un malin plaisir, derrière le rire et l’effroi, à déjouer toute coordination. Le spectateur est le témoin de ces disjonctions : voyeur partagé entre le désir de s’horrifier et de celui d’en rire, tiraillé entre le recul face à une situation qui le heurte et son comique qui le fait s’en rapprocher. Avec l’horreur, le choc le met à distance, avec le rire qui revient le chercher, qui recolle les morceaux épars et rassemble le tout, le regardeur est de nouveau en adhérence avec ce qui se déroule sous ses yeux, avec cette complicité qu’implique le rire. L’horreur et le comique font appel à des mécanismes qui présentent des similitudes physiologiques mais engagent sa victime plus ou moins consentante dans des réflexes contraires, tout en ne sachant pas sur lequel des deux il est bienséant d’accommoder. Cette situation instable est ici le socle mouvant des sentiments contradictoires que l’horreur comique provoque.
19L’instabilité occasionnée par un choc littéral est également en action dans l’œuvre qui va suivre. Mais à l’inverse de la quiétude envahissante de Papendrecht, le contexte social, économique et politique d’une réalité mouvementée, celle du Mexique, vient s’ajouter à une mise en scène au comique tranquille et à la douce horreur, celle de Game Over9.
20Dans cette vidéo réalisée par Francis Alÿs, la scène inaugurale nous donne à voir un jardin, des feuillages, un arbre, un chemin. La scène est tranquille, un certain naturalisme bucolique transparaît dans ce décor aux feuillages dont l’ombre flotte sur le sol et ondoie en douceur. Seuls les ronronnements des moteurs de voitures nous laissent présupposer que la civilisation n’est pas loin. Puis, à l’arrière plan de cette scène tranquille arrive une voiture. C’est une coccinelle, une Volkswagen, la Beetle, voiture de prédilection des mexicains et de l’artiste. La route est dégagée, la voiture au profil peu aérodynamique roule tranquillement et rien ne laisse présumer ce qui va suivre. Le véhicule vient heurter de plein fouet l’arbre au bord de la route. Ce n’est pas un accident, la voiture, délibérément, obstinément, se jette – la calandre la première – dans l’arbre. Elle est stoppée net dans un nuage de poussière rousse, en un bout de course inopiné. Le conducteur, Francis Alÿs, sort, indemne, un peu chancelant, et déroule son corps longitudinal qui n’en finit pas de se déployer pour s’extraire de cette voiture trapue, toute en rondeurs, rajoutant là des éléments au comique de la situation. Puis le conducteur quitte la scène à pied, traverse diagonalement la route pour sortir du champ de la caméra. Il passe son chemin, abandonnant là sa voiture encastrée dans un arbre, sur le bas coté. Des écritures apparaissent sur un écran noir, en note finale : « La nature fera le reste ».
21Ce choc frontal entre une machine et une nature qui semblait jusqu’alors tout à fait bienveillante et sans péril apparent nous plonge dans l’incongruité d’une situation qui s’inscrit dans une réalité plus vaste et plus complexe qu’il n’y paraît. Les particularités du contexte social, géographique et politique, ainsi que le totalité de l’action dans laquelle elle s’inscrit éclairent ce qui vient de se passer.
22Avant de percuter cet arbre, Alÿs vient de parcourir une partie du Mexique, d’Est en Ouest, diagonalement, à l’instar de la sortie d’image du conducteur. 1 220 kilomètres en trois jours de route, du 20 au 22 mars 2011. Le temps nécessaire pour parcourir la distance séparant Mexico City, lieu d’habitation de Francis Alÿs, et le jardin botanique de la fondation d’art contemporain Coppel, à Culiàcan, lieu de l’impact et havre de paix dans un paysage social très agité. La ville de Culiàcan, dans l’état de Sinaloa, est située dans la zone ouest du nord du Mexique où est dénombré l’un des plus fort taux de morts par balle. Cet endroit, haut lieu des trafiquants de narcotique, est à la merci des différents cartels de la drogue. La recrudescence des morts violentes est une des conséquences de la situation économique, politique et sociale désastreuse. L’ordinaire de la quiétude de la nature plaisante et pittoresque de ce parc, où vient s’échouer Alÿs, ne saurait nous faire oublier les réalités propres au pays dans lequel elle se situe. Cet accident incongru le rappelle à notre souvenir et c’est toute l’horreur de la réalité sanglante de Culiàcan qui s’engouffre dans ce choc orchestré par Alÿs.
23L’issue malheureuse de ce road-movie, drolatique et pathétique, nous incline à penser que la situation au Mexique est sans issue, qu’elle va « droit dans le mur ». La conclusion écrite par Alÿs à la fin de sa vidéo – « la nature fera le reste » – est un message à la fois empreint de pessimisme et d’optimisme, avec la consonance romantique du pouvoir de la « belle nature » sur la construction humaine. Mais cette phrase ultime nous indique aussi que l’histoire, d’une certaine façon, s’arrête là. La voiture ne bougera plus : fin du déplacement, fin du circuit : on peut présumer qu’elle va se faire progressivement envahir par les espèces végétales proliférant dans ce jardin botanique, nous proposant une vision symbolique de l’état à venir de cette enclave sauvage et dangereuse, située au nord de Mexico et laissée plus ou moins à l’abandon par les grands décisionnaires politico-économiques de ce monde.
24« Game over » : les jeux sont faits ; ce message, qui apparaît habituellement à la fin d’une partie d’un jeu, indique trois choses à la fois : la partie est finie, vous l’avez perdue, mais vous avez la ressource de recommencer, la scène peut être rejouée. Se distinguent à la fois une fin certaine et un recommencement possible, qui semble cependant de mauvais augure selon Alÿs : l’expression « game over », titre de la vidéo, apparaît au début de l’histoire, indiquant, peut-être, que les jeux seraient faits avant même que la partie ne soit jouée.
25Dans l’œuvre de Guido van der Werve, comme dans celle de Francis Alÿs, il est question du passé, du présent, du futur et du télescopage brutal de ces trois données, opérant à la fois une soudure et une dislocation, à l’image de ce fauve à l’échine brisée, du poème « Le siècle » d’Ossip Mandelstam :
Mais ta vertèbre est brisée
Mon pauvre et beau siècle !
Et avec un sourire insensé
Tu regardes en arrière, cruel et faible Comme agile autrefois une bête
Les traces de ses propres pas.10
Dans ces deux scènes mises en œuvre par Guido van der Werve et Francis Alÿs, et c’est là l’une des particularités de l’horreur comique, les acteurs sont pris dans des jeux changeants où la place à tenir est multiple, équivoque et malséante, dans le sens où l’on s’y tient mal, avec difficulté. Il est bien difficile d’y garder une posture stable, pérenne et tranquille. Les acteurs y sont victimes de choc, se font littéralement – ou de façon figurative – propulser. Ils y changent brutalement de place et occasionnent des dérapages, plus ou moins contrôlés, sur des perspectives inattendues, alternant sourires et grincements de dents. Sur le trottoir, au milieu de la route, aux détours d’un virage, les liens avec le regardeur sont tendus et celui-ci n’a pas fini d’en découdre avec les pulsions discordantes de l’horreur comique. Entre le désir d’ascension et le plaisir de la chute, cette nature contradictoire de nos aspirations, le « choc perpétuel » de « deux infinis », qui serait à la source du rire selon Baudelaire11, place l’homme, et le spectateur avec lui, en une posture dont l’instabilité crée une situation en bord de rupture, sous la menace d’un éparpillement à craindre.
26One Week 12, de Edward F. Cline et Buster Keaton, avec Buster Keaton et Sybil Sealy, met, précisément, en scène cette question de l’éparpillement. Un couple de jeunes mariés, Sybil Sealy et Buster Keaton à l’écran, se voient offrir le jour de leur mariage une maison, sur un lopin de terre, à l’emplacement n° 99, pour être précis. Mais la maison se présente en kit, morcelée dans des boîtes et le jeune couple entreprend de l’assembler. Tout cela se complique dangereusement lorsqu’un amoureux éconduit bouleverse l’ordre établi des numéros qui figurent sur ces boîtes. Finalement, suivant le nouvel ordre fantaisiste de ces numéros, la maison finit par ne plus ressembler à grand chose mais l’amour est plus fort que tout, et notre jeune couple s’en accommode.
27Surviennent d’autres difficultés : divers incidents, une tornade et enfin le passage d’un train qui finit par avoir raison de cette maison dont, durant one week, les propriétaires se seront évertués à tester l’élasticité et la force de résistance. L’élément déclencheur de cette série d’événements, source d’ennuis conséquents, réside dans le fait que la maison, non seulement n’a pas été construire de la bonne manière, mais de surcroît, pas au bon endroit : le panneau « 99 » étant en fait le panneau « 66 » à l’envers. D’où la confusion. Tout est à refaire : il faut transporter la maison, déjà brinquebalante, en sa place attitrée. C’est à cet instant précis que le train, agression finale, fait irruption sur la route, faisant du même coup exploser la maison, fruit de tant d’opiniâtreté et de persévérance. À la fin de ces mésaventures, la maison est réduite à un tas de planches disparates et éparpillées, Buster et Sybil prennent la route.
28Pas à la bonne place : la malséance expérimentée par Guido van der Werve et Francis Alÿs trouve ici un écho. Les éléments ne sont pas là où ils devraient être, ils ne sont pas là comme ils devraient l’être. Les pièces maîtresses de ces situations d’infortune – qu’il s’agisse des danseuses de Guido, de la beetle d’Alÿs ou de la maison de Sealy et Keaton ne sont pas là où la bienséance, ordinairement, s’attend à les voir se poser.
29À l’image de la scène du bain dans One week, où Sybil Sealy va laisser s’échapper sa savonnette, alors que Buster s’échine à construire cette maison qui n’en finit pas de se déconstruire, la jeune femme prend un bain sous l’œil attentif de la caméra. La savonnette glisse hors de la baignoire, elle n’est plus à la bonne place. Nous sommes en 1920 et Sybil Sealy veut sortir de son bain. Mais ce serait l’horreur. La bienséance de l’époque lui interdit de se montrer nue sous l’œil déjà indiscret de la caméra. Elle sort cependant de la baignoire en une sortie de route incongrue et emprunte ainsi une trajectoire inédite en provoquant le spectateur avec une arme tout aussi efficace que celle d’une scandaleuse nudité. L’artiste, de l’autre coté de la caméra, accompagne l’action périlleuse de la sortie de bain en jetant un voile pudique sur la scène pour obturer de sa propre main le viseur de la caméra. La temporalité de cette main, ainsi que celle du regard qui lui répond, ne font pas partie de la fiction et lui échappent totalement. En cette autre sorte de temps, en ce temps ajouté à la fiction, c’est au cameraman que Sybil adresse ce sourire : face à la baignoire
– un autre plan de la pièce nous l’indiquera très précisément plus tard dans le déroulement du film – il n’y a qu’un mur. Juste un pan de mur.
30Ce quatrième mur de Diderot13 – celui qu’il est nécessaire de dresser entre les rangs des spectateurs et la scène de théâtre afin d’en garder la toute puissante unité bienséante – est pourfendu. Le quatrième mur vole, lui aussi, en éclat et le choc est frontal.
31À l’issue de cette déferlante de chocs, qu’il s’agisse des chocs fictionnels, des chocs littéraux, de changements de registres nous faisant passer de l’horreur au comique sans qu’il soit nécessairement possible de distinguer l’un de l’autre, dans ces oscillations entre les reculs liés à l’effroi et les rapprochements occasionnés par le rire, entre ces chemins pré-tracés et les échappées occasionnées en autant de mises en déroute, l’unité, chère à Diderot, serait-elle à jamais perdue ? L’horreur comique nous destine-t-elle inéluctablement à un éparpillement à tous vents, à une complète dissolution ? La maison de One week va-t-elle rester en l’état de débris déstructurés, inutilisables et sans perspectives ? Faut-il nous satisfaire des ces planches en perdant de vue l’unité de la maison ? Devrions-nous rester sur l’éparpillement de l’élémentaire, sans prétendre en avoir une vision d’ensemble, sans en avoir une perspective globale, voire universelle et sans qu’il soit possible d’y projeter un montage régénérant ?
32C’est sans compter sur le demi tour de Buster Keaton, sa volte-face de dernière minute où il prend soin de déposer les instructions de montage de l’infortunée maison ; gage d’un assemblage futur encore possible, du moins, envisageable.
33L’une des caractéristiques de l’esthétique de l’horreur comique que recouvrent ces trois œuvres de Guido van der Werve, Francis Alÿs et Buster Keaton, est d’éprouver l’élasticité des choses au prix de la rupture, de les réveiller pour les rassembler de nouveau et les réinvestir. Cette portée de l’art et de la poésie, selon Giorgio Agamben qui se réfère à Ossip Mandelstam, s’inscrit dans ces entreprises de disjonction, de recyclage et de montage :
Le poète, en tant que contemporain, est cette fracture, il est celui qui empêche le temps de se rassembler et, en même temps, le sang qui doit souder la brisure.14
34Une fracture, encore et un temps, 51 heures, en Corée du Nord : « Entre la mort de Kim Jong-il, samedi 17 décembre à 8h30, heure locale, et l’annonce de son décès par la télévision officielle nord-coréenne, lundi à midi, plus de 51 heures se sont écoulées [...] pas un service de renseignements dans le monde n’a été au courant de la mort du dirigeant avant lundi »15, écrit la journaliste Audrey Garric.
35Un temps non pas ajouté, comme celui de Buster Keaton, mais un temps soustrait au regard international : 51 heures durant lesquelles rien n’a été vu, rien n’a été entendu, rien n’a été porté à la connaissance d’autrui. L’absence, le trou noir dans l’information médiatique. 51 heures, durant lesquelles tout peut se faire à l’insu de tous, sans regard extérieur, sans spectateurs. C’est précisément dans ces 51 heures de trou noir que peut résider une horreur, sans qu’il soit nécessairement possible d’en faire l’objet d’une quelconque pirouette comique.
36Le quatrième mur de Diderot se referme, l’unité est forcée, le rideau peut tomber et le rire s’éteindre.
Notes de bas de page
1 KCNA, Korean Central News Agency, agence de presse gouvernementale de la Corée du Nord.
2 Philippe Pons, « L’étrange lamento en hommage à Kim Jong-il », Le Monde, 22.12.2011. Disponible sur http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2011/12/22/l-etrange-lamento-en-hommage-a-kim-jong-il_1621075_3216.html [consulté le 26 août 2015].
3 François Sergent, « Bourreau », Libération, 20 décembre 2011. Disponible sur http://www.liberation.fr/monde/2011/12/20/bourreau_782998 [consulté le 26 août 2015].
4 Laurent Marchand, « L’enjeu nord-coréen », Ouest-France, 20 décembre 2011, p. 2.
5 Nicolas Boileau, L’Art poétique [1674], chant III, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1966, p. 170.
6 Guido van der Werve, Nummer twee. Just Because I’m Standing Here Doesn’t Mean I Want To, 35 mm, 3’08”, (Pays-Bas), Papendrecht, 2003.
7 « In the morning I can’t wake up, In the afternoon I’m bored, In the evening, I’m tired, And at night I can’t sleep ».
8 Arcangelo Corelli (1653-1713), Concerto per la notte di Natale, Opus 6/8 vivace, Amsterdam, 1714.
9 Francis Alÿs, Game Over, Culiacàn, México, 1’37”, 2011.
10 Ossip Mandelstam, « Le siècle » [1923], cité d’après Alain Badiou, Le Siècle, Paris, Seuil, 2005, p. 26-27.
11 Charles Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques » [1855] in Écrits sur l’art, Paris, Le Livre de Poche, 1992, p. 281.
12 Edward F. Cline et Buster Keaton, One Week (États-Unis), 35 mm, 19’, nb, 1920 (avec Buster Keaton, Sybil Sealy et Joe Roberts).
13 Voir Denis Diderot, « De la poésie dramatique » in Œuvres esthétiques, Paris, Classiques Garnier, 1959, p. 231.
14 Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Rivages, 2008, p. 13.
15 Audrey Garric, « La mort de Kim Jong-il révèle les failles du renseignement », Le Monde, 20 décembre 2011. Disponible sur http://www.lemonde.fr/asie-pacifique/article/2011/12/20/la-mort-de-kim-jong-il-revele-les-failles-du-renseignement_1620684_3216.html [consulté le 27 août 2015].
Auteur
Est artiste, doctorante à l’Université Rennes 2 (EA 3208) et professeur agrégée d’arts plastiques. Ses recherches portent sur les figures de la boucle dans les pratiques de l’art contemporain.
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