« Ceci est mon (dé)corps »
p. 93-101
Texte intégral
1À travers une lecture des photographies de Natacha Lesueur et de Nicole Tran Ba Vang, deux artistes qui pastichent la photographie publicitaire et l’imaginaire de la haute couture, cet écrit se propose de montrer comment le décor qui se pose sur les corps d’hommes et de femmes devient un (dé)corps : un corps défait par le débordement décoratif. Analyses de Claude Lévi-Strauss à l’appui, il s’intéresse à la façon dont ces images, à la fois « conformes » et subversives, contribuent à contester la frontière qui sépare les genres1.
2Le travail photographique de Natacha Lesueur débute dans les années 1990. Ses images sont d’une grande qualité, au sens technique ; elles mettent en situation, pour la plupart, des corps féminins ou masculins, dans des espaces restreints. Le cadrage des photographies insiste sur le corps, ou des parties de celui-ci, mais ne révèle jamais le visage du modèle, sauf à de rares occasions, comme celle de la série des portraits. Dans ses premières séries, de la nourriture (jambon, caviar, confiture, gélatine alimentaire, mayonnaise) est utilisée pour habiller des parties de corps. La série des jambes de 1998 propose des modèles de « collants » ou de chaussettes, particulièrement visqueux, nous faisant hésiter entre la fascination pour l’étal du boucher traiteur, ou celle pour la finesse d’une jambe gainée. Une autre série, datée de 2000 et intitulée Frises, est plus seyante, mais non moins troublante que la première.
3Malgré l’application de l’artiste pour lui donner une forme décorative, la nourriture n’a ici rien d’appétissant, pas plus que le corps qui la supporte n’engage au désir. Dessinés par les sauces épaisses, les traits tracent des arabesques et des volutes. Les bonnets de bain, agencés sur des têtes vues de dos, marient parfois leurs motifs à ceux de la mosaïque d’un coin de salle de bain, renvoyant alors au décor mural d’une pièce à la réputation bien féminine. Ainsi le féminin, ce qui en fait la spécificité langagière, culturelle et sociale, se dessine sur des corps dont la chair s’esquisse dans des volutes ou des mosaïques improbables et molles. Les tranches de jambon soigneusement agencées, les peaux de poisson transformées en résille, les traces discrètes, reliefs à peine douloureux, d’un cataplasme de moutarde appliqué au pochoir, sont autant de remèdes « de bonne femme », utiles aux soins corporels.
4Si le féminin, ce qui en serait une définition sociale, se lit sur ces morceaux de corps, le masculin et ses attributs ne manquent pas non plus d’apparaître dans le travail de l’artiste : visages d’hommes masqués par un casque de moto, version intégrale ; La visière baissée offre sa surface aux ornements en mayonnaise qui dessinent de savants arrangements floraux, et les agrémentent de vœux comme happy birthday. Des visages masculins portant l’attribut non moins séduisant de l’homme moderne : les lunettes de soleil, elles aussi ornementées d’arabesques décoratives, masquent ce regard mystérieux que l’on aurait pu deviner derrière les verres fumés. Ici, l’ornement ne renforce pas l’image masculine, telle que la société l’a construite, mais se pose comme un parasite. Malgré ses couleurs criardes, il ne supprime pas la part mystérieuse des images. Dans la vie courante, les lunettes noires, ou la visière, épaississent le mystère ; ici, le décoratif l’égaie sans pour autant le percer.
5S’il y a si peu de visages dans le travail de Natacha Lesueur, c’est sans doute pour éviter de confronter le spectateur au modèle, ici seuls importent les corps et leurs marques décoratives. La cuisine s’y attelle et les titille gentiment, le cataplasme est douloureux, la pose contraignante. L’artiste insiste sur l’attachement récurrent du corps féminin à sa cuisine, irrévocablement lié à la nécessité, sans doute contradictoire, de se constituer dans le paraître. La femme idéale est à la fois bonne cuisinière et plastiquement remarquable. La cuisinière élabore les mets les plus délicieux dans la cuisine, mais elle sait aussi utiliser les onguents, les crèmes miracles et autres cosmétiques colorés, dans l’alcôve secrète de sa salle de bain. La photographie de mode, à laquelle réfère le travail de Natacha Lesueur par la qualité de sa facture, ne manquera pas de renforcer ce propos. Jouant ici sur le mode de l’ironie, l’artiste ne fait que redire ce qui est inscrit quotidiennement dans les magazines féminins, où trônent tant la recette de cuisine que les conseils beauté ou les pages consacrées à la mode.
6Ce lisible usuel, dont chacun connaît les codes, est détrôné par des images qui le mettent en doute, par la fragilité de leurs modes d’apparition. Les marques produites par le cataplasme à moutarde sur la peau laissent deviner une planche d’oculiste, outil de vérification de la vue, où les lettres classées de la plus grande à la plus petite, étalonnent une échelle de vision, de la meilleure à la moins bonne. Associé à l’absence de regard dans les portraits d’hommes, ce motif laisse penser que ce qui intéresse Natacha Lesueur est davantage la fragilité des apparences et leur instabilité que leur dénonciation tonitruante. Les marques laissées par la moutarde vont disparaître, comme les sauces grasses et colorées ou la gélatine alimentaire, qui résisteront peu de temps à la chaleur des projecteurs. Elles transitent seulement sur des corps légèrement suppliciés, pour affirmer la forme de ses volutes, à la fois molles et précises, appelant de la part du spectateur tant le dégoût que l’intérêt ; le joli fait scintiller les papilles. Les codes, de l’oculiste, du gourmet ou de l’amateur de jolie femme, sont perméables à l’un ou l’autre champ, l’arabesque nous fait sans cesse passer d’un côté ou de l’autre de la ligne. C’est ainsi que le féminin et le masculin traversent ici les corps, marqués par les ornements nourriciers de l’existence quotidienne. Ce décoratif, qui déborde son cadre usuel et oscille entre la cuisine et la salle de bain, fait dériver doucement les identités des corps vers de nouvelles frontières.
7Nicole Tran Ba Vang, elle, a débuté par un travail pictural en 1998. Elle choisissait des couvertures de magazines sur lesquelles elle effectuait un travail de peinture. Sur des images de mannequins féminins posant pour des photographies de mode, elle peignait une couche couleur chair, qui épousait leurs corps. Cette « peau » suivait les courbes et les plis du vêtement qu’elle recouvrait et donnait l’illusion, de prime abord, d’un corps nu curieusement vêtu. Les bouts de sein, comme le sexe étaient dessinés, donnant ainsi l’illusion d’une seconde peau portée en parure, habillant un modèle de nudité. Ce qui ne devrait paraître, mais qui est malgré tout l’objet de notre attention, à savoir la nudité séduisante du modèle, paraît et plonge le spectateur dans la perplexité. Le dessus se trouve dessous, mais le dessous qui pointe en dit moins que le dessous qu’il cache.
8Plus tard Nicole Tran Ba Vang reprend ce dispositif pour la réalisation de photographies. Fabriquant alors de vrais « vêtements corps » en latex, elle les fait porter à des mannequins qui posent en mimant les actions d’habillage ou de déshabillage. La plupart du temps, cette adjonction de la seconde peau est visible, laissant deviner la supercherie mais, dans certains cas, l’utilisation de la retouche numérique confronte le spectateur à l’indiscernable. En vain cherche-t-il la limite entre le corps du modèle et son revêtement, se prenant à douter de la nature photographique du travail, face à cette vision versatile du féminin où la frontière entre le corps et le vêtement devient indécise et où le statut du corps féminin, séduisant et repoussant à la fois, apparaît fragile et ambigu. L’imagerie de la mode est rejouée sur le mode de l’ironie, non seulement par la qualité technique des images, qui obéissent aux codes du genre, mais encore par le titre que l’artiste donne à ses séries : Collection automne/hiver 2003/04, Collection printemps/été 2003, Collection printemps/été 2001.
9Dans ses peintures, et dans certaines de ses séries photographiques, l’artiste interroge la définition sociale du corps féminin, à la fois support et surface. L’attrait produit par le vêtement de haute couture semble se déporter sur le corps, mais pour finalement déjouer la qualité première de l’habit « chic », à savoir séduire et rendre plus beau : affirmer l’esthétique intrinsèque du corps. Déshabillé, le corps est en effet, par deux fois, vêtu de lui-même. La silhouette filiforme des mannequins choisis par Nicole Tran Ba Vang est la limite du discours de l’artiste, dans la mesure où il semble indiquer l’attrait que le milieu de la mode exerce sur elle. En effet, la haute couture transforme l’adage : ce n’est pas tant l’habit qui fait le moine, mais la minceur qui fait la robe. Les vêtements-peau de l’artiste opèrent par la stratégie du double, ce qui est normalement dessus prend la forme et la couleur chair de ce qui est dessous. La surface, qui en peinture est ce qui donne lieu à l’image, est ici rejouée en une sorte de carré blanc sur carré blanc. Du fait de la nature de l’image – un corps féminin « dénudé » deux fois –, l’artiste interroge quelque chose au-delà de l’absence de profondeur, dans tous les sens du terme, de l’image de mode : la nature indécidable du corps représenté. Dans une installation de 2003, intitulée Strip-tease, un diptyque vidéo confronte deux cadres de format identique. Dans le premier un quatuor de visages féminins se maquille et se démaquille à l’infini. Dans le second, l’un des quatre visages est agrandi au format constitué par l’agencement des précédents. La boucle dure 16 min. et 10 sec. Au départ, l’association paraît mystérieuse, mais le déroulement révèle par la suite les raisons de cette stigmatisation de l’un des modèles : au moment où celui-ci est totalement démaquillé, on constate que le personnage que nous croyions être féminin est masculin. La vidéo ne s’arrête pas sur cette révélation et poursuit son déroulement infini : pas d’image arrêtée, décisive ou définitive, mais un flux continu où le geste fait et défait à loisir l’image de soi.
10Dans le cadre de Collection automne/hiver 2003/04, Nicole Tran Ba Vang réalise une série de photographies numériques de jeunes femmes nues, posant devant ou sur des pièces d’ornementation telles que des tapisseries ou des tapis. Les modèles, « brodés » au lieu d’être tatoués, sont recouverts de pièces de broderie dont les motifs et les couleurs sont identiques à ceux des surfaces sur lesquelles elles posent. Le décor déborde ainsi sur le corps ; le vêtement n’est plus nécessaire, car – comme chez Natacha Lesueur – seule se pose la question de l’ornement. Dans une installation intitulée No Stress Just Strass, l’artiste écrit le titre sur plusieurs murs d’une pièce dans une technique de « piercing mural ». Sur l’un d’entre eux, l’image d’une femme nue, posée sur une tapisserie à motifs, est liée à cette surface décorative, jouant, sans en prendre explicitement la pose, l’accroche tragique du Christ sur sa croix. Mais ici, le point d’attache, lien de laine blanche, ne reprend pas la forme christique ; il use de celle, plus banale, du point lancé. Dans les pièces attenantes, les murs sont jalonnés de motifs circulaires brodés avec le même point et la même laine. L’espace englobe ainsi le corps dans une frénésie ornementale, mais néanmoins discrète par l’usage exclusif de la laine blanche.
11Natacha Lesueur et Nicole Tran Ba Vang travaillent avec des corps féminins et masculins ; toutes deux ont un goût prononcé pour la qualité professionnelle de la photographie, tant dans la réalisation des images que dans leur installation. Celle-ci relie les corps de femmes aux murs au moyen de la broderie, celle-là « cuisine » les murs avec des mosaïques de tartine pour la marque « Le Bon Marché », tout en insistant sur la phase finale de l’exercice. Lorsque le mets est présenté aux convives, il sollicite l’excitation du regard qui, par la suite, renforce celle des papilles, le goût se déplaçant de l’œil à la bouche. Natacha Lesueur joue sur l’espace élargi de sollicitation du désir qui se multiplie, on le sait, quand plusieurs sens sont interpellés. La nature insolite des surfaces de présentation de ces ornements culinaires sème donc le trouble dans l’esprit du spectateur, frustré qu’il est par la nature photographique du travail : il doit se contenter de regarder. Ainsi la surface des corps, comme celle des décors, est à considérer comme telle : l’artiste offre au spectateur une chair sans consistance, simplement décorative, bref : une apparence.
12Nicole Tran Ba Vang, elle aussi, conduit l’exercice de la couture dans des retranchements similaires. Elle pousse les corps à devenir images, non plus en exerçant l’art de la sollicitation gustative, mais en pratiquant celui du toucher. Ses vêtements-peaux dévoilent l’absence de profondeur de l’image du corps dénudé, l’accumulation des couches met en valeur la surface corporelle : l’épiderme, qui affiche sa sensibilité et sa puissance décorative. À la fois organe et surface, la peau brodée à vif, passée par dessus tête, comme on enlève un tee shirt, manipulée numériquement, séduit et fait souffrir. Si le port altier de la haute couture cherche à accentuer la force mystérieuse d’un simple agencement de surfaces, ce qu’est – en réalité – la couture, la nature sensible du matériau qu’imite Nicole Tran Ba Vang dans la constitution de ses vêtements provoque une double réaction de la part du spectateur ; celui-ci est à la fois saisi par le manque de profondeur des images mais en même temps il en ressent la violence par un effet de contamination sensible. Pourtant, derrière ces corps féminins glorifiés par l’image, il n’y a rien : seule compte l’apparence décorative, l’esthétique montée en épingle et surenchérie.
13Le décor est ici plus intéressant que le corps ; ni l’une ni l’autre de ces deux artistes ne critique ces excès de décoration. Elles les travaillent, et ce précisément au moyen d’activités liées dans l’histoire sociale au corps féminin : cuisiner, broder, décorer ou coudre. C’est toujours l’apparence qui compte ; le corps se plie aux contraintes et s’affirme comme simple surface. Ce ne sont pas des corps féminins ou masculins, mais des images, des sortes de stéréotypes revisités par la volute, le point lancé, la ligature ou le point de chaînette. Des images où l’ornement déborde, s’étale, s’étiole, en sollicitant les impressions sensitives du spectateur.
14Dans Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss s’arrête sur les dessins corporels que les femmes Caduveo de la tribu des Mbaya tracent sur leur visage et sur leur corps2. Il remarque que dans cette société les hommes sont sculpteurs et les femmes peintres. Produisant des figures en bois, les hommes les décorent en relief de motifs naturalistes ou creusent les cornes de zébus des mêmes dessins, tandis que les femmes peignent sur les poteries, les peaux, leur propre corps et leur visage des motifs en arabesques et volutes dans un enchevêtrement de formes dynamiquement organisées. Cette organisation se construit par l’ajout successif de motifs, selon une méthode proche du pavage plutôt que de l’ornementation pure et simple. Après avoir noté que ces décors sont produits très régulièrement et vraisemblablement depuis toujours, avant l’arrivée des espagnols, il s’interroge sur les raisons qui poussent ce peuple à produire tant d’ornementations corporelles. En effet, alors que cette population est de plus en plus confrontée à la civilisation occidentale, qui a fait abandonner aux hommes leur activité d’ornementation, les femmes ont continué à peindre leur corps toujours de la même manière. Lévi-Strauss remarque encore que ces dessins corporels sont tracés selon le principe des cartes à jouer ; il observe à la fois la présence d’un axe qui, indifférent aux lignes naturelles du corps ou du visage, partage le dessin en deux parties égales, mais dont le contenu n’est pas symétrique : si l’on referme le dessin, on n’obtient pas une superposition des motifs. Au-delà de la ligne de démarcation, de chaque côté, les motifs se développent de manière différente, tout en utilisant pour les deux côtés le même système d’adjonction complexe de motifs récurrents simples. Pour Lévi-Strauss cette stratégie du jeu de carte obéit à deux fonctions concurrentes mais complémentaires. La carte à jouer doit être un objet qui permet à deux joueurs de s’affronter, de s’opposer, ce que fera la symétrie. Mais pour que le jeu en vaille la chandelle, il faut que cette même carte ait une fonction particulière dans le jeu et cela sans contrepartie : elle est unique. Selon lui, l’art ornemental Caduveo obéit à cette règle ; il produit un ensemble de signes visiblement opposés (duels), selon un axe de départage, mais qui doivent en même temps être asymétriques, indépendants l’un de l’autre, chacun ayant sa propre fonction.
15Pour résumer, l’art Caduveo construirait sur la surface des corps des figures à la fois symétriques et asymétriques. Lévi-Strauss s’interroge donc sur la nécessité de ces ornementations corporelles et cherche à savoir en quoi elles sont à un tel point utiles qu’elles ont perduré même après la dégénérescence des traditions portées par les Mbayas. L’anthropologue passe alors à une réflexion sociologique et revient aux us et coutumes de ce peuple, qui se divise en trois castes tellement hiérarchisées qu’elles ne peuvent se marier entre elles. Il souligne que cet acharnement à décorer les corps est le signe du refus de ces hommes et femmes à paraître comme des êtres naturels. L’artifice est pour eux le signe du passage de la nature à la culture, la marque qui affirme leur état d’êtres civilisés. La différence de ces tracés ornementaux selon les castes souligne leur appartenance respective à l’une ou l’autre.
16Dans leur comportement social, les Mbayas font tout pour ne pas perdre la face, ne pas se mésallier d’une caste à l’autre, mais seulement dans un même village, car ils se condamneraient à une consanguinité, suicidaire à terme, s’ils en réduisaient ainsi les possibilités exogames. Pour contourner cet interdit, ils ont choisi de pratiquer l’infanticide, l’avortement et l’adoption d’enfants, en les enlevant dans les tribus voisines. Ce peuple n’a donc pas réussi à résoudre l’antinomie posée par le système des castes, qui interdit tout mariage exogène et du coup se condamne à une forme de stérilité ; d’autres Indiens du même groupe partageaient le village en deux moitiés, contenant chacune les trois castes devant s’allier à la caste lui correspondant dans la moitié complémentaire. Le problème se résolvait ainsi dans le partage équitable et symétrique d’un territoire commun, au prix de l’assignation de chacune des parties à une place précise. Lévi-Strauss note la ressemblance formelle entre le dessin au sol de ce départage, et celui que les femmes Mbayas traçaient sur leur corps, pour conclure :
Ils n’ont donc pas eu la chance de résoudre leur contradictions, ou tout au moins de se les dissimuler grâce à des institutions artificieuses. Mais ce remède qui leur a manqué sur le plan social, ou qu’ils se sont interdits d’envisager, ne pouvait quand même leur échapper complètement. De façon insidieuse, il a continué à les troubler. Et puisqu’ils ne pouvaient pas en prendre conscience et le vivre, ils se sont mis à le rêver. Non pas sous une forme directe qui se fût heurtée à leurs préjugés ; sous une forme transposée et en apparence inoffensive : dans leur art. Car si cette analyse est exacte, il faudra en définitive interpréter l’art graphique des femmes Caduveo, expliquer sa mystérieuse séduction et sa complication au premier abord gratuite, comme le phantasme d’une société qui cherche, avec une passion inassouvie, le moyen d’exprimer symboliquement les institutions qu’elle pourrait avoir, si ses intérêts et ses superstitions ne l’en empêchaient.3
Ainsi pourrions nous conclure que le marquage du corps féminin par les femmes, dans ce travail de restitution, presque mécanique, de l’arabesque, est non seulement porteur de promesses érotiques, mais peut à l’occasion signifier davantage que cela. Ce que souligne encore Lévi-Strauss dans cette étude, c’est l’importance que l’on doit accorder au déploiement décoratif qui, loin de susciter le seul plaisir de l’œil, amorce la résolution des contradictions humaines par le débordement, la répétition, le déplacement anarchique et néanmoins structuré des frontières. Ce déploiement décoratif rejoue et déjoue des structures sociales fortes et déploie le rêve à la surface des choses.
17Après ce détour anthropologique, revenons à nos deux artistes. Elles troublent l’ordre établi de la photo de mode et de l’image de publicité. Le corps féminin, pourtant docile, offre les marques du débordement ; pas tant le débordement de la ligne que celui du corps qui se prolonge dans l’espace ou sur les objets qui l’entourent. Le féminin, ou ce qui l’a marqué comme tel, déborde des corps qu’il marque, et passe au tapis, aux lunettes de soleil ou aux casques de moto. L’importance accordée par ces deux artistes à ce qui apparaît, à la qualité de l’image, à son impression, provoque l’admiration du spectateur. Il y a du savoir-faire, porté par la qualité d’exécution du leurre. L’attention soutenue que ces artistes portent au jeu délicat des apparences, l’accord tacite qu’elles signent, chacune à sa manière, entre la peau et l’espace, le corps et le « décor (ps) », sont autant de désignations de la surface : lieu où quelque chose peut s’écrire ou se dessiner. Dans Masculin féminin, film de 1965, Jean-Luc Godard faire dire à Jean Pierre Léaud : « Dans “masculin” y a “masque” et y a “cul”, dans “féminin” y a rien ».
18Si l’on en croit Lévi-Strauss, le corps féminin s’assume en tant que surface, dénuée de profondeur, pour faire apparaître sur ses courbes les arabesques complexes du rêve de la société idéale et contribue ainsi à résoudre les contradictions profondes. Dans la société occidentale, la femme se trouve attelée à sa couture, vissée dans sa cuisine, épinglée dans l’imagerie de la haute couture, où elle a dû, pour un temps, assumer quotidiennement les artifices contradictoires de ce fonctionnement, sans jamais pouvoir en critiquer l’immobilisme stérile. Aujourd’hui, les règles changent doucement. Le genre, distinction forte faite entre les hommes et les femmes, accuse une défaillance, la ligne d’opposition faiblit, l’arabesque guette. La rigueur géométrique, comme celle qui a produit les lignes de séparation entre les États africains, est signe de dictat. Elle a, en Occident, laissé croire que féminin et masculin étaient deux entités génétiquement – naturellement – opposées l’une ou l’autre, jamais conciliables, séparées. L’énonciation de cette ligne de démarcation franche a permis l’instauration sociale de la domination masculine ; pour dominer l’autre, il faut lui attribuer ses particularités restrictives, et les nommer. La médecine, mais surtout les gender studies, démontrent que ni le féminin, ni le masculin ne sont des états complètement naturels, un passage de l’un à l’autre subsiste.
19L’existence fantasmée ou réelle de l’androgyne est en ce sens l’affirmation subversive de l’iniquité de la loi du genre. Il ne s’agit pas de militer pour telle ou telle position, mais plutôt d’accepter la fragilité des frontières, d’établir des lignes dansantes, poreuses, entre l’un et l’autre. La mayonnaise artistiquement arrangée sur la résille l’affirme, sa mollesse naturelle s’oppose à la qualité détaillée de la ligne qu’elle trace. La raison qui gouverne la pensée occidentale est incapable de traduire la fluidité des états psychiques des êtres humains, qui pour certains, de plus en plus nombreux, ne veulent pas choisir leur appartenance à l’un ou l’autre « camp ». L’arabesque qui se trace sur les corps harmonieux décorés par Natacha Lesueur ou Nicole Tran Ba Vang contredit toutes les définitions didactiques du genre. Le féminin s’affiche comme une surface vide de tout contenu sémantique ; ce qui parle, c’est ce qui est posé dessus, ce qui le décore. En cela ces corps affirment et acceptent leur condition séductrice, mais en même temps ils soulignent l’artifice de la posture et le jeu de dupe dont ils sont l’objet. La fragilité des matériaux utilisés par Lesueur et le réalisme improbable des images de Tran Ba Vang assument la fragilité du dictat. Les variations décoratives ne perdurent pas ; éphémères, elles inscrivent à la surface des corps des postures que nul ne saurait tenir. Elles contestent ainsi, sans le dire, tant l’image d’une féminité secrète et immuable, que celle d’une masculinité héroïque. Contestations décoratives, ces images attestent de l’effritement progressif des frontières du genre.
Notes de bas de page
1 Les travaux des deux artistes sont visibles sur leur site respectif : www.natachalesueur.com [consulté le 14/08/2015] et www.tranbavang.com consulté le [14/08/2015]
2 Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Plon, 1955, p. 193-224.
3 Ibid., p. 224.
Auteur
Est professeur des universités en arts plastiques, à l’Université Rennes 2, laboratoire Arts : pratiques et poétiques (EA 3208). Ses recherches sur les questions du genre portent sur la représentation du corps et sa monstration dans le champ des arts plastiques depuis les années 1960.
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