Les éditions d’artistes et leur réception : entre provocations et malentendus
p. 77-91
Texte intégral
1Subvertissant les critères artistiques traditionnels tout en proposant l’utopie d’une démocratisation de l’art, les livres et les éditions d’artistes laissent parfois leurs lecteurs confus. La provocation, le malentendu et le scandale, effets ou causes possibles l’un de l’autre, peuvent alors s’envisager comme les termes d’une réflexion sur les livres d’artistes et sur leur réception, du point de vue du lectorat en général, et du point de vue du récepteur spécifique qu’est le théoricien, le critique ou l’historien de l’art en particulier.
2Mais par scandale et provocation, ce n’est pas nécessairement à de grands coups d’éclat qu’il faut songer ici. En matière de livres d’artistes, il convient d’appréhender le terme « scandale » en prenant d’abord en compte son étymologie latine, qui en fait un objet sur lequel une personne trébuche. Pour le Trésor de la langue française, il est en premier lieu, « ce qui paraît incompréhensible et qui, par conséquent, pose problème à la conscience, déroute la raison ou trouble la foi »1. De ces définitions, il faut retenir l’idée de trouble, de déroutage, d’obstacle.
3Les livres d’artistes pourraient être vus ainsi comme des objets d’étude sur lesquels la théorie finit toujours par trébucher, le scandale consistant en l’acte de remettre en cause la plupart des paramètres traditionnels de l’art. Il est un « outrage aux certitudes esthétiques »2 pour reprendre l’expression d’Arnaud Labelle Rojoux, et c’est en cela qu’il dérange et, qu’éventuellement, il crée le malaise.
La provocation : une stratégie scandaleuse des livres d’artistes
4Le caractère provocateur des éditions d’artistes a déjà été souvent commenté, pas tant en raison de leur contenu – qui parfois, bien sûr, peut faire preuve de provocation – que du point de vue de leurs modes de production et de diffusion ainsi que de leurs implications esthétiques.
5Les livres d’artistes, en remettant en cause les paramètres conventionnels de l’œuvre, sont en effet, comme d’autres pratiques ayant émergé dans les années 1960, une forme de provocation adressée à l’art, à ses institutions et aux a priori des récepteurs. Les déclarations d’Ed Ruscha, très souvent citées, à propos des livres qu’il publia à cette époque, vont dans ce sens :
Mes livres ont été des brûlots – de l’art brûlant, presque trop brûlant, selon moi, pour tenir dans les mains. J’ai toujours aimé l’idée qu’ils désorientaient, et c’est ce qui arrivait à la plupart de ceux qui les regardaient. Ils leur paraissaient très familiers alors qu’ils étaient un peu comme le loup déguisé en agneau. Je crois vraiment qu’ils étaient très radicaux, qu’ils sont peut-être ce qu’il y a de plus radical dans mon œuvre.3
Rien de sensationnel n’apparaît pourtant à première vue dans ces livres, qui consistent en de petits ouvrages d’apparence soignée mais modeste, réunissant en série des photographies à l’esthétique banale : par exemple des photographies de stations service dans Twentysix Gazoline Stations4, le premier livre publié en 1962, ou ensuite des photographies de piscines, d’appartements, de parkings, de palmiers, etc. « Scandaleux » n’est donc pas forcément le premier qualificatif qui s’impose face à ces productions. C’est que la provocation, outil du scandale, ne prend pas toujours des atours vindicatifs, bien qu’elle se veuille souvent spectaculaire et médiatique, filant la métaphore militaire de l’avant-garde en s’affirmant comme un coup bruyant porté à l’ennemi. Les livres d’artistes, eux, provoquent au contraire par leur modestie assumée. Anne Mœglin-Delcroix remarque ainsi :
Le comble de la provocation n’est-il pas de faire exception à la règle de l’exception spectaculaire, en adoptant des formes anodines et en préférant l’invisibilité ?5
Pourtant, si ces provocations que mettent en œuvre les livres d’artistes sont discrètes, au point de pouvoir passer presque inaperçues, elles n’en sapent pas moins l’édifice traditionnel de l’art. En effet, à l’aura de l’œuvre et à sa rareté, souvent associées à sa préciosité, les livres d’artistes opposent leur apparente banalité, une valeur d’usage supérieure à leur valeur d’échange, leur caractère multiple et leur ubiquité. Les livres d’artistes s’inscrivent en fait dans le vaste mouvement de redéfinition de l’art des années 1960-1970. Les valeurs esthétiques des artistes divergeaient alors très profondément des critères artistiques ou commerciaux des musées et des galeries, ce qui les conduisit à remettre en cause les lieux habituels de l’art et le processus qui devrait mener l’œuvre de l’atelier vers son lieu d’exposition en passant éventuellement par la galerie.
6Les livres d’artistes font appel à un tout autre réseau de production et de diffusion. Les musées et les galeries n’en sont pas absents, mais la réception des livres d’artistes s’en déterritorialise. Ce réseau est informel, très tôt international (Amsterdam, Florence, Genève, Londres, New York, Paris, Toronto, etc.), constitué par des artistes, des éditeurs, des distributeurs, des libraires, des bibliothécaires ou des archivistes. Tout cela peut sembler très ordinaire : il s’agit simplement du fonctionnement de la chaîne éditoriale. Mais c’est précisément ce qui est révolutionnaire dans le contexte des arts plastiques et des arts visuels. Ce réseau somme toute restreint, mais très actif, permet une ubiquité de l’œuvre d’art qui est tout à fait nouvelle à une telle ampleur dans les années 1960-1970, et qui aujourd’hui encore, reste une chose singulière. Un livre d’artiste, même s’il n’est édité qu’à quelques centaines d’exemplaires, peut facilement faire le tour du globe et rejoindre une multitude de bibliothèques différentes – bibliothèques personnelles ou publiques.
7De plus, il est à noter que les artistes se sont impliqués à tous les niveaux de cette chaîne éditoriale : ils sont les auteurs des livres, mais sont aussi souvent à l’initiative des structures d’édition et/ou de diffusion6. Cela répond à un souhait de prendre en main à la fois la production, la diffusion et la critique, d’une manière polyvalente et autonome, à la place des commissaires d’exposition, des galeristes, des conservateurs de musée et des critiques d’art.
8Le caractère innovant et transgressif des livres d’artistes tient ainsi davantage à leur économie générale qu’à leur contenu : c’est par ce déplacement de stratégies éditoriales au sein du monde de l’art7 qu’ils en perturbent les codes et les critères esthétiques traditionnels.
9Cette transgression se manifeste encore plus explicitement lorsque les artistes intègrent pleinement la diffusion de leurs éditions à leurs intentions artistiques. Ainsi, la provocation la plus radicale est-elle sans doute celle du don et de la gratuité.
10Ida Applebroog est une peintre, illustratrice, sculptrice et vidéaste américaine. Son travail est traversé par une iconographie empruntée aux mass media, à la presse et à la télévision notamment. Ces images, l’artiste les reproduit sous forme de dessins qui rappellent des vignettes de comic strips ou encore des scènes de théâtre de marionnettes. Elles évoquent le rythme ordinaire de la vie quotidienne en même temps qu’elles suggèrent un discours politique sur les enjeux du pouvoir, ou plus exactement sur la manière dont le pouvoir s’exerce entre individus : entre hommes et femmes, parents et enfants, employeurs et employés, etc.
11À la fin des années 1970 et au début des années 1980, Ida Applebroog a mis en scène ces représentations dans des livres d’apparence identique : couverture monochrome, reliure par agrafage (piqûre à cheval), format 19,7 x 16 cm. Conçus comme les divers volumes d’historiettes livrées en épisodes, ces livres sont tous titrés A Performance8, parfois avec un complément de titre inscrit en grandes lettres capitales sur leur couverture. Chaque volume se compose d’une ou deux images répétées plusieurs fois à l’identique, de pages vierges et de quelques mots, parfois une phrase. C’est alors au lecteur de (re)construire une histoire au fil des volumes, à partir des indices narratifs livrés par l’artiste (fig. 1).
12Outre ces spécificités, la particularité de ces livres tient aussi à la façon dont l’artiste les a diffusés, en les donnant par envois postaux gratuits et arbitraires. Au lieu de les vendre en ayant recours aux lieux de distribution habituels (librairies ou galeries), l’artiste a en effet transmis chacun des volumes à une liste de personnes choisies par ses soins, tantôt des amis, tantôt des artistes et des critiques d’art qu’elle ne connaissait pas toujours personnellement, se servant alors dans ce dernier cas du livre non seulement comme d’une œuvre, mais aussi comme un moyen de rencontre, voire un outil de promotion (fig. 2).
13Ce mode de diffusion qu’est le don est récurrent dans les pratiques artistiques contemporaines qui ont recours à l’édition. Il est ainsi quasi systématisé – c’est-à-dire érigé en système – par un artiste tel qu’Éric Watier9. Souvent, celui-ci publie ce qu’il appelle des « livres minces » : des livres de petits formats, autoédités dans la plupart des cas, reliés par agrafage et contenant 4 ou 16 pages seulement. Parfois, ces livres résultent même du simple pliage d’une feuille en deux, le « pli » – forme minimale du livre – se faisant alors à la fois couverture et pages intérieures.
14L’œuvre d’Éric Watier concerne notamment la question du paysage. Non pas le paysage en tant que représentation pittoresque ou en tant que spectacle de la nature, mais davantage le paysage ordinaire, c’est-à-dire tout ce qui dans notre environnement devient objet du regard. Deux modes de représentation du paysage sont privilégiés dans les travaux d’Éric Watier : des descriptions textuelles, très courtes et purement factuelles – les Choses vues – ou des images la plupart du temps reprises à partir d’une matière imprimée déjà existante (photographies anonymes dans les journaux d’annonces immobilières ou cartes postales par exemple). Des images dont l’artiste n’est pas l’auteur donc, mais qu’il remet en circulation sous de nouvelles formes, cette décontextualisation permettant de les désigner comme représentations, en dépit de leur faible intentionnalité auctoriale.
15Articulée à l’utilisation du texte à et sur la remise en circulation d’un matériau déjà imprimé, c’est donc logiquement que l’œuvre d’Éric Watier trouve dans l’édition son mode de visibilité privilégié. S’il a lui aussi diffusé un certain nombre de ses travaux en recourant à l’abonnement arbitraire, c’est que son travail convoque par ailleurs une réflexion sur la libre circulation de l’œuvre d’art. Entre 1996 et 2001, Éric Watier édita ainsi à l’aide d’un photocopieur des séries de livres minces – Architectures remarquables, Paysages avec retard, Sous-Paradis10 – qu’il envoya gratuitement et arbitrairement à cinquante personnes, en joignant à ses éditions un coupon précisant qu’il s’agissait de livres en série et non de périodiques. Ce coupon offrait surtout aux destinataires la possibilité de se désabonner, ce que personne ne fit (fig. 3).
16Dans cette logique du don et de la gratuité, le développement du numérique et d’internet a été décisif pour Éric Watier. « Si le numérique ne sert pas à changer les modes de diffusion et les rapports de propriétés qui en découlent, alors il ne sert à rien »11, note t-il en prenant acte du fait que le format numérique délie le contenu de son support et en permet une reproductibilité infinie. Autant dire que, dans un contexte où le numérique est souvent perçu comme un danger potentiel pour l’économie marchande, une telle affirmation ne suscite pas l’approbation de tous. Lors de la Biennale du livre d’artiste de Saint Yrieix-la-Perche en 2004, Éric Watier proposait à qui le souhaitait d’acquérir gratuitement n’importe lequel de ses livres, sur simple demande, en en devenant l’éditeur12. L’artiste s’en explique de la manière suivante :
Tous les livres exposés à la Biennale peuvent être acquis gratuitement sur simple demande, il suffit d’en devenir l’éditeur. Le destinataire choisit son ou ses livres, le CD des fichiers correspondants est gravé puis lui est donné et nous signons un contrat sommaire où le donataire s’engage à éditer et à distribuer les livres. Ainsi, chaque nouveau propriétaire prolonge le don qui lui est fait, en donnant de son temps (pour l’édition) et en redistribuant à son compte ce qu’il a produit. Cette économie parallèle n’est possible que parce que les livres sont faciles à fabriquer : une impression recto verso, un pliage, une coupe et le livre est fait. Mais chaque édition engendre aussi toute une série d’adaptations incontrôlées : grammage, format ou teinte du papier, colorisation de l’impression, etc. Ces différences, généralement légères, engendrent de nombreuses variations autour d’un même objet. Elles multiplient les versions et rendent tout contrôle impossible et ridicule.13
17En 2005, ce souci de diffusion se radicalise encore davantage lorsque les éditions Zédélé publient un livre d’Éric Watier qui reprend la quasi-totalité de sa production éditoriale, compilée et re-maquettée dans un nouvel ouvrage intitulé BLOC14. Le livre se présente sous la forme d’une pile de 348 feuilles réunies sous une jaquette et reliées simplement par un encollage de la tranche qui permet d’arracher les feuilles comme dans un bloc-notes, l’idée étant que BLOC est à la fois un livre et une exposition potentielle, dont le coût de production est de 25 euros puisque tel est le prix de la publication. Mais alors qu’il est distribué et vendu pour cette somme, BLOC est en même temps librement et gratuitement téléchargeable sur le site web de l’éditeur15. Le lecteur peut donc faire le choix de l’acheter déjà réalisé, ou bien de le télécharger et de l’imprimer lui-même – ou pas – une possibilité qui a trouvé son accomplissement avec la création de monotone press16 à la fin de l’année 2010. Sur un site web, les productions éditoriales de l’artiste sont diffusées gratuitement et anonymement, sans appareil critique autre qu’une présentation de la structure d’édition – le processus de diffusion, plutôt que l’affirmation d’un statut esthétique et d’une signature, étant ainsi mis au premier plan –, chaque internaute pouvant de facto en devenir l’éditeur, en ayant une part non négligeable de responsabilité dans la nature finale de l’objet imprimé (fig. 4).
18Avec de telles pratiques, c’est la valeur d’usage de l’œuvre qui est affirmée. Mais cette esthétique du don et de la gratuité, soulignant le fait que l’art est irréductible au statut de marchandise, subvertit aussi le modèle dominant de l’édition. Car c’est à l’égard du livre lui-même, enfin, que le livre d’artiste adresse ses provocations, peut-être de manière moins consciente. Éric Watier est à nouveau intéressant à ce titre. Ses plis sont des livres réduits à leur plus simple forme, et tout comme ils rompent avec le modèle classique de l’œuvre d’art, ils s’écartent également d’une tradition qui tend à sacraliser le livre de par son lien au savoir, dont il a eu pendant longtemps le monopole. Ici, le livre est une simple feuille. À l’inverse, le BLOC en impose. Mais c’est un livre à disperser. « Un bloc n’est pas un livre. Pas tout à fait. C’est un rassemblement de pages dont le démembrement possible invalide tout ordre. Ce n’est plus une suite, c’est un tas »17. Une certaine trivialité s’installe alors dans le modèle respectable du livre, une trivialité qui relève réellement de la provocation pour qui entretient une relation bibliophilique ou fétichiste au livre18 (fig. 5).
La réception des livres d’artistes : démocratisation de l’art ?
19En dépit de ce caractère provocateur, un autre aspect du livre d’artiste, fréquemment revendiqué par les artistes et positivement commenté par la critique, est celui de la démocratisation. Le livre d’artiste répond à un souhait de démocratisation de l’art en ce qu’il est « ordinaire » et multiple, peu couteux, familier et conçu pour être diffusé. Or, précisément, c’est tout cela qui peut être perçu comme une provocation eu égard aux valeurs traditionnelles de l’art. Ce paradoxe mérite d’être souligné, car provocation et démocratisation sont deux notions qui ne vont pas nécessairement de pair.
20Il y a en effet une certaine naïveté, un raccourci ou en tous cas un paradoxe dans l’idée selon laquelle l’art pourrait se démocratiser par la diffusion d’œuvres qui remettent en cause tous les critères d’identification conventionnels de ce qu’est justement, dans les représentations collectives, une œuvre d’art. Si le livre d’artiste est perçu par ses lecteurs potentiels comme la provocation qu’il est censé être, alors il se peut qu’il en résulte une réaction de rejet, rejet de cette mise à mal d’une conception traditionnelle de l’art, que certains jugeront tout à fait scandaleuse. Paradoxalement, il se pourrait ainsi que la familiarité des livres d’artistes soit un frein à leur diffusion.
21Dans The Cutting Edge of Reading Book19, Judd D. et Renée Riese Hubert livrent une anecdote qui permet de comprendre ce problème : alors qu’un orchestre de musique classique était invité à donner un concert dans une usine lors de la révolution russe de 1917, les musiciens crurent bon de s’habiller en tenue d’ouvrier pour se rapprocher de leur auditoire et rendre ainsi visible la familiarité qu’il espérait installer entre ce public et leur répertoire classique. Or ce geste déclencha à proprement parler un scandale, car les ouvriers se sentirent outragés : les musiciens semblaient leur dire qu’ils ne méritaient pas que l’on soit bien habillé pour eux. Il peut en aller de même avec les livres d’artistes, souvent mal « habillés » pour qui s’attend à admirer de l’Art.
22À défaut d’être fausse, l’idée de démocratisation au sujet du livre d’artiste recouvre en fait divers malentendus – là encore – qu’il conviendrait de dissiper par une analyse approfondie de ce terme et des usages qui en ont été faits au sujet des livres d’artistes20.
La réception des livres d’artistes : questionnements méthodologiques
23L’ambivalence paradoxale entre provocation et souhait de démocratisation n’est pas la seule qui concourt à caractériser les livres d’artistes. L’étude de ce type de publications implique en effet de revoir les frontières entre un certain nombre de concepts et de catégories qui fondent les différents registres du discours sur l’art (esthétique, histoire de l’art, critique, etc.) : frontières entre originalité et reproductibilité, entre œuvre et document, lisible et visible, art et non-art, création et diffusion, production et réception, publication et exposition, etc. Les livres d’artistes remettent en cause ces distinctions binaires et impliquent d’en redéfinir les termes, ce sans quoi ceux-ci semblent inadéquats. La désignation même de « livre d’artiste » n’est pas sans poser problème : « désigner un livre d’artiste comme “livre d’artiste”, c’est en faire un livre singulier parmi les livres. C’est aller contre son propre projet qui est d’être un livre comme les autres »21, souligne ainsi Éric Watier. Mais dans le texte d’accompagnement d’une exposition22 dont il a été commissaire, l’artiste rapporte cette déclaration d’Ulises Carrión :
Si un livre d’artiste doit ressembler à un livre ordinaire pour accéder au statut suprême de bookwork, comment distinguer les bookworks des livres ordinaires ? [c’est que] les bookworks n’ont que l’air ordinaires. Ils ne le sont pas.23
N’étant ni véritablement des livres ordinaires, ni des œuvres au sens habituel, tout en étant à la fois pleinement livre et pleinement œuvre, les livres d’artistes ne peuvent s’appréhender à l’aide des repères traditionnels. Survient alors pour le critique, l’historien de l’art ou le théoricien une question récurrente dans l’étude de la création contemporaine : comment le commentateur ou l’analyste de l’art doit-il appréhender un objet d’étude qui semble contester la position depuis laquelle il s’exprime ? Ou, en d’autres termes, comment définir ce qui veut échapper à la définition, comment expliciter ce qui invite à la contradiction, comment penser un art de la provocation et du malentendu en des termes qui en conservent la portée effective ?
24Il ne s’agit plus seulement de faire face au caractère polysémique de toute œuvre d’art, mais au fait que l’œuvre déploie ses significations dans un cadre où la plupart des catégories esthétiques n’ont plus de sens, ou du moins plus le sens qui leur a longtemps été conféré, et qui reste souvent implicitement dominant en dépit du caractère déjà historique de certaines démarches. L’une des réponses à ce défi méthodologique, voire épistémologique, repose peut-être en premier lieu sur le refus des procédures de normalisation et de généralisation des discours sur l’art.
25L’esthétique en particulier a tendance à conduire chacun des questionnements qu’elle est à même de soulever vers l’impasse dans laquelle s’est si souvent heurtée sa quête principale, à savoir celle d’une définition de l’art. Or, selon Morris Weitz, il convient
de substituer à la question : “quelle est la nature de l’art ?” d’autres questions, auxquelles les réponses nous procureront toute la compréhension des arts à laquelle on puisse atteindre. L’art, comme le montre la logique du concept, ne possède pas d’ensemble de propriétés nécessaires et suffisantes ; c’est pourquoi une théorie de l’art est logiquement impossible et pas non pas simplement difficile en fait.24
Morris Weitz note encore :
Le rôle de la théorie n’est pas de définir quelque chose mais d’utiliser la forme de la définition, de façon presque épigrammatique […]. Comprendre le rôle de la théorie esthétique n’est pas la concevoir comme une définition logiquement vouée à l’échec, mais la déchiffrer comme un précis de recommandations sérieuses amenant à prêter l’attention, de certaines manières, à certains traits de l’art.25
« L’art [étant] une pensée dont les œuvres sont le réel (et non l’effet) »26, il convient ainsi d’appliquer aux éditions d’artistes les précautions que Morris Weitz nous enjoint d’appliquer à l’étude de l’art en général, en ne les appréhendant pas à la lumière de préceptes univoques, mais comme des faits artistiques « totaux »27 dont les diverses dimensions (artistique, esthétique, technique, économique, politique) ne peuvent être considérées de façon morcelée tout en entrant en tension, voire en contradiction les unes vis-à-vis des autres, du fait qu’elles sont des réalités dynamiques.
26Dans ce cadre, il faudrait plutôt considérer les livres d’artistes comme un médium ou un phénomène dont la définition et les concepts utiles à leur étude ne seraient que des boîtes à outils, à actualiser pour la compréhension de chaque démarche d’artiste, voire de chaque livre en particulier. Une telle proposition permet de ne pas renoncer à comprendre les spécificités des livres d’artistes tout en gardant à l’esprit qu’ils résultent d’une scandaleuse dynamique de dé-définition permanente de l’art. Au final, il s’agit d’accepter l’idée selon laquelle la théorie a du sens lorsqu’elle adhère aux œuvres, voire lorsqu’elle trébuche contre elles, plutôt que l’inverse. Idée somme toute logique, mais provocante dans la mesure où elle invalide de nombreux écrits sur l’art.
Notes de bas de page
1 « Scandale », in Trésor de la langue française, http://www.cnrtl.fr/definition/scandale [consulté le 10/03/2011].
2 Arnaud Labelle Rojoux, Leçon de scandale, Un très beau sujet de thèse, Crisnée, Yellow Now, 2000, p. 16-17.
3 Bernard Blistène, « Conversation avec Ed Ruscha » (1989), in Jean-Pierre Criqui (éd.) Ed Ruscha, Huit textes, Vingt-trois entretiens, 1965-2009, Zurich, JRP Ringier, 2010, p. 199.
4 Edward Ruscha, Twentysix Gazoline Stations, Los Angeles, autoédité, 1962.
5 Anne Mœglin-Delcroix, « Brûlots d’artistes. Agitation, provocation, réflexion, dans les publications d’artistes depuis les années soixante », in Éric Darragon (dir.), La Provocation, une dimension de l’art contemporain, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004, p. 267.
6 Par exemple la Something Else Press de Dick Higgins à New York, Zona Archives fondées par Maurizio Nannucci à Florence, Écart avec John Armleder à Genève, Other Books and So créé par Ulises Carrión à Amsterdam, etc.
7 Cf. Leszek Brogowski, Éditer l’art. Le Livre d’artiste et l’histoire du livre, Chatou, éd. de la Transparence, 2010, p. 26 sq.
8 Ida Applebroog, A Performance, série « Galileo Works », New York, autoédité, 1977 ; série « Dyspepsia Works », New York, autoédité, 1979 ; série « Blue Books », New York, autoédité, 1981.
9 http://www.ericwatier.info [consulté le 10/03/2011].
10 Éric Watier, Architectures remarquables (6 cahiers de 4 pages), Montpellier, autoédité, 1996-1997 ; Paysages avec retard (5 cahiers de 4 pages et un livret de 16 pages), Montpellier, autoédité, 1997-2001 ; Sous-paradis (livret de 16 pages), Montpellier, autoédité, 1998.
11 Éric Watier, « Faire un livre, c’est facile » (2007), en ligne sur http://www.ericwatier.info/ew/index.php/faire-un-livre-cest-facile/, [consulté le 10/03/2011].
12 S’il n’y a pas d’échange marchand entre l’artiste et le public, le procédé ici mis en œuvre confirme toutefois l’hypothèse selon laquelle tout don entraîne un contre-don : cf. Marcel Mauss, Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques [1923], Paris, PUF, 2007.
13 Éric Watier, « Faire un livre, c’est facile », loc. cit.
14 Éric Watier, BLOC, Brest, Zédélé éditions, 2005.
17 Éric Watier, « Bloc » (2006), en ligne sur http://www.ericwatier.info/ew/index.php/bloc/ [consulté le 10/03/2011].
18 En atteste par exemple la réaction, entre stupeur et agacement, observée dans une partie de l’auditoire d’une journée d’étude lors de laquelle l’artiste effeuilla son BLOC (journée professionnelle sur le livre d’artiste, organisée par le CRL Midi-Pyrénées, Musée des Abattoirs, Toulouse, mai 2008).
19 Judd D. Hubert et Renée Riese Hubert, The Cutting Edge of Reading Book, New York, Granary Books, 1999, p. 241-242.
20 À ce sujet, je me permets de renvoyer à un texte dans lequel j’ai approfondie cette réflexion : Jérôme Dupeyrat, « As cheap and accessible as comic books : l’utopie démocratique du livre d’artiste », Δʎ⎈, n° 3, automne 2012, p. 11-29, également en ligne sur http://f-u-t-u-r-e.org/r/12_Jerome-Dupeyrat_L-Utopie-democratique-dulivre-d-artiste_FR.md [consulté le 09/08/2015].
21 Éric Watier, « Un livre est un livre » (2000), en ligne sur http://www.ericwatier.info/ew/index.php/15-octobre-2007-suicide/ [consulté le 10/03/2011].
22 Exposition I.S.B.N., Livres d’artistes et après, Montpellier, Aperto, 2008.
23 Ulises Carrión, « Other Books », Quant aux livres / On Books, Genève, Héros-limite, 1997, p. 99.
24 Morris Weitz, « Le rôle de la théorie en esthétique » [1956], in Danielle Lories (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Paris, Klincksiek, 2004, p. 28.
25 Ibid., p. 39.
26 Alain Badiou, Petit manuel d’inesthétique, Paris, Seuil, 1998, p. 21.
27 Voir l’usage de la notion de « fait social total » de Marcel Mauss (Marcel Mauss, Essai sur le don, op. cit.) que propose Dominique Chateau dans L’Art comme fait social total (Paris, L’Harmattan, 1998). À leur suite, je me permets également de renvoyer à Jérôme Dupeyrat, « Le livre d’artiste en tant que fait social total ? », Les livres d’artistes entre pratiques alternatives à l’exposition et pratiques d’exposition alternatives, thèse de doctorat sous la dir. de Leszek Brogowski, Université Rennes 2, 2012, p. 373-384 (également consultable en ligne sur http://www.theses.fr/2012REN20043).
Auteur
Est historien de l’art (www.jrmdprt.net), enseignant à l’École des beaux-arts de Toulouse. Ses activités incluent la critique, l’édition, le commissariat d’exposition, la recherche et l’enseignement. Ses recherches portent en particulier sur les livres d’artistes, et plus largement sur les liens entre art et édition.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Albert Camus et les écritures du xxe siècle
Sylvie Brodziak, Christiane Chaulet Achour, Romuald-Blaise Fonkoua et al. (dir.)
2003
Madeleine de Scudéry : une femme de lettres au xviie siècle
Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica (dir.)
2002
Une Mosaïque d’enfants
L’enfant et l’adolescent dans le roman français (1876-1890)
Guillemette Tison
1998
Interactions entre le vivant et la marionnette
Des corps et des espaces
Françoise Heulot-Petit, Geneviève Jolly et Stanka Pavlova (dir.)
2019
Enfanter dans la France d’Ancien Régime
Laetitia Dion, Adeline Gargam, Nathalie Grande et al. (dir.)
2017