Scandalum, l’œuvre sur laquelle l’histoire trébuche : Walter Benjamin, Arnold Schönberg
p. 53-65
Texte intégral
Introduction : l’œuvre d’art comme effraction
1L’œuvre d’art fait toujours effraction. Que son mode d’existence soit lié à son hic et nunc, ou qu’elle se déploie en série, à l’ère de sa « reproductibilité technique », qu’elle relève d’un régime d’immanence de type autographique ou allographique1, l’œuvre instaure une temporalité qui transperce Chronos. À la fois suspension d’une durée linéaire, agglomération de sédiments mémoriels divers, projection utopique, l’art nous offre la possibilité de saisir, ne serait-ce que fugitivement, le potentiel corrosif de ce qui ne se laisse pas assujettir au temps des horloges. Il est évident qu’une telle « dérégulation » ne va pas de soi ; elle demande à être écoutée, interprétée, réveillée, et ne se situe pas sur le plan d’un scandale, du moins si l’on s’en tient au sens commun du terme. Elle gît, latente, au sein des œuvres. Ces dernières sont des « bouteilles à la mer », submergées par le grand fleuve du devenir, car Chronos reprend vite ses droits…
2Le latin provocatio suggère d’abord un « appel », qui éventuellement excite le désir, incite à la violence, ou tout du moins à une action répréhensible.
3Le scandalum, lui, est la pierre d’achoppement, ce sur quoi on trébuche et qui, paraissant incompréhensible, pose problème à la conscience, sème le trouble.
4La création artistique lance un appel, auquel répondent, chacun à leur manière, les spectateurs, les auditeurs, les interprètes, les critiques, et tous ceux qui s’interrogent sur les enjeux de l’art. Et il est des œuvres sur lesquelles l’Histoire trébuche, car elles ne s’accommodent pas d’une conception du temps comme concaténation de faits. Elles substituent à l’enchaînement logique des idées, des causes et des effets, des cristallisations de sens toujours en attente d’être arrachées au cours du monde en lequel elles se trouvent déposées.
5La provocation, consubstantielle aux mouvements d’avant-garde, se renverse parfois en une sorte d’académisme du scandale. Corrélativement, le potentiel révolutionnaire de certaines œuvres peut passer totalement inaperçu, pour peu qu’il ne coïncide pas avec un bouleversement des codes ou l’emploi de matériaux novateurs.
6Il s’agira ici d’esquisser une réflexion sur la musique d’Arnold Schönberg, l’un des plus importants compositeurs de la première moitié du XXe siècle, à l’aune de la philosophie de l’histoire de Walter Benjamin. Les positions esthétiques et éthiques de l’auteur du Livre des passages paraissent en effet promptes à éclairer certains aspects de la démarche du Viennois, dont on associe souvent le nom à une série de scandales, mais dont il convient d’interroger les rapports profonds qu’il entretient avec la mémoire, à travers des œuvres beaucoup plus « mal entendues » que directement provocatrices.
Walter Benjamin : l’expérience en question
7C’est dans le contexte explosif des années 1930-1940 que le philosophe, essayiste, traducteur, critique littéraire et d’art juif allemand Walter Benjamin a développé une pensée de l’histoire qui rompt foncièrement avec les idéologies progressistes. Radicalisant les réflexions d’un ensemble d’intellectuels marqué par des thèmes religieux et libertaires, dans le contexte d’une opposition générale à l’idéalisme, Benjamin puise à des sources aussi diverses que le marxisme, le messianisme juif et le romantisme allemand, et sa pensée se manifeste volontiers de manière fragmentaire, hors de tout système.
8La conception de la lutte des classes en tant que produit des relations économiques de leur époque, telle que l’élabore le matérialisme historique de Marx et Engels, se trouve soumise à une dérivation ; la pensée benjaminienne, en effet, se situe sur le plan de l’expérience humaine. Aux côtés d’hommes comme Lukács, Bloch, Horkheimer et Adorno, il explore ce qui n’est jamais une catégorie figée, mais, comme l’écrit Jean-Paul Olive, « un lieu critique à l’intersection du sujet et du monde, une zone riche de tensions, mouvante et opaque, un enjeu aussi, contre ce qu’ils ont appelé l’idéologie »2. Selon Benjamin, la technique avancée, lorsqu’elle est enchaînée aux modes de production capitalistes, contribue à l’abolition d’une véritable expérience. Et si le progrès a pu avoir une fonction critique avec les Lumières, la raison émancipatrice s’est trouvée galvaudée par la bourgeoisie du XIXe siècle, et par la montée en puissance de l’idéologie dominante ; cette dernière implique une rationalisation poussée qui évince les formes héritées de la transmission du savoir et des rapports humains. La raison des puissants s’offre les apparences de l’ordre et de la continuité dans un monde où la médiation de la tradition fait de plus en plus défaut, entraînant à l’inverse une discontinuité radicale entre présent et passé. Une telle fausse linéarité de l’histoire profite à la classe dominante ; elle est le mouvement contre lequel il faut lutter car il conduit inévitablement à la catastrophe. À une période éminemment tragique de l’histoire occidentale, le philosophe a su démasquer la barbarie enkystée au cœur même du progrès technique. En envisageant la montée du fascisme comme l’un des visages de la rationalité instrumentale moderne, il a pressenti Auschwitz et Hiroshima. En ce sens, sa pensée est, bien entendu, liée au contexte dans lequel il a vécu, mais elle apparaît aussi, sous certains angles, étonnamment actuelle, même si la répétition propre au progressisme, dont les masques se renouvellent incessamment, tend à arborer des visages de plus en plus sophistiqués et séduisants, donc moins directement menaçants.
9Mais la question de l’expérience concerne aussi l’art au premier chef, à la fois dans le processus de sédimentation des œuvres et dans l’acte de réception, car, toujours selon Jean-Paul Olive, « c’est en fait dans leur rapport à l’expérience que les œuvres d’art, par les tensions qui les animent intérieurement, communiquent avec les tensions externes »3.
10Il ne s’agit pas d’exporter la pensée singulière, non systématique et fragmentaire de Benjamin comme un outil figé, ou de la surimposer à des catégories de pensée qui seraient plus « actuelles » ; la visée de ce travail est plutôt de l’envisager comme un médium de réflexion qui peut aider à saisir un certain nombre d’aspects des œuvres d’art et à en dégager des enjeux d’importance. Ce que Benjamin appelait « le pire », s’est manifesté sous la forme de la Shoah et de l’explosion nucléaire. Aujourd’hui, le massacre et la destruction de masse conservent une actualité surprenante, même s’ils surgissent de manière plus « éclatée », si l’on peut dire, que lors de la Seconde Guerre mondiale. Mais le pire affiche aussi de nouveaux visages, plus pernicieux, par exemple une crise économique mondiale dont on ne connaît pas vraiment l’issue et dont on ne mesure peut-être pas encore les conséquences humaines ; les modifications climatiques qui menacent rien de moins que l’espèce humaine à l’horizon de quelques générations ressemblent aussi étrangement à l’aboutissement en forme de « pire » d’un processus né du capitalisme galopant. Plus proche de chacun des citadins que nous sommes, sous un maquillage arrogant et un sourire figé, le clown utilisé comme emblème de la plus puissante entreprise de restauration rapide au monde ne parvient pas tout à fait à masquer la couleur blafarde de sa peau, qui pourrait bien refléter celle, déjà presque sans vie, des milliards d’êtres humains qui ne peuvent plus subvenir à leurs besoins. En tout cas, force est de constater que, quelques soient les traits qu’il arbore, ce « pire » advient le plus souvent sous les hospices du progrès. La philosophie de Benjamin, elle, apparaît comme une effraction, une dissonance, par rapport à une histoire « officielle ». C’est en ce sens qu’elle est un scandale pour l’idéologie dominante : les institutions ne s’y trompent pas, et un tel homme n’est jamais parvenu à intégrer l’université, subissant même l’humiliation du rejet de son habilitation à diriger des recherches, projet qui allait devenir l’ouvrage sur l’Origine du drame baroque allemand. Mais aurait-il pu, dans un cadre académique, écrire des fragments tels que la seizième thèse sur le concept d’histoire ? « L’historien matérialiste ne saurait renoncer au concept d’un présent qui n’est point passage, mais arrêt et blocage du temps. Car un tel concept définit justement le présent dans lequel, pour sa part, il écrit l’histoire. L’historicisme compose l’image “éternelle” du passé, le matérialisme historique dépeint l’expérience unique de la rencontre avec ce passé. Il laisse d’autres se dépenser dans le bordel de l’histoire avec la putain “il était une fois”. Il reste maître de ses forces : assez viril pour faire éclater le continuum de l’histoire »4.
« Mettre le feu au poudres »
11À plusieurs reprises, Adorno a relevé les aspects provocateurs de l’écriture de Benjamin, les malentendus et les réactions hostiles que celle-ci suscitait. « Par le pouvoir de ses mots, tout ce qu’il touchait devenait radioactif »5, écrit le philosophe. Plus loin, dans le même texte, Adorno ajoute : « il suscitait la haine parce que son regard présentait involontairement, sans la moindre intention polémique, le monde ordinaire à la lumière de l’éclipse qui y règne en permanence »6. Ou encore, à propos du recueil intitulé Sens unique, il précise que ces fragments veulent « choquer avec leur forme énigmatique » et évoque une pensée apte à « mettre le feu aux poudres »7. Enfin, dans son introduction aux Écrits de Benjamin, Adorno relève une démarche « qui appartient à un ordre devant lequel la conscience se hâte de fermer les yeux, de peur de ne plus trouver après cela aucun intérêt au monde habituel et à ses fins »8. Le malentendu tient notamment à ce que Benjamin promeut un type d’expérience ne prenant pas en compte « les limites et les interdits devant lesquels la conscience bien dressée s’incline ordinairement »9.
12Benjamin voulait instaurer une lecture du monde qui parvienne à dynamiter ce qu’il considérait comme une connaissance de nature mythique, à réveiller une pensée apte à laisser éclore une conscience historique éclairée. Ce projet passe, par exemple, par l’étude des fantasmagories collectives dans le Paris du XIXe siècle. Le philosophe s’immerge dans le dédale des passages parisiens, et en examine certains détails, à la manière d’une psychanalyse du monde des choses, développant cette capacité exceptionnelle d’éclairer l’histoire toute entière à partir d’éléments insignifiants déposés au cœur des paysages urbains.
13La dialectique à l’arrêt10 émerge dans un rapport déterminé à l’archaïque. Les forces enfouies dans le passé sont « réveillées », reprennent de la vie et du sens. Par l’actualisation de moments potentiellement subversifs et restés inexploités, Benjamin cherche à retrouver la densité d’un présent chargé d’expérience. À la manière de la psychanalyse freudienne qui visait, en l’une de ses étapes, à une réappropriation des souvenirs, au lieu de répéter inconsciemment et « en acte » les traumatismes refoulés, l’actualité d’un événement arraché au cours de l’histoire, et irrigué d’une interprétation salvatrice, s’avère qualitativement supérieure au moment où cet événement s’est éventuellement produit. La lecture benjamininenne du temps et de l’expérience historique traverse ainsi à la fois la remémoration freudienne et la mémoire involontaire de Proust, en arrachant ces données à leur sphère individuelle pour les transposer dans l’univers collectif. Ce caractère « éventuel » des événements concernés tient à ce que l’historiographie dialectique s’intéresse avant tout aux virtualités, au non achevé, aux potentialités avortées, qu’il est possible de « sauver » en leur offrant, au bon moment, la possibilité d’éclore. « Le sauvetage s’accroche à la petite faille dans la catastrophe continuelle »11, écrivait Benjamin dans Zentralpark.
Matérialisme historique et théologie
14À travers cette notion de sauvetage pointe l’horizon théologique qui constitue le second socle sur lequel s’appuie le philosophe (le premier était le matérialisme historique). Pour Benjamin, le politique et le théologique sont deux voies séparées dont la réconciliation n’est envisageable qu’en termes de philosophie de l’histoire. Sans le substrat théologique, le matérialisme historique n’a pas la force de briser la répétition mécanique du temps. En retour, la théologie a besoin de l’idéologie matérialiste pour s’incarner en une forme solide et lisible. C’est la fable de l’automate joueur d’échec et du nain bossu qui est contée dans la première thèse sur le concept d’histoire. La théologie est surtout présente comme « rédemption messianique » chez Benjamin, d’où ce rapport au passé à l’aune du sauvetage, de la réparation, de l’accomplissement.
15En réveillant ce qui, dans le cours du monde, demande à être actualisé, nous pouvons espérer que ceux qui viendront après nous accompliront à leur tour ce que nous déposons dans le présent de notre vie. C’est ce que Charles Péguy, dans un contexte esthétique différent, nommait les générations appelantes, et qui suppose qu’il y a toujours, dans l’histoire, une substance en attente de réveil. Le moment révolutionnaire pour Benjamin, c’est celui de la césure qui rend justice aux générations passées en souffrance, en rompant le continuum de l’historicisme. Cette saisie du temps est un arrêt, car en elle se télescopent la fantasmagorie mythique et le rêve utopique de bonheur, en un travail critique de la pensée. La rencontre entre présent et passé se fige alors en une image, une sorte d’illumination profane. Benjamin nommait cela l’image dialectique, qui rassemble en elle les tensions et les contradictions entre la fuite en avant du nouveau et les images archaïques. Les images dialectiques sont le ressort d’une lecture, notamment des œuvres d’art, qui prend en compte la révélation d’un savoir non conscient, enfoui, sédimenté au cœur du matériau. Grâce à celles-ci, les choses prennent leur vrai visage, qui libère les forces prisonnières d’une histoire répétitive. Une telle attitude est très proche de celle que développent les courants dadaïstes et surréalistes, et contribue à rapprocher Benjamin de certaines conceptions d’avant-garde qui mettent en cause, parfois violemment, les frontières entre l’art et la vie12. L’importance de la notion d’image chez Benjamin nous rappelle aussi qu’il s’était penché sur la photographie et le cinéma, notamment dans son essai sur L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique, un écrit destiné, selon son auteur, à « formuler des exigences révolutionnaires dans la politique de l’art »13. Avec comme arrière-plan les réflexions sur le déclin de l’aura, lié à la perte du caractère cultuel de l’art et au développement des techniques de reproduction, Benjamin réfléchit aux spécificités du cinéma, évoquant le montage, l’appareillage technique, la situation de l’acteur et celle du public. Fasciné également par la manière dont le cameraman « pénètre en profondeur dans la trame même du donné »14, ainsi que par le principe du choc et par les changements rapides que le cinéma impose à la perception, Benjamin envisage le septième art comme une voie d’accès à l’inconscient visuel et comme « autant de procédés grâce auxquels la perception collective du public est à même de s’approprier les modes de perceptions individuels du psychotique ou du rêveur »15. D’où le potentiel à la fois subversif et libérateur du cinéma, dont les acteurs, affirmant leur humanité face aux appareils, auraient le pouvoir de sauver, de racheter, les spectateurs aliénés par la technique omniprésente dans leurs journées. Un lien se dessine, à ce niveau, entre ce rôle rédempteur attribué à l’acteur de cinéma et les conceptions de l’histoire évoquées précédemment. Benjamin croyait, avec le cinéma, en l’avènement d’un véritable art de masse, une chance révolutionnaire que l’exploitation capitaliste vient rapidement contrer.
Schönberg, scandaleux ?
16S’il est un compositeur chez qui esthétique, éthique et théologie se trouvent étroitement imbriquées, c’est bien Arnold Schönberg, qui fut le contemporain de Walter Benjamin, et dont le prisme de la musicologie académique a longtemps occulté la singularité de la démarche, en se focalisant sur l’abandon du système tonal, suivi de l’invention d’une « méthode » de composition avec les douze sons qui, presque cent ans après, nourrit encore un certain nombre de fantasmes. La réception pour le moins problématique des œuvres de Schönberg explique, au moins partiellement, que les écrits qui lui sont consacrés adoptent souvent le ton du prosélytisme engagé (René Leibowitz), quand ils ne suscitent pas eux-mêmes incompréhension et polémique (la fameuse opposition entre le « progrès » schönbergien et la « restauration » stravinskienne dans la Philosophie de la nouvelle musique d’Adorno). En 1997, la réunion et la traduction en français, aux éditions Contrechamps, d’un ensemble de textes écrits entre 1966 et 1986 par le grand musicologue Carl Dahlhaus, constitue une somme autrement plus riche que les publications antérieures, Adorno excepté. Depuis, un certain nombre de travaux collectifs ont été réalisés, qui autorisent des approches à la fois plus ciblées et plus diversifiées de l’œuvre, de l’esthétique et de la pensée de Schönberg.
17Dès 1907, avec la création de la Symphonie de chambre, le terme « scandale » fut employé par la critique pour évoquer l’affrontement bruyant entre les partisans du compositeur et ses détracteurs. Les réactions virulentes du public viennois et de la presse culminent avec le Skandalkonzert de 1913 consacré à des compositions de Zemlinski, Schönberg, Berg, Webern et Mahler. À l’aune de la pensée de Benjamin toutefois, on est tenté de se méfier de tout ce qui a pu susciter trop de remous, chez Schönberg comme chez d’autres. L’éclat trop visible d’une réception scandaleuse peut en effet facilement étouffer le travail de la mémoire et la qualité de l’expression, en lesquels se loge le véritable potentiel subversif d’une œuvre. On pourra, du même coup, se défier d’accorder une portée exagérément révolutionnaire aux compositions qui ont suscité les plus violents scandales, pour se pencher plutôt sur des œuvres moins polémiques, mais qui ont parfois besoin de relectures permettant de saisir leur portée esthétique et politique, de dégager le profil d’une démarche à chaque fois singulière. Il est d’ailleurs fort possible que le fameux scandale du concert de 1913 ne soit pas tant lié à la musique elle-même qu’à la situation de Schönberg dans la Vienne du début du XXe siècle. Si l’on en croit Dominique Jameux,
ce que les tumultes déclenchés ce soir-là dans la Grande Salle du Musikverein révèlent n’est pas la frilosité d’un public averti mais conservateur face aux « nouveautés » d’une Symphonie de chambre, encore moins la pruderie de concitoyens de Klimt, Schiele, ou Felix Salten envers les textes érotiques légers d’un Altenberg, mais le refus politique d’un coup de force institutionnel tenté ce soir-là par Schœnberg : louer cette salle-là, avec un orchestre de renom (viennois), placer son École sous le patronage de Wagner, et la faire avaliser par deux musiciens reconnus… mais juifs : Mahler et Zemlinsky. C’était beaucoup prétendre.16
Théologie esthétique et messianisme musical : Moïse et Aaron
18La trajectoire créatrice de Schönberg est sous-tendue par les rapports serrés et problématiques que le compositeur entretient avec la religion. Né à Vienne en 1874 et d’origine juive, il s’est tourné vers le protestantisme en 1898, avant de se reconvertir officiellement au judaïsme à Paris en 1933, sur le chemin de l’exil aux États-Unis. Sa « redécouverte » de l’hébraïsme coïncide avec la mise en œuvre du dodécaphonisme, à partir de 1923, alors que l’officialisation de son retour au judaïsme succède immédiatement à l’élaboration inachevée de son opéra Moïse et Aaron (1930-1932).
19Par ailleurs, Schönberg fut certainement sensible à la tension qui existait à Vienne entre la psychanalyse, développant la pratique et le savoir du sujet inconscient, et le néopositivisme, qui prônait un idéal de rigueur et d’exactitude. Puisant sa réflexion dans la Bible et dans la Kabbale, il s’est trouvé lié également au bouillonnement intellectuel et spirituel auquel « furent mêlés à Vienne, Prague, Munich, Bâle, les noms de Franz Kafka, Max Brod, Martin Buber, Walter Benjamin, Franz Rosenzweig, Gustav Mahler, Jakob Wassermann ou Gershom Scholem. Schönberg est de toute évidence pris dans ce tourbillon, et sa musique est en proie à une arithmétique de l’Ineffable, de l’Inachevable »17.
20À l’horizon musical de ces différentes influences intellectuelles et spirituelles, pointe d’abord la prise en compte de l’intensité du jaillissement créateur, d’une énergie qu’il convient de préserver au mieux, doublée de la nécessité d’organiser le matériau de manière rigoureuse, afin de conférer à l’œuvre une cohérence sans faille, de s’assurer de sa plus totale intelligibilité. Ainsi, le compositeur affirme en 1936 que
l’épuisement du sujet n’est pas une exigence de l’art. C’est en cela que diffèrent essentiellement l’art et la science. La science doit démontrer toutes ses propositions de façon parfaite et complète, sans aucune omission et sous tous les angles, ce qui la contraint de procéder systématiquement, logiquement et de façon dialectique. Tandis que l’art n’expose qu’un certain nombre de cas particuliers dignes d’intérêt et s’efforce d’atteindre à la perfection par la présentation qu’il leur réserve.18
Ainsi, l’émancipation de la dissonance était-elle vécue par le créateur comme une extension de l’intelligibilité, l’ensemble des intervalles musicaux étant placé sur le même plan initial, et cela permettait simultanément à un certain nombre de « processus primaires »19 d’irriguer le flux musical. Le soi-disant « atonalisme » schönbergien, qui révulse tant d’auditeurs, même plus de cent ans après son déploiement, n’était pas reconnu en tant que suppression de la tonalité par le compositeur ; pour lui il s’agissait bien plutôt d’un élargissement, d’une généralisation des relations d’attraction entre sons, ce qu’il nommait la pantonalité. « Je trouve, avant tout, que l’expression “musique atonale” est particulièrement mal choisie. Elle va de pair avec “l’art de ne pas tomber” pour dire voler ou “l’art de ne pas se noyer” pour dire nager. […] Mais surtout l’expression “atonale” est incorrecte, comme je l’ai déjà montré dans la discussion à laquelle j’ai fait allusion, qui figure dans mon Traité d’harmonie. Avec des sons on ne peut produire que ce qui est inhérent à la nature des sons et si des sons doivent former une progression logique et intelligible, il existe nécessairement entre eux des relations d’ordre tonal, découlant de ce qu’on se sert d’un matériel de tons »20.
21La question de l’intelligible dans l’œuvre d’art rejoint celle de la théologie (et dans une certaine mesure celle du messianisme) dans Moïse et Aaron. La lecture schönbergienne de la Bible met à jour, à travers le caractère duel de la voix, la division structurelle du sujet humain, toujours coupé d’une part de lui-même par son statut d’être de langage, et dont la voix est toujours à la fois voix de Loi et voix de Jouissance. Cette œuvre interroge simultanément la position de Dieu, son incapacité éventuelle de communiquer avec les humains, ainsi que les rapports problématiques entre tradition et modernité. En ces différentes dimensions entremêlées, elle constitue la clé de voûte de la trajectoire schönbergienne.
22Moïse s’exprime en Sprechgesang, et si Dieu s’adresse à lui, c’est Aaron qui s’adresse aux hommes, en chantant. Par cette musicalité de son énonciation, ce dernier se trouve du côté de la jouissance ; le chant d’Aaron tend ainsi inexorablement vers un au-delà du principe de plaisir. L’épisode du Veau d’or, quant à lui, est perçu comme une tentative de régression vers le polythéisme. Moïse, qui avait perdu le contact avec un peuple devenu une sorte d’abstraction au service de l’Idée, redescend alors du mont Sinaï dans une terrible colère.
23Schönberg a tressé la thématique de la division dans les moindres interstices de son écriture, en même temps que l’ensemble des matériaux constitutifs de la partition se trouve dérivé d’une même série dodécaphonique, marquant ainsi l’œuvre du sceau d’une homogénéité structurelle absolue. Ce n’est pas le moindre paradoxe dont Moïse et Aaron se trouve porteur. Il est possible que la pensée judaïque ait déterminé une grande partie de la conception de l’écriture musicale schönbergienne, l’amenant a ressaisir la question du sujet divisé, telle que l’a mis à jour la psychanalyse, à l’aune d’une pensée transcendante : une telle influence peut se déceler à travers la conception du sens comme « une catégorie qui se constitue dans les innombrables ruptures où la révélation s’ouvre à l’esprit humain ; en d’autres termes, un au-delà du sens, non divisé, se manifeste en un en deçà du sens, divisé »21. Cette dimension paradoxale de l’opéra lui confère une aura particulière, de même que son inachèvement. « Schönberg a stoppé son opéra parce que, porteur lui-même des positions de Moïse (et du Jeune Homme) contre celles d’Aaron, il a été conduit par les événements à donner raison à Aaron contre Moïse »22. Schönberg, être de langage, être de foi, se situe du côté de la Loi, mais en tant que musicien, il tend aussi vers cet au-delà du principe de plaisir qui, dans le cas présent, ne peut se manifester que par du manque, un vide…
La mémoire traumatisée : un survivant de Varsovie
24Quatre années avant sa mort, Schönberg écrit une œuvre pour récitant, chœur d’hommes et grand orchestre. Elle est courte (environ 7 minutes), intensément dramatique, et fut composée « en un éclair » (une dizaine de jours). Le compositeur a élaboré lui-même le texte en langue anglaise (le récitant), avec des fragments d’allemand (le militaire) et une prière en hébreu (le Shema Israël), le tout à partir de témoignages divers émanant des survivants du ghetto de Varsovie. Un survivant de Varsovie fait partie des pièces tardives du Viennois, souvent tout aussi mal entendues que ses œuvres antérieures, mais qui n’ont pas suscité de réactions hostiles telles que celles de 1913. L’incompréhension, en effet, peut avoir, schématiquement, deux conséquences bien différentes : soit elle mène au scandale, soit, et c’est là sans doute un destin bien plus tragique, elle condamne les œuvres à une « expulsion totale de la conscience générale »23, selon l’expression de Carl Dahlhaus.
25La recomposition esthétique d’un témoignage dramatique plonge au sein d’une mémoire traumatisée, défaillante, encore brûlante de l’horreur ; la prière citée à la fin de la partition est l’une des plus importantes du judaïsme, un texte dans lequel Moïse s’adresse au peuple, et dans lequel la mémoire est constamment invoquée. Schönberg, lui, va à l’encontre d’une mémoire officielle, commémorative, qui glorifierait un acte héroïque, qui présenterait des faits tels qu’ils se sont déroulés. « Il vise bien plutôt, à travers l’expression de la souffrance d’une mémoire déficiente qui tente de rassembler les fragments vécus, de nous transmettre ce qu’un tel événement recèle de violence »24. Ainsi apparaît le lien entre la violence hallucinée d’une œuvre antérieure comme Erwartung ou, toujours dans le domaine de l’expressionnisme, les pièces pour orchestre opus 16, et cette cantate tardive qui fait appel à la technique dodécaphonique, et au Sprechgesang expérimenté dans les mélodrames du Pierrot lunaire ainsi que dans Moïse et Aaron.
26Le récit du survivant de Varsovie montre le passage dans la réalité de l’histoire, de ce que l’expressionnisme avait déjà traité esthétiquement, plusieurs décennies plus tôt : une mémoire traumatisée, hallucinée, des tensions proches de la folie, l’horreur qui excède ce que l’humain est capable d’enregistrer et qui ne se fixe que sous forme de traces, de fragments. Comme pour Erwartung, dans Un survivant de Varsovie, Schönberg conçoit une musique dont les impulsions épousent au plus près ce que Kandinsky avait appelé des « actes cérébraux » et Adorno « des chocs, des traumas », en deçà du texte lui-même. La composition vient fixer, en son processus d’écriture, de tels états psychiques. C’est la fonction révélatrice de l’écriture musicale, qui seule peut-être, dans l’esprit de Schönberg, permet d’accéder à des zones de sens que le langage lui-même contribue à masquer. Le scandale latent de cette musique, c’est la façon dont elle parvient à laisser affleurer des traces de l’innommable, de l’irreprésentable, soit du Réel, au sens lacanien du terme, un Réel qui fait cruellement symptôme dans la réalité de l’histoire du XXe siècle, et dont une histoire officielle est bien incapable de rendre compte. La voix, dans le Survivant, se fait « le porte-appel de toutes les voix auxquelles on a retiré le droit de transmettre »25. Danielle Cohen-Levinas a évoqué, dans un ouvrage sur la voix, de quelle manière le cri va se loger jusque dans les détails de l’écriture instrumentale :
Ce que figure pour nous l’appel des trompettes dans le ghetto, auquel répondent hommes, femmes, enfants, vieillards se comptant à haute voix avant de partir pour les fours crématoires, est l’un des exemples les plus subtils et les plus aigus qui soit en musique du cri humain, concentré dans l’embouchure d’un instrument à vent, et dont le timbre évoque un long râle entrecoupé de pleurs.26
27Un survivant de Varsovie est une œuvre en laquelle affleure toute l’épaisseur que la dimension de la mémoire prend chez Schönberg : le devoir de mémoire imposé par un épisode tragique de l’histoire, et recomposé dans le médium de l’art, réveillant et révélant du même coup certaines fibres de l’indicible, qui infiltre de manière latente tout un ensemble d’œuvres du XXe siècle ; la mémoire attachée à un texte-clé de la religion juive en second lieu ; la mémoire inhérente au matériau musical, enfin, qui atteint chez le compositeur un état de dissolution poussé, une mémoire qui échappe à la réification en se logeant bien plus dans les relations entre les sons que dans des formes, fonctions et autres types d’agencements musicaux sédimentés, du moins dans une œuvre comme celle que nous venons d’entendre.
28La conception et le déploiement du dodécaphonisme ont ceci de paradoxal qu’ils manifestent bien le double projet schönbergien : d’une part, utiliser tous les moyens, préexistants ou non, qui seraient susceptibles de renforcer la cohérence du flux musical et de le rendre intelligible ; d’autre part, prendre en compte la dimension de l’informel, ne pas annihiler l’énergie, lui permettre de circuler en un espace de relations constamment sous tension. Sa lecture des œuvres du passé était imprégnée des mêmes impératifs, et c’est sans doute pourquoi Schœnberg dérangeait à peine moins l’opinion courante lorsqu’il interprétait les œuvres d’autrui que lorsqu’il s’agissait de la conception de ses propres pièces. Ce qui a le plus choqué le public de l’époque, l’abandon des fonctions tonales, n’est que l’une des modalités du déploiement de ce feuilleté du temps, qui confère un tel potentiel à ses œuvres. Mal entendue, la musique de Schönberg l’a été aussi par les compositeurs qui ont confondu l’outil dodécaphonique avec l’acte même de créer, ce qui a contribué à occulter l’ouverture vers un temps, dont les concordances avec celui dont parle Walter Benjamin dans ses « Thèses » sont troublantes.
Notes de bas de page
1 Selon la terminologie employée par Nelson Goodman (Languages of Art : an Approach to a Theory of Symbols, Indianapolis, New York, Bobbs-Merril, 1968), et reprise par Gérard Genette (L’Œuvre de l’art, Paris, Seuil, 1994-1997).
2 Jean-Paul Olive, « Introduction » in Expérience et fragment dans l’esthétique musicale d’Adorno, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 12.
3 Ibid., p. 19.
4 Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », in Œuvres, Tome III, Paris, Gallimard, 2000, thèse XVI, p. 440-441.
5 Theodor W. Adorno, « Portrait de Walter Benjamin », in Sur Walter Benjamin, Paris, Allia, 1999, p. 7.
6 Ibid., p. 11.
7 Theodor W. Adorno, « Sens unique », in Sur Walter Benjamin, op. cit., p. 24.
8 Ibid., p. 30.
9 Ibid.
10 L’expression « dialectique à l’arrêt » évoque le moment, « kaïrologique », de la rencontre entre le passé et un présent qui veut bien en reconnaître et en actualiser les virtualités. L’Ange de l’histoire, évoqué dans la Thèse « Sur le concept d’histoire », IX, voudrait s’arrêter, bloquer de manière messianique et révolutionnaire l’avancée du progrès, mais la tempête l’emporte inexorablement vers la répétition du passé.
11 Walter Benjamin, « Zentralpark. Fragments sur Baudelaire », in Charles Baudelaire. Un poète à l’apogée du capitalisme, Paris, Payot, 1982, p. 242.
12 C’est là un point de divergence important entre Benjamin et Adorno, le second s’inscrivant du côté de l’autonomie de l’art, dans la lignée d’une esthétique idéaliste (au moins lorsqu’il travaille au sauvetage de l’apparence), esthétique contre laquelle Benjamin érige justement ses conceptions en matière d’histoire.
13 Walter Benjamin, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique » [1936], in Œuvres, Tome III, op. cit., p. 69.
14 Ibid., p. 99.
15 Ibid., p. 103.
16 Dominique Jameux, « Résonances de Moïse et Aaron », L’Avant-Scène opéra, n° 167, 1995, p. 82.
17 Danielle Cohen-Levinas, « Vers un messianisme musical », in Le Siècle de Schœnberg, Paris, Hermann, 2010, p. 168.
18 Arnold Schönberg, « La “série schœnbergienne” », Le Style et l’Idée, Paris, Buchet/ Chastel, 1977, p. 162.
19 J’emploie le terme de « processus primaire » au sens que lui donne Anton Ehrenzweig dans L’ordre caché de l’art, Paris, Gallimard, 1974.
20 Arnold Schönberg, « Les théories de Hauer », in Le Style et l’Idée, Paris, Buchet/ Chastel, 1977, p. 158-159.
21 Carl Dahlhaus, « La théologie esthétique de Schœnberg », in Schœnberg, op. cit., p. 266.
22 Dominique Jameux, op. cit., p. 85.
23 Carl Dahlhaus, « Les dernières œuvres de Schœnberg », in Schœnberg, op. cit., p. 217.
24 Jean-Paul Olive, « Arnold Schoenberg : les incidences de la mémoire », in Musique et Mémoire, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 135.
25 Danielle Cohen-Levinas, La Voix au-delà du chant. Une fenêtre aux ombres, Paris, Vrin, 2006.
26 Ibid., p. 58.
Auteur
Est enseignant-chercheur à l’Université Rennes 2 (EA 3208), dont il dirige actuellement le département de musique et musicologie. Agrégé de musique, habilité à dirigé des recherches, il enseigne l’analyse et l’esthétique de la musique des XXe et XXIe siècles. Il a écrit une trentaine d’articles, dirigé la publication de plusieurs ouvrages collectifs et est l’auteur de György Ligeti. Un essai d’analyse et d’esthétique musicales, publié aux Presses Universitaires de Rennes.
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