Temps mort dans les représentations de la parole filmée
p. 41-51
Texte intégral
1Si la notion de « temps mort » se rapporte à une interruption d’une certaine durée, dans le contexte d’œuvres fondées sur une représentation de parole filmée, la notion de « temps mort » s’envisage d’emblée comme un moment silencieux, un silence qui se présuppose communément comme le signe d’une fuite, d’un renoncement, d’une parole impossible. Néanmoins, nombres de vidéos qui exposent une personne se racontant donnent à voir les images d’un autre silencieux. Ces moments apparaissent d’une part dans l’enregistrement de postures d’écoute, et d’autre part à travers l’image de modèles saisis dans la suspension qui précède la parole, deux types de dispositifs silencieux rencontrés dans l’œuvre de l’artiste Esther Shalev-Gerz. À travers leur analyse, nous interrogerons la manière dont ces moments d’intervalle révèlent quelque chose du processus de création engageant la parole d’un autre, tant sur le plan de la situation de recueil de paroles, que des relations entre modèle à l’écran et spectateur dans l’espace d’exposition. Nous chercherons alors à explorer les enjeux de la monstration de ces « temps morts », ainsi que leur potentialité à générer un nouvel espace entre parole et écoute.
2Si l’on se réfère à la définition du Petit Robert, le silence est « l’état d’une personne qui s’abstient de parler ou de correspondre ». Il concerne un blanc dans le dialogue, un « temps mort » dans le processus langagier. Le moment silencieux endosse conséquemment nombre de présupposés négatifs vis-à-vis d’une parole souveraine. La prise de parole est en effet généralement conçue comme la réalisation langagière effective, et le silence serait alors le symptôme d’un échec du langage qui conduit le locuteur au choix de se taire. Cet échec peut être de plusieurs natures. Sans entreprendre une réflexion approfondie quant à l’inadéquation du langage à dire, ce qui n’est pas notre propos ici, il s’agira davantage de résumer de manière succincte les raisons éventuelles de cette impuissance. Est parfois en jeu la nature même de ce qui est à dire. Ce sont alors les pensées qui ne sont pas suffisamment élaborées pour parvenir à la phase langagière. Comme le note Georges Gusdorf dans son ouvrage de référence La Parole : « Il n’y a pas, en ce sens, d’écart entre le langage et la pensée, car le langage est la pensée : une pensée mal exprimée est une pensée insuffisante »1. Le silence peut également s’envisager comme l’envers d’une parole difficile, d’un impossible à dire recouvrant une insuffisance de la parole à exprimer ce qui est au plus profond de soi. Les pensées sont trop personnelles, les émotions ou sentiments trop intimes pour trouver forme adéquate dans le langage. Les obstacles peuvent par ailleurs être d’ordre physique et/ou physiologique ; le locuteur n’a pas les capacités pour dire. Celui qui cherche à dire peut ne pas avoir les mots en sa possession, ou ne pas les maîtriser, c’est le silence de l’infans, de celui qui n’a pas encore acquis le langage. Des difficultés psychologiques sont également en mesure d’empêcher la parole ; la submersion par l’affect, l’appréhension de mal dire, ou de ne pas réussir à dire ce que l’on souhaite dire entraîne alors un silence qui porte la marque d’un renoncement, d’une fuite hors du langage.
3« Le silence donne la parole aux profondeurs, lorsqu’elles sont en jeu, et aux lointains, s’il en existe »2. Cette déclaration de Gusdorf suggère que le silence peut toutefois être pensé comme élément positif au sein du processus langagier, révélateur d’une autre forme de parole émergeante. Les vidéos qui se fondent sur la représentation d’une parole donnée, prenant comme point de départ une certaine forme d’interview, livrent les images d’un autre qui parle. Nous pourrions supposer a priori que les artistes, grâce aux procédés techniques qu’ils maîtrisent, soient en mesure de supprimer les moments silencieux de leurs enregistrements, notamment par la coupe et le montage vidéographique. Pourtant, certaines de ces vidéos laissent entrevoir des moments silencieux, voire en font un matériau à part entière de la création. Devenant l’élément principal de l’œuvre, la présence de ces moments de « temps mort » porte à penser que ceux-ci soient en mesure de générer un potentiel créatif.
4Les divers « portraits » réalisés par Esther Shalev-Gerz prennent toujours en compte la parole, que celle-ci intervienne de manière sonore et visuelle, ou lorsqu’elle apparaît en creux, dans l’enregistrement de moments d’écoute ou de ceux précédant la parole. Au point de départ du projet White Out – entre l’écoute et la parole3, une commande du Musée National des Antiquités de Suède, qui mène l’artiste à entamer des recherches portant sur le contexte institutionnel, à travers notamment une approche des archives du musée. Cette première approche est à l’origine d’une découverte faite par l’artiste :
J’ai constaté qu’en Same, langue des Lapons, peuple dont une partie est installée en Suède, le mot « guerre » n’existe pas. Par ailleurs, les Suédois n’ont plus pris part à une guerre depuis 200 ans. […] Y a-t-il un rapport quelconque entre ces deux faits ?4
Deux peuples habitant sur la même terre, partageant le même espace, s’inspirent l’un de l’autre sans même en avoir conscience. À partir de ce constat, l’artiste a demandé à deux chercheurs suédois d’explorer, au sein des archives des deux cultures, d’une part les pistes qui prouveraient un lien éventuel entre ces deux faits et d’autre part celles qui dénoteraient des intérêts communs partagés entre les deux peuples. Les chercheurs ont ainsi rassemblé des références identiques en same et en suédois, sous diverses formes : récits de voyage, documents historiques ou reportages journalistiques. Par l’intermédiaire de connaissances, Shalev-Gerz a ensuite rencontré Åsa Simma, femme d’origine saami, vivant à Stockholm et possédant la double identité saami et suédoise. Dans un premier temps, elle l’a filmée dans son appartement de la capitale, lui lisant les textes et citations collectés par les chercheurs, et enregistrant ses réactions verbales à leur écoute. Dans un second temps, elle a entrepris avec Åsa un voyage dans son village natal, au nord de la Suède, durant lequel elle l’a filmée écoutant – par le biais d’écouteurs – ses propres paroles livrées lors de la première phase du projet.
5Parallèlement à l’enregistrement d’un dire, l’artiste associe dans ses dispositifs son répondant : le silence de l’écoute de l’autre. Le silence qui nous est donné à voir dans cette vidéo est avant tout celui instauré dans la mise en place d’un dispositif de recueil de parole, qui s’établit déjà dans une situation d’écoute initiale : celle d’Åsa face aux textes qui lui sont présentés par Shalev-Gerz. Penser l’espace de l’écoute d’autrui lui est essentiel. Bien que l’artiste écoute ici des paroles énoncées dans une autre langue que la sienne, son écoute face à son modèle n’en est pas moins attentive. Il s’agit alors de donner une présence à un espace auquel nous accordons habituellement peu de valeur du fait de son impalpabilité. Cet espace d’écoute est d’autant plus précieux que par son incertitude intrinsèque, il autorise une formulation de la pensée à un moment donné, une formulation qui ne saurait exister hors de cet espace. Cet entre-deux au cœur duquel l’artiste travaille permet le déploiement de l’infinité des possibles entre intériorité de la pensée et extériorité de la parole, sous une forme se renouvelant à chaque énonciation.
6Cette pièce ne porte pas seulement les traces de la conversation initiale entre l’artiste et l’interviewée, mais elle est redoublée par l’écoute du modèle : Åsa s’écoute, surprise par ses propres paroles. Esther Shalev-Gerz relate à ce propos qu’Åsa
était absolument horrifiée de s’écouter, « comment ai-je pu te dire toutes ces choses privées ? », mais je ne lui ai posé aucune question privée.5
Son écoute filmée permet alors d’entrevoir une brèche, de provoquer la rencontre entre l’espace de parole intérieure, flot continu de pensées qui ne souffre aucun silence, et le discours énoncé. L’auteure des paroles est confrontée aux choix que le partage à haute voix a inéluctablement impliqués. Accueillant sa parole, elle découvre un discours qui porte une forme de vérité dont elle n’était pas consciente. Elle devient le témoin des inspirations et pénétrations opérées par l’écoute d’une pensée autre à laquelle elle a été soumise – les extraits recueillis par les chercheurs – au cœur de sa propre pensée.
7L’aménagement de l’espace d’exposition instaure un troisième niveau d’écoute, celui du spectateur face à ces paroles. Dans l’installation, les deux vidéos sont projetées sur deux écrans translucides qui se font face, offrant en leur centre un espace vide, dans lequel peut circuler le spectateur. Les deux projections donnent à voir et à entendre au spectateur deux éléments distincts comprenant d’une part la séquence tournée à Stockholm et la seconde en Laponie. À partir du même récit – les réactions d’Åsa vis-à-vis des documents collectés par les chercheurs – nous disposons de son énonciation et de son écoute, mais ces deux postures prennent acte dans deux espaces de représentation séparés. En tant que spectateur, notre écoute et notre compréhension du dispositif demeurent toujours partielles : notre attention ne peut se focaliser que sur une partie à la fois. Aussi, ce qui est écouté ne nous est jamais directement accessible, apparaissant toujours derrière le filtre de l’écoute attentive de la protagoniste.
8Pour autant, nous pourrions supposer que cette posture d’écoute dans laquelle nous place l’installation nous offre une certaine forme de vision globale. Nous nous engageons dans une action qui nous conduit à associer les deux parties du dispositif de manière à créer une perception de la totalité de l’expérience, laquelle, bien qu’elle demeure immatérielle, illustre la situation présente de la participante.
9À travers le procédé de monstration choisi, l’artiste matérialise l’intrusion de l’autre dans la situation où est livré un récit sur soi. La coprésence dans l’espace d’exposition du visage parlant et de celui qui écoute introduit un espace plastique nouveau dans la représentation, au sein duquel peut se créer une forme de dialogue virtuel réunissant énonciateur et auditeur. Donner à voir des « temps morts » à travers l’écoute, c’est ainsi chercher à livrer une représentation de la parole qui intègre et rend compte de cette présence de l’autre toujours existante dans le récit de soi.
10En 2005, à l’occasion de la commémoration du soixantième anniversaire de la libération du camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau, l’artiste fut invitée par la mairie de Paris et le mémorial de la Shoah à réaliser un projet autour du recueil de témoignages de survivants. Esther Shalev-Gerz a alors chargé une équipe de recueillir entre novembre 2004 et janvier 2005 les témoignages filmés de soixante survivants demeurant à Paris et dans ses environs. Ils ont été invités à raconter face à la caméra leur expérience personnelle, à travers un récit portant sur quatre temps distincts ; leur vie avant la guerre, la déportation et leur vie en camp de concentration, l’après camp, ainsi que leur existence actuelle. Les enregistrements qui résultent de ces interviews sont montrés sans montage ni coupures, la durée des témoignages correspondant ainsi au temps effectif de tournage, entre deux et neuf heures.
11Dans l’exposition présentée à l’Hôtel de Ville de Paris en 2005, Entre l’écoute et la parole : Derniers Témoins6, le dispositif plastique se divisait en deux parties. Dans la grande salle, étaient installées quatre tables sur lesquelles étaient disposés, en quinconce et en face-à-face, quinze lecteurs DVD assortis d’écouteurs diffusant les témoignages filmés des survivants. Le spectateur pouvait ainsi choisir à son gré quel témoignage regarder et durant quelle durée, dans une expérience individuelle de visionnage et d’écoute. La seconde partie du dispositif, qui nous intéressera plus particulièrement dans cette étude, consistait en trois vidéos projetées sur de grands écrans surplombant la salle. Sur ces écrans, la même vidéo était projetée avec un décalage de sept secondes. Cette vidéo donnait à voir une série de gros plans sur les visages des personnes interviewées, livrant un témoignage, mais cette fois au ralenti et en silence.
12Le travail de construction de la représentation d’une parole s’élabore en aval de l’enregistrement des paroles livrées. Pour produire ces images, Esther Shalev-Gerz a employé des stratégies plastiques relevant principalement de techniques de montage vidéo. L’artiste a travaillé à partir des entretiens filmés initiaux, a traqué puis prélevé « les “inter-dits” des enregistrements, les moments entre la question posée et la réponse, afin de faire le portrait des témoins à partir de leurs silences »7. Des discours filmés, elle en a ainsi uniquement conservé les « temps morts ».
13Ici, ce qui précède la parole nous est donné à voir, alors que, pour advenir, la parole présuppose le silence. Les individus sont saisis dans ce mélange de concentration et d’hésitation qui prélude à la parole. Ce silence porte en lui l’introspection et l’élaboration d’une pensée. Il permet à celui qui se raconte de se dire, à lui-même et pour lui-même, ce qu’il dira tout haut ensuite, soucieux de livrer à autrui une parole claire et compréhensible. Ce souci est d’autant plus prégnant ici que le contenu même des paroles engage le témoignage d’une expérience passée, requérant un important travail de mémoire. Les personnes interrogées sont amenées à mettre en mots des sensations, des souvenirs qui ont traversé soixante ans. L’artiste précise :
C’est une décision énorme de désigner par un mot, d’exprimer quelque chose qui ne peut s’exprimer par les mots. Le langage est le véhicule le plus cruel qui existe, parce qu’il enlève énormément, parce qu’en même temps peut-être qu’on voulait crier, danser, se rouler par terre. Parler, c’est éliminer, c’est revenir à nouveau.8
Ces temps morts n’ont pas une existence nécessairement extérieure au discours, en amont, mais interviennent au cœur de celui-ci. Ils ont leur place dans l’échange intersubjectif, ils le régulent et en déterminent le rythme. Les moments silencieux conservés pour cette vidéo concernent ainsi également les moments durant lesquels la personne qui se livre écoute la question de son interlocuteur.
14Les silences vidéographiques s’éprouvent en outre dans le souffle, l’hésitation et la fatigue. Ces éléments révèlent qu’une représentation de parole n’est jamais l’effet d’un don immédiat, mais présuppose au contraire un long processus d’entretien. Dans ces pratiques, le temps passé avec les individus est essentiel. C’est l’expérience de cette durée qui leur donne la possibilité de parler aussi longtemps qu’ils le désirent, et qui peut permettre l’émergence d’une parole authentique à travers le développement du « temps subjectif de leur propre discours »9, comme le dit si bien Claude Gintz. Nous sommes ici dans des processus qui se différencient de ceux, entretenus dans les interviews traditionnelles de type journaux télévisés, dans lesquelles les personnes interrogées sont aux prises avec un impératif d’immédiateté médiatique. Elles ont peu de temps pour réfléchir, pour répondre aux questions posées, sont parfois prises au dépourvu, parfois même coupées dans le déroulement de leur discours. Accueillir les silences de l’interviewé semble problématique à la télévision où l’on cherche à fuir les blancs, étant donné que le « temps presse ». Les images des vidéos d’Esther Shalev-Gerz tendent à nous livrer un don de parole qui serait affranchi de l’empressement ou de la précipitation à dire, qui signent le témoignage médiatique commun.
15Bien qu’il n’y ait pas de parole dans ces projections, les silences ne sont néanmoins pas exempts d’expressions ; nous voyons des corps, des mains et des visages qui portent les marques d’une communication non verbale. Nous observons des clignements d’yeux, des sourires, des grincements de dents, des plissements de peau, toutes ces micro-expressions qui dénotent que les corps que nous voyons sont travaillés par l’expérience qu’ils cherchent à communiquer. Et c’est cette multitude de signes qui permet de donner à voir une mise en scène de la parole comme produit d’une élaboration. Comme le note Jacques Rancière dans son article « Le travail de l’image » : « Il y a d’abord de la pensée au travail dans les corps, de la pensée qui cherche à dire, qui cherche à comprendre, et nous oblige aussi nous-mêmes au détour de la réflexion »10.
16Ces projections montrent à la fois la même chose que ce qu’on pouvait voir sur les DVD – à savoir, les interviews des derniers survivants – et tout autre chose en même temps. Ces moments silencieux révèlent un processus durant lequel la personne interviewée se concentre et se retourne sur son expérience passée afin de trouver les mots pour l’exprimer dans le présent. Les projections donnent à voir les couches de temps entre les mots, avant que ces derniers ne prennent forme, et les images offrent alors une durée visible à cet instant fugitif lors duquel la mémoire fait surface.
17Ces temps morts présents au cœur même d’une parole laissent entrevoir un espace en dehors d’une logique discursive, un espace véritablement filmique, celui d’une mémoire sensible et corporelle. Un sujet se présente face à nous, dont le « corps est comme traversé par le souvenir ». L’artiste explique elle-même à ce propos :
C’est une sorte de « montrage » d’une intelligibilité du sensible ou d’une mémoire autre que celle construite par des mots ou des concepts traversant les corps, captée par le regard.11
Bertrand Delanoë inaugure l’éditorial consacré à l’exposition par cette phrase : « Montrer l’insupportable, entendre l’innommable, faire face à la réalité futelle synonyme d’horreur »12. La Shoah a reposé de manière radicale la question du témoignage, de ses images et de ses dires, tout en marquant l’émergence d’un discours de l’irreprésentable et de l’interdit de la représentation13. La Shoah, expérience à l’extrême de l’inhumain, signerait alors la faillite de la représentation. Pourtant, nombres de créateurs ont su affirmer par leur pratique que l’art ne devait pas se retirer, mais qu’il pourrait prendre la Shoah pour objet, justement parce qu’elle est irreprésentable14. L’œuvre d’art interviendrait alors comme le possible lieu de l’émergence de l’irreprésentable, dans l’acte même d’une réinvention de la représentation.
18Esther Shalev-Gerz fait ici le choix d’inscrire l’absence au cœur de la représentation en donnant à voir le silence des corps. Cette absence, c’est ici avant tout celle des mots qui ne sont pas encore advenus. De cette expérience de l’inhumanité concentrationnaire, les survivants conservent le souvenir d’une expérience indicible. Dans l’article « Témoigner : montrer l’irréparable », Jean-François Chiantaretto résume le sens de cet indicible :
L’indicible de l’extermination ne saurait être banalisé et réduit à l’impossibilité d’être le témoin de sa propre mort et d’en témoigner. L’extermination systématique s’accompagne d’une (tentative de) déshumanisation du sujet et de sa mort : c’est cette expérience-là, faite par ceux qui n’ont pas survécu, qui est indicible.15
Les images de corps muets traduisent une certaine part de cette réalité indicible. Le silence qui nous fait face emplit l’espace de son écart, transcendant le témoignage.
19De la confrontation des deux dispositifs filmiques présents dans l’espace d’exposition, naît un rapport négatif entre contenus des récits et silences filmés, un rapport qui laisse entrevoir cette impossible adéquation entre l’expérience passée et la possibilité d’une parole s’y rapportant. Si cette œuvre nous donne un aperçu de l’irreprésentable, c’est bien au sens où l’entend Jacques Rancière, en tant qu’il
exprime l’absence d’un rapport stable entre monstration et signification. Mais ce déréglage va dans le sens non d’un moins mais d’un plus de représentation : plus de possibilité de construire des équivalences, de rendre présent l’absent et de faire coïncider un réglage particulier du rapport entre sens et non-sens avec un réglage particulier du rapport entre présentation et retrait.16
20L’œuvre de Shalev-Gerz livre un témoignage qui se soustrait à l’ouïe et c’est dans le silence que la réflexion du spectateur peut alors se formuler. Cette posture artistique invite à repenser la possibilité du témoignage aujourd’hui, dans la lignée des œuvres identifiées par Dominique Baqué comme « stratégies du retrait, de l’invisibilité et du silence »17. Selon l’auteure, l’avènement de ce type de productions artistiques contemporaines prend comme point de départ la crise actuelle de la représentation, mais aussi l’esthétisation médiatique de la souffrance, et ces réalisations proposent des stratégies plastiques fondées sur un retrait de visibilité, « choisiss[ant] ainsi de donner à penser plus qu’à voir »18.
21La question de l’altérité de l’être et du rapport à l’autre est essentielle dans le travail d’Esther Shalev-Gerz, et nous pouvons l’envisager à partir de l’étude de ces moments de « temps morts ».
22Avant même le face à face, et avant que n’apparaisse un dialogue, ces représentations de paroles nous placent déjà face à un premier noyau originel d’altérité. Le récit de soi implique un rapport de soi à soi, entre le sujet dont la pensée construit un discours et sa parole effective. C’est ce que nous observons dans Derniers témoins ; sur le visage de ces derniers, l’intervalle se révèle entre une parole en train d’être pensée et une parole qui s’énonce. La mémoire émerge au cœur d’un processus qui se lit sur les visages, passant comme une ombre avant la verbalisation. Jacques Rancière évoque cette altérité propre au visage :
Dans son immédiateté même, le visage est toujours double : le regard réfléchit une vision, les pincements des lèvres retiennent une pensée. C’est à partir de ce noyau d’altérité premier que la circulation des images fait communauté par cercles élargis.19
23Ce mouvement dialectique de soi à soi peut en outre s’envisager comme conception d’un sujet parlant, oscillant entre deux formes de conscience de lui-même. Dans ces projections livrant l’image d’interviewés saisis dans un moment d’introspection, ceux-ci s’exposent, conscients d’être l’objet d’un portrait filmé, mais apparaissent également hors de cette conscience d’eux-mêmes, lorsqu’ils se recueillent, plongés dans l’infini des récits possibles qui inondent leur pensée.
24Dans White out, le dispositif construit une situation dans laquelle celle qui s’est exprimée postérieurement est filmée écoutant ses propres paroles. Dans l’écoute, l’énonciateur se montre déjà autre, dans la nécessité de s’écarter de lui-même, de prendre de la distance par rapport à ses paroles passées. À ce propos, Jacques Rancière écrit :
Ce rapport de soi à soi est le degré zéro du dispositif. […] Le rapport d’Åsa parlant à Åsa écoutant nous dit ceci : le deux est originel. Certains opposent à la circulation indifférente, égalitaire, des images l’arrêt sur le visage qui témoigne de l’irréductible altérité. Esther Shalev-Gerz, elle, fait bouger ce visage ; elle le met en situation d’interrogation, d’écart avec lui-même.20
Les deux projections recouvrent également la représentation de deux pans de l’identité d’Åsa, fondamentalement double. Coexistent au sein d’un même espace le souvenir d’une enfant saamie ayant grandi en Laponie et l’image de l’adulte citadine, dont la vision d’ensemble donne un aperçu de sa situation présente.
25Ainsi, l’inscription des moments de temps morts dans la représentation produit des intervalles dans lesquelles émerge et se devine l’altérité du sujet se racontant, dans une pensée qui traverse l’image, dans une attention portée à sa propre parole disjointe.
26Que le silence précède une parole, l’interrompe ou témoigne d’une écoute, il est toujours donné à voir dans les œuvres d’Esther Shalev-Gerz avec un contrepoint de parole, au sein d’un même espace d’exposition.
27Donner à voir du « temps mort » dans des vidéos fondées sur la représentation d’un don de parole, c’est enfin, peut-être, chercher à explorer la monstration d’un nouvel espace. Ce qui intéresse particulièrement l’artiste, c’est « l’intervalle, le laps de temps entre l’écoute et la parole ». Elle explique dans un entretien avec Marta Gili qu’elle « cherche à entrer dans l’espace qui s’ouvre entre l’écoute et la parole pour sortir de la logique du discours, c’est-à-dire pour accéder à un espace autre et le produire avec des techniques artistiques » ; c’est ainsi qu’elle « construi[t] des espaces qui isolent cet espace entre l’écoute et le dire »21.
28Autant l’artiste travaille cet espace entre parole et écoute lors du recueil de la parole de ses sujets et lors du montage vidéographique, autant elle le transpose aussi dans l’exposition. Au cœur de celle-ci, l’espace s’éprouve physiquement ; le dispositif de l’installation est généralement divisé en plusieurs espaces de représentation distincts et matériellement séparés par d’importants vides. Ces espaces sont aussi imaginaires, chacune des présentations de l’artiste inscrit le récit de soi dans un entre-deux, un « inter-dits » entre deux temporalités, entre deux territoires. Elle livre ainsi au spectateur un espace en creux dans lequel il peut s’immiscer, accompagnant la personne filmée jusque dans ce moment lors duquel le récit fait surface, imprégnant les silences de sa propre mémoire et de ses propres histoires. Esther Shalev-Gerz conçoit des espaces d’écoute privilégiés suscitant une posture active. Spectateurs, nous nous engageons dans un processus qui nous permet de créer dialogues et passerelles entre images et récits, entre passé et présent, inventant des chaînes d’histoires possibles.
29Pour l’artiste, « la place de spectateur est plus créative car, quelque part, on peut entrer dans cet espace de silence beaucoup plus facilement que dans l’espace des mots, celui d’après la décision »22. Elle explique que, pour elle, il est
très important de laisser la place pour le spectateur, qu’il reste encore des choses à décider. Je dis toujours que je ne termine pas l’œuvre, parce qu’il faut que quelqu’un puisse entrer et la continuer, compléter les choses. Pour ouvrir un espace émotionnel, ou imaginaire, encore plus grand que celui que j’ai construit en tant qu’artiste.23
Les représentations médiatiques actuelles d’une parole donnée imposent au sujet qui s’énonce l’urgence et la précipitation d’un témoignage qui se doit de faire une « bonne image ». Dans ces pièces, c’est bien le temps propre du discours sur soi qui dicte son rythme à l’œuvre. La parole se livre accompagnée de ses temps morts intrinsèques, révélant tout autant la conscience que l’abandon de soi-même. Contre-pied des représentations médiatiques logorrhéiques, ce type de posture artistique engage dans le silence le choix de la distanciation, voire d’une certaine pudeur, opposant à l’excès la possibilité d’un espace réflexif.
Notes de bas de page
1 Georges Gusdorf, La Parole, Paris, Presses Universitaires de France, 1952, p. 87.
2 Ibid., p. 89.
3 Esther Shalev-Gerz, White Out – Entre l’écoute et la parole, installation vidéo, projections vidéo couleur sonores, 4 x 40 min., photographies, Historiska Museet, Stockholm, Suède, 2002.
4 Esther Shalev-Gerz, « White Out – Entre l’écoute et la parole », in Esther Shalev-Gerz, cat. d’exposition, Paris, Jeu de Paume / Lyon, Fage éditions, 2010, p. 76.
5 Esther Shalev-Gerz, entretien avec l’auteure, réalisé le 15 décembre 2010.
6 Esther Shalev-Gerz, Entre l’écoute et la parole : Derniers Témoins. Auschwitz 1945- 2005, installation, lecteurs DVD individuels, tryptique vidéo couleur non sonore, 40 min., Hôtel de Ville, Paris, 2005.
7 Esther Shalev-Gerz, « Entre l’écoute et la parole : Derniers Témoins, Auschwitz 1945-2005 », in Esther Shalev-Gerz, op. cit., p. 90.
8 Shalev-Gerz, entretien avec l’auteure, loc. cit.
9 Claude Gintz, « Les mémoires croisées d’Auber... 99 », in Esther Shalev-Gerz. Les portraits des histoires, Aubervilliers, Aubervilliers, École nationale supérieure des beaux-arts / Les Laboratoires d’Aubervilliers / La ville d’Aubervilliers, 2000, p. 68.
10 Jacques Rancière, « Le travail de l’image », in Esther Shalev-Gerz, op. cit., p. 12.
11 Shalev-Gerz, « Entretien avec Marta Gili », in Esther Shalev-Gerz, op. cit., p. 40.
12 Bertrand Delanoë., « Éditorial », in Entre l’écoute et la parole : derniers témoins, Paris, Mairie de Paris, 2000, non paginé.
13 Nous invitons le lecteur à se référer à l’ouvrage de Theodor W. Adorno, Dialectique négative [1966], Paris, Payot, 1978.
14 Voir à ce sujet le catalogue d’exposition Le Temps des Ténèbres, Miklos Bokor – Zoran Music, peintures, Conseil Régional de Basse Normandie, Musée des Beaux arts de Caen, 18 mai-16 août 1995.
15 Jean-François Chiantaretto, « Témoigner : montrer l’irréparable. De Claude Lanzmann et Primo Lévi », in P. Ouellet, S. Harel, J. Lupien, A. Nouss (dir.), Identités narratives. Mémoire et perception, Laval, Québec, Presses de l’Université Laval, 2002, p. 176.
16 Rancière, Le Destin des images, Paris, La Fabrique, 2003, p. 152.
17 Dominique Baqué, Pour un nouvel art politique, De l’art contemporain au documentaire, Paris, Flammarion, 2004, p. 175.
18 Ibid., p. 188.
19 Rancière, « Le travail de l’image », p. 13.
20 Ibid., p. 12.
21 Shalev-Gerz, « Entretien avec Marta Gili », loc. cit., p. 40.
22 Shalev-Gerz, entretien avec l’auteure, loc. cit.
23 Ibid.
Auteur
Est docteure en Arts plastiques et maître de conférences à l’Université de Lorraine. Elle a soutenue en 2013 une thèse intitulée Des Portraits des Histoires. Ses recherches actuelles explorent les modalités de représentation d’une parole donnée à travers des processus d’enquête et la création d’espaces de parole/espaces d’écoute.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Albert Camus et les écritures du xxe siècle
Sylvie Brodziak, Christiane Chaulet Achour, Romuald-Blaise Fonkoua et al. (dir.)
2003
Madeleine de Scudéry : une femme de lettres au xviie siècle
Delphine Denis et Anne-Élisabeth Spica (dir.)
2002
Une Mosaïque d’enfants
L’enfant et l’adolescent dans le roman français (1876-1890)
Guillemette Tison
1998
Interactions entre le vivant et la marionnette
Des corps et des espaces
Françoise Heulot-Petit, Geneviève Jolly et Stanka Pavlova (dir.)
2019
Enfanter dans la France d’Ancien Régime
Laetitia Dion, Adeline Gargam, Nathalie Grande et al. (dir.)
2017