Compréhension, incompréhension : du malentendu à la provocation
p. 9-17
Texte intégral
Au recueillement qui est devenu pour une bourgeoisie dégénérée l’école du comportement asocial, s’oppose ici la distraction en tant que modalité du comportement social. Effectivement les manifestations dadaïstes produisirent une distraction très puissante en faisant de l’œuvre d’art un objet de scandale. Il s’agissait avant tout de satisfaire une exigence : provoquer l’outrage public. De spectacle attrayant pour l’œil ou de sonorité séduisante pour l’oreille, l’œuvre d’art, avec le dadaïsme, se fit projectile. Le récepteur en était frappé. L’œuvre acquit une qualité tactile1.
1Défier, mépriser la décence, telle serait la signification la plus générale du scandale. Mais la décence se dit au pluriel. Elle peut varier selon les contextes. En 1774, il est indécent de faire chanter un opéra en français – alors qu’on doit le chanter en italien ! – et de ne pas accompagner les récitatifs au clavecin, ce qu’a pourtant fait Christoph Willibald Gluck dans son Iphigénie en Aulide. Le succès de ces nouveautés, avantage des Modernes sur les Anciens, n’a pas empêché l’émergence d’une querelle au sujet de la francisation de l’opéra, et le public en est même venu aux mains, tant il était difficile de laisser passer une telle indécence. D’ailleurs la scission même entre les Anciens et les Modernes s’enracine dans le désir – indécent pour l’époque – d’écrire la poésie en langue vernaculaire et non plus en latin, puis d’enrichir le langage poétique des pratiques quotidiennes de ces langues. Il y a donc dans le scandale quelque chose de constitutif de la modernité artistique : les désirs « indécents » étaient par définition du côté des Modernes.
2L’ambiguïté de la « décence » saute aux yeux lorsqu’on analyse les scandales emblématiques de l’art moderne, ceux qui impliquaient Gustave Courbet, Édouard Manet ou les dadaïstes. Prenons l’exemple de Manet : l’on sait qu’à chaque fois qu’il décidait de sortir un tableau de l’intimité de son atelier, les émeutes éclataient dans les salles d’exposition. Alors qu’il ne cherchait que l’estime du public et une respectabilité, le public, lui, se sentait outragé. « Scandale ! », criait donc la foule en reconnaissant dans son Olympia Victorine Meurent, modèle et amante du peintre, dénudée et allongée sur un sofa, recevant un bouquet de fleurs. En effet, à cette époque on ne peignait guère de femmes nues, mais seulement des déesses, des nymphes et des grâces ! Un autre scandale se profile derrière ces réactions violentes du public – et de la presse qui s’en faisait écho –, celui de l’hypocrisie de la société bourgeoise qui, puisqu’elle refoulait la question de la sexualité, déformait profondément le sens de la représentation de la femme : objet du regard voluptueux, sous couvert des voiles mythologiques. C’est ce scandale – autre indécence – que le premier scandale venait révéler. Mais au fond, il y en a eu peut-être un troisième, révélateur et source des deux autres, celui de la peinture même de Manet, peinture qui refusait d’être lue, pour s’accomplir dans la pure visibilité. Ce qu’on appellera plus tard la « littéralité » moderniste subvertissait en effet la fonction idéologique de la peinture que l’académie a attelée à la symbolisation de l’ordre politique et du régime moral en place. L’analyse de ces scandales nécessite par conséquent d’étudier ces « orthodoxies du sens » qui, une fois déstabilisées, déclenchaient les scandales.
3Si le scandale est consubstantiel de l’art moderne, c’est, précisément, parce qu’il était un dispositif révélateur ; il dévoilait un tabou, dénonçait l’hypocrisie, moquait les symboles, interrogeait les valeurs dominantes, accusait l’oppression ou l’injustice. Bref, le scandale éclatait là où les œuvres pointaient quelque vérité gênante, et où se mettaient en place des mécanismes de défense pour empêcher que cela ne soit rendu visible ou audible par l’art. On criait alors au scandale. Les expressions indignées de l’opinion publique, relayées par la presse, n’étaient que des tentatives d’étouffement : couvrir de bruits les révélations et les dénonciations portées par l’art. C’est ce bruit même qui permettait de repérer les crises du sens, et constituait l’élément clé des dispositifs en question.
4En ce sens, l’art est encore scandaleux jusque dans les années 1970. La renommée de Hans Haacke, par exemple, artiste proche du milieu de l’art conceptuel, dont la réception était dans un premier temps difficile et limitée, doit beaucoup à un scandale dont il fut l’objet en 1971, lorsque son exposition, programmée pour le 30 avril au Guggenheim Museum à New York, fut annulée pour d’évidentes raisons politiques. Haacke devait y présenter une enquête sur les biens immobiliers possédés par la famille Shapolsky, vendus et revendus par leurs propriétaires à eux-mêmes, toujours avec du profit : Shapolsky and al Manhattan Real State Holding. Preuve s’il en est de l’efficacité de la fonction critique de l’art – du moins à cette époque encore – lorsqu’il s’attaque à des points fragiles du régime idéologique en place, cette intervention préventive de la censure dans un pays fier de ses libertés, et qui les agitait comme marque de sa supériorité au temps de la guerre froide, fut largement repris par la presse américaine, faisant en même temps un large écho à l’art conceptuel, dont la sédition n’a pas été tant politique que culturelle : briser le modèle embourgeoisé de l’art comme fétiche esthético-marchand. Une autre indécence.
5Pour toute une série de raisons, cette vision idéalisée et massive du scandale fut mise à mal à la fin du XXe siècle. Les ambiguïtés qui ont fondé la constitution historique de son concept en ont sapé le statut, voire la fonction artistique. Trop dépendantes des logiques de la communication et du marketing, les fondations du concept de scandale artistique se sont avérées fragiles. La récupération, voire la manipulation par les mass-media, en déplacent trop facilement et trop souvent les enjeux. Même la presse spécialisée manque d’outils pour entrer dans les subtilités des approches proposées par les artistes, n’étant finalement capable de réagir qu’à des provocations brutales et ciblées sur les intérêts « grand public », tandis que bon nombre d’artistes ne semblent plus chercher la reconnaissance à travers les scandales, s’intéressant davantage aux dispositifs herméneutiques susceptibles de mettre au jour des scandales larvés qui n’engagent pas le domaine d’une politique spectaculaire, mais plutôt la position de l’art même : ses valeurs mal comprises par le public, ses procédés fantasmés par la critique d’art, ses œuvres détournées par le marché et ses institutions, etc. Et lorsque les artistes attaquent directement divers aspects de la vie sociale et des pratiques politiques, comme c’est le cas, par exemple d’Ernest T., du collectif Taroop & Glabel, de Létaris, etc., et ce pour troubler, par le rire et la dérision, des certitudes niaises, excluant toute réflexivité, ils restent en général totalement ignorés par la presse, afin que les scandales qu’ils pointent n’aient aucun retentissement, c’est-à-dire afin que le scandaleux ne donne pas lieu au scandale, et que l’art reste par conséquent « politiquement correct ».
6C’est ce sentiment, voire une conscience du fait qu’il faut réinterroger le mythe du scandale comme fondateur de la modernité artistique, sentiment qu’il faut en déconstruire le concept et en renouveler les approches théoriques pour en cerner le sens et les enjeux, qui a incité la mise en place d’un séminaire qui s’est tenu entre 2008 et 2012 à l’université Rennes 2 sous l’intitulé « Compréhension, incompréhension : du malentendu à la provocation ». Organisé par l’Équipe d’accueil « Arts : pratiques et poétiques » (EA 3208) sur une proposition de Leszek Brogowski, il a donné lieu à un travail collectif qui est à l’origine de la présente publication. En examinant les pratiques aussi diverses que la musique, le théâtre, la peinture, la littérature, le cinéma, la photographie ou le numérique, les travaux du séminaire se proposaient donc d’envisager le scandale en tant qu’événement et avènement du sens, comme une aventure inhérente au processus de l’interprétation, et comme le déplacement de la lecture de l’œuvre d’une expérience intime vers l’espace public. Le terme de scandale n’apparaissait pas dans le titre du séminaire, comme si son absence anticipait sur les conclusions de ses travaux, à savoir la nécessité de repenser à notre époque sa notion même, d’en prendre en compte les ambiguïtés, les latences, les récupérations, les mises en scène, etc.
7 L’objectif des recherches engagées dans ce cadre, sa question directrice, était de savoir comment un événement artistique entraîne un basculement de l’incompréhension à la provocation ou d’un malentendu au scandale. Une incompréhension en tant que telle n’est pas un scandale ; c’est au contraire une situation courante, inéluctable, propre au travail même de l’interprétation. L’incompréhension est un leurre du sens. Elle peut entraîner une crise, certes, mais pourquoi, au sein de l’expérience artistique, du moins à certaines périodes, cette crise prenait autant de poids ? L’art a-t-il – avait-il – une fonction capitale dans la construction sociale du sens ?
8L’attention portée aux pratiques actuelles de l’art – au devenir artistique – a conduit inévitablement à des mises au point historiques. Les scandales fondateurs de l’art moderne doivent être nettement distingués, en premier lieu, des provocations comme effet de mode, c’est-à-dire d’une forme d’académisme du scandale dont les milieux liés à l’art sont très friands. En second lieu, il faut également discerner les scandales comme événements / avènement du sens de ceux qui, à l’époque des mass-media, ne produisent que de la « communication », sans que rien ne se révèle. En art comme ailleurs, le scandale est devenu une stratégie du marketing. C’est désormais la presse à grand tirage qui désigne les artistes pratiquant la subversion, et ce sur le mode des faits divers. Elle aussi qui, en 2008, pour ne prendre que cet exemple, annonçait le scandale de l’exposition de Jeff Koons au château de Versailles ; elle encore qui, dans la foulée avançait le chiffre, d’ailleurs très largement exagéré, de 500 000 visiteurs pour cette exposition. Opération publicitaire, ce « scandale » a même réussi à occulter le fait que l’esthétique du château, elle-même kitch à souhait, s’accommodait si bien avec les produits de l’entreprise Jeff Koons ; « entreprise », car désormais l’artiste n’est plus nécessairement formé par l’art mais par le Wall Street (ce qui est en effet le cas de Koons), et l’art est passé du côté de l’industrie culturelle, où le mot « indécence » n’existe pas. Ainsi semble s’achever une époque dans l’art moderne, et cette clôture appelle un bilan qui passe par le démontage d’une vision paradoxalement cynique et idéaliste du scandale.
9On observera également que la seconde moitié du XIXe siècle connaissait des scandales politiques aussi retentissants que ceux qu’a connus l’art moderne ; parmi eux, le scandale de Panama (1889-1893) fut le plus célèbre. Aujourd’hui, les scandales politiques occupent toujours – incessamment – le devant de la scène, tandis que l’art, lui, n’est plus source de vrais scandales à retentissement, sinon locaux, dérisoires ou publicitaires. Faut-il mettre en relation les deux dimensions du scandale, artistique et politique, et voir dans ces évolutions le déplacement de la fonction de l’art ou le changement de son concept ? En effet, à travers les scandales de l’art moderne, on s’apercevait que, par delà le sens des œuvres mêmes, l’art alimentait secrètement un autre registre du sens, lié à la symbolisation de l’ordre social. L’incompréhension ou les malentendus suscités par les œuvres menaçaient d’écroulement les hiérarchies de valeurs, de ce qu’on appelle l’« ordre établi ». Désormais, la société semble avoir définitivement abandonné l’idée de l’art comme un langage universel, c’est-à-dire l’idée de l’art dont les travaux renouvellent et dynamisent les sens, et déstabilisent – délibérément ou par ricochet – l’intemporalité des symboles, revendiquée par les détenteurs de l’idéologie dominante. Pour ne plus craindre des troubles symboliques, éventuellement causés par des œuvres ou par des comportements d’artistes, imprévisibles et incontrôlables, nos sociétés ont confié à l’industrie culturelle le soin de mettre la main sur les symboles et d’en distiller cyniquement les troubles.
10Dans ce nouveau contexte, l’ambiguïté, trait caractéristique des scandales originels de l’art moderne, a atteint un tel degré qu’une clarification s’est imposée d’elle-même : telle fut l’objectif que se sont fixés les participants de ce séminaire. La crédibilité de la presse pour porter certaines expressions spontanées des sentiments populaires étant définitivement compromise, le scandale s’est réfugié dans des formes moins spectaculaires et plus attentives au travail du sens. Les artistes ont abandonné les postures révolutionnaires, où la provocation était pensée comme instruments des utopies sociales, comme une secousse qui doit ouvrir les yeux du public, pour davantage interroger à travers leurs dispositifs des crises latentes du sens qui sapent la culture. Il s’agissait donc dans ce séminaire d’étudier diverses situations artistiques concrètes, contribuant notamment au mouvement actuel de l’art (œuvres, spectacles, concerts, mais aussi manifestes, modes de vie et de comportements, controverses juridiques, inspirations scientifiques, etc.), comme catalyseurs ou révélateurs des crises du sens politique, sans qu’une publicité soit faite dans la presse à ces crises et à leur révélation, sans effervescences médiatiques, et même parfois sans le moindre écho dans les mass-media. Ainsi est-il apparu, par exemple, que « ne rien faire », là où le mythe de l’artiste repère une création inspirée, est une posture critique choisie par bon nombre d’artistes, à commencer par Marcel Duchamp, qui y voient une attitude non pas tant scandaleuse, mais susceptible de faire scandale dans le contexte de la société productiviste de nos jours (Pascale Borrel). Une telle démarche fut adoptée pour éclairer le processus de la compréhension à l’œuvre dans l’art, et les enjeux politiques et culturels qui se manifestent dans des moments de crise suscités par l’incompréhension qui en est une partie inaliénable.
11La bibliographie récente portant sur les scandales dans l’art n’est pas particulièrement abondante. Parmi les publications qui ont pu alimenter notre travail, commencé en 2008, on peut mentionner trois ouvrages :
- Dossier Le scandale dans le n° 2 de la revue Conférence, printemps
1996 ; - Dominique Massonnaud, Courbet scandale. Mythes de la rupture et Modernité, Paris, L’Harmattan, coll. « Ouverture philosophique », 2003 ;
- Pierre Cabanne, Le Scandale dans l’art, Paris, Différence, coll. « Matière d’images », 2007.
Ce dernier ouvrage est d’ailleurs devenu une sorte de testament. La première de ces publications mérite d’être retenue, à la fois pour la diversité des approches proposées et pour l’attention portées aux pratiques concrètes de l’art ; la deuxième pour la densité des enjeux que la catégorie de scandale recouvre, pour – trop souvent – les étouffer ; la troisième, enfin, pour la distinction théorique qu’elle a introduite entre les scandales internes à l’art (concernant les techniques, les styles, les pratiques) et les scandales externes (qui provoquent des retentissements sociaux ou politiques).
12Aucune organisation des textes du présent volume ne pourrait refléter la vitalité et la complexité des débats qui en ont précédé la composition. Afin de rendre compte à la fois de la diversité des cas de figure que recouvre le « scandale » dans l’art, et de sa nature ambiguë, tantôt stratégique, discrète mais efficace, et tantôt spectaculaire, provocatrice voire outrancière, nous avons choisi, dans un premier temps, de les regrouper en deux parties, mais qui correspondent à des catégories différentes de celles qu’a proposées Pierre Cabanne : d’une part, les scandales larvés, latents, ceux qui subvertissent discrètement l’ordre établi, des « loups déguisés en brebis », selon l’expression d’Ed Ruscha, pionnier du livre d’artiste, analysé ci-dessous par Jérôme Dupeyrat, et, d’autre part, les provocations ouvertes, assumées, parfois en surenchère, comme – étudié ci-dessous par Bruno Élisabeth – les « films-provocations » de Maurice Lemaître, le lettriste songeant « à une œuvre à provocation simple inversée quand les spectateurs à court de projectiles cessent de répondre, et [la projections] se clôture sur une provocation polyvalente ». Une telle structuration nous a paru mieux correspondre à la réalité des objets examinés et à la complexité de la problématique. Mais nous y avons finalement ajouté deux autres catégories structurantes, qui s’en distinguent nettement, d’une part, les périphéries des scandales – qui n’en sont plus –, où résonne certes l’écho de cette tradition artistique de la provocation, mais où celle-ci est rationalisée, cadrée, voire considérée de manière utilitaires, et, d’autre part, où le scandale, à force d’entrer dans la surenchère spectaculaire, est devenu lui-même scandaleux pour avoir dépassé des limites, y compris de la décence, pour avoir soutenu des positions insoutenables : alors le scandale échappe certes à ses acteurs, comme cela arrivait souvent par le passé, non pas pour mettre en danger l’ordre établi, mais, au contraire, pour soutenir des positions incompatibles avec les valeurs critiques de l’art. Il fallait le dire.
13Il en résulte donc quatre parties. Dans la première, « Discrétion/ Subversion », après le « portrait de l’artiste en vacance », où Pascale Borrel étudie la portée poétique et critique des diverses et paradoxales postures du « non-faire » dans l’art, on lira une méditation de Séverine Cauchy sur le « temps mort », dont l’objet sont les vidéos que Mohamed Bourouissa fait tourner pour lui, clandestinement, par un prisonnier, doté pour cela, illégalement, d’un téléphone portable. Ophélie Naessens, elle, étudie les silences dans l’œuvre d’Esther Shalev-Gerz, artiste qui, à travers la captation de la parole des survivants d’Auschwitz-Birkenau, attire dans ses travaux l’attention sur la puissante expression, précisément, des silences qui séparent les mots et les phrases : les « inter-dits ». Joseph Delaplace se penche sur l’œuvre d’Arnold Schönberg, et avance l’hypothèse selon laquelle le scandale par lequel l’artiste est identifié, à savoir l’avènement d’une musique atonale, suivi de l’invention du dodécaphonisme, a finalement étouffé la force subversive de son œuvre, notamment de l’opéra Moïse et Aaron et de la cantate Un survivant de Varsovie, que l’auteur de l’article réécoute et relie, comme un dialogue, à la philosophie qui voulait « mettre le feu aux poudres », à savoir celle de Walter Benjamin. Pierre Braun examine ici deux cas exemplaires de nouvelles formes que prend de nos jours la censure. L’une, commerciale, par effet dévastateur de la loi du grand nombre, a châtré l’œuvre de Christophe Bruno qui, lui, interroge sur le web « le capital sémantique généralisé », c’est-à-dire les services commerciaux et publicitaires de mots-clés de Google, l’autre, institutionnelle, s’est abattue sur l’œuvre de Nicolas Frespech, du fait de son caractère évolutif et incontrôlable, difficile à porter par l’institution qui a pourtant acquis l’œuvre en question. Sandrine Ferret, enfin, à travers une lecture des photographies de Natacha Lesueur et de Nicole Tran Ba Vang, réfléchit – l’anthropologie de Claude Lévi-Strauss à l’appui – sur les ornementations excessives qui se posent sur les corps d’hommes, et surtout de femmes, dans l’imaginaire fabriqué par la haute couture ; les images fabriquées par ces deux artistes, malgré leurs limites politiques, apparaissent comme un facteur qui contribue à contester la frontière qui sépare les genres, et ce en « déréalisant » les corps : le décor devient alors un (dé) corps.
14La deuxième partie, « Provocations/Malentendus », s’ouvre par une étude, signée par Simon Daniélou, de trois films qui confrontent la fiction cinématographique aux images d’archive, notamment pour mettre en cause les versions officielles de divers événements historiques, et pour en reconsidérer le sens et la réalité : l’assassinat du président sud-coréen en 1979, les activités des mouvements révolutionnaires dans le Japon du tournant des années 1960 et 1970, et enfin les exactions commises en 2006 par des soldats américains en Irak. Bruno Elisabeth, lui, s’intéresse à la provocation que constituait l’introduction du hasard dans le processus créateur de plusieurs films expérimentaux. Dans un essai consacré à l’unique opéra de György Ligeti, Le Grand Macabre, Joseph Delaplace démontre que l’obscène, qu’on a souvent prêté à cette composition, ne réside pas tant dans divers détails de son contenu que dans l’intrusion de la véritable esthétique d’une grossièreté – même si elle est inventive, cultivée et « harmonieuse » – dans l’esthétique classique et « léchée » de l’opéra ; la culture musicale et la finesse de Ligeti sont telles que le kaléidoscope musical qu’il propose au sein de sa partition excède largement le simple « effet » de collage, pour explorer des registres du sens musical, à fonds multiples, qui interrogent de facto, en le bousculant, tout ce que le genre opéra a pu laisser se sédimenter en lui. Cette partie s’achève par l’étude de Sandrine Ferret sur la représentation du sexe féminin, notamment à travers la photographie pornographique au XIXe siècle, afin de montrer, avec nuance et justesse, comment les artistes femmes proches du féminisme, comme Valie Export, « ont pris en charge [dans les années 1970] le regard porté sur cette obscénité, tant le leur (la façon de montrer son sexe) que celui du spectateur (la mise en situation visuelle des images) », et ce afin de « répondre aux images obscènes où leur corps est humilié » et « de désamorcer l’obsessionnelle récurrence des images pornographiques ».
15La troisième partie, « Les périphéries du scandale », apporte la lumière sur les phénomènes où la tradition des scandales dans l’art se trouve rationalisée dans trois perspectives différentes : comme une modalité des nouvelles manières de produire les œuvres, comme une façon de produire des connaissances sociologiques et comme un espace de droit, acquis dans les sociétés hautement judiciarisées. L’objectif de l’article de Frédéric Dufeu et Julien Rabin consiste ainsi à « interroger la coexistence, dans l’acte de création, de ruptures provoquées par la technologie [numérique] et de continuités résistant à la nouveauté de cet ensemble de possibilités ». En effet, écrivent les auteurs, « la provocation des pratiques musicales par le numérique agit également comme autant de moyens d’en engendrer de nouvelles ». La contribution de Romain Louvel est ici de nature davantage méthodologique qu’esthétique. Il s’appuie sur la découverte faite dans les années 1950 par le sociologue Harold Garfinkel de la « provocation expérimentale » (breatching), qui est devenue une démarche (certes non principale) de l’ethnométhodologie. Garfinkel observe que, lorsque ce qui va – ou doit aller de soi – dans un contexte social donné se trouve troublé, mis à mal ou provisoirement annulé, lorsque les repères sont perdus, remonte alors à la surface l’arrière-plan idéologique. Finalement les artistes n’ont pas été de mauvais sociologues, suggère-t-il ! Mais l’auteur est conscient du fait que lorsqu’on applique à l’art ces catégories, comme il le fait pour plusieurs pratiques artistiques récentes, par exemple au collectif québécois ATSA, apparaît le risque de les ramener à la production de connaissances sociologiques, au détriment de leur spécificité proprement artistique. Gaël Hénaff, enfin, moult exemples à l’appui, analyse la situation juridique des provocations et s’intéresse à l’évolution de la jurisprudence en matière des provocations et scandales dans le contexte de la société des mass media ; une tendance, fort intéressante, se dessine clairement selon l’auteur, qui rattache de plus en plus le droit à l’humour dans l’art et dans l’image, dans la caricature, la satire ou la parodie, à la loi fondamentale, au lieu de le justifier, comme cela se passait auparavant, aux règles – esthétiques – des genres tels que pastiche, pamphlet, caricatures, etc.
16La quatrième partie enfin, « Vers une histoire des errements artistiques », propose un changement de perspective sur le scandale dans l’art. Exotique et attrayant comme un fruit défendu, le scandale dans l’art fut quelque peu idéalisé, voire apprivoisé par l’histoire de l’art ; dans certains cas, malgré les années écoulées, il était difficile d’adopter une attitude objective pour en étudier la réalité, tant la vigueur subversive était encore à l’œuvre. Mais plusieurs participants du séminaire se sont confrontés à des scandales qui n’étaient plus « un gage de subversion » (Yohann Trichet) ou qui, face aux limites franchies par les provocations artistiques, ont dû formuler leurs interrogations d’une nouvelle manière, c’est-à-dire se demander où est le scandale : « dans le “faire”, le “faire voir”, le “voir” ou le “vouloir voir” ? » (Christiane Page). Il était toujours, certes, propre aux scandales, qu’ils échappaient à ceux qui les provoquaient, et pourtant, ils étaient considérés comme consubstantiels de l’art moderne : comme sa stratégie efficace, soit-elle discrète, pour mettre à mal les ordres établis, indissociablement esthétique ou politique dans la plupart des cas. Mais il est apparu dans les débats, lors de ce séminaire, qu’il est temps, peut-être, de commencer à écrire une histoire complémentaire des scandales, et, à la manière des historiens des sciences qui ont depuis peu ouvert un nouveau champ de recherche sur l’erreur scientifique, s’intéresser aux scandales qui arrivent par des errements artistiques, lorsque les artistes s’engagent auprès des idées ou des ordres idéologiques intenables, voire insoutenables, parfois sans en maîtriser entièrement le sens. Cette autre histoire des scandales serait donc une tentative de rationaliser l’idée de la décence dans son versant éthique et politique : il y a des choses qu’on ne fait pas, c’est-à-dire qu’on ne doit pas faire, mais avec lesquelles pourtant la société s’accommode sans coup férir. Trois contributions de cette partie s’inscrivent dans cet ordre d’idées. À l’époque ou bon nombre d’artistes répondent aux sollicitations des sciences et technologies (le numérique, les biotechnologies, etc.) en pensant donner ainsi les gages à une société qui, de l’expertise scientifique a fait sa référence absolue, Leszek Brogowski rappelle que la rencontre irréfléchie – ou pas assez réfléchie – de l’art et de la science, peut également produire des monstres ; l’un d’entre eux, la photographie composite, reposant sur la même idée que celle qui aboutit au « délit de facies », est l’objet de son essai, consacré à l’héritage, difficile à interpréter car inséparablement artistique et scientifique, de Francis Galton, inventeur de la théorie eugéniste. Yohann Trichet étudie le phénomène social des plastinats, technique de conservation des corps qui en permet des expositions anatomiques inouïes, inventée par Gunther von Hagens, qui a en organisé la diffusion à l’échelle mondiale ; évoquant des « risques anthropologiques », des inquiétudes soulevées par la psychanalyse relatives à « la confusion entre droit et désir » ou encore à la « mélancolisation » du sujet postmoderne, l’auteur tâche de répondre à la question de savoir de quoi la popularité de ces expositions de plastinats est le symptôme. La contribution de Christiane Page, enfin, pose la question de la limite, avec laquelle l’art récent, et le théâtre en particulier, joue dangereusement, en la dépassant à la recherche de l’effet spectaculaire. L’auteur réfléchit sur des expériences de l’art où « le corps est atteint dans son intégrité » : il serait difficile de contester qu’une limite est alors franchie, mais il faut se demander quels en sont les enjeux éthiques.
Notes de bas de page
1 Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée [1939], in Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 308-309.
Auteurs
Est professeur d’esthétique à l’Université Rennes 2 (EA 3208), dont il est aujourd’hui vice-président en charge de la recherche. Fondateur des Éditions Incertain Sens (2000) et du Cabinet du livre d’artiste (2006), il assure depuis 2013 la présidence de l’agrégation d’Arts plastiques.
Est enseignant-chercheur à l’Université Rennes 2 (EA 3208), dont il dirige actuellement le département de musique et musicologie. Agrégé de musique, habilité à dirigé des recherches, il enseigne l’analyse et l’esthétique de la musique des XXe et XXIe siècles. Il a écrit une trentaine d’articles, dirigé la publication de plusieurs ouvrages collectifs et est l’auteur de György Ligeti. Un essai d’analyse et d’esthétique musicales, publié aux Presses Universitaires de Rennes.
Est maître de conférences en arts plastiques à l’Université Rennes 2, spécialiste des technologies numériques. Il est cofondateur de l’axe de recherche L’œuvre et l’imaginaire à l’ère du numérique de l’Équipe Arts : pratiques et poétiques (EA 3208) et cofondateur de la Spécialité Recherche Arts et Technologies Numériques (ATN) du Master Arts.
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