La représentation de Louise Bourgeois dans une traduction anglaise du XVIIe siècle : histoire de l’obstétrique‚ traduction et genre
p. 127-137
Texte intégral
1Le texte qui suit1 s’appuie sur un travail effectué depuis sept ans‚ en collaboration avec l’historienne Alison Klairmont Lingo‚ sur la première traduction anglaise complète de l’œuvre magistrale de Louise Bourgeois‚ Observations diverses sur la stérilité, perte de fruict, fœcondité, accouchements et maladies des femmes et enfants nouveaux naiz (première édition‚ Paris‚ 1609)2. Au début de ce travail‚ j’ai consulté la seule « traduction » anglaise disponible à l’époque‚ à savoir des extraits parus dans The Compleat Midwifes Practice (La Pratique complète de la sage-femme‚ première édition‚ Londres‚ 1656). C’est avec une grande surprise que j’ai constaté que les extraits des Observations diverses de Bourgeois qui se trouvent dans The Compleat Midwifes Practice ne constituent aucunement une traduction dans le sens moderne du terme. Il est fascinant d’observer à quel point les ajouts‚ les modifications et les coupures opérés par ces auteurs restés anonymes défigurent la pensée‚ l’éthique médicale et la portée de la démarche de Louise Bourgeois. De plus‚ The Compleat Midwifes Practice contient en frontispice un soi-disant portrait de Bourgeois qui n’a rien à voir avec celui figurant dans les éditions françaises : dans la préface‚ les auteurs anonymes prétendent être « obligés » envers Bourgeois‚ sans préciser davantage.
2C’est ainsi que je me propose ici de me concentrer plus spécifiquement sur la façon dont le processus de traduction‚ tel qu’il est pratiqué par les auteurs de The Compleat Midwifes Practice‚ accentue l’empreinte du genre‚ dans la mesure où la traduction anglaise de 1656 envisage les rôles de la parturiente‚ de la sage-femme et du médecin d’une manière complètement différente de celle que l’on retrouve chez Bourgeois. Je discuterai également de la manière dont The Compleat Midwifes Practice traduit Jacques Guillemeau. Mon analyse de la traduction anglaise de 1656 des Observations diverses vise à mettre en relief la façon dont la diffusion de la science obstétricale par la traduction s’est faite aux dépens de la reconnaissance du rôle des sages-femmes‚ en contribuant ainsi d’une certaine manière au maintien d’un ordre patriarcal ou‚ en tout cas‚ si l’on veut éviter ce genre de formulation un peu péremptoire‚ au maintien d’une certaine forme de division sexuée du travail‚ dans le domaine de l’obstétrique‚ division qui s’avère marquée par une forte dissymétrie‚ en termes d’autorité‚ entre hommes et femmes.
La déformation des Observations diverses de Louise Bourgeois par les auteurs de The Compleat Midwifes Practice
3Selon l’historien anglais Adrian Wilson‚ avant 1660‚ « presqu’aucun traité original sur l’obstétrique n’a été publié en Angleterre ; en revanche‚ on disposait des traductions des auteurs étrangers distingués‚ surtout des auteurs français »3. The Compleat Midwifes Practice (désormais désigné comme la CMP) se situe dans cette lignée d’auteurs étrangers distingués‚ car l’on désigne souvent Jakob Rueff‚ Louise Bourgeois et Jacques Guillemeau comme ses sources. Elaine Hobby‚ spécialiste de l’histoire de l’obstétrique en Angleterre au XVIIe siècle et éditrice du The Midwives Book de Jane Sharp (1671)‚ note que les auteurs de la CMP « jonglent » entre « Rueff et Guillemeau‚ en y ajoutant une traduction de la sage-femme française Louise Bourgeois ». Hobby décrit la CMP comme un « fatras » ‚ ce qui‚ joint au verbe « jongler » ‚ caractérise en effet la manière dont la CMP utilise ses sources4. Caroline Bicks‚ autre spécialiste de l’histoire de l’obstétrique en Angleterre au XVIIe siècle‚ a bien remarqué que le texte original de l’Instruction à ma fille de Bourgeois a été considérablement abrégé dans la version anglaise de la CMP‚ sans aller plus loin5. Personne‚ en effet‚ ne semble chercher à voir à quel point la CMP modifie ses sources. Il s’agit donc à la fois de revenir sur les sources françaises de la CMP pour en informer les historiens de l’obstétrique en Angleterre‚ et de mettre en lumière‚ pour les historiens de l’obstétrique en France‚ la manière dont les textes de Bourgeois et de Guillemeau ont été transformés outre-Manche‚ dans la CMP.
4Par exemple‚ dans un article qui examine le contexte des auteurs masculins que Jane Sharp aurait lus‚ Hobby cite la CMP comme reflétant typiquement le point de vue de ces auteurs masculins‚ selon lequel l’ignorance des sages-femmes ferait d’elles les « responsable[s] des complications qui se produisent pendant l’accouchement »6. Dans une note en bas de page‚ le lecteur se trouve renvoyé à la page 140 de l’édition de 1656 de la CMP. La phrase de la CMP qui aurait intéressé Hobby est‚ je crois‚ celle-ci :
by reason of the Midwifes [sic], who putting up their hands into the womb, teare downe they know not what, which is often times apart of the Matrix, to the bottom of which the secundines adhere, drawing down part of the womb, which they take to be the secondines, which is often times brought also to a worse condition, when the unskilfull women force her to the remedies, for bringing down the secondines, as holding baysalt in her hand, streining to vomit, and the like.7
5Or‚ il me semble que ce passage de la CMP soit en réalité une modification d’un extrait des Observations diverses au chapitre 34‚ qui discute des « cheutes ou relaxations de la matrice » :
à d’autres [femmes‚ cela arrive parce] que des sages femmes incapables de leur charge‚ deliurant vne femme‚ portent la main dans le corps‚ & tirêt indiscretement ce qu’elles rencontrent‚ qui est souuent vne partie de la matrice‚ au fond de laquelle l’arriere faix est encores adherant‚ tirant tant que leur prise leur permet‚ & pensant tenir partie de l’arriere-faix : voyât que les femmes crient‚ quittent et viennent aux remedes ordinaires‚ comme de faire tenir du gros sel‚ ou prouuoquer des enuies de vomir‚ & cependât relaxtion est faicte par leur ignorance : i’ay horreur des pauures femmes que i’en voy trauaillées‚ lesquelles n’ont le moyen de garder le repos‚ pour se faire penser [sic]‚ que si elles ne trauaillent‚ ne peuuent viure‚ & demeurent ainsi lâguissantes le reste de leurs iours.8
6Bourgeois et la CMP blâment dès lors les sages-femmes ignorantes‚ mais cela ne veut pas dire que Hobby ait tort de citer la CMP comme un texte adoptant le point de vue typique des hommes de l’époque qui publiaient des traités d’obstétrique. Bien au contraire : la CMP modifie et coupe le texte de Bourgeois de telle façon qu’effectivement‚ ce passage ressemble bien à un traité d’obstétrique qui aurait été écrit par un médecin anglais du XVIIe siècle. En effet‚ si Bourgeois conclut en faisant preuve de pitié et de sympathie pour les femmes qui souffrent d’une descente de la matrice‚ surtout pour celles que la pauvreté oblige à travailler pour gagner leur vie‚ de telles remarques sont absentes de la CMP.
7Passons maintenant à la page de titre de la CMP‚ où l’on voit déjà une allusion à Louise Bourgeois :
La Compleat Midwifes Practice‚ d’un intérêt des plus importants et élevés en ce qui concerne la naissance chez les êtres humains. Contenant des règles parfaites pour les sages-femmes et les infirmières‚ tout autant que pour les femmes qui conçoivent‚ portent et allaitent leurs enfants : tirée de l’expérience non seulement de nos praticiens anglais mais aussi des plus accomplis et des plus grands en France‚ en Espagne‚ en Italie et dans d’autres nations. Un travail si clair que même les moins capables pourront aisément atteindre la connaissance de l’art en son entier. Avec des instructions de la sage-femme de la Reine de France (transmises à sa fille peu de temps avant sa mort) en ce qui concerne la pratique de l’art susmentionné. Publié avec l’approbation et la bonne appréciation de divers professeurs parmi les plus savants dans le domaine de l’obstétrique‚ à Londres et ailleurs.9
8Dès le début‚ la CMP se destine aux femmes‚ leur donnant des « règles parfaites » que même « les plus faibles d’esprit » pourront comprendre. Il n’est pas évident de déterminer quels pourraient être ces praticiens italiens ou espagnols évoqués ici‚ mais‚ en tout cas‚ le seul praticien étranger identifiable n’est autre que Louise Bourgeois‚ la sage-femme – sans nom – de la Reine de France. Sur cette page de titre‚ les auteurs soulignent encore l’importance de l’expérience‚ de la pratique‚ qu’il s’agisse de la leur ou de celle des autres. L’idée que Bourgeois ait partagé ses « instructions » avec sa fille sur son lit de mort est séduisante‚ puisqu’elle crée un tableau dramatique‚ mais elle est fausse. L’Instruction à ma fille a été publiée pour la première fois en 1617‚ dix-neuf ans avant la mort de Bourgeois (1636). D’un côté‚ donc‚ la CMP valorise l’expérience prestigieuse de Bourgeois en tant que sage-femme de la Reine‚ mais‚ de l’autre‚ la CMP fait de sa fille la seule destinataire de ses connaissances‚ escamotant ainsi le fait que son livre a été réédité à trois reprises‚ de son vivant‚ et que Bourgeois a été une femme lettrée‚ dotée d’un certain savoir livresque aussi bien qu’une sage-femme expérimentée.
9Dans la préface‚ les quatre auteurs anonymes de la CMP proclament que « the chief occasion of this book, is to make it a great exemplary, and Schoole, where medicine married to the Midwives industrie, may teach every one the admirable effects of the Divinity of this art of Midwifery »10. En réalité‚ il s’agit d’une traduction partielle d’une phrase que l’on retrouve dans la préface de Louise Bourgeois à ses lectrices et lecteurs : « La naissance donc de ce liure eschantillon de ma practique‚ est vne escole ou la Medecine mariee à l’industrie de la sage femme apprend à vn chacun les admirables effects de sa diuinité »11. Dans la CMP‚ il n’y a aucune indication que cette phrase vienne de Bourgeois et il est intéressant de remarquer que la métaphore originale de la naissance ainsi que la référence à l’expérience pratique disparaissent dans la traduction. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de la façon dont la CMP escamote sa dette envers Bourgeois. En effet‚ les auteurs substituent leur expérience à la sienne :
Nous n’aurions pas dû non plus étaler notre réputation et nos expériences si ce n’est pour corriger les fréquentes erreurs de la plupart des sages-femmes‚ qui s’en tenant à la façon commune d’accoucher les femmes‚ négligent toutes les règles saines et profitables de l’art‚ qui pourraient leur importer lorsqu’elles sont confrontées à certaines maladies occultes des femmes…12
10La référence aux « règles de l’Art » fait ici écho à la page de titre‚ avec ses « règles parfaites » ‚ mais contredit ce qu’en dit Bourgeois à quatre reprises : « il n’y a reigle si estroitte où il ne se trouue de l’exception »13. Bourgeois ne s’en prend jamais aux sages-femmes en général – même si elle réprimande les sages-femmes malhabiles‚ en abordant des problèmes médicaux spécifiques ; en revanche‚ en parlant de son livre‚ elle « … desire que tous ceux qui s’en seruiront puissent dire Dans vn iardin d’vn art sans art eslabouré, i’ay recouuert la fleur precieuse de ma santé »14. Alors que la CMP présente en général les sages-femmes comme ignorantes et malhabiles et le corps féminin comme « occulte » ou plein de secrets cachés‚ la préface de Bourgeois met en valeur le savoir d’une sage-femme expérimentée dont le souci principal est en effet la santé féminine.
11J’ai comparé la CMP et les Observations diverses de Bourgeois‚ chapitre par chapitre‚ et j’ai trouvé que 47 chapitres de la CMP correspondent à un chapitre ou à un passage des Observations diverses. Autrement dit‚ la CMP ne « traduit » que 56 % du premier volume des Observations‚ 22 % du deuxième volume‚ et rien du troisième. Les chapitres tirés des Observations et reproduits dans la CMP ne paraissent pas toujours dans le même ordre que dans le texte original. Les auteurs de la CMP connaissaient donc bien les Observations mais n’ont pas jugé bon de tout traduire. Qu’ont-ils donc rejeté ? Du premier volume‚ en particulier‚ ils n’ont pas gardé le chapitre où Bourgeois propose que les sages-femmes assistent aux leçons d’anatomie :
Les fautes que commettent souuent aucunes sages-femmes‚ me font dire qu’il est tres-necessaire‚ que les sages-femmes voyent l’anatomie de la matrice‚ afin de la discerner d’avec l’arriere-faix‚ & n’expulser l’vn pour l’autre‚ comme il se fait assez souuent en ceste ville. […] C’est pourquoy je supplieray Messieurs nos docteurs en Medecine‚ tant gratifier le public‚ que de permettre aux sages-femmes‚ ayant quelque subject aux escoles d’y assister‚ en contribuant aux frais‚ comme ie promets faire la premiere‚ recognoissant que c’est chose tres-vtile.15
12On peut constater ici l’empreinte du genre sur le processus de traduction‚ car si les auteurs de la CMP suppriment ce passage‚ c’est qu’ils n’admettent pas la possibilité pour les sages-femmes d’assister à des leçons d’anatomie. Évidemment‚ ce souhait qui était celui de Bourgeois ne s’est jamais réalisé de son vivant‚ ni en France‚ ni en Angleterre ; il faudra attendre l’époque contemporaine et la professionnalisation du métier de sage-femme pour que ce soit le cas. Les auteurs de la CMP ont également exclu les sections du premier volume des Observations consacrées à la stérilité féminine‚ aux fausses couches‚ aux symptômes de grossesse‚ aux môles hydatiformes (tumeurs bénignes qui se forment dans l’utérus de la femme enceinte)‚ à la manière de sauver la vie de la mère en cas d’urgence‚ aux différentes présentations du bébé et à la façon d’arrêter la production de lait maternel. Cela ne veut pas dire que la CMP ne traite pas de ces sujets‚ bien au contraire‚ mais ce n’est pas à Bourgeois qu’elle se réfère pour ces chapitres. Aucune étude de cas présente dans le premier volume n’a été traduite dans la CMP‚ seules quelques-unes du deuxième volume ainsi qu’une version abrégée de l’Instruction à ma fille y figurent‚ comme je l’ai déjà expliqué. Les auteurs de la CMP ne s’intéressent pas non plus aux récits de la naissance des enfants royaux‚ ni au récit autobiographique de Bourgeois. Somme toute‚ à en croire ce que dit la CMP‚ tout ce que ce livre doit à la sage-femme de la Reine de France peut se réduire à ce qu’elle aurait communiqué à sa fille avant de mourir.
13Si on considère une des études de cas que la CMP a tout de même traduites‚ les modifications en sont assez frappantes. Prenons le chapitre sur les deux accouchements d’une dame de Lorraine. D’abord‚ se trouve supprimée la mention « de Lorraine » ‚ parce que ce serait trahir le fait que la CMP s’approprie‚ ici comme ailleurs‚ les expériences de Bourgeois. Ne figure pas non plus l’avis de Bourgeois selon lequel « il faut attendre l’heure que Dieu y a mise » lorsqu’il y a un accouchement « naturel où il n’y survient point d’accident ». Dans ce cas‚ en particulier‚ l’avis est important parce qu’il s’agit du premier enfant du couple et que le mari s’impatiente. Comparons ce qu’en dit Bourgeois avec ce que relate la CMP :
Pendant lequel temps Monsieur son mary vaincu d’impatience se tourmentoit fort‚ l’on luy dit le voyant douter du rapport des sages femmes‚ qu’il y auoit vn habile Chirurigen en vne ville proche‚ qui estoit là pour quelques affaires‚ & qu’il le pouuoit auoir pour l’oster de doute : il l’enuoya tost prier de venir chés luy‚ ce qu’il fit‚ qui fut sur l’heure que la Dame deuoit accoucher‚ si tost qu’il fut arriué‚ il cognust que l’enfant estoit proche de sortir : les sages femmes qui par commandement de Monsieur son mary, luy auoient cedé la place, croyant la reprendre luy ayant touché pour en faire rapport, furênt trompées.16
14Selon la CMP‚ il est dit en revanche‚
in which time her Husband altogether impatient, & seeing her to doubt the report of the Midwives, therefore said he, here is a Chirurgeon hard by, who may be sent for to resolve the doubt of the Midwives ; he sent for him just about the hour that the Woman was to be brought to bed : The Chirurgeon when he came saw that the child was ready to come forth : The Midwives who had given way to the Chirurgeon, thinking to take their place again as soon as he had touched her‚ to make his report, were deceived.17
15Ainsi‚ dans la version de la CMP‚ c’est la parturiente et non pas son mari qui doute de l’avis des sages-femmes. Ensuite‚ toujours selon la CMP‚ le chirurgien dissipe les doutes des sages-femmes‚ et non ceux du mari ou de la parturiente. Là‚ ce sont les femmes qui doutent et ne savent pas quoi faire. Le mari se soucie de sa femme‚ remarque son doute et propose d’appeler le chirurgien ; il maîtrise la situation alors que‚ dans la version originale de Bourgeois‚ l’agitation et l’impatience du mari sont remarquées par d’autres personnes (« on »)‚ probablement les parentes et les amies de la parturiente. Bourgeois parle de la parturiente comme d’une « dame » alors que‚ dans la CMP‚ il s’agit simplement d’une « femme ». Bourgeois précise que les sages-femmes ont cédé au chirurgien parce que le mari le leur a dit‚ mais cette précision disparaît de la version de la CMP. En fait‚ selon la CMP‚ c’est le chirurgien qui va dresser un rapport‚ et non les sages-femmes qui se sont occupées de la parturiente et qui seraient donc en mesure de le faire‚ comme c’est le cas dans le texte original de Bourgeois. En représentant les sages-femmes en proie au doute et cédant la place au chirurgien‚ la CMP leur ôte toute l’autorité que Bourgeois leur accorde. La morale de l’histoire‚ selon Bourgeois‚ est qu’il vaut mieux attendre et laisser faire la Nature. Le chirurgien arrive au moment où‚ de toute façon‚ la dame aurait accouché‚ mais la situation tourne à l’avantage du praticien : « Les pauures sages-femmes auoyent trauaillé & paty longuement attendant‚ & pendant le trauail ; en change de grandes recompenses elles eurent grand blasme & peu de salaire...»18. Ce que je souligne‚ dans ce passage spécifique‚ a précisément été omis par la CMP.
16Les nouveaux parents‚ tout joyeux‚ donnent beaucoup d’argent au chirurgien et lui promettent autant sinon plus pour le deuxième enfant – en plus du salaire‚ il aura à sa disposition une chambre‚ ses repas‚ et un cheval‚ s’il loge chez eux trois mois avant la naissance. Lorsque la dame tombe enceinte de son deuxième enfant‚ le chirurgien arrive trois mois avant la date prévue pour l’accouchement‚ comme promis. On s’occupe de lui comme du fils prodigue. Malheureusement‚ lorsque les douleurs commencent‚ l’accouchement s’avère difficile et le chirurgien n’a pas d’instruments à portée de main. Après avoir fait venir quelques outils de la cuisine‚ il finit par décapiter le bébé. La mère meurt aussi – un fait que la CMP omet. Et Bourgeois de conclure : « Ie hay autant les prodigues de la vie d’autruy pour gaigner de l’argent‚ que les Docteurs en medecine hayssent les charlatans & Empyriques »19. La CMP dit‚ cependant‚ « cela pourrait être un bon conseil pour ceux qui sont si empressés à entretenir des charlatans et des empiriques ; car il n’y a pas d’hommes plus prodigues que ces derniers de la vie des autres dès lors qu’ils peuvent en retirer du profit »20.
17Ici comme ailleurs‚ la CMP remplace ce qui est individuel et personnel chez Bourgeois (« je ») par une généralisation (« This may be an instruction… »). Bourgeois se voit travaillant à côté des médecins alors que le chirurgien arrogant est plutôt catégorisé comme un charlatan. Ici comme ailleurs‚ la traduction s’approprie le texte de Bourgeois sans le dire‚ et ce faisant‚ efface sa vision du rôle primordial de la sage-femme dans la communauté des professionnels de la santé. Il est clair qu’en Angleterre‚ la montée en puissance du rôle des accoucheurs – c’est-à-dire ceux qu’on appelle en anglais des « man-midwives » ou accoucheurs – s’est produite par le biais de l’écrit‚ de la traduction‚ aussi bien que par celui de la pratique. Sur ce point‚ il est utile de se rappeler les propos d’Elaine Hobby : « l’histoire de l’obstétrique manuelle et l’histoire de l’art de l’obstétrique ne constituent pas des reflets l’une de l’autre‚ même si la connaissance de l’une est nécessaire à la compréhension de l’autre »21.
The Compleat Midwifes Practice et Jacques Guillemeau
18En plus des emprunts à Louise Bourgeois (27 % de la CMP)‚ au moins 45 chapitres sont tirés du traité de Jacques et Charles Guillemeau‚ De la Grossesse et accouchement des femmes‚ paru en 1621. Ces 45 chapitres constituent 28 % de la CMP‚ ce qui veut dire que 55 % de ce texte est d’origine française‚ quoique la CMP ne cite ni ne mentionne jamais Guillemeau. Or‚ c’est de Guillemeau que les auteurs de la CMP tirent les recommandations sur les qualités et devoirs des sages-femmes. Dans le chapitre intitulé « Quelle doit estre la sage femme » ‚ Guillemeau note que :
Plusieurs choses sont requises & à remarquer en la Sage-femme‚ lesquelles se rapportent à sa personne‚ à ses moeurs‚ & à son esprit. Pour le regard de sa personne‚ premierement elle doit estre de bon aage‚ ny trop jeune‚ ny trop vieille : bien composee de son corps‚ sans estre sujette à aucunes maladies‚ ny contrefaitte en aucunes parties de son corps…22 [De plus‚ la sage-femme doit être] agreable‚ de belle rencontre‚ forte‚ puissante‚ laborieuse & endurcie au travail… douce‚ courtoise‚ sobre‚ chaste‚ non querelleuse‚ ny cholere‚ ny arrogante‚ ny auare‚ ny rapporteuse de ce qu’elle peut entendre ou veoir de secret en la maison & personne de son Accouchee.23
19Autrement dit‚ il ne faut aucune formation‚ aucune habileté‚ aucun savoir médical pour être une bonne sage-femme. Il ne faut apparemment pas non plus assister aux leçons d’anatomie. En fin de compte‚ ce genre de savoir n’appartient qu’aux hommes‚ ou pour préciser davantage‚ la diffusion de ce genre de savoir n’appartient qu’aux hommes. Il n’y a ici rien de surprenant‚ évidemment ; Guillemeau fait écho aux propos de Galien et d’Hippocrate. Si l’on revient à la CMP‚ on s’aperçoit qu’elle traduit le passage correctement‚ mais en y ajoutant des remarques qui ne se trouvent pas chez Guillemeau :
Although in these days there are many unskilful [sic] women that take upon them the knowledge of Midwifry, barely upon the priviledge of their age : yet there are many things which ought to be observed in a Midwife, that they are utterly wanting of.24
20Alors que Guillemeau n’a fait que suggérer que le métier de sage-femme ne nécessitait pas de compétences particulières‚ la CMP le dit clairement et explicitement‚ se plaignant par ailleurs d’un excès de jeunes sages-femmes malhabiles.
21Considérons maintenant ce qui constitue‚ selon moi‚ le meilleur exemple de la manière dont les auteurs de ce livre opèrent des choix parmi leurs sources françaises. Le chapitre de Guillemeau qui s’intitule « Ce qu’il faut obseruer quand la femme grosse s’estime estre proche d’accoucher » est traduit ainsi : « What ought to be observed, when she is neer the time of her lying downe ». Le choix des mots « lying down » au lieu de « giving birth » est significatif. Guillemeau‚ tel que la CMP le traduit‚ admet que les femmes accouchent de diverses manières‚ que ce soit au lit‚ à genoux‚ ou avec l’aide d’une chaise d’accouchement‚ « but the best, and safest, is to lie in their beds ; and for her good and convenient delivery, let the Midwife, and others, observe what follows. First, the woman that is in travail, ought to be laid upon her back… ». Bien sûr‚ cette position facilitera la tâche du chirurgien ou de la sage-femme‚ mais elle rendra l’accouchement plus difficile pour la parturiente‚ qui ne pourra plus compter sur la loi de la gravité. Le point de vue de Louise Bourgeois à ce sujet s’avère beaucoup plus simple : il faut‚ dans la mesure du possible‚ suivre la volonté de la parturiente. On comprend que la CMP préfère ici suivre l’avis de Guillemeau.
22Louise Bourgeois‚ la sage-femme lettrée et auteure d’un livre‚ n’est pas représentée comme telle dans la CMP. Disparaît aussi la façon dont Bourgeois conçoit l’organisation du travail‚ la sage-femme‚ le chirurgien‚ et le médecin devant travailler tous ensemble pour assurer la santé et le bien-être de la cliente. Pour ce faire‚ il faut notamment que les sages-femmes puissent assister aux leçons d’anatomie. Bourgeois est donc en avance sur son époque‚ où la répartition sexuée du travail n’intègre pas l’idée que le métier de sage-femme puisse requérir ce genre de compétences médicales. Non seulement‚ la CMP préfère suivre le propos de Jacques Guillemeau sur le sujet‚ mais elle va aussi plus loin afin d’accentuer cette division du travail.
Conclusion
23En conclusion‚ il importe d’insister une dernière fois sur l’intérêt d’une confrontation des textes français et anglais : c’est en examinant de près les sources françaises de la CMP qu’on peut constater l’empreinte du genre sur le processus de traduction et de diffusion dans le monde médical en Angleterre au XVIIe siècle. Il est clair que les auteurs de la CMP se servent des textes de Jacques Guillemeau et de Louise Bourgeois pour diminuer l’importance du rôle de la sage-femme au profit des accoucheurs et des chirurgiens. La diffusion du savoir obstétrical par la traduction a donc contribué au « bouleversement des rôles » qui fait « de ce territoire gynocentré un territoire désormais androcentré »25.
Notes de bas de page
1 Qu’il me soit permis de remercier ici Alice Le Goff‚ agrégée de philosophie‚ maître de conférences à l’Université Paris Descartes‚ pour son aide précieuse tant pour la préparation de ce texte que pour les traductions de l’anglais vers le français.
2 À paraître au Center for Reformation and Renaissance Studies de l’Université de Toronto en collaboration avec l’Arizona Center for Medieval and Renaissance Studies de l’Arizona State University‚ dans la collection « The Other Voice in Early Modern Europe ». Elle sera dotée d’un apparat critique important‚ vu qu’il n’y a toujours pas d’édition scientifique du texte complet des Observations diverses. Pour une édition scientifique de la section autobiographique des Observations‚ voir Louise Boursier‚ Récit véritable de la naissance de Messeigneurs et Dames les enfans de France. Instruction à ma Fille et autres textes‚ éd. François Rouget et Colette H. Winn‚ Genève‚ Droz‚ 2000.
3 « The popular demand for information about midwifery and related matters was met by translating into English the advice of one or many Continental authors. Before our period [1660-1770], almost nothing original on obstetrics had been published in English ; the lead came from a distinguished French tradition » (Adrian Wilson‚ The Making of Man-Midwifery : Childbirth in England, 1660-1770 [La Formation des accoucheurs : la naissance en Angleterre‚ 1660-1770]‚ Cambridge‚ Harvard University Press‚ 1995‚ p. 5-6).
4 Elaine Hobby‚ Introduction‚ dans Jane Sharp‚ The Midwives Book‚ éd. Elaine Hobby‚ Oxford‚ Oxford University Press‚ 1999‚ p. xvi ; p. xvii.
5 Caroline Bicks‚ Midwiving Subjects in Shakespeare’s England [Questions d’obstétrique dans l’Angleterre de Shakespeare]‚ Aldershot‚ UK‚ Ashgate‚ 2003‚ p. 189-190.
6 Elaine Hobby‚ « Gender‚ Science‚ and Midwifery : Jane Sharp‚ The Midwives Book (1671) » [Genre‚ Science et obstétrique : Le Livre d’Obstétrique de Jane Sharp (1671)]‚ dans The Arts of 17th Century Science : Representations of the Natural World in European and North American Culture [Les arts de la science au XVIIe siècle : les représentations du monde naturel dans la culture européenne et nord-américaine]‚ dir. Claire Jowitt et Diane Watt‚ Aldershot‚ UK‚ Ashgate‚ 2002‚ p. 149.
7 Anonyme‚ The Compleat Midwifes Practice‚ Londres‚ N. Brooke‚ 1656‚ p. 140-141.
8 Louise Bourgeois‚ Observations diverses‚ t. 1‚ Paris‚ M. Mondiere‚ 1626‚ p. 174-176.
9 « The Compleat Midwifes Practice, in the most weighty and high Concernments of the Birth of Man. Containing Perfect Rules for Midwifes and Nurses, as also for Women in their Conception, Bearing, and Nursing of Children : from the experience not onely of our English, but also the most accomplisht and absolute Practicers among the French, Spanish, Italian, and other Nations. A Work so plain, that the weakest capacity may easily attain the knowledge of the whole Art. With Instructions of the Midwife to the Queen of France (given to her Daughter a little before her death) touching the practice of the said Art. Published with the approbation and good liking of sundry the most knowing Professors of Midwifery now living in the City of London, and other places. »
10 The Compleat Midwifes Practice‚ op. cit.‚ t. 1‚ p. A3-A3 verso.
11 L. Bourgeois‚ Observations diverses‚ op. cit.‚ t. 1‚ s. p. Je souligne.
12 « nor should we have prostrated our reputation and private experiences [je souligne]‚ but to correct the frequent mistake of most Midwifes, who resting to [sic] bold upon the common way of delivering women, neglect all the wholesome and profitable rules of Art, which might concern them in the occult diseases of women » (The Compleat Midwifes Practice‚ op. cit.‚ p. A3 v°).
13 L. Bourgeois‚ Observations diverses‚ op. cit.‚ t. 1‚ p. 190 ; t. 2‚ p. 22‚ p. 143 et 241.
14 Ibid.‚ t. 1‚ s. p.
15 Ibid.‚ t. 1‚ p. 182-183.
16 Ibid.‚ t. 2‚ p. 41-42. Je souligne.
17 The Compleat Midwifes Practice‚ op. cit.‚ p. 109-110 (il y a une erreur de pagination et je renvoie ici à la deuxième occurrence de p. 109-110). Je souligne.
18 L. Bourgeois‚ Observations diverses‚ op. cit.‚ t. 2‚ p. 43.
19 Ibid.‚ p. 45-46.
20 « This may be an instruction to those that are so ready to entertaine Mountebanks, and Empericks ; than whom there are no men more prodigal of the life of another for money » (The Compleat Midwifes Practice‚ op. cit.‚ p. 111 [2e fois]).
21 « The history of the midwifery manual and the history of the art of midwifery do not mirror one another, though knowledge of each is necessary for a proper understanding of the other » (Elaine Hobby‚ « Yarhound‚ Horrion‚ and the Horse-Headed Tartar : Editing Jane Sharp’s The Midwives Book (1671) » [ « Yarhound » ‚ « Horrion » ‚ et « the Horse-Headed Tartar » : l’édition et la revision du Livre des sages-femmes de Jane Sharp]‚ dans Women and Literary History : “For There She Was” [Femmes et histoire littéraire : « For there she was » (V. Woolf)]‚ dir. Katherine Binhammer et Jeanne Wood‚ Newark‚ University of Delaware Press‚ 2003‚ p. 27).
22 Jacques Guillemeau‚ De la Grossesse et accouchement des femmes‚ Paris‚ A. Pacard‚ 1621‚ p. 160.
23 Ibid.‚ p. 160-161.
24 The Compleat Midwifes Practice‚ op. cit.‚ p. 75. Je souligne.
25 Pour faire écho à l’appel à communications élaboré par les organisatrices du colloque « Enfanter : Discours‚ pratiques et représentations de l’accouchement dans la France d’Ancien Régime » : http://www.siefar.org/actualites-du-domaine/actualites-de-la-siefar/enfanter-discours-pratiques-et-reprsentations-de-l-accouchement-dans-la-france-d-ancien-rgime.html?lang=fr&li=sousrub43. Page consultée le 3 septembre 2013.
Auteur
University of Massachusetts Dartmouth
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2019
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Laetitia Dion, Adeline Gargam, Nathalie Grande et al. (dir.)
2017