Théâtralisation des espaces intérieurs chez Dominique Richard
p. 91-100
Texte intégral
1Cet article a pour ambition de montrer comment le dramaturge Dominique Richard met en et sur scène l’intimité de ses personnages et la diversité des voix, comment il intègre une réflexion sur l’écriture théâtrale, en introduisant un dialogue entre journal intime et échange réglé, entre texte et préface, entre texte et image. Le théâtre de Dominique Richard sera également étudié comme lieu de mise en texte et en scène des hésitations, des troubles qui accompagnent l’enfant et l’adolescent dans l’élaboration de son identité sociale et « genrée » au fil d’un cycle d’écriture initié en 2002.
L’élaboration d’une œuvre
Un projet d’ensemble sous le signe du partage
2Tout d’abord, l’œuvre théâtrale de Dominique Richard apparaît comme le fruit d’une synergie entre l’auteur, ses commanditaires et son éditeur. En 1998, il écrit et crée sa première pièce, pour enfants, Arakis et Narcisse, qui deviendra Le Journal de Grosse Patate. Depuis 2010, il est artiste associé du Collectif Râ, Théâtre en Chemin, à Joué-lès-Tours. À l’exception du Journal de Grosse Patate, la plupart des textes sont une réponse à l’envie d’une compagnie, dans le cadre de résidences d’auteur. Ainsi, l’écriture des Saisons de Rosemarie, en 2005, et celle d’Une journée de Paul, en 2007, sont-elles le fruit de la rencontre avec la Compagnie du Réfectoire, dans le cadre du projet Si j’étais grand. Cette écriture de compagnonnage se nourrit par ailleurs des ateliers qu’anime régulièrement l’auteur, en direction de publics jeunes ou en difficulté.
3De ce fait, la publication des textes de Dominique Richard dans la Collection Théâtrale Jeunesse ne relève pas du hasard. En effet, cette collection, dirigée par Françoise du Chaxel1, fait primer la sincérité de la parole, l’acuité du propos et la lecture du monde. Elle donne la parole à des auteurs « vivants, acteurs de ce théâtre qui s’écrit aujourd’hui et donne à entendre le brouhaha du monde actuel […] qui explorent les territoires de ces âges mouvants »2. Le projet didactique et pédagogique est clair : les pièces de cette collection sont conçues comme des outils de travail théâtral, destinés aussi bien aux enfants qu’aux compagnies. Certaines creusent le réel, d’autres offrent des échappées vers l’imaginaire. Elles ont pour vocation de susciter le jeu et l’écriture, notamment en classe.
4L’auteur explicite par ailleurs son projet d’écriture dans les discours d’escorte qui accompagnent la plupart de ses pièces, la demande de l’éditeur rencontrant le désir du dramaturge. Ces postfaces lui offrent en effet un espace pour expliciter les origines du texte, son ancrage biographique comme c’est le cas pour Le Journal de Grosse Patate, un espace pour partager avec le lecteur des travaux d’enfants comme dans Les Saisons de Rosemarie, un espace pour théoriser l’activité d’écriture comme à la fin d’Hubert au miroir.
5Ces quelques éléments liminaires rapides mettent en évidence la cohérence de l’engagement artistique de Dominique Richard, sa nature philosophique, sociale et humaine…
La création d’un microcosme
6Prévu initialement comme un texte en soi, Le Journal de Grosse Patate, publié en 2002, va ouvrir sur la création d’un microcosme. On y découvre le personnage de Grosse Patate, ainsi surnommée par les autres parce qu’elle « aime tellement manger ! Pétard de pétard ! », mais aussi ses amis auxquels Dominique Richard éprouvera ensuite le désir de consacrer les opus suivants : Rosemarie la coquette à « la peau transparente » qui a peur de parler tant les « tas de mots se bousculent dans sa tête », dont la cervelle est « un gruyère avec plus de trous que de fromage » ; Rémi, surnommé Rémilette en raison de sa sensibilité, de son peu de goût pour le foot, poursuivi par son ombre féminine ; Le bel Hubert que Grosse Patate dans son journal et ses rêves assimile à Narcisse, « si beau que tout le monde est amoureux de lui » mais qui « n’aime personne » et qu’elle imagine prisonnier de son reflet.
7Avec distance et sur le mode de l’humour, Le Journal de Grosse Patate aborde deux questions existentielles amplement partageables, celle de la nourriture en tant que substitut affectif et celle de la construction délicate de l’image de soi en corrélation avec les premiers émois amoureux. Dès ce premier texte, Dominique Richard convoque les souvenirs d’enfance qui informent déjà la personnalité en devenir. L’école y apparaît comme un lieu initiatique (premières rencontres, premiers projets, premières désillusions), un espace-temps qui rythme cette tranche de vie où le temps se rétracte et se dilate tour à tour. Comme l’affirme l’auteur :
Je crois, au final, que ce texte ne parle que du temps. Du temps qui passe, de ses accélérations et de ses vides, des souvenirs qui se transforment, des espoirs et des déceptions.3
Cette première pièce va connaître des développements hypertextuels et ramifications internes, Dominique Richard éprouvant rapidement la nécessité de développer ces portraits esquissés par Grosse Patate, mais du point de vue des autres personnages, en contrepoint, en contre-champ. Se développe alors une œuvre kaléidoscopique qui lui permet d’explorer de l’intérieur les troubles de l’enfance.
8Les Saisons de Rosemarie, en 2004, mettent en scène la métamorphose douloureuse et joyeuse d’une enfant qui grandit au rythme des saisons. Mais les quatre saisons de Rosemarie sont des saisons mentales : « Qui es-tu ? », « Devenir », « Amour », « Absence ». Rosemarie a grandi, mais elle reste incapable de s’exprimer :
Ne plus penser, ne plus avoir tous ces mots qui se bousculent dans la tête. […] Même pas le temps d’arriver jusqu’à la langue. Se perdent en route. Je réfléchis, je réfléchis mais rien à dire. Alors je souris ».4
Comme le dit son père, celle qui savait parler aux arbres est devenue « une grande fille enfermée dans sa tête »5. Nous apparaît alors le trouble profond de l’enfant perçue comme stupide, vaine. Ce sourire qui exaspérait tant Grosse Patate était le signe d’un désespoir, l’incapacité à réciter à Hubert la lettre d’amour écrite par une Grosse Patate-Cyrano cachait la dyslexie.
9Hubert au miroir, en 2008, approfondit cette fois les motivations internes et les failles de Narcisse. Hubert grandit, change et ne se reconnaît plus. Au fil de journées de plus en plus loufoques, il va accepter de se réconcilier avec ce père étranger, de faire le deuil de sa mère et d’entrer dans l’adolescence, grâce à l’aide d’un entraîneur de foot poète et d’un professeur fantaisiste. Comme l’écrit Dominique Richard dans sa postface :
Un miroir est une surface polie qui reflète les images. Il n’est jamais parfait, pour cela, il faudrait pouvoir se fondre en lui. […] Hubert explore ses propres labyrinthes, à la recherche du secret qui le constitue : labyrinthe des corps, de miroir en miroir, labyrinthe de la pensée, d’énigme en énigme, pour ne trouver que le vide de lui-même, l’absence qui le hante et dont il va devoir faire le deuil pour grandir…6
Les Ombres de Rémi, en 2005, et Les Cahiers de Rémi, en 2012 opèrent une plongée en deux temps, à sept ans de distance, dans le monde intérieur de Rémi, pour mettre au jour ce passage délicat des premières émotions troubles vers l’affirmation de ses préférences. Les Ombres de Rémi7 mettent en scène son apprentissage de l’amitié et de l’amour avec un Max, sauvage et fascinant, ce « génie échappé de ses livres d’enfants » qui souhaite lui faire découvrir des mondes inconnus, « être le même avec deux corps », le « mordre jusqu’au sang pour laisser sa marque ». Les Cahiers de Rémi relèvent quant à eux de la construction d’un parcours biographique de la scène initiale de la déclaration avortée, du « premier couac sentimental » aux retrouvailles impossibles, depuis les premières prises de consciences jusqu’à pouvoir de dire, à la fin de la pièce, au garçon perdu : « Et moi je t’ai répondu que je ne savais pas encore, que tu me plaisais et que peut-être je pourrais t’aimer, que je voulais bien essayer. De ce pari-là, moi aussi je dois dire que je suis plutôt assez content »8.
L’écriture des espaces intérieurs
Transgression de la conversation théâtrale
10Dans ses opus, Dominique Richard questionne la μίμησις, les équilibres entre έπος et δράμα, il remet en jeu(x) les conventions de l’énonciation théâtrale en tant que dialogue à double émetteur surpris par ce récepteur second qu’est le spectateur.
11Dans Le Journal de Grosse Patate, la fable semble absente, dans la mesure où le personnage unique se prend lui-même pour objet d’étude ; le projet biographique s’élabore dans les pages du journal et surtout dans les rêves qui livrent les bribes d’une fabula. Il faudra attendre le dernier discours à la lune pour que soit donné l’évènement fondateur qui oriente le récit de Grosse Patate en destin : la mort de la mère. Grosse Patate se parle à elle-même dans son journal, l’entrée en dialogue se fait avec l’Homme en Noir, ordonnateur de ses rêves, sorte de narrateur second. Or celui-ci n’incarne pas un personnage au sens plein. Il reste prisonnier des territoires fantasmatiques, sorte de dédoublement de la conscience de la fillette. L’énonciation en « je » du personnage éponyme ne renvoie à aucun « tu » incarné, le monologue dominant est simplement interrompu ou relayé par le récit des rêves adressé directement au lecteur-spectateur. Ainsi, Le Journal de Grosse Patate, portant sur la scène une réflexion intime, la rend paradoxalement visible et partageable.
12Les Saisons de Rosemarie reprend cette structure légère proche du journal, là encore la forme théâtrale entremêle dialogues et récit. L’arrivée intempestive du Garçon est accueillie comme une intrusion par la fillette :
Alors ça, c’est trop fort. On ne peut même plus discuter tranquillement dans sa tête ? On se demande quelque chose et hop, quelqu’un arrive pour vous déranger ?9
Leur dialogue intérieur lui permettra pourtant de formuler ses inquiétudes, de se découvrir et s’accepter
13Les Cahiers de Rémi, s’ils semblent ouvrir sur un dialogue concret avec son cousin et sa mère, sont aussi le lieu de déploiement de l’espace mental par les dialogues fantasmés avec un frère absent (voyageur au long cours ou prisonnier…). Le dialogue final croise sans marque distinctive, paroles potentiellement extériorisée et parole intérieure :
L’ami retrouvé : Tu n’as pas beaucoup bougé, depuis le temps. Je t’ai reconnu aussitôt.
Rémi : C’est vrai ? Lui, il avait changé. Je le trouvais beau, à l’époque, tellement beau.10
Un espace du texte au-delà de la parole
14Cet espace mental intime trouve dans l’édition papier un prolongement, grâce aux propositions plastiques de Vincent Debats, le scénographe complice de Dominique Richard. La voix de l’auteur, à la fin du Journal de Grosse Patate, renforce le sentiment d’authenticité faisant observer qu’il « reste dans son journal quelques-unes des taches faites par Grosse Patate […] quand elle écrivait. […] Plus elle les regardait, plus ces taches devenaient des paysages, des étoiles, des planètes »11. Les encres de Vincent Debats viennent en effet dialoguer sur la page avec les mots de Grosse Patate ancrant le journal dans l’immédiateté de l’écriture. Comme l’a écrit Marie Bernanoce, elles « sont autant que le texte, destinées à être l’objet d’une lecture, et accompagnent la question centrale de la pièce du regard porté sur soi et sur l’autre, chargé d’incertitudes »12, traces de ces vagues d’émotions qui la traversent.
15Les différents cahiers de Rémi mis en image par Vincent Debats scandent, matérialisent l’écoulement du temps de l’enfance, de onze à vingt ans. Cahier de classe, de perfectionnement, de jardinage, de vacances, de revendications, de résolutions, d’expériences et enfin de renoncements nous offrent un autre point de vue, tout aussi interne, par la mise en forme écrite des ruminations du garçon. On y voit évoluer ses préoccupations, scolaires d’abord, vite remplacées, par la découverte de l’amour et par des revendications pleines de colère et d’espoir. L’écriture de ces cahiers porte témoignage de l’évolution de sa personnalité, elle porte la trace d’un cheminement intérieur qui le mènera vers un rapport apaisé à son homosexualité.
Une langue révélatrice d’une pensée en devenir
16Au théâtre, comme l’écrit Jean-Pierre Siméon :
La langue fait spectacle, c’est-à-dire qu’elle se donne à voir et à entendre et qu’elle donne à imaginer (qu’elle permet l’élaboration d’images mentales d’une indépassable subtilité). Le plateau de théâtre est même le seul lieu social où l’on peut « assister » à la langue, où l’on s’assoit et se tait pour se faire le témoin subjugué ou déconcerté non pas d’abord de ce qu’elle dit mais de ce qu’elle est. L’événement du théâtre c’est premièrement l’avènement de la langue comme objet.13
Même si Dominique Richard fait le choix d’une langue à la fois familière, simple et paratactique, ses textessont travaillés par des jeux rythmiques, des réitérations, comme celles qui matérialisent les obsessions de Grosse Patate :
Je mange tout le temps. En famille, je mange. Quand je m’ennuie, je mange. Aux anniversaires, je mange. Je goute tout ce que les autres mangent.14
La fillette nous présente ainsi son amie Rosemarie :
Dans ma classe, il y a Rosemarie
Rosemarie est ma meilleure amie. Elle est coquette, toute menue, jolie. Son regard est coquin, caché sous ses longs cils noirs. Sa peau est transparente.
Il s’agit là d’un texte prosaïque basé sur des structures syntaxiques de base (usage du présentatif, structure attributive…), mais aussi d’un texte segmenté, rythmé par la ponctuation qui valorise les caractérisations successives.
17Dans Les Saisons, Rosemarie entraîne le garçon dans des jeux de voltes verbales savoureux : « Le zébu amusé et la fraise braisée rient du brave rat rivé au roseau biseauté, quel zoo ! » devient : « Le déçu alité et le rêve brisé plient le suave chant liant le morceau insensé, quel zozo ! »15. La langue joue ici un rôle essentiel au plan de la fabula dans la mesure où les blocages de la parole sont au cœur même de la pièce.
Questions de réception
La réception par les professionnels
18Se pose bien-sûr alors la question du passage de ces espaces intérieurs à la scène.
19Le texte le plus monté est sans conteste Le Journal de Grosse Patate, qui a fait l’objet d’une trentaine de mises en scène, notamment par la troupe Cavalcade, Le Petit Atelier, La Compagnie Sans Interdit et Le Théâtre en Herbe. Les Saisons de Rosemarie ont été montées à quatre ou cinq reprises, notamment par Lucie Jourdan et la Compagnie du Réfectoire ou encore la Compagnie des Passeurs. Hubert au miroir n’a pour l’instant été mis en scène qu’une fois, par l’auteur lui-même, sur une scénographie de Vincent Debats, avec les comédiens de la Compagnie Râ en 201216. Une résidence Compagnonnage à Vitry devrait permettre à Dominique Richard de monter les Cahiers 1 et 2 de Rémi pour un public de 8-12 ans, une autre envisagée ensuite sur Grenoble permettrait à la mise en scène des Cahiers 3 et 4 de voir le jour à destination de collégiens et lycéens. Le projet étant ensuite de proposer des représentations « familiales » de l’ensemble des deux volets.
20La plupart de ces mises en scène font le choix scénographique d’un espace circonscrit pour traduire ces espaces intimes, jouant sur la lumière, sur les frontières non closes des voilages, pour les structurer, utilisant musiques et voix off pour rendre les effets d’écho de la parole intérieure. Ainsi, La Compagnie du réfectoire propose-t-elle en 2012 propose une mise en scène de Patrick Ellouz qui intègre une création musicale originale de Marc Closier. La scénographie de Vincent Debats, d’une grande simplicité, inclut l’actrice dans une « boîte » qui matérialise l’espace intérieur de Grosse Patate. L’utilisation du mapping permet des projections vidéo précises et délicates marquant le temps qui passe, l’onirisme des pensées de Grosse Patate ainsi que la présence énigmatique de l’homme en noir. La voix directe de l’actrice y contraste avec la voix enregistrée et distancée de l’homme en noir afin de renforce « la relation reconstruite et déformée de l’enfant face à l’adulte ». Ce dispositif scénique simple propose une lecture énergique et sensible de la pièce qui repose avant tout sur le jeu de l’actrice en relation avec la musique et l’univers vidéo.
La réception en milieu scolaire : expériences de lecture
21Si, de par leurs thématiques, leur propension à mettre en mouvement l’imaginaire et la fantaisie des lecteurs adultes ou enfants, les textes de Dominique Richard devraient pouvoir trouver un écho favorable auprès du jeune public, ce n’est pas toujours le point de vue des adultes médiateurs et en particulier d’enseignants.
22Nous rendrons rapidement compte de deux expériences de lecture menées auprès d’un double public à partir d’extraits du début du Journal de Grosse Patate17 : celui d’enfants de CM2, destinataires premiers de ces œuvres, et celui de médiateurs-enseignants du premier degré en formation initiale, destinataires secondaires mais obligés pour que la rencontre advienne.
23Avant la mise en jeu, se font jour chez les futurs enseignants certaines réticences face aux extraits proposés. Ces lecteurs, pour la plupart, peu familiers du théâtre contemporain, perçoivent Le Journal de Grosse Patate comme hermétique. Certains vont même jusqu’à parler de « délire » et le jugent « trop intellectuel ». Ils se sentent toutefois impliqués par la grande proximité du propos amorcé par Le Journal de Grosse Patate. De leur côté, certains des enfants questionnés sur la nature du texte proposé, identifient Le Journal de Grosse Patate comme un « récit de vie » tandis que pour d’autres, il relève du champ poétique. Quelques enfants, donnant priorité aux modalités de l’écriture les catégorisent comme des dialogues puis comme des textes de théâtre, dans la mesure où « c’est comme si les personnages existaient », « comme si on pouvait les jouer ». S’engage alors un débat sur le statut du personnage : peut-on considérer l’homme en noir comme un personnage alors qu’il n’apparait que dans les rêves ? Même hésitation à propos du père qui est évoqué lors du premier rêve ou au sein du journal. Pour les enfants le statut de personnage reste lié à sa matérialité sur l’espace de jeu, à sa participation à l’action dramaturgique, même si l’un d’entre eux suggère un statut intermédiaire par le biais de la projection filmique. En somme, l’appartenance générique n’étant pas fixée, elle fait débat au sein de la classe. Les enfants ne percevant pas les catégories comme étanches, acceptent qu’un texte puisse naviguer de l’une à l’autre. Ils semblent moins figés que les futurs médiateurs, prisonniers en quelque sorte de leurs représentations.
24L’improvisation, le travail de mise en voix, en espace et en jeu vont permettre aux enfants comme aux adultes d’affiner leurs représentations initiales. En effet ce processus nécessite de porter le texte, de l’interpréter, au sens où l’oralisateur, à la manière de l’instrumentiste ou du chanteur, interprète le texte comme une partition vocale. Mais la lecture interprétative se trouve également prise au jeu de l’exploration des sens du texte et la profération pour autrui va permettre d’opérer un travail de distanciation. Les participants adultes et enfants procèdent à une mise en image du texte dans l’espace théâtral symbolique et l’investissent en tant que lecteurs littéraires. Lors des échanges postérieurs aux improvisations, les joueurs en attente expriment la plupart du temps leur sensibilité à la dynamique donnée au texte par le jeu, à ce rythme qui fait sens. Ainsi, la mise en place à plusieurs voix avec effet de chœur du monologue de Grosse Patate par un groupe d’enseignants en formation est-elle perçue par les spectateurs comme une matérialisation de « l’obsession » du personnage, et le choix du mouvement giratoire du chœur suggère pour eux « qu’elle est prisonnière ». Sur cet exemple, l’échange montre que les joueurs ont eu recours au langage dramaturgique pour expliciter le texte, cherchant à créer un effet de groupe, à démultiplier la parole par le jeu des corps et des voix. Les commentaires qui suivent l’improvisation se sont donc précisés au contact de l’expérience de jeu. Tandis que les premières remarques restaient sur un plan global, les participants entrent dans le détail des textes après leur mise à l’épreuve du jeu et changent parfois d’avis sur le jugement esthétique porté initialement. « C’est comme s’il y avait une conscience, un dédoublement de la personne... et puis, ça donne du relief, j’avoue que moi qui ne l’aimais pas trop, je trouve ça intéressant », commente l’un des participants.
25Les élèves de CM2 étaient par ailleurs sollicités pour laisser dans leur carnet de lecture une trace de leur rencontre avec le texte de Dominique Richard. Le projet était de bousculer cet objet scolaire, à la fois libre et contraint, par l’incursion du théâtre comme spectacle vivant et comme texte, en faisant glisser le carnet de lecture vers un carnet de culture, en réinvestissant le sujet pour peut-être lui donner envie d’investir cet objet. Dans la mesure où le texte de théâtre est pensé pour être joué, nous souhaitions voir si le fait d’avoir attiré l’attention des enfants sur l’espace scénique par la mise en jeu allait influencer leur manière de lire le théâtre et d’en garder mémoire. Ainsi les traces mémorielles pourraient-elles permettre d’observer si et comment écoute, spectacle, jeu, lecture et écriture peuvent interagir dans une démarche faite d’allers retours. Au-delà, l’intérêt est de travailler à travers le carnet de lecture l’idée que tout texte littéraire induit ses propres modes de lecture et de mémorisation.
26Il apparaît à la lecture des écrits produits que le passage par le jeu a permis de mieux déplier un texte qui, même s’il est apprécié d’emblée, oppose toutefois quelque résistance. En effet, dès le premier abord, certains enfants se montrent sensibles aux changements d’état d’âme du personnage éponyme, à la vraisemblance des situations et à la polysémie des « taches » laissées par la fillette par son journal. Si le texte s’avère « très compréhensif », selon une élève, celle-ci s’interroge toutefois sur sa théâtralité, ce texte qui se joue des limites génériques ayant quelque peu déstabilisé les représentations qu’elle avait construites. Ses notes après la mise en jeu, montrent cependant une meilleure appréhension de la théâtralité présente dans le texte de Dominique Richard. En effet, le groupe auquel appartenait la fillette a tout d’abord matérialisé par le jeu Grosse Patate et sa « mémoire debout à côté d’elle qui raconte l’histoire ». Dans une seconde phase, les élèves avaient mis en place un dispositif scénique utilisant tout l’espace de jeu pour dissocier le lieu du rêve dont le carnet de lecture rend compte par la schématisation : Grosse Patate endormie dans une partie de l’espace de jeu, à ses côtés l’Homme en Noir, en charge du récit tandis que se jouait à distance, la scène évoquée, celle d’Hubert se contemplant dans son miroir.
Je n’écris pas pour les enfants mais sur l’enfance. Ma seule question est celle de la constitution de l’identité personnelle. Comment arrive-t-on à pouvoir dire « moi » ? La prise de conscience de l’identité se joue dans l’enfance, pendant cette période complexe, dans les doutes, les crises, les errements, les échecs, les moments de solitude.18
Comme le suggère cette expérience de réception en milieu scolaire, les enfants semblent sensibles à cette œuvre qui les touche, qui leur parle d’eux. Ils se montrent capables de s’emparer du texte et de trouver des moyens scéniques pour tenter de traduire, de théâtraliser à leur manière, ces espaces mentaux, ces espaces intérieurs que Dominique Richard leur propose d’investir. Ce faisant, ils se questionnement sur leurs propres rêves, hésitations, états émotionnels.
Bibliographie
Bibliographie
Dominique, Richard, Le Journal de Grosse Patate, éditions Théâtrales, coll. Jeunesse, 2002.
Dominique, Richard, Les Saisons de Rosemarie, éditions Théâtrales, coll. Jeunesse, 2004.
Dominique, Richard, Les Ombres de Rémi in Court au Théâtre 1, éditions Théâtrales, coll. Jeunesse, 2005.
Dominique, Richard, Une journée de Paul in Théâtre en court 2, éditions Théâtrales, coll. Jeunesse, 2007.
Dominique, Richard, Hubert au miroir, éditions Théâtrales, 2008.
Dominique, Richard, Le Garçon de passage, éditions Théâtrales, 2009.
Dominique, Richard, Les Cahiers de Rémi, éditions Théâtrales, 2012.
À paraître : L’Enfant aux cheveux blancs, Commande de Jean-Claude Gal, Théâtre du Pélican, Clermont-Ferrand.
Notes de bas de page
1 Dans la continuité du travail de Dominique Bérody avec Très Tôt Théâtre.
2 Propos de l’éditeur, http://www.editionstheatrales.fr/collections/theatrales-jeunesse, consulté le 02/02/2014.
3 Postface au Journal de Grosse Patate, p. 61.
4 Les Saisons de Rosemarie, p. 19.
5 Ibid., p. 31.
6 Postface d’Hubert au miroir, p. 93 et 95.
7 Publié au sein du recueil Court au théâtre 1. « Parce que les grands auteurs d’aujourd’hui écrivent aussi de petites pièces ».
8 Les Cahiers de Rémi, p. 206.
9 Les Saisons de Rosemarie, p. 10.
10 Les Cahiers de Rémi, p. 208.
11 Le Journal de Grosse Patate, p. 55.
12 Carnet artistique et pédagogique, Marie Bernanoce, http://www.editionstheatrales.fr/projet_peda/index.php.
13 J.-P. Siméon, Quel théâtre pour aujourd’hui ? : Petite contribution au débat sur les travers du théâtre contemporain, Les solitaires intempestifs, 2007, p. 59.
14 Le Journal de Grosse Patate, p. 7.
15 Les Saisons de Rosemarie, p. 44.
16 Visible à l’adresse http://www.theatre-video.net/video/Video-Hubert-au-miroir-de-Dominique-Richard?autostart.
17 Pages 7 à11.
18 Postface des Saisons de Rosemarie, p. 91.
Auteur
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