Les histoires d’enfants de Daniel Danis
p. 17-26
Texte intégral
1Peter Brooks écrit :
Lorsque l’héroïne n’est plus elle-même une adolescente, c’est souvent un enfant qui prend la relève comme porteur du signe de l’innocence. [...] Les enfants présentent un avantage évident : ils sont les vivantes représentations de l’innocence et de la pureté, et par conséquent catalysent les actions vertueuses ou méchantes à leur égard ; et parce qu’ils sont, par définition même, innocence et pureté, ils peuvent guider la vertu à travers les nombreux périls, et utiliser des voies inaccessibles à la génération des parents pour déjouer les machinations du mal.1
2Qu’il écrive ou non directement pour la jeunesse, Daniel Danis place des enfants et des adolescents au cœur de toutes ses fables. Son travail dramaturgique a évolué à mesure qu’il passait à la mise en scène et qu’il se passionnait pour les nouvelles technologies, mais fondamentalement, il s’agit toujours pour lui de raconter les confrontations de jeunes gens et quelquefois de jeunes filles, aux difficultés du monde.
3Ces difficultés ne sont pas seulement celles que l’on rencontre dans beaucoup de textes spécialisés pour la jeunesse, telles que grandir en se confrontant aux adultes, aux autres enfants, à la sexualité, aux apprentissages. Elles englobent aussi les « grandes catastrophes » du monde. Dans cette perspective, Daniel Danis s’intéresse à la fois aux communautés d’enfants, comme dans Le petit pont de pierres et la peau d’images ou dans Kiwi, et aux destins singuliers, comme dans Celle-là2. Les enfants sont rassemblés par des circonstances graves, la misère endémique, la guerre, la fuite. D’autre part, certains de ces enfants sont abandonnés ou l’ont été, et quelques-uns sont adoptés.
4 D’une manière générale, les souffrances des jeunes deviennent des « leçons de vie », soit pour leur propre initiation, soit au bénéfice des adultes qui les entourent. C’est pourquoi il est d’autant plus délicat d’établir des différences entre les répertoires pour adulte et pour jeunes, comme de se repérer dans les formes dramaturgiques complexes d’un auteur qui ose emprunter des motifs au mélodrame tout en le maintenant à distance.
5Je propose donc de repérer dans l’œuvre les constantes, les obsessions, les modes d’organisation des fables, afin d’en déduire des remarques dramaturgiques et idéologiques. À quoi « servent » les enfants dans ce théâtre, comment sont-ils vus par les adultes, et eux, comment voient-ils le monde ?
Liens et familles atypiques
6Sans doute n’existe-t-il pas une seule famille ordinaire, « complète », au point de départ des fables, avec mère, père, enfant(s). Tous les accordages sont particuliers, toutes les compositions sont envisageables. Il est question de la bâtardise, dans le cas du Fils dans Celle-là, qui apprend tardivement que Le Vieux d’en haut est son père. Sa Mère a d’ailleurs été chassée par sa famille et « placée » dans cette maison par son frère évêque. Dans Le Langue à langue des chiens de roche, Djoukie ignore qui est son père et veut absolument le savoir. L’adoption est un autre motif qui peut dissimuler des situations compliquées, puisque le couple qui a adopté Gabriel dans Terre Océane s’est séparé, que la mère adoptive a disparu avec l’enfant, puis l’a abandonné plus tard devant la porte de son ancien compagnon. Dans le cas des enfants Durant (Le Chant du dire-dire), il s’agit d’une quadruple adoption puisque Rock, William et Fred-Gilles ainsi que leur sœur Noéma, ont tous été adoptés à chaque fois à trois ans d’intervalle. Quand leurs parents adoptifs meurent tragiquement, les quatre enfants restent ensemble et reconstruisent une sorte de famille sans adultes, en dépit des réticences de la communauté villageoise. Pascale, de Cendres de cailloux, a perdu sa mère à l’âge de onze ans, et à la suite de circonstances terribles, elle perd à nouveau la compagne de son père, celle qui pourrait devenir sa belle-mère, à dix-huit ans. Tous les enfants de Le pont de pierres et la Peau d’image sont arrachés à leur famille au début du texte et transportés ailleurs dans des conditions difficiles. Kiwi et Litchi, les protagonistes de Kiwi, sont seuls dans ce groupe étrange où même la façon de nommer les enfants n’est pas ordinaire.
7Paradoxalement, l’inceste peut être à l’origine de la cellule familiale : J’il a épousé sa demi-sœur Romane qui a donné naissance à deux jumeaux. (e, roman-dit)
8L’étude détaillée des liens entre les personnages établirait une cartographie familiale où les relations « contre nature » agissent au même titre que les rassemblements de circonstances et les communautés profondément établies sur des relations d’affection. Un double mouvement semble caractériser la plupart des récits. Une première série d’actions sépare des personnages, rompt les liens, entrave les projets familiaux ou les détruit. Une seconde série d’événements reconstruit tant bien que mal des groupes qui s’accommodent de leur nouvelle situation.
Catastrophes et séparations
9La stabilité d’un groupe familial dans lequel se trouve l’enfant est fragile. Si l’on suppose que le bonheur dépend de cet équilibre familial, il est précaire, exposé soit aux relations difficiles entre les êtres humains, soit à la violence, soit encore à des tragédies machinées par le destin, et notamment à la maladie mortelle.
10L’enfant n’est pas toujours exposé directement aux catastrophes, il est plutôt celui qui en subit les conséquences. Pourtant, certains en meurent, comme Gabriel, (Terre Océane), Djoukie et Niki (Langue à langue) ou souffrent physiquement comme Le Fils (Celle-là) ou Noéma (Le Chant).
11La plupart des liens familiaux sont rompus, par une exclusion ou une tentative de meurtre (Celle-là) ou par un ou plusieurs actes criminels (Cendres de cailloux). Par la guerre et la déportation (Le pont de pierres), ou encore par la mort absurde par lapidation du couple d’amoureux adolescents (Langue à langue). Accident improbable et conséquence d’un orage, une boule de feu détruit le foyer familial et tue les parents, dans Le chant du dire-dire. Plus banalement, enfin, la séparation fait suite à un divorce (Terre Océane). Mais dans cette dernière pièce, le sort s’acharne sur Gabriel ; à 10 ans, il est atteint d’une maladie incurable, un cancer dont la rémission est brève. Cet enfant est aussi victime d’une sorte d’abandon dans l’abandon, puisque sa mère adoptive l’envoie à Antoine, son père adoptif, parce qu’elle ne supporte plus la confrontation avec la maladie et la souffrance.
12Paradoxalement, bien qu’il y ait assez peu de morts avérées dans les récits de Danis, la menace du malheur règne pratiquement dans toutes les fables. Comme si les enfants étaient soumis au risque permanent de vivre, ou que la mort rôde d’autant plus que la vie de ces enfants est compliquée ou qu’elle l’a été, comme l’illustre le cas de Gabriel qui cumule les malheurs. On peut d’ailleurs se demander si la mort est la pire des souffrances subies par les enfants, compte tenu des épreuves terribles que les uns et les autres subissent.
13Les morts sont brutales, inattendues, stupides ; obéissant aux règles du mélodrame, elles frappent souvent en plein bonheur. La société est notamment représentée par de « mauvais garçons », des « gars de dope » ou des « gars de bicycles », sombres échantillons de groupes dépeints comme dangereux.
Reconstructions
14Quand la famille ou la communauté de départ n’est pas forcément atypique ou qu’elle l’est seulement en partie, la situation de crise oblige à inventer et construire de nouvelles alliances, à fonder des groupes destinés à résister aux circonstances. Danis fait alors explorer à ses personnages des réseaux relationnels et sensibles d’un autre type. Puisqu’elles conditionnent la survie et sont rarement choisies, on pourrait craindre que ces situations imposées n’engendrent des situations encore plus dangereuses. Or ces nouvelles alliances, qui obéissent rarement à des critères légaux, sociaux ou moraux, se révèlent toujours bénéfiques, en dépit de leurs configurations bizarres.
15Il peut s’agir simplement d’une famille recomposée par l’arrivée de la nouvelle amoureuse du père (Cendres de cailloux), ou d’une solution logique comme dans Kiwi où c’est un vieil oncle et sa femme qui tiennent lieu de parents, avant que s’impose le couple d’enfants. Dans Celle-là, la mort de la Mère rapproche de manière surprenante Le Vieux et Le Fils, qui croisent pudiquement leurs monologues de solitude. Dans Terre Océane, trois générations différentes représentées par l’Oncle Dave, Antoine et Gabriel composent une cellule familiale sans femme, où se mêlent des complicités et des principes éducatifs humoristiques et contradictoires. Le chant du dire-dire rassemble une famille d’enfants sans parents et sans liens de sang, qui veille jalousement au maintien des règles de solidarité acquises auprès de leurs parents adoptifs, et qui sait inventer une bonne façon de prendre soin de Noéma après son agression par des inconnus. Il s’agit bien de communautés, parfois réduites et parfois étendues au point d’accéder au statut de tribus. Danis s’intéresse au fonctionnement de ces groupes inspirés par les rassemblements d’autochtones amérindiens. C’est le cas de Langue à langue, où les personnages participent à des rituels initiatiques, de e, roman-dit qui commence par l’arrivée d’une peuplade en fuite, et de plusieurs tribus d’enfants qui inventent des modes de vie et de règles de fonctionnement (La Peau, Kiwi).
16Pour autant, Danis ne tient pas de propos didactiques ou idéologiques définitifs à propos de ces communautés rarement fondées sur la légitimité du sang, sur l’appartenance régionale ou nationale. Puisqu’elles se constituent en réaction à des crises, elles s’organisent comme elles le peuvent, comme si ce qui comptait était l’expérimentation en direct de relations à découvrir, pour les personnages comme pour les spectateurs. Parfois, cependant, la mort s’apparente à un sacrifice et servirait au « bonheur » des survivants, forcés de réinventer dans l’instant un schéma de vie.
17Dans Le Langue à langue, après la mort du couple d’adolescents brièvement réunis, qui apparaissait comme le sombre dénouement, à l’opposé des attentes logiques, tous les autres personnages composent alors de nouveaux couples. Ils changent de vie, font des projets ou viennent d’en faire, comme si s’établissait une sorte d’équilibre entre les comptes du bonheur et du malheur. Le Vieux Simard libère ses chiens, Joelle accepte d’être aimée par Simon l’ancien soldat ; Murielle et Charles s’installent ensemble chez les Simard, Déesse et Coyote se réconcilient. Sur le même modèle d’un bonheur arrivant après le plus grand des malheurs, dans Kiwi, l’installation dans la maison qui marque la fin de la vie errante des enfants fait suite à l’assaut de la police qui avait toutes les apparences du dénouement fatal.
18Plus radicalement encore, la mort de Gabriel est une formidable leçon de vie pour Antoine qui découvre des « valeurs » ancestrales qu’il avait oublié en ville et le mode de vie de son vieil oncle.
19Ces communautés ne sont ni durables ni exemplaires. Leur fragilité fait leur intérêt, comme si elles prouvaient par leur simple invention, que toutes sortes de liens peuvent s’établir entre les êtres, en premier lieu avec les enfants et entre les enfants. Ces communautés sont présentées plus positivement par Danis que les familles dont les fonctions sont réparties de manière classique en fonction des sexes et des âges. Mais il serait sans doute dangereux de généraliser en avançant trop vite que la tribu fondée sur la fraternité ou la sororité est pour Danis un lieu de développement idéal. Car il existe des contre-exemples et des exceptions notables, telle la maison de redressement de e, roman-dit où les adolescents se montrent très violents les uns envers les autres. L’essentiel est sans doute la façon dont se tissent des liens interpersonnels entre les êtres et ce qu’ils y apprennent, en dehors de tout schéma préétabli.
20Cependant, l’absence de normes morales et de respect des principes idéologiquement reconnus provoque les réactions des groupes sociaux traditionnels, qui s’opposent aux alliances aventureuses ou réputées immorales.
Les communautés adverses
21La communauté provisoire ou la fausse famille qui se constitue dans l’adversité, puise des forces dans la lutte contre une communauté opposée, afin de protéger ses propres valeurs.
22En premier lieu, on trouve ceux qui défendent les valeurs traditionnelles : Dans Celle-là, la famille catholique de La Mère réagit quand celle-ci accède à un début de vie sexuelle. Plus tard, engrossée par Le Vieux qui abuse d’elle, et devenue fille-mère malgré elle, elle acquiert le surnom méprisant de « Celle là » qui donne son titre à la pièce. Elle est définitivement considérée par la suite comme une mauvaise femme par les sœurs du couvent, par les gens du village et par sa propre famille. On voit rarement en scène ces personnages antagonistes, leurs discours sont rapportés, mais leur présence dans l’ombre exerce une pression sur les groupes qui se forment et rend lisibles les enjeux idéologiques.
23Des communautés « de fiction » sont présentes dans Le chant du dire-dire et dans La langue des chiens de roche.
24Dans le premier texte, la famille Durant, celle des enfants adoptés, subit la critique des villageois à propos de son mode de vie indépendant. Même s’ils respectent les règles, les Durant ont pour principal défaut de ne pas avoir de parents. Dans le second texte, Joelle et Djoukie sont également marginalisées socialement pour diverses raisons, dont l’absence d’un père. Ces oppositions n’ont pas d’incidence directe sur le déroulement des événements, mais l’illégitimité des groupes recomposés est rappelée de cette façon à chaque fois. e, roman-dit fait exception, dans la mesure où « l’ennemi » apparaît sous la forme d’un peuple rival et que le drame éclate, bien qu’il soit médiatisé par Soleil la didascalienne.
25Les enfants qui se construisent dans leur groupe spécifique le font donc inévitablement contre d’autres groupes, surtout quand les adversaires sont du côté de l’ordre, de la loi, des valeurs traditionnelles. Ce qui ne les empêche pas d’exploiter ces enfants, voire de les prostituer, comme dans Kiwi. Mais chez Danis, les situations les plus terriblement réalistes en apparence, ont déjà eu lieu, et s’inscrivent dans des formes narratives complexes où la langue joue un rôle capital.
Les corps commandent à la parole
26La mise en jeu de personnages d’enfants a des conséquences dramaturgiques. Par définition, l’enfant est « celui qui ne parle pas », celui, non achevé, qui se construit dans sa perception du monde, à travers ses sensations et par ses émotions. Afin de le faire parler, à travers un personnage enfantin pour l’état-civil, Danis crée une langue spécifique. Les personnages d’adultes, parmi eux une génération de « taiseux » québécois, explorent des langages et expérimentent la perception du monde à travers leurs corps.
27Or, le silence est inscrit dans les corps et les secrets sont tapis au plus profond des mémoires. Pour l’adulte, il arrive que ces secrets remontent à l’enfance ou mettent en jeu des enfants et des voix d’enfants. Pour se souvenir et provoquer l’anamnèse, il faut l’arracher des tréfonds de soi-même. Si bien que cette dramaturgie donne l’impression que les paroles s’échappent littéralement du corps, que les parties du corps mènent la danse et décident de tout, avant même qu’une pensée ait pu précéder l’action et que naisse la parole, poétique, incantatoire, chargée de mémoire.
28Il arrive ainsi que la conscience du parleur, au présent, accède au souvenir avec des images des corps d’autrefois, provoquant un décalage temporel dans les impressions physiques des personnages, et des jeux d’échelles qui varient en fonction des images produites par les souvenirs. Ainsi, le Fils de Celle-là, devenu adulte, se souvient de sa mère réduite à des jambes qui courent vers lui dans l’immense couloir de l’hôpital où il cherche à la rejoindre, ou à la façon dont il a tenté de déplacer le corps du Vieux, ivre mort et pesant très lourd face à son corps de cinq ans.
29Les histoires d’enfants de Danis sont simultanément des histoires d’adultes qui se souviennent, engendrant des procédures qui remettent les anciens corps en jeu, comme autant de peaux successives. Elles déclenchent des circulations et des trafics d’émotions entre l’enfant et l’adulte, de nature remettre en cause ou à réorienter le déroulement de leurs vies.
Fusions et séparations : alternance
30Pour plusieurs de ses œuvres, le projet initial de Danis est un monologue qui se transforme en système dialogué ou choral à plusieurs voix. Grâce aux travaux récents de Pauline Bouchet3 sur les archives d’auteurs québécois contemporains, nous connaissons par exemple la genèse de e, roman-dit, qui était à l’origine un monologue dans les premiers brouillons. Par partitions et démultiplications successives, elle est devenue son œuvre au personnel dramatique le plus fourni, notamment par la création du personnage de J’il, dont le nom dit d’emblée la double identité. Ces partages des voix obéissent à des nécessités profondes.
31Dans Bled, le projet initial est également un monologue. Pour l’édition, Danis précise cependant que « même si la pièce peut être jouée par un seul comédien, elle peut l’être par plusieurs comédiens et/ou avec des marionnettes ».
32Le personnage de Bled (un garçon de de 7 à 10 ans) est accompagné par Shed, « l’alter ego des peurs de Bled » et de Ti-Cœur, accompagnateur de Bled. Ainsi :
Panonceau 5.
Il fait nuit. Bled trébuche. Une ombre s’échappe de son corps. Un son étrange se fait entendre.4
33Semblables « compagnonnages », parfois obtenus par scissiparité, comme si les individus étaient des cellules, fondent la dramaturgie de Danis. Dans Bled, on assiste à deux dédoublements. Shed, « un bûcheron aux traits animalisés » vomit son cœur, semblable à un petit caillou qu’il nomme Ti-cœur. Tout se passe comme si l’expérience intérieure, notamment celle d’avoir un ogre violent en soi, ressentie pendant la quête de la maison et du repos, l’emportait sur les dangers des rencontres extérieures. Comme une sorte d’apprentissage de la peur ou la crainte d’être soi-même un « sans cœur ».
34Nous retrouvons les deux mouvements, celui de la séparation celui de la fusion, qui alternent chez Danis, à la fois nécessité de la fable et préoccupation profonde de l’auteur. Ils sont évidemment en rapport avec les processus éducatifs.
35Certains des personnages exhibent de facettes qui révèlent des tendances différentes d’eux-mêmes (par exemple bon/méchant). Leurs facettes visibles réintègrent un « moi » central à la fin du parcours ou des épreuves. Dans la plupart des textes, même si le phénomène est davantage visible dans les œuvres destinées au jeune public, le processus est masqué ou moins apparent, bien que la préoccupation de la fusion demeure présente. Les frères Durant, par exemple, forment un chœur dramaturgique qui devient l’archétype d’une famille fusionnelle. Quand ils constatent que leur sœur a disparu et qu’elle leur manque terriblement, ils s’organisent et prennent concrètement soin de son corps inerte dans un même mouvement d’amour et de fusion. Nous pouvons d’ailleurs considérer l’adoption comme une métaphore de ce double mouvement séparation/fusion. Comme si dans ce processus, les éléments étrangers au départ devenaient « semblables ».
36La séparation est toujours inquiétante et même angoissante, surtout quand c’est le corps qui se divise en morceaux ou, comme dans Bled, le cœur qui sort de soi ou le corps qui donne naissance à un nouveau « monster ».
37Une métaphore plus discrète prend la forme de systèmes gigognes « parentaux » : ainsi, dans Terre Océane, Gabriel l’enfant adopté est élevé par Antoine qui a lui-même été élevé par son oncle Dave. Pendant la maladie de Gabriel, c’est ce trio qui fusionne en attendant la séparation qu’impose la mort. La fusion est toujours présentée comme une sorte de bonheur provisoire ; les séparations interviennent avant ou après celles-ci.
38Il en va du morcellement des corps comme de l’éclatement des familles, et de la reconstitution des corps comme de la réorganisation fusionnelle de celles-ci. Danis propose une vision d’un corps fait de pièces indépendantes, au même titre que les souliers et les sabots, ou les jambes qui marchent seules dans Celle-là, et il évoque le plaisir d’un corps qui se reconstruit. Autant d’images qui suscitent des métaphores religieuses ou mystiques, plus visibles et plus nombreuses dans les textes les plus récents.
Histoires mélodramatiques et dramaturgies complexes
39Comme le souligne Brooks, le mélodrame « ressemble à la tragédie en ce qu’il nous invite à endurer une douleur et une angoisse extrêmes »5. Mais il en diffère par sa recherche du « comble » et de l’excès cauchemardesque.
40On sait que les avatars du mélodrame invitent dangereusement à la victimisation et à la compassion, plutôt qu’à la réflexion. Il ne suffit pas que le lecteur ou le spectateur frémisse et compatisse, avec d’autant plus de facilité et de bonne conscience que les victimes sont pures et innocentes. Mais, outre que les formes mélodramatiques peuvent jouer un rôle de révélateur social plus subtil qu’on l’imagine, Danis invente pour chacune de ses fables des dispositifs dramaturgiques complexes. L’horreur du récit nous parvient rarement chargé du seul pathos. Sans qu’il soit possible de les détailler ici, les chemins qu’emprunte la parole des personnages obéissent à des détours caractéristiques de l’œuvre. Danis donne au « dire » toute son importance. Comme il ne situe pratiquement jamais ses drames au présent, un filtre naturel et spécifique, celui de la langue, forte et atypique, donne à son théâtre « de la parole » toute son originalité. Dans des formes chorales (Le chant du dire-dire), ou par l’intermédiaire du dialogue des monologues (Celle-là), en croisant des formes dialoguées et des formes narratives, quelquefois à l’intérieur de la même réplique, parfois à l’aide de contrepoints humoristiques, la parole se réinvente dans des dispositifs qui évoquent l’horreur et l’excès sans les imposer directement au lecteur.
Choix d’histoires, choix de vies
41Nous chercherions à tort des leçons ou une morale univoque dans ces histoires. Il y est toujours question, pour ces enfants, de survivre et de grandir en s’efforçant d’accéder à une forme de bonheur, même éphémère. Pour cela, il lui faut échapper à un modèle d’adulte qui s’est constitué en fonction d’un ordre rigide et de pulsions de violence. Le bonheur s’atteint à travers des expériences sensibles, par une perception fine du monde, en dehors des « standards » éducatifs et des règles établies.
42Les familles choisies et les petites communautés reconstituées face aux dangers sont plus bénéfiques aux enfants que celles qui obéissent aux valeurs traditionnelles. Puisque la question principale est leur accession à l’autonomie, il semble qu’ils y parviennent mieux en dehors des familles et avec l’appui de partenaires enfants et adolescents, parfois leurs égaux. En filigrane se dessine la nostalgie de la tribu ; au sein de celle-ci, des enfants sauvages échappent aux canons éducatifs. Les natifs, les indiens, les premiers habitants du territoire canadien, pour discrets qu’ils soient, veillent dans l’ombre, et mènent une forme de vie « naturelle » qui échappe aux obligations bourgeoises et religieuses. Les héros de Danis échappent-ils pour autant à des formes de mysticisme, à travers des rituels qui remonteraient aux origines ? La question se pose. Dans certains textes pour jeune public, mais on pourrait l’étendre à tout le répertoire, on peut se livrer, comme le fait Marie Bernanoce6 en étudiant Bled, à la lecture d’un chemin de croix accompli par le jeune garçon. Il vit une sorte de rêve où il se confronte à l’enfer et au paradis à travers de nombreux signes religieux. La quête matérielle d’un lieu de repos, d’un simple toit, d’une maison pour le groupe, s’apparente parfois à celle d’un repos éternel.
43Danis exprime son attirance pour les univers parallèles ; il évoque volontiers des expériences sensibles qui relèvent d’un autre monde. Il s’est souvent exprimé sur l’importance qu’il accorde à ses propres rêves comme points de départ de son travail artistique, littéraire ou plastique7. Il évoque aussi des rituels, le chamanisme, voire la prise de substances. Passionné comme il l’est par les recherches scientifiques récentes en neurologie et sur le fonctionnement du cerveau, il s’est forgé une image très personnelle du corps humain. Les théories contemporaines de la perception, les émois causés par des pratiques magiques et, plus surprenant, les élans qui s’apparentent au mysticisme, se croisent au centre de son œuvre. On leur doit cette fascination pour les émotions sensorielles qu’il parvient à traduire dans un théâtre de personnages et de paroles qui, pour ma part, a fondé mon goût pour son théâtre. Ces histoires d’enfants jamais banales nous confrontent à nos choix de vie décisifs.
Textes en référence
Bled, Paris, L’Arche éditeur, 2008.
Celle-là, Montréal, Leméac, 1993 et 2000.
Cendres de cailloux, Montréal, Leméac ; Paris, Actes Sud-Papiers, 1992 et 2000.
e, roman-dit, Paris, L’Arche éditeur, et Montréal, Leméac, 2005.
Kiwi, L’Arche éditeur, Paris, 2007.
Le Chant du dire-dire, Paris, L’Arche éditeur, 2000. Montréal, Leméac, 2005.
Le Langue-à-langue des chiens de roche, Paris, L’Arche éditeur, 2001 et Montréal, Leméac, 2007.
Le Pont de pierres et la Peau d’images, Paris, l’École des Loisirs, 1996.
Terre océane, roman-dit, Paris, L’Arche éditeur, 2006.
Notes de bas de page
1 Peter Brooks, « Une esthétique de l’étonnement, le mélodrame », Poétique n° 19, 1974, p. 347. On consultera aussi mon article, « Figures du mélodrame dans les écritures d’aujourd’hui et modernité », in L’Annuaire théâtral, revue québécoise d’études théâtrales, n° 50-51, Québec, 2011-2012, p. 171-180.
2 Voir la liste des œuvres de Daniel Danis en fin d’article.
3 La fabrique des voix : l’auteur et le personnage dans les écritures théâtrales québécoises des années 2000, Thèse de doctorat sous la direction d’Yves Jubinville et Jean-Pierre Ryngaert, juin 2014. Bibl. Gaston Baty, Paris 3.
4 Bled, p. 15.
5 Article cité, p. 349.
6 Vers un théâtre contagieux, Paris, Éditions Théâtrales, 2013.
7 Je fais allusion à des conversations privées ou à des interventions de l’auteur dans mes séminaires à l’université.
Auteur
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