Introduction
p. 9-13
Texte intégral
1Après une période de nécessaire construction du domaine d’étude que représente le théâtre jeunesse, dont les bornes ont commencé à être balisées dans les années 2000, et cette période n’est pas finie, il apparaît important de rendre compte de la multiplicité des poétiques des écritures théâtrales s’adressant aux plus jeunes. De nombreux auteurs témoignent de leur engagement dans ce secteur et proposent en effet des dramaturgies novatrices. Ce sont ces écritures, issues de la sphère européenne et francophone, qui sont au cœur de cet ouvrage. Ce qui unit les dix études ici rassemblées, c’est ainsi un objet de recherche commun, celui des écritures théâtrales et l’attention toute particulière que chacun des contributeurs et chacune des contributrices de ce volume portent aux écritures théâtrales contemporaines pour la jeunesse, à la singularité de leurs formes, à l’émergence de leurs nouveaux paradigmes dramatiques.
2Ce volume constitue le deuxième volet d’une recherche que nous avons voulu consacrer aux écritures théâtrales pour la jeunesse dont le premier est paru en 2015 dans la revue Recherches et Travaux, aux ELLUG (Éditions littéraires et linguistiques de l’université de Grenoble) sous le titre Entre théâtre et jeunesse, formes esthétiques d’un engagement. Ici encore, il s’agira d’examiner comment le rapport à la jeunesse correspond moins à une thématique qu’à un engagement dépassant le seul théâtre destiné aux jeunes et interrogeant à la fois le monde et le théâtre, la jeunesse et les adultes soucieux de regarder le monde tel qu’il va depuis l’enfance. Cet engagement sera plus précisément étudié, dans le volume arrageois, via la focale de la poétique du drame – une poétique résolument plurielle qui ne manque pas de vivifier le champ de la littérature théâtrale contemporaine dans son ensemble. La parution de ces deux volumes entend enfin contribuer à conférer au théâtre pour les jeunes toute la légitimité qui lui fait encore défaut du fait de son apparente spécialisation, en lui donnant cette nécessaire et juste place que la recherche universitaire est à même de circonscrire.
3Une décennie aura suffi pour donner pleinement vie au répertoire1 théâtral pour la jeunesse. Des rencontres professionnelles témoignent de la vitalité de ce secteur2. Des éditeurs ouvrent des collections pour le théâtre jeunesse3. Une approche réellement critique des écritures théâtrales pour la jeunesse s’initie, met en lumière – tant d’un point de vue pédagogique que dramaturgique – ce répertoire et entend les faire connaître4. Des articles et des revues scientifiques se publient, entendent rassembler des chercheurs de différents horizons et développer une recherche collective sur ce répertoire5. Des masters et des thèses se sont soutenues, se soutiennent ou vont se soutenir sur ce domaine6. Des cours se sont installés dans la formation des étudiants et des enseignants. Des listes officielles de l’Éducation Nationale entérinent son existence… Par ailleurs des anthologies7 ou des essais8 sur le théâtre, sans s’intéresser aux seules questions de la jeunesse, introduisent dans leurs corpus des pièces de théâtre jeunesse. Nombreux sont ainsi ceux qui, lecteurs curieux et attentifs aux qualités des écritures théâtrales contemporaines pour la jeunesse, contribuent à la visibilité et à l’essor de ce répertoire9.
4Cependant, de réelles interrogations demeurent concernant, entre autres limites, la production et la diffusion des écritures théâtrales sur les scènes mais aussi l’approche proprement dramaturgique de ces écritures – approche qui va de soi pour les œuvres s’adressant aux adultes et qui est souvent reléguée au second plan pour celles qui se dirigent vers les jeunes publics comme si elles ne proposaient pas elles aussi de singuliers ressorts dramatiques et poétiques. Ce retrait du champ de la critique poétique des œuvres théâtrales pour la jeunesse est dommageable : tant pour les œuvres (qui se trouvent ainsi non légitimées) que pour la critique et la recherche elles-mêmes (passant, de fait, à côté de tout un pan de la création contemporaine). Il s’agit, en somme, de ne plus seulement s’interroger sur la question générale de la spécificité ou non de ce répertoire théâtral mais, concrètement, d’en analyser les fonctionnements dominants et marginaux, en l’intégrant à part entière dans le corpus dramatique actuel sans pour autant courir le risque de l’y laisser se diluer.
5Le présent ouvrage se compose de trois parties distinctes mais dont les enjeux révèlent bien des porosités. Soucieux d’aller à la rencontre des écritures théâtrales pour la jeunesse à travers des exemples précis, dont le rassemblement saura témoigner d’enjeux communs mais aussi d’enjeux singuliers, ce volume s’autorise parfois quelques échappées en dehors du seul répertoire pour la jeunesse à la fois pour ne pas marginaliser ce répertoire mais aussi pour examiner comment certains motifs traversent une œuvre. À chaque fois il s’agit de mettre en avant comment l’engagement auprès de la jeunesse correspond avant tout à un engagement dans le poétique, dans l’écriture, dans le théâtre et donc à un engagement littéraire et artistique.
6La première partie, intitulée « Incursions enfantines », réunit trois contributions qui cheminent dans le drame à travers le prisme du motif de l’enfance, voire de l’in-fans (celui qui étymologiquement, n’a pas encore accès à la parole). Dans la première étude qui ouvre ce volume, Jean-Pierre Ryngaert se consacre ainsi à l’œuvre de Daniel Danis et analyse comment le paradigme de la tribu enfantine vient structurer de part en part l’écriture théâtrale et les modes d’organisation des fables du dramaturge québécois. Ces « histoires d’enfants », qui confrontent les plus jeunes à des choix de vie décisifs, constituent une constante dans le répertoire théâtral de Daniel Danis. Leur porter attention permet d’en déduire des remarques dramaturgiques et idéologiques. Dans la contribution suivante, consacrée à trois pièces de Joseph Danan, il s’agit d’observer comment, dans certaines formes dramatiques, le theatron – « le lieu d’où l’on voit » – organise la vision du spectateur à partir du point de vue d’un enfant. Occasion est ainsi donnée d’éclairer la poétique du théâtre jeunesse de Joseph Danan via la focale du jeu de rêve – un jeu où la conscience enfantine domine toutes les autres et où le drame est entièrement subordonné aux fantasmes d’un enfant. Placer le theatron sous l’œil du regard enfantin n’est pas sans incidence. Cela permet ainsi notamment d’explorer les dérèglements du monde, celui du monde adulte en particulier, tout en opérant une révolution du regard qui s’interdit un point de vue adulto-centré. Sous cette impulsion, c’est alors souvent l’écriture elle-même qui peut se trouver « déréglée » comme chez Claudine Galea dans Après grand, c’est comment ? où Thibaut Fayner démontre que le mutisme de l’enfant vient résister à la parole falsifiée des adultes et témoigner d’une possibilité : celle d’ouvrir grand les yeux et de s’ouvrir à la rêverie, manière aussi de ne pas céder au temps pressé, celui qui presse, oppresse et est soumis aux lois de la rentabilité ou de la performance. Ces trois contributions soulignent enfin à quel point les poétiques du drame contemporain pour la jeunesse ne peuvent être saisies qu’à la faveur d’une une subtile dialectique entre le dire et le voir.
7Au cœur de l’ouvrage, la deuxième partie, intitulée « Des poétiques de l’engagement à l’engagement du poétique » entend bien rendre saillant que l’enfance et la jeunesse influent autant sur une forme d’écriture que sur une façon de témoigner de ce qui nous entoure. Pierre Longuenesse, qui ouvre cette seconde partie de l’ouvrage, le montrera très précisément par le prisme d’une étude qu’il consacre à Cent culottes et sans papiers de Sylvain Levey, pièce où l’auteur s’affranchit d’ailleurs de bien des carcans dramaturgiques pour s’aventurer dans le poème dramatique sans pour autant se défaire, loin s’en faut, d’enjeux proprement politiques. La question de l’articulation entre un engagement dans l’écriture et une écriture de l’engagement se poursuit dans l’étude suivante qui jette un éclairage très éclairant sur la dramaturgie d’Edward Bond. On y verra ainsi que s’engager dans ou pour le poétique c’est aussi prendre « le parti pris de l’enfant », pour citer le titre éclairant que David Tuaillon donne à son étude sur l’auteur anglais. Le parti pris de l’enfant traduit enfin un souci idéologique et poétique majeur : celui d’exclure des œuvres toute visée exemplaire ou pédagogique pour donner aux enfants les moyens de comprendre ce qu’ils vivent. On comprendra donc que ce qui est particulièrement souligné dans cette partie de l’ouvrage, c’est que poétique et politique sont irrémédiablement liés. Cette union s’opère, d’une œuvre à l’autre, ou d’un auteur à l’autre, de diverses façons. Ce peut être par les thématiques abordées : celle de la guerre, par exemple, qu’examine Françoise-Heulot-Petit, notamment, mais non exclusivement, dans l’œuvre de Suzanne Lebeau – comment en effet dire la guerre et la souffrance aux plus jeunes, selon quelles modalités, par quelles voies dramaturgiques ?
8La dernière partie, intitulée « Les voix de l’altérité, l’espace des possibles » se compose de trois contributions venant poursuivre nos investigations sur l’engagement du poétique des écritures théâtrales contemporaines pour la jeunesse en se centrant sur celles qui, s’offrant comme autant de points d’horizon, reposent sur une dynamique tensive oscillant entre méditation personnelle et ouverture au monde. On verra ainsi, dans l’étude que lui consacre Sylvie Dardaillon, comment Dominique Richard intègre non seulement une réflexion sur l’écriture théâtrale en introduisant un dialogue entre journal intime et échange réglé, entre texte et préface, entre texte et image mais aussi comment son théâtre est le lieu d’une mise en jeu des hésitations, des troubles qui accompagnent l’enfant et l’adolescent dans l’élaboration de son identité sociale. Denise Schröpfer nous engagera ensuite à réfléchir sur les pièces de Mike Kenny où le lien générationnel ou intergénérationnel est très présent, sur les manières dont se décline ce lien dans l’œuvre de l’auteur anglais et sur les façons que cela permet, non sans humour, de proposer de singuliers partages des voix venus tisser plusieurs narrations simultanées. Marie Vandenbussche clôturera cette partie par une étude portant sur Bouge plus et Christ sans hache, spectacles dont le premier seulement s’adresse aux jeunes publics et qi sont tous deux nés d’une collaboration entre l’auteur Philippe Dorin et le metteur en scène Michel Froehly. L’étude comparée de ces deux spectacles nous permettra d’aller à la rencontre d’une poétique de « l’idiotie », au sens entendu par le philosophe Clément Rosset, poétique qui s’exerce frontalement et se veut attentive à l’observation du réel. Un entretien avec Alexandre Lazarescou sur le théâtre jeunesse roumain clôturera ce volume.
9D’une partie à l’autre, on aura compris que l’aventure dramaturgique est au cœur de nos préoccupations et de nos interrogations, de même qu’aura en priorité compté pour nous d’être attentives à ce qui, dans le répertoire des écritures pour la jeunesse, nous désigne et nous réveille – l’enfance et la jeunesse n’étant alors pas sans nous rappeler à ce geste inaugural dont parle la philosophe Marie José Mondzain : « Commencer, voir pour la première fois, dire pour la première fois, montrer pour la première fois, tels sont les gestes des artistes demeurés fidèles à la puissance inaugurante que leur enfance a pu maintenir. Rien de pire que ces éloges de la maturité qui célèbrent la fin des rêves et l’asséchement du désir. L’interminable enfance est le site temporel de ce qui met au monde le spectateur du monde »10.
Notes de bas de page
1 M. Bernanoce, « On peut parler d’un véritable répertoire/We can speak of a real repertory », revue UBU/Scènes d’Europe, Théâtres jeunes publics, théâtres tous publics/theater for young people, theater for EVERYONE, n° 46/47, Paris, 1er semestre 2010, p. 78 à 82.
2 Pourquoi j’écris du théâtre pour les jeunes spectateurs, Carnières, Lansman, 2005 ; Théâtre pour ados, Paroles croisées, Carnières, Belgique, Lansman, 2009 ; Écrire du théâtre pour être joué par des jeunes, Carnières, Lansman, 2011.
3 Mouvement initié par Dominique Bérody qui, en 1987, créa Très Tôt Théâtre, la première collection jeunesse autonome (non attachée à un théâtre ou une compagnie).
4 À commencer avec la parution en 2006 de À la découverte de cent et une pièces Répertoire critique du théâtre contemporain pour la jeunesse de Marie Bernanoce, Montreuil, Éditions Théâtrales/Grenoble, SCEREN-CRDP de Grenoble, 2006. Le second volume, Vers un théâtre contagieux, a prolongé ce chemin pour construire une entreprise de « Répertoire critique du théâtre contemporain pour la jeunesse » au long cours, un troisième volume étant en préparation.
5 F. Heulot-Petit, Sandrine Le Pors [dir.], Le Jeu dans les dramaturgies jeune public, Cahiers Robinson n° 32, Arras, 2012. S. Le Pors [dir.], « Les dramaturgies du jeune public », Paris, revue Registres n° 16, PSN, 2013.
6 La thèse de Nicolas Faure donnera ainsi lieu à une publication : Le Théâtre jeune public : un nouveau répertoire, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2009.
7 M. Azama, De Godot à Zucco, Anthologie des auteurs dramatiques de langue française (3 vol.), Paris, Éditions Théâtrales, SCEREN/CNDP, 2003 et 2004.
8 Sandrine Le Pors, Le Théâtre des voix. À l’écoute du personnage et des écritures contemporaines, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2011.
9 Pour plus de précisions, se reporter à l’introduction du volume grenoblois, intitulée « Une part du théâtre qui s’ouvre à la recherche ».
10 Marie-José Mondzain, Homo spectator, « L’enfance interminable », Bayard, 2013, p. 139.
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