De J.-H. Rosny aîné à Alexander Lernet-Holenia : récits de guerre fantastique(s)
p. 233-247
Texte intégral
Dans la première quinzaine de septembre 1914, vers le soir, quatre brancardiers traversaient la lande du Loup Rouge. Le crépuscule venait, formidable et terrifique. L’enfer était dans le ciel et sur la terre. Une fournaise de soufre et de sang s’ouvrait dans la nuée ; la foudre des hommes, grondant au-delà des collines, ébranlait les arbres dans leurs racines et les rocs dans leurs profondeurs...1
1Ces premières lignes du roman de J.-H. Rosny aîné, L’Enigme de Givreuse (1917), pour esquisser l’objet de la présente étude : nous voulons lire ici des récits de guerre sur la Grande Guerre, mais d’une facture particulière, que l’on dira sommairement "fantastique".
2Entendons-nous sur les termes. La notion de récit de guerre ("Kriegsnovelle"/"Kriegsroman" en langue allemande) implique une double détermination. D’abord, évidemment, temporelle : il s’agit d’histoires fictives (nous soulignons) censées se dérouler pendant la guerre, donc, en l’occurrence, entre 1914 et 1918. À cela s’ajoute une détermination géographique, tout aussi importante : l’histoire est censée se dérouler au plus près de la "réalité" de la guerre, c’est-à-dire directement sur le front, au milieu ou à proximité du champ de bataille ; elle peut éventuellement, épisodiquement, se passer "à l’arrière", mais cet espace ne doit pas être un lieu idyllique, totalement étranger à la réalité de la guerre (ceci ouvre, évidemment, la possibilité de cas limites, où la dénomination de "récit de guerre" pourrait être discutée). Quant à la catégorie du fantastique, admettons, pour ne pas nous perdre ici dans une vaine querelle théorique, qu’elle recouvre ces récits "dont le propre, pour reprendre une heureuse formule de M. Milner, est de jouer sur les limites du vérifiable et de l’invérifiable, du possible et de l’impossible2."
3Un premier coup d’oeil sur les littératures d’expression française et allemande nous convainc que ce type de récit correspondant à notre définition a été pratiqué dans l’une et l’autre, avec peut-être une prédilection particulière dans les lettres allemandes. Cette relative disproportion, au plan statistique, peut s’expliquer par différentes raisons. La littérature fantastique française, au moment de la Grande Guerre, est à un tournant de son évolution. Les pricipaux représentants du genre de la période artistique dite "fin de siècle" (Jean Lorrain, Marcel Schwob, par exemple), viennent de disparaître ; le relais est pris par un certain nombre d’écrivains – J.-H. Rosny aîné, Maurice Renard, entre autres – qui s’orientent vers la littérature populaire et infléchissent le genre vers une variante de la littérature d’imagination, le merveilleux scientifique, qui préfigure en fait directement la science-fiction (Le Péril bleu, de Maurice Renard, paraît en 1912, La Force mystérieuse, de Rosny aîné, en 1913). En Allemagne en revanche, où l’on a découvert tardivement (1901) A.E. Poe – et dans son sillage, d’ailleurs, revendiqué alors seulement l’héritage d’E.T.A. Hoffmann –, le genre fantastique est en vogue lorsqu’éclate la Grande Guerre. Son succès est entretenu par l’éditeur munichois Georg Müller, qui ouvre des collections spécialisées, avec en particulier des anthologies de nouvelles. C’est sur ce principe qu’est composé le volume intitulé Der Sieg des Todes. Seltsame und phantastische Kriegsnovellen aller Zeiten und Völker (La Victoire de la mort. Nouvelles de guerre étranges et fantastiques de tous les temps, de tous les pays), paru en 1915, qui rassemble des récits correspondant exactement à notre définition3 ; dans le même esprit, la même année, paraît l’anthologie intitulée Der Gespensterkrieg (La guerre des spectres)4.
4 H. Eulenberg, dès les premières lignes de la préface de ce dernier ouvrage, relève très exactement le code narratif induit par les textes qui composent le volume :
Il suffit, pour se convaincre aujourd’hui du caractère fantastique de cette guerre, d’ouvrir les journaux [...] : on n’entend parler que de choses comme il ne s’en inventait que dans les histoires de fantômes... 5
Est ainsi posée, comme postulat, la "fantasticité" de l’événement. H. Eulenberg se fonde sur la dimension "cosmique" du conflit, en tous les sens du terme : voici "la plus grande bataille que la terre ait jamais vue", qui se joue à la fois "sous terre, sous les mers et dans les airs" et "où l’individu disparaît dans la masse anonyme, avec l’indicible angoisse de n’être plus qu’une goutte dans la mer, un simple numéro parmi des millions d’autres"6. Autant d’hyperboles pour signifier que le conflit mondial de 1914 constitue un phénomène unique qui, par ses origines profondes, son ampleur, son intensité, dépasse la mesure de l’homme. G. Meyrink, dans sa contribution à cette même anthologie, sous le titre Die vier Mondbrüder (Les quatre Frères de la lune), déploie quant à lui la vision d’une apocalypse singulière, non pas descendue du ciel mais remontée des entrailles de la terre, une sorte de mixte entre Nuit de Walpurgis et Jugement dernier :
Est-ce que nous n’assistons pas à une résurrection des fantômes ? Tout ce qui gît depuis longtemps dans les cavités terrestres transformé en pétrole – la chair et le sang des dragons antédiluviens – se réveille et veut revenir à la vie. Après combustion et distillation dans des chaudières ventrues, cela devient essence qui coule dans les ventricules de ces nouveaux monstres des airs et nourrit leur halètement...7
5Quelles que soient les images mobilisées, le genre du récit fantastique, dans ces conditions, c’est-à-dire à partir de cette analyse de l’événement, se voit érigé en meilleur révélateur, seul miroir authentique du caractère profond de la guerre. C’est ce code poétique, exemplairement décrit dans la préface de H. Eulenberg, qui fonctionne dans tous les récits fantastiques de guerre, qu’ils appartiennent aux lettres françaises ou allemandes. Chaque récit, à sa manière, allusivement ou sous forme plus développée, recourt à la même légitimation, J.-H. Rosny dans l’Enigme de Givreuse autant que Kurt Münzer dans Die Brücke :
Dans le déferlement des forces féroces, cette aventure prenait on ne sait quelle signification formidable... (J.-H. Rosny, L’Enigme de Givreuse, p. 34).
L’histoire semblera invraisemblable aux esprits radicalement positifs. Il est vrai qu’il est étrange que dans cet événement d’une réalité aussi brutale que le guerre puissent intervenir des éléments mystiques. Et pourtant c’est ainsi... N’avez-vous pas tous déjà entendu parler d’aventures extraordinaires arrivées à nos soldats ? (Kurt Münzer, Die Brücke, in Der Gespensterkrieg, p. 66)
6On notera le paradoxe, en regard de la question de l’écriture fantastique, de la relation ainsi installée entre la fiction et l’Histoire. La référence à la réalité événementielle, en effet, ne fonctionne finalement pas autrement, ici, que dans un récit dit "réaliste", c’est-à-dire qu’elle assume une fonction d’authentification, de vraisemblabilisation. A partir du moment où est posé le caractère fantastique de l’Histoire, le récit de guerre obéissant aux règles du fantastique devient paradoxalement une écriture réaliste, la seule écriture authentique de l’événement. Toutes choses égales, le texte fantastique convoque ici une certaine image de l’Histoire pour un usage analogue à celui qu’il fait parfois de la doctrine occultiste, en particulier des théories et pratiques héritées du magnétisme : il prend le masque de la Mimesis pour nous convaincre qu’il ne raconte des histoires de fantômes que parce que l’existence de ceux-ci est avérée matériellement, scientifiquement. Certains textes n’hésitent pas, d’ailleurs, à solliciter naïvement cet aspect occultiste dans la référence à la guerre elle-même, en suggérant une interprétation "néo-magnétique" du déclenchement du conflit mondial : "il est remarquable", nous enseigne l’épilogue de L’Enigme de Givreuse, " que les mois de juillet et d’août 1914 furent extraordinairement favorables aux expériences (de transformations anatomiques)... Pendant cette période, la terre traversait un milieu interstellaire particulièrement riche en énergies pré-électriques8." Gardons-nous, évidemment, de mélanger les genres, de confondre littérature et document. Les seuls textes qui nous intéressent sont ceux de fiction et nous écartons délibérément ceux qui s’affichent comme témoignage vécu d’aventures plus ou moins extraordinaires, qui fleurissent effectivement dans les journaux de l’époque et que recueille, par exemple, l’anthologie intitulée Stecowa. Phantastisches und Übersinnliches aus dem Weltkrieg (Stecowa. Du fantastique et du surnaturel de la Grande Guerre)9 : l’introduction nous avertit qu’il s’agit d’un livre sur des phénomènes si ce n’est "surnaturels", du moins "inexplicables" survenus durant la guerre, "présentant des faits et des événements qui ont été réellement vécus et qui sont rapportés par des témoins dignes de foi". Rien à voir, donc, avec un volume tel que Der Gespensterkrieg ; il n’empêche, cependant, que la confusion peut s’installer (elle est même entretenue par l’éditeur) entre les deux genres, à partir du moment où la fiction, selon H. Eulenberg, prétend trouver une légitimité par référence au document et où, inversement, le document revendique le statut d’oeuvre littéraire, comme le fait l’auteur de la préface de l’anthologie Stecowa10. Signe patent de cette ambiguïté : le nom de K.H. Strobl, par exemple, figure au sommaire des deux anthologies !
7Tel qu’il se pose par rapport à l’Histoire, le récit de guerre fantastique implique évidemment, déjà par sa manière de raconter, certaine évaluation idéologique. Décréter la guerre événement fantastique et concevoir l’aventure individuelle comme illustration de ce caractère profond suppose une vision "passive" du sujet, où celui-ci n’est plus reconnu comme acteur de l’Histoire, mais comme jouet, pour ne pas dire victime, de forces obscures qui le dépassent et dont, le cas échéant, il n’a même pas conscience. C’est donc à peu près toujours dans le même répertoire thématique de la dépossession de soi – l’exact envers du registre "démiurgique" – que vont puiser les récits. Histoire de dédoublement de personnalité, comme avec L’Enigme de Givreuse qui commence un soir de bataille, lorsque les brancardiers trouvent coup sur coup, à quelques mètres de distance, deux soldats rigoureusement identiques physiquement, blessés d’égale façon et qui déclareront plus tard s’appeler tous deux Pierre de Givreuse. Expériences visionnaires diverses, certaines cauchemardesques comme celle du narrateur de La damnation de l’Essen, de M. Renard11, dont le navire de guerre a fait naufrage et qui, tandis qu’il dérive sur un radeau de fortune, voit apparaître "le vaisseau fantôme qu’on ne peut voir sans trépasser", un redoutable croiseur de la marine allemande baptisé l’ Essen qui a disparu mystérieusement en mer et dont la légende hante les esprits. D’autres visions sont au contraire providentielles, comme dans le scénario reproduit sous de multiples variantes de la mystérieuse mise en garde prononcée par la réapparition de trépassés. La nouvelle de Kurt Münzer Die Brücke qui figure dans l’anthologie Der Gespensterkrieg est tout à fait exemplaire de ce genre d’histoire extraordinaire devenue banale à force d’être copiée : à l’arrière du front de l’Est, sur la route du transport des troupes, un pont particulièrement dangereux enjambe un précipice ; un soldat qui a appris le matin même la mort de son meilleur ami déambule à la tombée de la nuit sur ce pont ; il voit soudain venir à sa rencontre le spectre du disparu, qui semble lui ordonner de rebrousser chemin ; à bon escient, car quelques minutes plus tard, le pont s’écroule dans un formidable fracas, dynamité par l’ennemi.
8Dirons-nous que ce type de récit vérifie la thèse formulée dans un article célèbre par Lars Gustafssons selon laquelle toute littérature fantastique serait irrémédiablement réactionnaire12 ? Effectivement, l’arrière-plan historique sur lequel se détache l’aventure individuelle qui est narrée se présente comme quelque chose de fondamentalement inexplicable, de rebelle à toute tentative de rationalisation, c’est-à-dire exactement l’inverse du traitement qu’il reçoit en principe dans le modèle de l’écriture dite "réaliste" où le monde est supposé descriptible ; effectivement, nous sommes aux antipodes de la définition de la Mimesis selon E. Auerbach, c’est-à-dire la représentation de l’Histoire comme réalité en mouvement, et donc transformable par l’action de l’homme. Est-ce pour autant nécessairement réactionnaire que de douter de la possibilité, pour le sujet, d’agir en profondeur sur l’Histoire ? Vaste question que nous devons laisser ici ouverte. Pour ce qui est en tout cas de l’évaluation idéologique de nos textes par rapport au débat de l’époque entre pacifisme et bellicisme, constatons que le récit de guerre fantastique ne s’installe a priori dans aucun des deux camps. La nouvelle d’A.M. Frey Der Pass fournit l’exemple d’un plaidoyer pacifiste construit sur le thème du double : Victor Mann trouve un soir, sur la place d’une petite ville allemande, un livret militaire appartenant à un soldat français, du nom de Montélié ; ce nom lui rappelle un camarade d’études qu’il a connu autrefois à Genève ; il confronte ses souvenirs avec l’état civil indiqué sur les papiers militaires, découvre, reconnaît des coïncidences troublantes qui déclenchent chez lui un véritable vertige de l’identité : "de savoir qui était Montélié changeait-il quelque chose ? Lui ou un autre. Le nom avait-il quelque importance ?... Je pourrais moi aussi m’appeler Montélié13" ; voyant défiler une colonne de soldats allemands qui partent pour le front, Victor Mann, dans une sorte d’accès de démence, entonne La Marseillaise ; au policier qui l’arrête, il tend les papiers de Victor Montélié, avant d’être lynché par la foule. Dans Der Traum des Kommandeurs14, Oskar A.H. Schmitz utilise un scénario comparable pour exprimer sa francophilie, à travers le personnage d’un certain comte de Schaller-Breteuil, officier de l’armée allemande, mais dont une partie de la famille est d’origine française ; celui-ci, un soir où il a pris ses quartiers avec les troupes d’occupation dans un château de province, se voit saisi lui aussi, au cours d’une descente "onirique” dans les souterrains du château sous la conduite de la maîtresse de céans, par un vertige de l’identité qui l’amène à douter de son appartenance culturelle. A noter que le (mauvais) roman conjectural de Maurice Rostand, L’Homme que j’ai fait naître, paru en 193115, reprend à peu près le même argument : le héros était allé en Allemagne chercher la fiancée du soldat qu’il avait tué ; il l’a épousée, il a un fils, partagé entre ses deux nationalités, la guerre éclate. Père et fils servent dans des armées ennemies. Mais aucun combat ne se livre, car s’interpose l’armée des morts de la Grande Guerre, "tombés pour que nos fils ne connaissent pas cela".
9On trouvera naturellement autant de récits qui prennent le parti inverse, qui exploitent le scénario fantastique au profit d’une propagande nationaliste, charriant tous les clichés xénophobes. L’un des plus virulents, sous ce rapport, est certainement K.H. Strobl, avec par exemple la nouvelle Der Wald von Augustowo16, sur le thème de la lycanthropie : sur le front de l’est, quelques soldats allemands égarés en pleine forêt trouvent refuge dans une masure habitée par une jeune femme et un colosse à l’allure bestiale ; ce dernier leur rapporte de sa chasse un animal encore sanguinolent, impossible à identifier véritablement, mais dont ils font leur repas en dépit de leur dégoût ; s’immiscera bientôt en eux un horrible soupçon devant l’accumulation d’un certain nombre d’indices, surtout lorsqu’ils ne verront pas revenir un de leurs camarades parti en éclaireur et qu’ils repéreront autour de la chaumière "comme des traces de loup". Pauvres Allemands, ni conquérants, ni agressifs, mais malheureux égarés demandant simplement l’hospitalité et dont le seul tort est la crédulité ! En face d’eux, le couple primitif où la perversité ("la jeune femme gloussait") se fait complice de la bestialité : le thème du loup-garou habille et force certaine image du Slave véhiculée par la propagande pangermaniste. Les lettres françaises ne sont pas en reste, dans ce registre phobique. M. Renard, dans La damnation de l’Essen, prête au commandant du redoutable croiseur de la marine allemande, un certain Rückherdt, tous les traits de la bête, à partir de la métaphore du "requin qui chasse" :
Un orgueil fou, une joie primitive et sauvage mettaient dans sa chair épaisse comme une force ascensionnelle agréable à contenir [...] Il savourait cette sinistre virtuosité qui l’avait placé au premier rang des exterminateurs. Pour lui-même, il était un héros noir et mythologique, le frère vivant des ombres gigantesques et casquées d’ailes qui se dressent au ciel d’Allemagne [...] Mais ce qui était meilleur que tout cela, c’était la délicieuse, l’aiguë, la suprême volupté de guetter, d’être à l’affût [...] Sa cruauté naturelle avait pris le dessus. L’instinct sanguinaire s’était développé. Lui et son équipage s’étaient mis à détruire passionnément, pour l’amour du mal, par jeu, par besoin, par sadisme. L’idée de patrie, le prétexte de défense nationale ne les guidaient plus dans leur tâche de forbans...17
On ne saurait dire, pour conclure sur ce point, que le récit de guerre fantastique est associé à une valeur idéologique unique, définitive. L’aventure fantastique peut servir des intentions totalement contraires : la nouvelle pacifiste d’A.M. Frey Der Pass, le récit nationaliste-raciste de K.H. Strobl Der Wald von Augustowo cohabitent tous deux au sein de la même anthologie Der Gespensterkrieg. Notons tout de même qu’une entreprise éditoriale telle que l’anthologie Der Sieg des Todes. Seltsame und phantastische Kriegsnovellen aller Zeiten und Völker représente, rien que par sa conception, une sorte de manifeste "internationaliste". Il fallait oser, en 1915, publier sous une même couverture des textes empruntés à la littérature des pays en guerre contre l’Allemagne. J.E. Poritzky le souligne dans sa préface. Mais il fait confiance, écrit-il, au "bon sens" de ses compatriotes qui sauront reconnaître que la guerre ne justifie pas le mépris des cultures étrangères. Le vibrant plaidoyer dérive cependant vers une argumentation suspecte lorsque J.E. Poritzky affirme par exemple des oeuvres de Gogol et de Dostoïevski "qu’elles apportent de l’eau à notre moulin" dans la mesure où elles révèlent "les profondes ténèbres" où est plongée la Russie.
10Par rapport à l’ensemble de cette production, allemande ou française, dont nous venons d’esquisser les grands traits, A. Lernet-Holenia occupe une place tout à fait à part. Le roman le plus connu, selon Hilde Spiel également le plus réussi de cet écrivain prolixe héritier de l’Autriche habsbourgeoise, Die Standarte (L’Étendard), s’installe sur un autre front – la majorité des récits jusqu’ici évoqués, à l’exception de ceux de K.H. Strobl, regardent en effet la guerre occidentale-prussienne – et traite l’événement avec un décalage significatif, puisqu’il paraît en 193418.
11L’aventure qu’il raconte, futile et funèbre à la fois – peut-être par là typiquement vieille Autriche – n’a en outre apparemment rien à voir, a priori, avec une histoire fantastique "classique". Le héros, Herbert Menis, est un jeune aspirant de l’armée impériale qui, après avoir été grièvement blessé, est nommé officier d’ordonnance, fin novembre 1918, à Belgrade ; le soir même de son arrivée, il tombe amoureux, à l’opéra, d’une certaine Resa Lang, dame de compagnie de l’archiduchesse ; son comportement effronté, en tout cas contraire aux règles de l’étiquette, pour approcher la jeune femme lui vaut d’être aussitôt muté dans un régiment stationné au Banat ; mais les premières mutineries éclatent bientôt au sein de l’armée, des comités de soldats se constituent, la division à laquelle appartient Menis, dont les hommes refusent de franchir le Danube pour continuer le combat, est décimée par les tirs d’un régiment allemand qui a reçu l’ordre de mater la rébellion ; le porte-étendard ayant été tué, Menis reçoit la bannière du régiment et à partir de cet instant, se sent investi de la mission sacrée de sauver ce symbole de l’ordre ancien qui est en train de s’effondrer ; avec quelques autres officiers, il rejoint Belgrade et se réfugie au Konak, le palais des anciens rois de Serbie, où il retrouve Resa qui l’a attendu malgré la présence des troupes anglaises qui occupent désormais la ville ; après une fuite périlleuse à travers les souterrains labyrinthiques de la citadelle, une course folle dans un pays livré au chaos des armées en déroute, et au cours de laquelle tous ses compagnons vont trouver la mort, Menis arrive enfin à Vienne, où la révolution vient d’éclater ; décidé à accomplir sa mission jusqu’au bout, il va de caserne en caserne pour remettre l’étendard dont il est le gardien ; devant l’indifférence générale, il se rend finalement à Schönbrunn ; il traverse le palais déjà presque désert et assiste au départ de la famille impériale ; dans une salle à l’écart flambe un grand feu clair où l’on est en train de jeter par brassée, pour qu’ils ne tombent pas aux mains de l’ennemi, tous les drapeaux et étendards de l’armée ; Menis y jette sa précieuse relique ; lorsqu’il sort de la pièce, Resa l’attend dans l’antichambre.
12Voici donc, typiquement, un roman de guerre qui raconte une histoire certes fictive (il n’y a jamais eu de mutineries sur les ponts du Danube devant Belgrade, pas plus que n’ont été brûlés des étendards à Schönbrunn), mais qui, solidement ancrée dans le cadre événementiel de la "réalité" de la guerre, ne franchit pas les bornes du vraisemblable et peut même revendiquer d’offrir, sous ce rapport, une fictionnalité en quelque sorte "plus vraie que nature". Le fantastique, si fantastique il y a, ne dicte donc pas, ici, la fable romanesque elle-même, mais s’immisce seulement dans et par la manière de raconter.
13Il y aurait, d’abord, à mesurer la fonction d’un personnage "secondaire", le capitaine Hackenberg. Il apparaît au chapitre 7, au cours d’une scène où les régiments, au sein desquels couve déjà la révolte, sont contraints de renouveler leur serment de fidélité sous l’oeil soupçonneux de leurs officiers ; lui que personne n’a jamais vu auparavant et dont on ne sait d’ailleurs presque rien, si ce n’est qu’il s’agit d’un baron d’origine allemande, nommé récemment officier de liaison auprès du commandement, surgit alors brusquement entre les rangs, précédé de ses deux grands chiens "au pelage long et dru" qui ne le quittent jamais :
Il était d’une taille légèrement supérieure à la moyenne, avec un corps long et maigre [...] Il portait un uniforme usé qui flottait un peu, avec un col de fourrure et des aiguillettes défraîchis. Il avait un visage hâlé, en même temps extraordinairement fin, cerné sur les joues et le menton par une barbe noire frisée. Dans l’ombre de la visière de son casque, ses yeux étaient d’un bleu si lumineux, si irréel qu’ils scintillaient à travers ses paupières, même lorsqu’il les fermaient...19
14Le lecteur averti aura immédiatement reconnu à qui il a affaire : voici une figure typiquement démoniaque, pourvue de tous les attributs hérités de la tradition fantastique (origine plus ou moins mystérieuse, accoutrement suranné, regard perçant, complicité animale). Hackenberg va d’ailleurs bientôt endosser un rôle dévolu traditionnellement aux personnages de son espèce : la malédiction. Dans une conversation mi-sérieuse, mi-ironique avec les officiers du régiment, il prédit au porte-étendard actuel – un certain Heister – une mort prochaine et donc par là-même au héros la mission sacrée qui l’attend. La suite des événements, en venant confirmer très exactement ces dires, aurait donc pu pousser le roman holénien vers une histoire fantastique conventionnelle, en bonne et due forme, de parole réalisée. Mais c’est une évaluation beaucoup plus complexe que reçoit l’épisode. Le texte relève effectivement la coïncidence entre la funeste prophétie et la destruction du régiment mais, se décalant par rapport au discours premier de la superstition, n’attribue pas pour autant, explicitement, une dimension surnaturelle au personnage de l’inquiétant capitaine : "Ce n’est sans doute pas sa personne elle-même qui était importante, mais probablement le simple fait qu’elle fût là pour signifier certaine relation entre les événements"20. Que le capitaine Hackenberg ait ou non, effectivement, le don de double vue ou encore le mauvais oeil, là n’est pas la question : il y a néanmoins un concours de circonstances tel qu’on pourrait le croire. Et ce fantastique "en creux", virtuel en quelque sorte, est mis en rapport avec ce que Lemet appelle la face "invisible" de l’Histoire :
Toute cette affaire demeure un mystère, comme bien d’autres choses qui se sont déroulées à cette époque. Il s’est passé, alors, des choses inouïes. Pourquoi, dans ces moments si intenses, l’invisible ne se serait-il pas manifesté de manière plus effective, plus évidente que d ’habitude21 ?
15Relevons et soulignons tout ce qui sépare ici, malgré l’apparence du même geste, le roman holénien du commun des récits fantastiques de guerre envisagés prédédemment. L’aventure narrée ne fonctionne pas, comme chez K.-H. Strobl, J.-H. Rosny et consorts, comme symptôme, c’est-à-dire manifestation tangible, objective du caractère "fantastique" de l’événement (où le récit se légitime, finalement, par un vraisemblabilisation d’ordre "mimétique"), mais simplement comme une possible métaphore de celui-ci22. Lemet n’entend d’ailleurs pas tout à fait la même chose que ses prédécesseurs par la référence au "fantastique" de [’Histoire. Ces derniers rassemblent ici, plus ou moins ouvertement, confusément, tous les mythèmes de l’Apocalypse23. Lernet, lui aussi, affirme certes sa conviction que "l’Histoire obéit davantage au mythe qu’à la logique24", mais n’abolit pas pour autant celle-ci dans une cosmogonie. Cela correspond chez lui à la reconnaissance, dans les événements, d’une nécessité supérieure qui dicte en l’occcurrence l’abolition d’un ordre historique révolu, celui de la monarchie danubienne : "il était certain, après tout ce qui s’était passé, que nous étions appelés à disparaître, à céder la place... Tout ce qui est arrivé devait arriver. Ce qui est fini est fini25." Et cette conscience de la dimension mythique (au sens holénien) de l’événement, contrairement à l’apocalyptisme confus du commun des récits fantastiques de guerre, n’aveugle pas l’analyse politique, bien au contraire. Le roman relève avec lucidité, à travers les propos prêtés aux différents officiers du régiment, le moment où l’idée de l’empire, symbolisée par l’uniforme et le serment, ne suffit plus à agréger Hongrois, Polonais, Tchèques, Ruthènes et Croates.
16 Au-delà de la péripétie autour du personnage de Hackenberg, un certain nombre d’éléments de l’aventure personnelle du héros-narrateur ressortissent également au fantastique. Ce sont tous ces épisodes qu’il présente lui-même comme des "absences", une sorte de rêve éveillé relativement court dans lequel il plonge involontairement, en certaines circonstances, et qui constitue une expérience décisive pour son itinéraire. L’attachement quasi mystique de Menis à l’étendard, qu’il aperçoit battant toujours fièrement devant les régiments, se joue à ce niveau :
Je m’arrêtai au milieu de la rue. Au bout de quelques instants, je me rendis compte que j’étais préoccupé par la pensée de quelque chose, sans que je pusse dire exactement de quoi [...] L’instant d’après, je devinai, même si je ne voulais toujours pas me l’avouer, que c’était l’étendard auquel je pensais [...] J’eus soudain le sentiment de m’être moi-même surpris à quelque chose qui était d’une certaine manière répréhensible ; de là était née, justement, cette excitation étrange et troublante que j’avais éprouvée tout le temps et dont j’avais eu honte à l’instant même où j’en avais pris conscience. Ce sentiment ne dura que deux ou trois secondes : le temps de rêver, de s’apercevoir que l’on rêve, et de se réveiller...26
On ne peut pas dire plus clairement le jeu de l’inconscient, décrire plus minutieusement le fonctionnement de l’imagination fantasmatique. On notera d’ailleurs la valeur ambiguë, sous ce rapport, de l’étendard. Le texte le féminise – le brocart "ondule comme la robe d’une jeune femme", Menis caresse ses plis "comme une chevelure soyeuse", il l’installe dans sa chambre, le presse contre sa poitrine, explicitement, à la place de Resa, "comme pour une nuit de noces" (la fidélité à l’étendard devenant ainsi une manière d’abolir la sexualité au nom d’un désir idéal) ; mais c’est en même temps, évidemment, un objet qui appartient aux morts, qui voue à la mort celui qui le porte. Si l’étendard ne représentait, pour le héros, qu’un symbole militaire et patriotique auquel il décidait, par un acte de volonté pleinement (et uniquement) conscient, de sacrifier sa vie, le roman ne serait après tout qu’un manifeste héroïque, à l’imagerie peut-être trop facile, trop appuyée. L’habileté de l’écrivain est de confondre indissolublement, tout au long du roman, le symbole et le fantasme27, ceci afin de renvoyer encore une fois, comme avec l’épisode Hackenberg, au mythe comme confluent de l’inconscient personnel et de la destinée collective. Trouver une raison de vivre en restant fidèle à une idée que l’on sait irrévocablement dépassée et par conséquent fatale : le personnage de Menis, en qui R. Gruenter reconnaît "un chevalier de l’absurde28", s’apparente à notre sens aux héros de L. Perutz (ami personnel et modèle littéraire de Lernet-Holenia) : même obstination dérisoire dans la construction d’une fatalité personnelle, même issue ironique29.
17 L’Étendard représente, à notre connaissance, un cas unique, un cas-limite. Il faut bien convenir que le récit de guerre fantastique n’a pas produit de chefs d’oeuvre... C’est qu’il y a, dans cette alliance de circonstance, d’insurpassables contradictions. Le genre fantastique, par essence, articule une peur individuelle, une angoisse intime, et se trouve par là à l’antipode de la vocation du récit de guerre qui est de célébrer une communion dans la terreur. La leçon était déjà chez E.T.A. Hoffmann : l’aventure de l’inquiétante étrangeté commence à partir du moment où Nathanael s’isole en secret du reste de sa famille (Der Sandmann, L’Homme au sable), où Théodore achète un petit miroir pour pouvoir observer seul, sans attirer l’attention de ses voisins, La Maison déserte (Das öde Haus). Non pas que le récit fantastique doive s’interdire, le cas échéant, de parler de l’actualité d’une guerre. Das Gelübde (Le Voeu) a pour cadre la lutte des Polonais pour l’indépendance, autour du général Kosciuszko, en 1795 ; mais les événements politiques évoqués viennent ici nourrir, s’inscrire dans "l’exaltation insensée" de la comtesse Herménégilde (et non l’inverse). A moins de ruser – avec par exemple cette écriture "au second degré" propre à A. Lernet-Holenia – le récit de guerre dit "fantastique" bute irrévocablement sur cette contradiction. C’était pure naïveté poétologique que d’imaginer que l’efficacité (peut-être pas le succès) d’une littérature fantastique tiendrait seulement à une recrudescence de la crédulité, de la superstition dans un public en état de choc. A regarder d’ailleurs l’histoire moderne des littératures non mimétiques, l’on constate que l’écriture de la guerre, en général, échappe de plus en plus à la compétence du genre fantastique proprement dit pour devenir l’apanage de la science-fiction. Le mouvement, nous l’avons vu, s’amorce déjà avec J.-H. Rosny. Il y a cependant toujours des exceptions : dans Mars im Widder (Mars en Bélier)30, A. Lernet-Holenia raconte encore à sa manière "néo-fantastique”, délibérément anachronique, la campagne de Pologne de 1939...
Notes de bas de page
1 J.-H. Rosny aîné, L’Enigme de Givreuse, première édition Paris : Flammarion, 1917 ; nous citons d’après la réédition Paris : Oswald/NéO, 1982, p. 13.
2 M. Milner, La fantasmagorie : essai sur l’optique fantastique, Paris : PUF, 1992, p. 254.
3 München, Berlin : Georg Müller, 1915.
4 Stuttgart : Die Lese Verlag, 1915.
5 Ibid., p. 7.
6 Ibid, p. 14.
7 Ibid., p. 52.
8 Op.cit., p. 187.
9 Berlin : Verlag Tradition Wilhelm Kolk, .1932.
10 "Seltsam, daB bisher noch niemand auf den Gedanken gekommen ist, einmal ein Buch zu schreiben, das sich mit den übersinnlichen Dingen im Weltkrieg befaBt. Literarisch ist dieser Krieg in den letzten Jahren bereits fast mit Überdruβ nach allen Richtungen hin abgewandelt und ausgeschlachtet worden, aber bisher ist ihm immer noch kein Edgar Allan Poe oder E.T.A. Hoffmann erstanden, um das übergrausigste dieser furchtbaren Epoche in künstlerisch-versöhnende Form zu giessen", Ibid., p. 3.
11 Première édition in L’invitation à la peur, 1916 ; nous citons d’après la réédition in Le Papillon de la mort, Paris : Nouvelles Editions Oswald, 1985.
12 Cf. Lars Gustafsson, "Über das Phantastische in der Kunst", in Kursbuch 15 (1968). Frankfurt a . M. : Suhrkamp.
13 Alexander Moritz Frey, "Der Pass", in Der Gespensterkrieg, Op.cit., pp. 36 sq.
14 In Menschheitsdâmmerung. Märchenhafte Geschichten, München : Georg Müller, 1918, pp. 353-362.
15 "Oeuvres libres" 116, 31/02, Paris : Fayard.
16 In Der Gespensterkrieg, Op.cit., pp. 87 sq.
17 Op. cit., p. 172.
18 Première édition in Berliner Illustrierte Zeitung sous le titre Das Leben für Maria Isabella ; nous citons d’après la réédition Wien/Hamburg : Paul Zsolnay, 1977. Traduction française (J-J. Pollet), Paris : Christian Bourgois, 1996.
19 Ibid., p. 137.
20 Ibid., pp. 184-185.
21 Ibid., p. 251.
22 Cf. notre article "Ecritures fantastiques de l’Histoire : Karl Hans Strobl, Alexander Lemet-Holenia", m Austriaca 27 (1988), Rouen.
23 Cf. notre article "Le mythe apocalyptique dans la littérature fantastique allemande entre Décadence et fascisme" in Uranie. Mythes et littératures 1/1992, Lille.
24 "Wozu aber geschieht dies ailes, und wie ist es überhaupt möglich, daβ es geschieht ? Denn man erzähle mir nicht, daB etwas auf die Art geschehe, von der wir meinen, daβ es, so und nicht anders, geschehen müsse : daβ also etwa die grosse Révolution in Frankreich entstanden sei, weil das Volk im Elend gelebt habe ; oder daß es in Deutschand kommen werde, wie es kommen wird, weil es den Leuten übel ergangen... Die Geschichte der Welt folgt dem Mythos und nicht der Logik ! Die Logik erfindet immer nur mehr oder vemünftige Vorwände fur das, was blindlings geschieht, der Mythos aber ist längst am Werke und läBt das Unbegreifliche geschehen...", Alexander Lernet-Holenia. Der Graf von Saint Germain, Wien/Hamburg : Paul Zsolnay, 1977, p. 115 (première édition : 1948). Traduction française (J-J. Pollet), Paris : Christian Bourgois, 1994.
25 Op. cit., p. 185
26 Ibid., p. 93.
27 Cf. notre postface à L’Étendard, op.cit.
28 Rainer Gruenter, " Ein Ritter des Absurden", in : Frankfurter Allgemeine Zeitung, 28-8-1987.
29 Cf. notre article "L’énigme de l’obstination dérisoire", in Leo Perutz ou l’ironie de l’Histoire (J-J. Pollet édit.), Rouen : PUR, 1993.
30 Première édition 1947 ; Traduction française (J-J. Pollet), Paris : Christian Bourgois, 1990.
Auteur
Université d’Artois
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