Fünf Gesänge ou les désarrois expressionnistes de Rilke
p. 173-190
Texte intégral
1La Grande Guerre a décimé la génération expressionniste. D’une décennie tendue vers l’utopie et l’innovation radicale sont restés des témoignages poétiques d’une catastrophe indescriptible et rebelle à tout traitement esthétique. Les derniers poèmes de Trakl, Grodek et Klage, sont voués à cette indicible expérience : après eux, semble-t-il, rien de poétiquement indispensable ne pouvait plus être écrit sur la guerre. Par contraste, les Fünf Gesänge de Rilke font figure de simple « littérature » dont l’inconsciente légèreté n’aurait d’égale que l’incroyable virtuosité. Tribut payé à l’enthousiasme guerrier, ils échappent de justesse à la grandiloquence ambiante par l’adaptation magistrale du style hölderlinien.
2Alors que Grodek et Klage sont les documents péremptoires d’une souffrance authentifiée par la mort, les Fünf Gesänge sont un cas exemplaire de la rencontre difficile du poétique et de l’idéologique : par leur application démonstrative et didactique, par leur relation directe à l’actualité, ils font l’effet d’un bloc erratique dans l’oeuvre de Rilke et sont, aujourd’hui encore, l’objet épineux d’un procès qui place détracteurs et défenseurs dans le même embarras.
3Les Fünf Gesänge sont de ce fait plus symptomatiques du problème général des rapports entre la poésie et la guerre. Les observations qui suivent tenteront de réunir les différentes explications et de les compléter par de nouvelles perspectives. L’objet principal de la démonstration sera de contextualiser les Fünf Gesänge, de montrer leur intégration aussi bien dans l’oeuvre de Rilke que dans les tendances fortes de l’évolution littéraire du temps. Les attitudes olympiennes du poète devraient en sortir relativisées et les mauvais procès y perdre de leur pertinence, qu’il s’agisse de l’exigence d’intemporalité ou du reproche de l’actualité manquée.
LES EMBARRAS DE LA RÉCEPTION
4Un simple aperçu de la réception des Fünf Gesänge nous renseignera sur l’acuité du problème. Klaus-Dieter Hähnel, qui démontre leur intégration dans l’ensemble de l’oeuvre, parle pourtant de leur « fatale Sonderstellung in seinem Schaffen1 ». Pour Holthusen, au contraire, c’est « die bedeutendste Dichtung in deutscher Sprache, die das unselige Ereignis veranlaBt hat2 ». Joachim Storck, défendant Rilke contre l’accusation de cryptofascisme, estime cependant que la question de la conscience politique est poétologiquement non pertinente3. Quant à l’écrivain Hugo Dittberner, il va plus loin dans ce sens, faisant de la poésie de Rilke une « poésie pure » étrangère à toute idéologie, « eines dieser modemen suchenden Werke [...], denen man bequem allerhand anlasten kann : vor allem Gesinnungen4 », sans penser que l’hypothèse de la poésie pure est aussi l’une de ces « Gesinnungen ».
5La préface de Gerald Stieg à la récente édition des Élégies et Sonnets5confirme l’actualité du problème en rappelant, face à l’hypothèse de la compromission politique de Rilke, l’argumentation de Marina Tsvetaeva (Le Poète et le temps, 1932) :
Rilke n’est ni une commande, ni une manifestation de notre temps, – il est son contrepoids.
Guerres, boucheries, chairs déchiquetées de la discorde – et Rilke. Notre temps – un des péchés de la terre, lui sera pardonné – grâce à Rilke.
En vertu de la loi des contraires, c ’est-à-dire par nécessité, c ’est-à-dire en guise de contrepoison à notre temps, Rilke ne pouvait naître dans un autre temps.
C ’est là sa modernité.
6Or il est évident que si l’équation paradoxale de la modernité et de l’intemporalité gomme aussi la contradiction des Fünf Gesänge, elle ne rend pas compte de leur fonction effective. Il en va de même pour l’application pratique de cette intemporalité, l’adaptabilité universelle de la poésie de Rilke « Dichtung als Daseinsdeutung », « das Rätselhafte unserer Zeitsituation [...] bewältigen zu helfen », voilà ce que Werner Kohlschmidt attend du poète lorsqu’il reprend ses Rilke-Vorlesungen juste après la Seconde Guerre6 ; l’intemporalité rejoint l’éternelle actualité, sans qu’on admette que l’oeuvre exprime plus de désarrois que de solutions.
7Rilke lui-même incite à une telle compréhension lorsqu’il attribue au travail poétique la fonction de soustraire la permanence du « coeur » aux vicissitudes du temps :
Einzig in der Arbeit dien ich recht und ganz, und wenns auch nicht wie Hilfe aussieht zunächst, am Ende werden die, die wiederkommen, doch an ihr früheres Herz anknüpfen wollen, und froh sein, wenn sie’s fortgesetzt finden und den stillen Haushalt der Seele unterhalten7.
8Curieusement, l’évocation d’une continuité fondamentale en marge de l’histoire, sur le modèle de Diotima entretenant la flamme sacrée du Beau8, est exactement contemporaine de ces Gesänge qui célèbrent justement la rencontre de la poésie et de l’histoire. De toute évidence, cette problématique échappait à Rilke.
9Face aux contradictions confuses de la réception, on essaiera de montrer que les Fünf Gesànge sont caractérisés moins par l’aberration que par l’intégration, une intégration certes complexe et paradoxale, mais qui correspond à un projet poétologique, à une façon cohérente de vivre l’histoire et de la récuser conformément à une utopie de régénération et de résistance à l’aliénation. On verra surtout que si les Fünf Gesànge manifestent la rencontre de Rilke avec l’histoire, ils sont aussi le témoignage de sa rencontre avec de grands modèles littéraires de dépassement de l’histoire : Hölderlin et l’expressionnisme.
LA COHÉRENCE D’UNE ŒUVRE FACE À L’ACTUALITÉ
10L’actualité des Fünf Gesänge, événementielle autant qu’idéologique, ne fait aucun doute. Les circonstances de la publication montrent que Rilke n’entendait pas se soustraire aux préoccupations guerrières : écrits début août, ils paraissent dans l’ Almanach de guerre de Insel9, et s’accompagnent d’une autre prise de position du même type, le texte en prose Wir haben eine Erscheinung, publié vraisemblablement en octobre 1914 à Munich dans Zeit-Echo, Ein Kriegs-Tagebuch der Künstler 1914-1915 puis repris dans Das Jahrbuch der Zeitschrift ‘Das Neue Pathos’ im Kriegsjahr 1914-1915 (et partiellement encore dans Die Weiβen Blätter, 1915).
11Dans sa lettre du 9 septembre 1914 à Lou Salomé, Rilke qualifie ces poèmes de « Einklänge ins Allgemeine10 ». Cet « Allgemeines » est bien connu : l’enthousiasme guerrier cristallise une éthique de la régénération conçue comme une réponse au malaise général de la société, à l’isolement de l’artiste, à la rupture entre le monde de la culture et celui de la politique, à tout ce qui est globalement perçu comme aliénation individuelle et décadence collective. Le journal de Heym, les poèmes de Heym (Der Krieg, 1911) ou Stadler (Der Aufbruch, 1914) contiennent des exemples précoces de la fonction cathartique alors attribuée à la guerre :
Geschähe doch einmal etwas. Würden einmal wieder Barrikaden gebaut. [...] Oder sei es auch nur, daβ man einen Krieg begänne. [...] Dieser Frieden ist so faul ölig und schmierig wie eine Leimpolitur auf alten Möbeln11.
12Les Fünf Gesànge s’inscrivent dans ce grand espoir de « Reinigung und Befreiung », « Krieg an sich selbst, als Heimsuchung, als sittliche Not12 ».
13Il s’y ajoute l’alibi littéraire du modèle de Hölderlin : Rilke mêle sa voix, sans le vouloir sans doute, à celles de l’élite intellectuelle qui fait une lecture patriotique simpliste des « vaterländische Gesänge ».
14Pourtant, il est tout aussi clair que Rilke n’est pas un belliciste. Le 19 octobre 1914, il écrit à Axel Juncker à propos des Cinq Chants : « die sind nicht als Kriegslieder zu betrachten13 », et toute sa correspondance prouve à quel point l’exaltation patriotique lui fait horreur. Le 29 août 1914, il avoue à Anna von Münchhausen :
Allmählich fang ich an, mein Zurückgebliebensein hinter so viel Aufbruch verwirrt undkränkendzu empfinden. [...]
Glücklich die, die drinnen sind, die’s hinreifit, die’s übertönt. (Br.470)
15Dans la lettre même par laquelle il communique à Lou les Fünf Gesänge, il exprime son horreur de la guerre :
Ihr Einfluβ [Le. der Natur], ihr s tilles eindringliches Dasein ist doch von vornherein überwogen durch das bloβe Mitwissen um das namenlose menschliche Verhängnis, das Tag und Nacht unaufhaltsam geschieht. (Br. 472)
16Ce paradoxe est un premier guide pour la lecture des Fünf Gesänge, le second sera leur intégration dans l’économie générale de l’oeuvre.
17Le principe de cette cohérence a été formulé par Lou Salomé dès réception des Gesänge : « es ist dies : daβ der ‘Krieg’ etwas von der ‘Puppe’ (in unserm Sinn) hat » (12.9.1914, Duk 312). Lou comprend ainsi que le « dieu de la guerre » qu’exalte le premier poème n’est même pas une allégorie de la guerre, mais une fonction de l’existence humaine au même titre que la « poupée », un vis-à-vis que l’homme se crée pour vaincre « ce silence plus grand que nature14 » auquel il est dramatiquement confronté. La conjonction de l’actualité et de la crise existentielle fait que le poète se donne, pour surmonter le vide et l’absurde, un interlocuteur qui prend la forme d’un « Kriegsgott » mais n’est pas spécifiquement différent des autres dieux. Il répond à la définition que contient la lettre à Lotte Heppner :
Verständigen wir uns darüber, dafβ der Mensch seit seinen frühesten Anfängen Götter gebildet hat, in denen [...] nur das Tote und Drohende und Vernichtende und Schreckliche, die Gewalt, der Zorn, die überpersönliche Benommenheit, enthalten waren, verknotet gleichsam zu einem dichten bösartigen Zusammengezogensein: das Fremde... (18.11.1915, DuK 66).
18Il apparaît ainsi comme une construction humaine destinée à apprivoiser le terrible, l’étrange, ce qui dépasse la mesure humaine. Herbert Singer15 souligne que Rilke reprend l’idée hölderlinienne du poète réceptacle du divin, pour figurer les forces de l’âme à l’aide de l’image des dieux ; l’essai sur le Jeune poète ne décrit-il pas l’irruption de la vocation poétique comme « der Ausbruch der Gröβe in seinem Innern16 » ?
19Il y a donc, comme le montre K.-D. Hähnel, une parenté fonctionnelle entre ce dieu et l’ange des Elégies : il est le repère des possibilités extrêmes de l’homme, la mesure de son existence, l’incitation à l’action créatrice. Mais cette figure du « Kriegsgott » joue d’autant mieux son rôle de révélateur de la condition humaine qu’elle se trouve finalement démentie ; l’argumentation des Fünf Gesänge fait réapparaître la métaphorique de l’effroi qu’elle réinvestit non pas dans l’action héroïque mais dans la réfutation de la guerre et l’acceptation de la douleur comme donnée de la condition humaine :
« Auf undschreckt den schrecklichen Gott! [...] Nun dränge der Schmerz euch,
[...] seinem Zorne zuvor. »(Werke II, 91)
20Ce caractère de figure utilitaire, de représentation d’une fonction de l’âme humaine, apparaît mieux encore dans la description de sa dévaluation :
Nur die ersten drei, vier Tage im August 1914 meinte ich einen monströsen Gott aufstehen zu sehen; gleich darauf wars nur das Monstrum [...], drei Monate später sah ich das Gespenst – und jetzt, seit wielange schon, ist’s nur die böse Ausdünstung aus dem Menschensumpf ..17
21La dégradation est significative : le « dieu de la guerre » n’apparaît plus que comme l’émanation la plus vile de l’âme humaine. Si une telle réinterprétation est possible, c’est que l’image n’a qu’une valeur poétique indicative, sans aucune retombée pragmatique : là réside, justement, l’ambiguïté douteuse d’une telle poésie.
22La relation thématique avec les Élégies a été étudiée, bien qu’on la mentionne rarement. Klaus-Dieter Hähnel a montré18 que le deuxième Chant est la transformation positive de la problématique de la troisième Élégie : il expose en effet, sous l’influence du « Kriegsgott », une tradition réhabilitée, une continuité créatrice restaurée entre la génération des pères et la génération des fils, une nature disciplinée, l’avènement d’un homme nouveau sachant maîtriser le passé, le présent et l’avenir, et capable d’amour infini. Hähnel a également étudié comment les Gesänge s’inscrivent dans la genèse complexe de la sixième élégie (« héroïque ») dont les phases de composition encadrent la période de la guerre. Tout cela est corroboré par un ensemble de textes préparatoires ou concomitants (Puppen, Über den jungen Dichter, déjà évoqués par Herbert Singer), dont certains ont été jusqu’à présent négligés. Ainsi, Richtung zur Zukunft (25 août 1914, Werke VI 1146) et le poème Klage (copié sur la même feuille, composé à Paris en juillet 1914, Werke II 84) formulent les problèmes auxquels répondent les Fünf Gesänge : l’appel au destin, la volonté d’assumer la totalité de l’expérience humaine y compris la mort et l’inconnaissable, l’angoisse de l’avenir perdu, l’isolement du poète au milieu des « unbegreifliche Menschen », la mort de l’« arbre de jubilation » abattu par les tempêtes, et donc la fin du contact avec l’ange.
23Tout cela fait apparaître la continuité d’une thématique personnelle dont la conjonction avec l’actualité guerrière donne naissance aux Fünf Gesänge. Ceux-ci construisent, sur la base d’une histoire plus entrevue que vécue, une solution utopique à la problématique existentielle des Élégies. On a souvent dit que les Élégies tendaient de toutes leurs forces à repousser l’histoire ; ce n’est qu’en partie vrai, car les Cinq Chants sont justement le lieu où se fait la rencontre. Mais un tel traitement mythico-utopique de la guerre nécessitait une double médiation : celle de Hölderlin et celle de l’expressionnisme, modèles littéraires du dépassement de l’histoire.
LA DOUBLE MÉDIATION LITTÉRAIRE
24L’influence de Hölderlin a été systématiquement étudiée par Herbert Singer, qui a montré le rôle décisif de cette lecture pour Rilke, au plan humain et au plan poétologique. Rilke emprunte à Hölderlin le schéma stylistique de la « harte Fügung » et le modèle thématique des « vaterlandische Gesänge », exaltation d’une communauté réunie dans l’esprit (« Gemeingeist ») et transposition mythique des forces qui régissent la vie des hommes. Cette utopie d’une société rassemblée dans la célébration d’un principe commun a impressionné Rilke, qui emprunte en outre à Hölderlin un certain nombre de motifs et d’images dont Singer fait le catalogue.
25Singer est aussi le premier à signaler l’influence probable du poème de Heym, Der Krieg, paru en 1912 dans le recueil Umbra Vitae. En 1921, Rilke avouait encore à Max Darnbacher sa « grande admiration pour Georg Heym ». Ce que Rilke lui doit sans doute, c’est l’ image du dieu de la guerre, car « die Vergöttlichung des Krieges überhaupt ist Hölderlin gemäB, nicht die phantatische Dämonie des Gottes19 ».
26Cette convergence avec l’expressionnisme est également attestée par des phénomènes stylistiques que Singer attribue à Hölderlin, mais qui sont en fait un bien commun, notamment le procédé général de dynamisation particulièrement employé pour la restitution des phénomènes acoustiques et visuels et pour la description des paysages ; à la fin du premier chant, par exemple l’expansion cosmique, la concrétisation de l’abstrait, la confusion des perceptions sont typiquement expressionnistes. Curieusement, ce type d’écriture, contrairement à ce que pense Singer, se rencontre dans l’oeuvre de Rilke bien avant son premier contact avec Hölderlin, de même que la thématique correspondante. Au point de convergence de Hölderlin et de l’expressionnisme, les Fünf Gesänge apparaissent ainsi comme la réponse fugitive à une crise dont les manifestations prennent, quelques années plus tôt, l’allure de signes avant-coureurs de ce même expressionnisme.
27Nous prendrons comme texte de référence la première Improvisation (Improvisationen aus dem Capreser Winter 1, Werke II 11-13). Ecrite en 1906, contemporaine de la « Dingdichtung » mais d’un style radicalement opposé, c’est une longue rhapsodie sur le mode néo-pathétique qui sera en honneur un peu plus tard, caractérisée par la véhémence du ton et la dramatisation affective du discours. Le poème s’ouvre sur l’image d’une confrontation violente avec un vis-à-vis inaccessible et écrasant, dont la dernière qualification est « Gott » :
Täglich stehst du mir steil vor dem Herzen,
Gebirge, Geste in,
Wildnis, Un-weg: Gott, in dem ich allein
steige und falle und irre..., täglich in mein
gestern Gegangenes wieder hinein
kreisend.
Weisend greift mich manchmal am Kreuzweg der Wind, wirft mich hin, wo ein Pfad beginnt,
oder es trinkt mich ein Weg im Stillen.
A ber de in unbewältigter Willen
zieht die Pfade zusamm wie Alaun,
bis sie, als alte haltlose Rillen,
sich verlieren ins Abgrundsgraun... (\ 1)
28Les images d’enfermement et de circularité de l’existence annoncent Die Menschen de Georg Heym20 ; la vision d’un homme totalement livré à une volonté supérieure et dont l’aliénation n’a d’autre issue que l’abîme préfigure l’expressionnisme, à la fois par le contenu (déréliction humaine, absurdité de l’existence) et par la violence de la transformation métaphorique de la nature.
29La réponse à cette situation est dans les premiers vers du premier Chant ; c’est la vision d’un dieu identifiable, qui n’écrase pas l’homme mais l’emporte dans son exaltation et l’élève jusqu’à lui : « Denn der glühende Gott reiβt mit Einem das Wachstum aus dem wurzelnden Volk... » (Werke II 86)
30Quant à la nature chaotique et destructrice qui emporte l’homme dans son vertige, elle est remplacée, dans le deuxième Chant, par une nature vivante, fertile, luxuriante :
Wie verwandelt sich nun die lebendige Landschaft: es wandert würziger Jungwald dahin und ältéré Stämme,
und das kürzliche Reis biegt sich den Ziehenden nach. (87-88)
31La deuxième et la troisième strophe de l’ Improvisation présentent un sujet au bord de l’abîme, en proie à la désintégration, et l’accumulation des questions exprime la recherche angoissée d’un facteur de stabilisation : « Regt sich denn alles in mir ? » (11). Cette angoisse matérialisée par le mouvement intérieur, par la centrifugation absurde du moi, est encore thématisée juste au milieu du cycle des Gesänge, dans le troisième chant : « ... Es heult bei Nacht [, ..]/in mir das Fragende, heult nach dem Weg, dem Weg. » (89)
32C’est cette force destructrice de l’interrogation angoissée que vient canaliser la figure du « Kriegsgott ». Et l’image du « phare », par laquelle Rilke qualifie ensuite le dieu, nous renvoie à une explication complémentaire qu’il donne dans une Lettre à Ellen Delp, où les entités divines apparaissent comme
irgendwelche Leuchttürme, die [...] für uns nichts sind als unbegreifliche Übermaβe einer in uns nur gleichsam als Frage enthaltenen Kraft, die uns durch die Gewalt ihrer überwiegenden Antwort verzehrt. (22.8.1915, DuK 162)
33Cette violence destructrice se déploie dans la première Improvisation, alors que les Gesänge évoquent l’utopie d’un dieu susceptible de restructurer l’homme et de le stabiliser dans son rapport au monde ; ainsi à la fin du troisième chant : « HeiB, ein eisemes Herz aus eisemem Weltall » (90).
34La première Improvisation, avec l’image de l’homme désintégré par son angoisse, préfigure ce que sera l’expressionnisme selon la définition même de Rilke, « der Expressionnist, dieser explosiv gewordene Innenmensch » (à Anni Mewes, 12.9.1919, DuK 176). Les Gesänge, quant à eux, proposent une résolution utopique de ce problème : le dieu de la guerre, figure repoussoir, endigue l’épanchement expressionniste et renvoie toute l’énergie humaine déployée pour l’exalter, vers l’acceptation de la douleur active comme fondement de la condition humaine :
Auf und schreckt den schrecklichen Gott! Bestürzt ihn.
Kampf-Lust hat ihn vor Zeiten verwöhnt. Nun dränge der Schmerz euch, dränge ein neuer, verwunderter Kampf-Schmerz
euch seinem Zorne zuvor. (91)
Et alors que la fin de l’Improvisation nous montre un homme écrasé par l’immensité du divin,
Und türm ich mein Herz auf mein Hirn und mein Sehnen darauf und mein Einsamsein:
wie bleibt das klein,
weil Er es überragt (13),
les Fünf Gesänge convoquent un dieu utile à l’homme, qui l’aide à constituer sa propre identité dans la connaissance de ses possibilités et de ses limites : « Endlich ein Gott » s’exclame le premier chant (87). Dans un sonnet ultérieur, Rilke reprend cette idée : « Keiner der Götter vergeh. Wir brauchen sie alle und jeden21... ».
35Si donc la « poésie des choses » est une réponse à la crise exprimée par la première Improvisation, une autre solution, plus fugitive il est vrai, apparaît dans le modèle utopique du « Kriegsgott » que développent les Fünf Gesänge et dont les points de rencontre avec l’utopie expressionniste sont nombreux. C’est en premier lieu le rêve d’une communauté des hommes. Hölderlin n’y est pas étranger ; elle se forme autour d’un dieu commun, « der gemeinsame Gott » comme il est dit dans le poème Stutgard22, et c’est le « Kriegsgott » qui paradoxalement figure ce principe fédérateur. Plus tard, Rilke exprimera le caractère illusoire de tout espoir de communauté :
Neue, bisher unterbewuβte Gemeinsamkeiten grundlegend einzuführen, dafür hat noch nie ein Kunst-Wille ausgereicht; es müβte ihm denn ein Gott gründend zuvorgegangen sein. (à K. Kippenberg 15.9.1919, Duk248).
36On comprend mieux encore, rétrospectivement, la visée utopique des Gesänge.
37C’est en second lieu l’espoir d’une régénération de l’humanité, une transformation du coeur de l’homme par l’esprit commun. Quels qu’en soient, par ailleurs, les présupposés proprement rilkéens, la fin du troisième chant exprime, dans sa phraséologie, un véritable processus de « Wandlung » expressionniste :
Andere sind wir, ins Gleiche Geänderte: jedem sprang in die plötzlich
nicht mehr seinige Brust meteorisch ein Herz (90)
38On constate aussi une exaltation de l’action, apparentée au thème de l’héroïsme dans les Élégies et, dans les Gesänge du moins, proche de l’activisme expressionniste. Des formules comme « handelnder Schmerz » ou « die Fahne des Schmerzes », dans le cinquième chant, sont difficilement concevables hors de l’idéologie expressionniste de l’action. K.-D. Hähnel montre d’ailleurs que l’activisme provoque, dans les Fünf Gesänge, un renversement positif des motifs de l’aliénation.
39Il y a enfin ce vitalisme triomphant qui s’affirme dans la proximité de la mort :
... Gleich hoch
steht das Leben im Feld in den zahllosen Männern, und mitten in jedem
tritt ein gefursteter Tod auf den erkühntesten Platz. (90)
40Abstraction faite du caractère douteux des images, on perçoit ici, en écho, l’idée de la continuité de la vie telle qu’elle s’exprime dans l’essai Richtung zur Zukunft : « kein Tod kann kommen ohne das viele Lebendige in seinem Rücken » (VI 1146). Et l’enthousiasme vitaliste de l’évocation du dieu de la guerre dénote la persistance d’une fascination pour le dionysiaque nietzschéen ; dans ses Marginalien zu Friedrich Nietzsche (1900), Rilke définissait Dionysos comme « der Gott, der die erschütterte Menge erfüllt » (VI 1177), l’emplit du rythme de la vie. Le « Kriegsgott » des Gesänge est un avatar de ce dieu-là.
41On voit ainsi comment les Fünf Gesänge s’inscrivent dans le mouvement de l’utopie expressionniste. La volonté de résistance à l’aliénation, qui est propre à toute la poésie de Rilke, s’y manifeste par une idéologie et des moyens poétiques qui, dans le tourbillon approximatif des images et de la phraséologie, rencontrent ceux de l’expressionnisme. Mais cette compréhension contextuelle des Cinq chants ne doit pas faire oublier leur caractère problématique, qui tient à la collision du poétique et du politique dans des poèmes qui font, quoi qu’on dise, l’effet de « Zeitgedichte ».
POLITIQUE ET POÉTIQUE
42C’est cette collision qui rend la lecture de certains passages moralement difficile. Hartmut Engelhardt a bien résumé comment s’opère le glissement fâcheux d’une problématique purement esthétique et existentielle à une problématique politique :
... Der Krieg als politisches Faktum steht nicht so umstandslos zur Disposition des Künstlers, daβ er, ohne Zweideutigkeit, reines Material der Kunst werden könnte. [...] Die nicht einbekannte Grenzüberschreitung der Kunst rächt sich darin, daβ die Künstler politisch beim Wort genommen werden23.
43On peut en donner quelques exemples. L’intention générale, tout d’abord, de remédier au problème mythico-existentiel de l’absence des dieux par l’invocation du dieu de la guerre en situation réelle de conflit, témoigne pour le moins d’une certaine naïveté. Ainsi, dans une lettre du 15 février 1915 (DuK 64), Rilke envoie à Ludwig von Ficker, pour le Brenner, un poème de 1913, So angestrengt wider die starke Nacht :
... Nichts ist so stumm
wie eines Gottes Mund. Schön wie ein Schwan
auf seiner Ewigkeit grundlosen Fläche:
so zieht der Gott und taucht und schont sein Weiβ (Werke II 53)
44• Peut-être l’image du dieu-cygne doit-elle conjurer celle du démon de la guerre ; il semble que le stéréotype de l’indifférence des dieux regagne en pertinence après l’euphorique illusion d’un dieu guerrier salvateur. En tout cas, le démenti infligé aux Gesänge par la simple actualité n’a pas invalidé, aux yeux de Rilke, ce type de représentation métaphorique de la condition humaine.
45Dans le deuxième chant, le poète appelle les mères au sacrifice généreux qui exaltera et effacera la douleur de la première séparation :
Einmal schon, da ihr gebart, empfandet ihr Trennung, Mütter, – empfindet auch wieder das Glück, daβ ihr die Gebenden seid. Gebt wie Unenliche, gebt. Seid diesen treibenden Tagen eine reiche Natur. Segnet die Söhne hinaus. (88)
46Bien que le texte soit bardé de présupposés littéraires qui empêchent la lecture au premier degré, le style héroïque fait paradoxalement ressortir la pauvreté humaine d’un message qui ressemble fâcheusement à la pire propagande patriotique.
47Le cinquième Chant exalte le drapeau :
... Die Fahne des Schmerzes. Das schwere
schlagende Schmerztuch. Jeder von euch hat sein schweiβend nothaft heiβes Gesicht mit ihr getrocknet. Euer
aller Gesicht dringt dort zu Zügen zusamm.
Zügen der Zukunft vielleicht. (91)
48Cette exaltation est corroborée par le poème Dich will ich rühmen, Fahne, inscrit à la suite des Gesänge dans le volume des oeuvres de Hölderlin :
Das also bist du. Wie der Falke den Reiher
greift dich im Luftraum dein groβes Bewuβtsein. Entringt dich deinem gefalteten Schlaf. Wie du dich lange verstellt hast. Dinge sind heimlich. Sieh, unser Herz auch
ist ein heimliches Ding. (Werke II 420)
49La présence du mot « Ding » permet de supposer que Rilke inscrit ces développement dans la problématique existentielle et poétologique de la « Dingdichtung », la recherche d’une relation essentielle entre le sujet et l’objectivité du monde. Mais l’image du drapeau est porteuse d’une symbolique sociale et politique qui interfère avec l’intention esthétique et rend dérisoire toute la construction philosophico-poétique24.
50Ce sont là des dérives que les admirateurs de Rilke peuvent juger fâcheuses ; mais elles ne sont pas inexplicables. La première raison tient à l’obsession majeure du poète, représenter l’invisible. Parler de la guerre, c’est d’abord la figurer par une image :
In den ersten Augusttagen ergriff mich die Erscheinung des Krieges, des Kriegs-Gottes, jetzt ist mir längst der Krieg unsichbar geworden... (à Karl et Elisabeth von der Heydt, 6.11.1914, Br 477).
51La guerre se comprend d’abord comme « eine Erscheinung » ; de même, c’est comme « apparition » que la mort devient familière (Wir haben eine Erscheinung), et l’évanouissement de l’image signifie la fin de toute compréhension du phénomène. Dans la lettre du 21 janvier 1920 à Leopold von Schlözer, Rilke décrit ses années munichoises du temps de guerre comme une attente faite de totale incompréhension : « nicht begreifend, nicht begreifend, nicht begreifend ! Nicht zu begreifend : ja, das war meine ganze Beschäftigung jener Jahre. » (DuK 178)
52On saisit alors, par contraste, ce qu’était l’image poétique du « Kriegsgott » : l’expression de l’illusion d’avoir compris ce qu’allait être la guerre. Rétrospectivement aussi, les aveux pathétiques de désarroi et d’incompréhension qui remplissent les lettres du temps de guerre, montrent à quel point les images poétiques sont, comme il le dira dans la lettre à Hulewicz, « Vokabeln seiner Not » (11.11.1925, DuK 129) ; ils nous rappelle aussi la priorité de l’expression subjective sur toute autre fonction, ce qu’affirmaient déjà le Toskanisches Tagebuch et le discours Moderne Lyrik en 1898 : « Aber selbst dieser Gefühlsstoff [...] erscheint mir nur der Vorwand fur noch feinere, ganz persönliche Gestandnisse... » (Werke V 365- 366)25.
53L’obsession poétique est, enfin, en parfaite concordance avec la conception rilkéenne de l’histoire. La grande méditation sur l’histoire, dans la lettre du 9 juillet 1915 à Marie von Thurn und Taxis (Br. 486-487), a déjà rangé la guerre dans le domaine de l’accidentel : « Wir, einige von uns, fühlen längst Kontinuitäten, die nichts mit dem Ablauf der Geschichte gemein haben. »
54Cette continuité en marge de l’histoire, c’est celle de la vie qui se maintient en dépit de toutes les expériences contraires, et qui englobe la mort :
... Ich habe mich alle die Jahre nicht gefragt, [...], wie sehr ich noch bei aller Trübsal, Wirrnis und Entstellung der Welt an die groβen, an die vollkommenen, weithin unerschöpflichen Möglichkeiten des Lebens glaube. (à Aline Dietrichstein, 9.10.1918, Br. 559)26.
55L’histoire, au contraire, est le lieu de la défaillance des hommes : « die Welt ist in die Hande der Menschen gefallen » (à A. Baumgarten, 22.8.1915 Br. 494) ; « der Krieg [hat] nirgends dazu beigetragen, den Menschen kenntlicher zu machen, ihn Gott gegenüber zu drängen [...], wie das in früheren Zeiten die Kraft groβer Nöte war. » (à B. von der Marwitz, 9.3.1918, DuK 164). Ce qu’avaient espéré les Gesänge ne s’est donc pas produit, ce qui domine au contraire, c’est un immense désarroi, « das ratlose Verlorensein aller » (à Schlözer, DuK 178-179).
56Le « projet de discours politique » (Entwurf einer politischen Rede, 1919, Werke VI 1093-1095) est un bilan de la guerre axé sur le problème de la souffrance ; il fait ainsi écho au cinquième Chant27. L’idée paradoxale et apparemment cynique, est que cette souffrance ne s’est pas accomplie : « schmerzverpflichtete Menschen » [haben] « das Maβihrer Tränen nicht ganz gefüllt » ; la guerre a privé les hommes de la dignité de leur souffrance, elle l’a avilie en récupérant la communauté de la douleur au profit de l’énergie patriotique : « die Umdeutung des Tatsächlichen in seine patriotischen Potenzen ». Il n’y a pour Rilke, aucun cynisme dans ces réflexions, mais la conscience d’une mission qui englobe la condition humaine tout entière, « über ailes Erwerbbare eines ganzen Daseins hinaus » (Über den jungen Dichter, Werke VI 1046), ce qu’exprime aussi le préambule de l’essai sur le poète (Über den Dichter, VI 1474) :
Der Dichter innerhalb der Zeit eine Übertreibung, wenn man ihn nicht einfach als Correctur nimmt, als den Ort, wo das zusammen- und zu sich kommt, das die Andren vernachlässigen und versäumen, so wirkhch es auch durch sich selbst ist.
L’ÉCHEC DES GESÄNGE
57Certes, d’éminents écrivains ont fait pire que ces malencontreux Gesänge, l’époque s’y prêtait. Cependant, mesuré au reste de son oeuvre, le discours poétique de Rilke sur la guerre apparaît comme un échec, qu’il serait vain de justifier mais qu’il est difficile de décrire avec précision. Un bref éclairage contrastif à l’aide des poèmes de Trakl évoqués plus haut permettra peut-être de souligner, en conclusion, quelques-unes des conditions de cet échec. Car, paradoxalement, Grodek et les Fünf Gesänge ne sont pas sans points communs.
58On constate en effet chez Trakl la même intégration de la guerre dans le système poétique personnel ; l’obsession apocalyptique, la fin de l’âge d’or et le déclin du genre humain, l’avènement de la mort et l’espoir de rédemption, l’imbrication du destin personnel et du destin de l’humanité forment une substance thématique fondamentale que la guerre ne fait que réactiver.
59On observe également que les modalités de l’évocation métaphorique de la guerre se ressemblent : Trakl recourt au même fonds lexical de l’héroïsme archaïsant (« Held », « Haupt », « Altar », « Flamme »), procède à la même exaltation mythique, à la même hypostase de la guerre. La fascination de l’Antiquité et des grands archétypes obère, semble-t-il, la perception de l’exacte réalité de la guerre nouvelle. Stefan George constatera peu après (Der Krieg, 1917) l’obsolescence des représentations héroïques : « Der alte Gott der schlachten ist nicht mehr28 ».
60Enfin, Grodek et les Fünf Gesänge maintiennent la fonction élégiaque. La conclusion de Grodek semble une montée pathétique vers l’exaltation de la douleur absolue, et par là Trakl confirme la qualité de « linoshaft Mythischer » que lui prête Rilke (à L. v. Ficker, 8.12.1915, DuK 63). Une telle célébration de la douleur qui nourrit la flamme de l’esprit apparente Grodek au cinquième chant et réactualise la tradition élégiaque en temps de « détresse ». Mais alors que Trakl, à d’autres endroits (et notamment dans Klage II), détruit la forme historique de l’élégie en attribuant au présent une valeur négative péremptoire, Rilke n’abandonnera jamais le projet de conciliation élégiaque de la vie et de la mort, dont l’appel à la douleur agissante, dans le cinquième chant, est une sorte de variante. La restauration de l’élégie s ’accompagne logiquement d’une réhabilitation de la fonction « auctoriale » du poète, d’une attitude didactique parfois pontifiante qui est particulièrement sensible dans les Gesänge et affleure encore dans les Élégies. Rien de tel ne subsiste chez Trakl.
61Malgré la relative identité des moyens, c’est du point de vue esthétique que les différences sont le plus frappantes. En dépit du codage métaphorique, c’est l’intensité de l’expression du vécu qui fait la qualité des « poèmes de guerre » de Trakl, et c’est la communication de cette expérience qui leur donne un tel pouvoir d’émotion. Trakl contredit en effet ce que l’on admet généralement du traitement poétique de la guerre, et que résume ainsi Arnulf Rainer : « Zur groBen Katastrophe [...] hat die Kunst immer nur Einfältiges geboten29 ». Il échappe aussi à ce que constatera plus tard Walter Benjamin :
Hatte man nicht bei Kriegsende bemerkt, daß die Leute verstummt aus dem Felde kamen? nicht reicher – ärmer an mitteilbarer Erfahrung30.
62Ce que Trakl communique est empiriquement mince mais émotionnellement riche de tout l’inexprimable qu’il suggère. C’est encore Rilke qui en donne la formule lorsqu’il décrit les vers de Helian comme « ein paar Einfriedungen um das grenzenlos Wortlose » (à L. v. Ficker, 8.2.1915, DuK 62), définissant ainsi une poésie fort différente de la sienne, de cette parole proliférante dont les spirales finissent par étouffer l’indicible. Marianne Kesting explique le caractère souvent indirect de nombreuses évocations apocalyptiques par leur « structure négative » ; le réel impressionne la subjectivité qui le restitue à la manière d’un négatif photographique :
Man darf hier von einer ’Negativstruktur ’ sprecheh insofern, als nur noch die subjektive Reaktion auf die apokalyptische Bedrohung angezeigt wird, nicht diese selbst31.
63On voit le parti qu’on pourrait titrer d’un tel concept en l’appliquant à Grodek ou Klage II ; pour les Gesänge, au contraire, il serait inopérant : la guerre y est évoquée de façon telle que le produit esthétique constitue une structure positive, une concentration de l’énergie créatrice contre l’aliénation, selon cette même volonté dont procèdent, au fond, les Élégies et les Sonnets.
64Il reste que Rilke n’a pas été en mesure d’écrire autre chose sur la guerre que les Fünf Gesänge. Ce qu’il en dit de plus émouvant et, paradoxalement, de plus poétique, se trouve dans ses lettres, comme si cette forme du réel avait échappé à sa poésie. L’avancée extrême du traitement du réel, pour Rilke, est sans doute représentée par la « Dingdichtung », mais sa poésie éprouve la plus grande peine à saisir de façon originale les formes sociales de l’existence. Dans les Élégies, la critique du temps présent s’exprime par une surcomplication du codage métaphorique qui trahit cette difficulté tout en essayant de la masquer. Les Fünf Gesänge la révèlent plus crûment : l’arsenal philosophico-littéraire, épigonal malgré la virtuosité de l’écriture, paraît bien impuissant face à un réel qu’il ne peut comprendre ni même neutraliser.
Notes de bas de page
1 Klaus-Dieter Hähnel : Rainer Maria Rilke. Werk – Literaturgeschichte-Kunstanschauung. Berlin/Weimar : Aufbau-Verlag 1986, 124.
2 Hans Egon Holthusen : Rainer Maria Rilke. Hamburg : Rowohlt 1958, 120.
3 Joachim W. Storck : Politisches Bewuβtsein beim späten Rilke. In : Recherches Germaniques 8 (1978), 83-112.
4 Hugo Dittberner : Flucht in die Form. In : Rilke ? Kleine Hommage zum 100. Geburtstag. Hrsg. von Heinz Ludwig Arnold. München : edition text+kritik 1975, 89.
5 Rainer Maria Rilke : Élégies de Duino-Sonnets à Orphée. Présentation de Gerald Stieg, trad. de J.-P. Lefevre et M. Regnaut. Paris : NRF-Gallimard, 1994, 11-12.
6 Werner Kohlschmidt : Rilke. Interpretationen. Lahr : Moritz Schauenburg 1948, 8.
7 Lettre à Benvenuta, août/sept. 1914. Citée d’après : Herbert Singer, Rilke und Hölderlin. Köln/Graz : Böhlau 1957, 37.
8 Ce rapprochement est dû à Herbert Singer, Ibid.
9 Insel-Kriegs-Almanach auf das Jahr 1915. Rilke mentionne cette publication dans sa lettre du 6.11.1914 à Karl et Elisabeth von der Heydt : Rilke, Briefe. Hrsg. vom Rilke-Archiv Weimar. Wiesbaden : Insel 1950, 477. (cité par la suite sous le sigle Br.).
10 Rilke : Über Dichtung und Kunst. Edition und Nachwort von Hartmut Engelhardt. Frankfurt/M. : Suhrkamp 1974, 156. (cité sous le sigle DuK).
11 Georg Heym : Tagebuch, 6.7.1910. Cité d’après : Georg Heym. Ausgewählt von Karl Ludwig Schneider und Gunter Martens. München : Nymphenburger 1971, 240.
12 Selon les formules de Thomas Mann, Gedanken im Kriege, Neue Rundschau 1914 Nr. 11, S. 1475, citées d’après : Friedrich Albrecht, Beziehungen zwischen Schriftsteller und Politik am Beginn des 20. Jahrhunderts. In : Weimarer Beiträge 3 (1967), 381.
13 Cité d’après J.W. Storck, cf. note 3, 101.
14 « Jenes überlebensgroBe Schweigen ». Puppen. In : Sämtliche Werke. Hrsg. vom Rilke-Archiv, besorgt durch Ernst Zinn. Frankfurt/Main : Insel 1966. Band VI, 1069. (cité Werke).
15 Rilke und Hölderlin, op. cit., 60.
16 Über den Jungen Dichter, Werke VI, 1049.
17 Lettre du 15.10.1915 à Marianne v. Goldschmidt-Rothschild, citée d’après Singer, 35.
18 op. cit., 123-128.
19 Singer, op. cit., 52 ; de même pour la citation de Dambacher.
20 « Die Menschen gehen schattenhaft im Kreise / In leerer Wege ausgetretnem Gleise. » (Georg Heym, op. cit., 107).
21 Aber, ihr Freunde, zum Fest. Werke II, 468. C’est Wemer Kohlschmidt qui fait ce rapprochement : Rilke und die Antike, in : Rilke. Interpretationen, op. cit., 71.
22 Cf. Singer, 50.
23 Nachwort zu : Rilke, Über Dichtung und Kunst, op. cit., 279-280, 281.
24 Le décalage apparaît crûment lorqu’on tente de combiner la signification commune et l’emploi spécifique. Ainsi, W. Kohlschmidt transpose la fonction politique du drapeau à un niveau de lecture idéal et inscrit le poème sur la même ligne que Le Drapeau (Werke II 547), qui exalte la paix et la fraternité (op. cit., 70).
25 cf. également Singer, 66.
26 cf. Entwurf einer politischen Rede, Werke VI 1095 : « ein mit der inneren Kontinuität des Lebens zusammenhängender Tod ».
27 Sur ce problème, cf. Storck, op. cit., 101.
28 Voir à ce sujet : Martin Löschnigg, Der Erste Weltkrieg in deutscher und englischer Dichtung. Heidelberg : Winter 1994, 89-91.
29 Hiroshima. Katalog der Ausstellung in Galerie M, Bochum 1962. Cité par Marianne Kesting : Warten auf das Ende. Apokalypse und Endzeit in der Moderne. In : Gerhard R. Kaiser (Hrsg.) : Poesie der Apokalypse. Würzburg : Königshausen & Neumann 1991, 175.
30 Cité par Marianne Kesting, ibid.
31 Marianne Kesting, ibid., 176.
Auteur
Université de Paris-Sorbonne (Paris IV)
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