Dada et la Grande Guerre
p. 127-137
Texte intégral
Zurich schenkte im Krieg der Welt den Dadaismus1
LE REFUGE HELVÉTIQUE
1Dans les dernières décennies du dix-neuvième siècle la Suisse, jalouse de sa neutralité, était devenue, au centre de l’Europe, le lieu vers lequel convergeaient tous ceux qui, pour toutes sortes de raisons, fuyaient leur pays d’origine. C’est ainsi que Bakounine y trouva refuge et que plus tard, pendant la Première Guerre mondiale, Lénine y séjourna à son tour avant de retourner en Russie pour y faire la révolution. À partir de 1910 la Suisse avait connu un afflux sans précédent d’émigrés et, au moment de la Première Guerre mondiale, les étrangers présents sur le territoire helvétique représentaient jusqu’à 15 % de la population. Ces émigrés étaient concentrés dans les grandes villes, à Bâle, à Genève, à Lausanne et surtout à Zurich. Parmi les villes suisses Zurich jouissait, à la veille de la Première Guerre mondiale d’une réputation de centre d’agitation politique et social. Des groupes anarchistes et socialistes, alliés aux syndicalistes, y donnaient bien du fil à retordre à la police locale, souvent débordée par de jeunes trublions. Quand Hugo Ball, l’un des futurs fondateurs de dada, s’apprête à regagner la Suisse, c’est justement cet aspect de Zurich qui l’attire. "In Zurich soll viel internationales Leben sein" écrit-il à sa soeur le 8 mars 19151 en lui demandant de l’informer sur les actions entreprises par les ouvriers, les socialistes et les pacifistes. Il est vrai qu’il sera l’un des rares à avoir ce genre de préoccupations. La plupart des demandeurs d’asile souhaitaient seulement pouvoir rester quelque temps en Suisse pour attendre la fin de la guerre, et ne recherchaient guère le contact avec la population autochtone. Une partie importante de réfugiés était constituée par des jeunes hommes en âge de faire le service militaire ou d’être incorporés dans l’armée de leur pays.
2Les futurs dadaïstes étaient presque tous dans ce cas. Ils faisaient partie des artistes et des poètes venus des quatre coins d’Europe pour échapper au "carnage" de la guerre. L’Allemand Hugo Ball, les Roumains Tristan Tzara et Marcel Janco, et enfin l’Alsacien Arp, ressortissant allemand puisque l’Alsace était en ce temps-là annexée à l’empire wilhélmien, participent le 5 février 1916 à l’ouverture du Cabaret Voltaire. Quelques jours plus tard Richard Huelsenbeck, Allemand lui aussi, et lié d’amitié avec Hugo Ball viendra les rejoindre. Le 18 avril 1916 le nom "Dada" apparaît pour la première fois dans le journal intime de Hugo Ball2. Sans la Grande Guerre, Dada n’aurait sans doute pas vu le jour. Il y a ainsi des naissances qui ne peuvent se produire que dans des situations de grands périls, au voisinage de catastrophes. Le mouvement Dada né à Zurich en février 1916 est le fruit hybride de l’urgence et du hasard.
3C’est en effet le hasard qui avait réuni tous ces jeunes gens, en ce lieu insolite du vieux Zurich, au coin de la Spiegelgasse, loué par Hugo Ball et son amie Emmy Hennings, pour y installer le Cabaret Voltaire. C’est là qu’ils organiseront dans un joyeux désordre leurs premières manifestations houleuses qui auront très vite un parfum de scandale. Sophie Taeuber, l’amie de Hans Arp, y participera comme danseuse masquée pour échapper aux répercussions que cette compromission avec les sulfureux dadaïstes aurait pu avoir sur son emploi comme professeur à l’École d’art appliqué de Zurich. Mais l’enthousiasme des débuts ne dura guère et dès juillet 1916, cinq mois après son lancement, le Cabaret Voltaire ferma ses portes3.
DADA CONTRE LE BOURGEOIS ET CONTRE LA GUERRE
4On peut se demander dans quelle mesure ces manifestations des dadaïstes étaient en elles-mêmes l’expression de leur révolte contre la guerre. Le « bourgeois » était sans conteste la première cible de leurs quolibets. À leurs yeux c’est lui qui était responsable de cette guerre insensée qu’ils s’étaient quant à eux, contentés de fuir, étant impuissants à l’empêcher.
5La situation de la plupart des jeunes promoteurs de Dada était à vrai dire peu confortable. Ils se sentaient seulement tolérés en Suisse. Les prises de position politiques étaient mal vues et la police surveillait plus ou moins discrètement leurs allées et venues. Hugo Ball a même dû passer quelques jours en prison peu après son arrivée à Zurich parce que son passeport n’était pas en règle. Tous se sentent soumis à une sorte d’obligation de réserve.
6Leur seule possibilité d’expression est en définitive l’art sous toutes ses formes, la poésie, la littérature, la peinture, la danse... Pour combattre l’idéologie qu’ils rendaient responsable de la guerre, ils veulent inventer d’autres valeurs et trouver un autre langage pour les exprimer. Tandis que les nationalités s’affrontent sur les champs de bataille, ils se veulent citoyens du monde.
7Leurs soirées sont spontanément internationales. À la soirée française du 14 mars 1916, Arp lit des passages de \’Ubu Roi d’Alfred Jarry4 tandis que Tzara dit des textes de Max Jacob. Le 30 mars Huelsenbeck, Janco et Tzara chantent "L’Amiral cherche une maison à louer", "poème simultan" (sic) franco-anglo-allemand, dont Tzara précise les intentions, en un français quelque peu approximatif, dans sa "Note pour les Bourgeois" :
Les essays (sic) sur la transmutation des objets et des couleurs des premiers peintres cubistes (1907) Picasso, Braque, Picabia, Duchamp-Villon, Delaunay, suscitent l’envie d’appliquer en poésie les mêmes principes simultan5.
8Parmi les parrains du "poème simultan", Tzara cite encore Mallarmé ("Un coup de dés jamais n’abolira le hasard"), Marinetti ("Paroles en liberté"), Apollinaire (conférence au "Sturm" à Berlin en 1912), Blaise Cendrars et Jules Romains. À la même soirée on interprète également le révolutionnaire "Récitatif contrapuntique", imaginé par Hugo Ball, "où trois voix, voire davantage, se font entendre simultanément".
9Le 23 juin 1916 Hugo Ball déclame en solo ses poèmes phoniques ("Lautgedichte") dont "Karawane"6. Ce sont, selon sa propre explication, des "vers sans paroles" dans lesquels compte seule la récurrence sonore et rythmique des voyelles entonnées dans le premier vers. Dans toutes ces manifestations, la priorité est donnée à la "valeur de la voix". Elle s’élève tonnante7 pour les manifestes et déclarations, ou se fait incantatoire pour les "Lautgedichte", mêlée à d’autres pour les poèmes simultanés8.
10A l’arrière-plan la guerre ne cesse d’être présente. Parfois elle affleurera dans les représentations elles-mêmes. Emmy Hennings relève par exemple que certains de leurs costumes mimaient la guerre :
Es wurde in unheimlich wirkenden Larven und Panzern, die an Tanks und Gasmasken erinnerten, an die furchtbare Ausrüstung des Krieges, wie die wilde Zeit überHaupt auf die Kunst abfärbte9.
11La métaphore guerrière n’est pas loin non plus quand Hugo Ball définit Dada comme une attitude de "gladiateur" dans un jeu de cirque :
Was wir dada nennen, ist ein Narrenspiel aus dem Nichts, in das alle höheren Fragen verwickelt sind; eine Gladiatorengeste; ein Spiel mit den schäbigen Überbleibseln; eine Hinrichtung der posierten Moralität und Fülle10.
12La guerre est présente aussi dans la parodie. Un soir de 1917 à la Galerie Dada, Emmy Hennings chante de sa petite voix brisée, sur l’air bien connu de "So leben wir, so leben wir, so leben wir alle Tage", le macabre poème "Totentanz" de Ball :
So sterben wir, so sterben wir
so sterben wir alle Tage
weil es so gemütlich sich sterben läβt gestern noch in Schlaf und Traum
mittags schon dahin
abends schon zu unterst im Grabe drin. …
wir danken, wir danken dir
Herr Kaiser für die Gnade
daβ du uns zum sterben erkoren hast
...11
13Cette parodie aux accents de Volklied est un écho dérisoire de la solennelle commémoration ("Gedächtnisfeier") que Ball et Huelsenbeck avaient organisée en février 1915 à la Maison des architectes à Berlin pour célébrer la mémoire des poètes Walter Heymann, Hans Leybold, Ernst Wilhelm Lotz, Charles Peguy et Ernst Stadler tombés parmi les premiers à la guerre. L’allocution présentée par Hugo Ball pour honorer son ami Hans Leybold12 sera publiée en avril 1915 dans Die Weissen Blätter de René Schickelé. Dans une lettre, Ball qualifie lui-même son allocution de "cynique et humoristique". Elle détonnait déjà dans le concert pathétique des autres hommages.
14Dès le début les dadaïstes avaient prudemment placé leurs activités sur le plan artistique où la censure officielle s’exerçait avec moins de vigilance. De même que les excentricités des fous de cour, leur "Narrenspiel" était toléré, voire apprécié par une partie des intellectuels, des artistes et même des bourgeois de Zurich. Ainsi ils purent mener leur révolte en se livrant à de grossières provocations et à de folles expérimentations sur le langage, sans être trop inquiétés. À vrai dire peu de gens les prenaient au sérieux. René Schickelé, humaniste et pacifiste convaincu, accueillait des textes de Ball dans sa revue Die Weissen Blätter mais n’approuvait guère le tohu-bohu du Cabaret Voltaire. Il reprochera plus tard à son compatriote alsacien Hans Arp d’être resté fidèle à la farce dadaïste13. Yvan Goll, de son côté, est outré que l’on mène ce tintamarre à Zurich alors que des millions d’hommes meurent tous les jours dans les tranchées. Il était particulièrement agacé par Tristan Tzara, propagandiste forcené du dadaïsme, à qui il reprochait son impudence et son nihilisme.
15Sans doute y avait-il une part de nihilisme dans l’option dadaïste, dans sa posture anti-humaniste et anti-expressionniste. Dans "Dadaistisches Manifest" Huelsenbeck traite les expressionnistes de "tatenlose Köpfe"14. Le texte qu’il écrira en 1957 relativise cependant opportunément les choses. La distance entre les expressionnistes humanistes et pacifistes et les dadaïstes révoltés et farceurs n’était pas un fossé infranchissable.
Wenn sich der Dadaismus gegen den Humanismus und seine Überschätzung in den Künsten richtete, erzitterte er doch vor dem Unmenschlichen; denn es war ja das Unmenschliche im Krieg und in der Politik, das er bekampfte15.
16Dada livrait en définitive le même combat que les pacifistes contre l’inhumain dans la guerre et la politique, mais à sa façon, avec les armes de la dérision et de la provocation.
LE MYTHE DADA
17Il ne resterait pas grand-chose de Dada et l’on n’en parlerait en tout cas plus guère aujourd’hui, si cela n’avait été qu’une grosse caisse tonitruante qui se serait un bref moment évertuée à couvrir le bruit des canons. Dada fut autre chose et c’est là que réside son originalité profonde. C’est là qu’il faut chercher les raisons de son étonnante vitalité. Dada ne disparut pas après la fermeture du Cabaret Voltaire et de la Galerie Dada de Zurich. Né de la guerre et du hasard, Dada survécut à la guerre et sut faire du hasard son cheval de bataille. "Dennoch ist aus diesem Benommensein von der Zeit etwas entstanden, was man eine Kunstrichtung nennt" dira Emmy Hennings avec le recul du temps16.
18A la fin de la guerre il n’y avait plus de raison de rester en Suisse et la plupart des émigrés cherchèrent à retourner dans leurs pays. Les dadaïstes n’échappèrent pas à la règle, mais, en partant, certains emportaient l’expérience Dada avec eux comme un viatique. Tzara et Huelsenbeck firent preuve du prosélytisme le plus efficace. Huelsenbeck retourna à Berlin où se forma bientôt un groupe Dada délibérément engagé dans l’action politique révolutionnaire. Tzara alla porter la bonne parole dadaïste à Paris auprès du groupe qui s’était formé autour d’André Breton. Hans Arp s’en fut à Cologne où il retrouva Max Ernst, qu’il avait rencontré à la veille de la guerre, et à Hanovre où il travailla avec Kurt Schwitters. Ce n’est qu’après avoir acquis la nationalité française, quand l’Alsace fut revenue à la France, qu’il regagna à son tour Paris.
19Bien plus tard seulement, après la Deuxième Guerre mondiale, les dadaïstes se mirent à repenser à ce qu’avait été l’expérience de Zurich pendant la Grande Guerre. Ils devinrent ainsi les historiographes du mouvement, s’intéressèrent aux textes publiés dans les revues Dada des années zurichoises et racontèrent, chacun à sa façon, avec fantaisie et parfois avec une gravité inhabituelle chez les dadaïstes, l’expérience telle qu’ils l’avaient vécue. C’est ainsi que Dada fut transformé dans les années 1955- 1960 en une sorte de mythe sacré. Né pendant la Première Guerre mondiale, le dadaïsme devint quarante ans plus tard un matériau privilégié pour rebâtir quelque chose de neuf sur les ruines laissées par le nazisme et la guerre de 1939-1945. L’exemple de Hans/Jean Arp est révélateur à cet égard.
LE "DADALAND" D’ARP
20Voici que des plis de la mémoire remontent les rumeurs assourdies de la grosse caisse dadaïste de Zurich. Quand Arp relit ses textes de 1919, le choeur des voix de Dada se remet à vibrer, à résonner en lui.
21Les "Dadasprüche", publiés en 1955 dans son recueil Unsern täglichen Traum17, sont nés du regard à la fois narquois et nostalgique qu’Arp a porté un quart de siècle plus tard sur l’aventure Dada. Et lorsqu’il dit : "Dada hat schwingen, die gewaltiger als hundert Urwälder sind" ou "Dada ist eine Rose, die eine Rose im Knopfloch trägt" ou encore "Dada ist eine Nacht, die einen jungen Tag in ihren Armen trägt", c’est toujours le même ressort métaphorique qui est à l’oeuvre. Dada n’est pas pour Arp une flambée de révolte éphémère que quelques hurluberlus auraient allumée à Zurich en pleine guerre de 1914-1918. Ce serait là un jugement d’historien, pour qui les événements ont nécessairement un début, un développement et une fin dans le cours du temps. L’expérience Dada d’Arp se révèle avoir été tout autre. Les images qu’il trouve avec le recul du temps, pour décrire Dada sont des images de naissance, de jeunesse et d’éternité. Non pas une éternité immobile et vide mais celle de la chaîne des générations qui se succèdent et se renouvellent à l’infini, celle de la "rose qui porte une rose à la boutonnière"..., de la "nuit qui porte un jour nouveau-né dans ses bras"...
22Pour Arp Dada n’est pas un mouvement parmi d’autres qui appartient désormais à l’histoire de l’art et de la littérature. C’est la source toujours jaillissante, la matrice intemporelle et le fondement même de tout art digne de ce nom ("Dada ist der Urgrund aller Kunst.") et il ajoute que c’est la vie qui donne son sens à l’art ("Das Leben ist für den Dadaisten der Sinn der Kunst"). La vie, voilà le maître mot. Par et dans l’art, la vie toujours renaissante conjure la mort.
23Avec son témoignage autobiographique "Dada war kein Rüpelspiel" paru également en 195518, le poète attend de son lecteur qu’il mette sa montre non seulement à l’heure de la farce Dada de Zurich, mais aussi à celle du malheur, du deuil de toutes les morts et du souvenir des catastrophes irréparables contre lesquelles les dadaïstes entendaient lutter par la dérision.
Wahnsinn und Mord wetteiferten miteinander, als Dada 1916 in Zurich aus dem Urgrund emporstieg. Die Menschen, die nicht unmittelbar an der ungeheuerlichen Raserei des Weltkrieges beteiligt waren, taten so, als begriffen sie nicht, was um sie her vorging. Wie verirrte Lämmer blickten sie aus glasigen Augen in die Welt. Dada wollte die Menschen aus ihrer jämmerlichen Ohnmacht aufschrecken. Dada verabscheute die Resignation. Wer von Dada nur seine possenhafte Phantastik beschreibt und nicht in sein Wesen, nicht in seine überzeitliche Realität eindringt, wird von Dada ein Wertloses Bruchstück geben.
24Dans son recueil Unsern täglichen Traum Arp reprend aussi le texte "Dadaland", paru en français dès 193819 et publié en allemand au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale20. Il y revient de manière insistante sur son expérience conjointe de la guerre et de Dada.
Angeekelt von den Schlächterein des Weltkrieges 1914, gaben wir uns in Zurich den schönen Künsten hin. Während in der Ferne der Donner grollte, sangen, malten, klebten, dichteten wir aus Leibeskrâften. Wir suchten eine elementare Kunst, die den Menschen vom Wahnsinn der Zeit heilen und eine neue Ordnung, die das Gleichgewicht zwischen Himmel und Hölle herstellen sollte. Wir spürten, daβ Banditen aufstehen würden, denen in ihrer Machtbessenheit selbst die Kunst dazu diene, Menschen zu verdummen21 .
25Ce texte d’Arp contient l’essentiel de sa philosophie personnelle à propos de Dada : d’abord la conviction absolue que la guerre n’est qu’une monstrueuse folie collective ("Wahnsinn", "Raserei"), puis le constat de l’indifférence hébétée des spectateurs extérieurs au massacre, comparés à un troupeau de moutons, enfin le projet-programme issu de la révolte dadaïste, qui est d’échapper à l’impuissance et à la résignation, en secouant la léthargie qui règne alentour.
26L’objectif immédiat et principal de l’art Dada est selon Arp de "sauver les hommes de la folie du temps", cette folie destructrice qui les avait menés à l’enfer de la guerre. Comme la femme de Franz Marc, qui dans une lettre pathétique à son amie peintre Gabriele Münter, n’entrevoit d’autre raison de vivre après la mort de son mari que l’art, c’est également dans l’art qu’Arp cherche le salut. Mais le salut recherché, ce n’est pas la fuite consolatrice dans l’art pour l’art. Pour lui l’artiste ne peut être l’habitant solitaire d’une tour d’ivoire, érigée à l’abri du monde et des malheurs du temps. Il lui faut veiller à ce que l’art ne devienne pas à son tour une arme entre les mains de pouvoirs maléfiques.
27Il ne nous semble pas douteux en effet que dans la dernière phrase de ce passage de "Dadaland" ("Nous pressentions que surgiraient des bandits qui se serviraient même de l’art pour abêtir les hommes") Arp fait allusion à la "Kunstpolitik" du troisième Reich, qui, à partir de 1933, avait mis une fin brutale à toutes les activités artistiques libres et novatrices d’Allemagne et bientôt de presque toute l’Europe.
28Cette dimension du texte n’apparaît pas aussi clairement dans la version française publiée dès 1938 : "Rien d’étonnant à ce que les ’bandits’ n’aient pu nous comprendre. Leur puérile manie d’autoritarisme veut que l’art lui même serve à l’abrutissement des hommes"22. Sans doute Arp a-t-il éprouvé le besoin ensuite, le temps ayant passé, de préciser sa pensée et de donner ainsi rétrospectivement à la révolte Dada de Zurich un caractère en quelque sorte prémonitoire des catastrophes à venir. Le conformisme étriqué des braves citoyens de Zurich, si choqués par les facéties dadaïstes, ne prêtait pas seulement à rire. C’est cette même résignation peureuse des masses qui rendit possible les horreurs de deux guerres et la terreur des régimes totalitaires qui ensanglantèrent l’Europe. Les déclarations et prises de position liées à un contexte politique sont si rares dans le discours arpien qu’il nous a paru important de nous attarder un peu sur celles-ci.
29Mais revenons pour conclure à Hugo Ball qui, dans le groupe Dada, fut sans doute le plus lucide dès les années zurichoises. Dans son journal Die Flucht aus der Zeit il note pour sa part que les dadaïstes célèbrent "à la fois une bouffonnerie et une messe des morts"23. Voilà qui résume en un raccourci saisissant l’ambiguïté et la contradiction de la démarche dadaïste. La messe pour tant de morts inutiles, sacrifiés sur les champs de bataille à la volonté de puissance – ce que Hans Arp appelle "Marchtbesessenheit" – et à la cupidité des Etats dont ils se trouvaient par hasard être les ressortissants, mais aussi l’énorme rire de clown qui, sous son masque grimaçant, cherche à surmonter son accablement et son désarroi.
Notes de bas de page
1 Hugo Bail, Briefe 1911-1927, Einsiedeln/Zurich/Cologne, Benziger Verlag, 1957, p. 38.
2 Hugo Ball, Die Flucht aus der Zeit, Lucerne, Joseph Stocker, 1966, p. 88.
3 Voir mon article dans Yvan Goll, L’homme et l’écrivain dans son siècle, catalogue d’exposition, Saint-Dié-des-Vosges, 1991, p. 21.
4 Voir Tristan Tzara, Oeuvres complètes, t. I à V, Paris, Flammarion, 1975-1982, t. II., note p. 449. C’est grâce à ces lectures publiques françaises d’Ubu Roi par Arp que Tzara découvrit Jarry.
5 "Simultangedicht", Cabaret Voltaire (Zurich), (1916).
6 Hugo Ball, "Karawane", in Richard Huelsenbeck ed., Dada-Almanach, op. cit., p. 53.
7 Marcel Jean, "Jalons d’Arp", Les Lettres Nouvelles, IV, n° 35 (février 1956), p. 18. "Les récitatifs de poèmes se faisaient au besoin sur le mode hurlé".
8 Hugo Ball, Die Flucht der Zeit, op. cit., p. 80. "Dans le poème simultan il est question de la valeur de la voix".
9 Hans Bolliger et al., Dada in Zurich, Kunsthaus Zurich, 1985, p. 41.
10 Raimund Meyer, "Dada ist gross Dada ist schön" in Dada in Zurich, p. 32.
11 Cité in Dada in Zurich, op. cit., p. 29.
12 Hans Leybold avec qui Ball avait écrit en commun des poèmes parus sous le pseudonyme Ha Hu Baley (amalgame de leurs deux noms) dans Die Aktion, ce qui valut un procès à Franz Pfemfert. Voir à cet égard Hugo Bail, Catalogue d’exposition. Berlin, Publica Verlagsgesellschaft, 1986, p. 15.
13 En 1933 René Schickelé a publié une lettre ouverte à Arp dans Die Frankfurter Zeitung. "Lieber Arp, [...] einmal ist dir ja mit Tzara und Huelsenbeck der Dadastreich über alle Massen geglückt. Aber, siehst du, ein zweites Mal gelingt so etwas nicht". Cité par A. Finck in Arp poète plasticien, Actes du Colloque de Strasbourg présentés par Aimée Bleikasten, Mélusine, N° IX, Paris, l’Age d’Homme, 1987, p. 30.
14 Cette attitude anti-expressionniste des dadaïstes apparaît clairement dans le tract "Dadaistiches Manifest" (1918), repris in Richard Huelsenbeck ed., Dada-Almanach, op. cit., p. 36-38. Ce tract a été rédigé par Huelsenbeck et signé également entre autres par Tristan Tzara, Franz Jung, George Grosz, Marcel Janco, Hugo Ball, Frédéric Glauser, Hans Arp et Sophie Taeuber. Huelsenbeck y vilipende les expressionnistes comme des "tatenlose köpfe" et poursuit : "Der Expressionismus, der im Ausland gefunden, in Deutschland nach beliebter Manier eine fette Idylle und Erwartung guter Pension geworden ist, hat mit dem Streben tätiger Menschen nichts mehr zu tun". Dada doit apporter des solutions là où l’expressionnisme a, selon Huelsenbeck, lamentablement échoué.
15 Dada in Zurich, op. cit., p. 75.
16 Ibid., p. 41.
17 Hans Arp, Unsern täglichen Traum, Zurich, Arche Verlag, 1955, p. 48-50.
18 Ibid., p. 20.
19 "Tibiis canere", XXe Siècle (Paris), I, 1 (mars 1938), p. 41-44.
20 "Dadaland", Atlantis (Zurich) XX, Sonderheft (1948), p. 275-277. Il s’agit d’une version allemande élargie écrite à partir du texte français de 1938.
21 "Dadaland" in Unsern täglichen Traum, op. cit., p. 51.
22 "Dadaland", publié en 1938 et repris dans Arp, On My Way, New York, Wittenbom, Schultz, 1948, p. 86 et dans Jean Arp, Jours effeuillés, Paris, Gallimard, 1966, p. 306. " À Zurich, en 1915, désintéressés des abattoirs de la guerre mondiale nous nous adonnions aux beaux arts. Tandis que grondait dans le lointain le tonnerre des batteries, nous collions, nous récitions, nous versifions, nous chantions de toute notre âme. Nous cherchions un art élémentaire qui devait, pensions-nous, sauver les hommes de la folie furieuse de ces temps. Nous aspirions à un ordre nouveau qui put rétablir l’équilibre entre le ciel et l’enfer. Cet art devint bientôt un sujet de réprobation générale. Rien d’étonnant à ce que les ‘bandits’ n’aient pu nous comprendre. Leur puérile manie d’autoritarisme veut que l’art lui-même serve à l’abrutissement des hommes". On ne sait pas si cette version française est d’Arp lui-même ou s’il s’agit de la traduction d’une version allemande préexistante.
23 Reinhard Doehl, "Le non-sens de l’art contre la folie du temps" in Arp poète plasticien, op. cit, p. 216. "Ce que nous célébrons est à la fois une bouffonnerie et une messe des morts".
Notes de fin
1 Die Neue Bücherschau (Munich), cité in Richard Huelsenbeck ed., Dada-Almanach. Berlin, Erich Reiss Verlag, 1920, p. 44.
Auteur
Université de Strasbourg II
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