Sur deux fronts Harry Kessler et la propagande culturelle allemande en Suisse
p. 83-108
Texte intégral
1En proposant au général Ludendorff une "mobilisation de la culture", Kessler contribue à inaugurer une nouvelle ère de la guerre psychologique. Dès lors, la culture n’est plus seulement priée de bénir les troupes, mais elle devient directement une arme de propagande, d’information et de désinformation en direction des pays neutres, et, par ricochet, de l’ennemi lui-même1. Comme les gaz ou les sous-marins, cette nouvelle "arme miracle" doit agir masquée, échappant à la détection jusqu’au moment où l’irréversible est accompli. En ce sens, elle est l’arme de l’Ulysse du XXe siècle. Comme le héros grec, Kessler spécule sur la curiosité de ses "victimes" face à un objet qui n’est inoffensif qu’en apparence, misant sur un processus de contamination des consciences. L’exploitation systématique des ressources du cinéma apparaît à cet égard comme énigmatique d’une volonté qui visait à toucher toutes les couches de la population. Kessler est-il donc un ancêtre d’une méthode d’indoctrination illustrée ensuite par les régimes nazi ou soviétique ?
2La responsabilité de la propagande allemande en Suisse entre 1916 et 1918 est un aspect mal connu de la vie du comte Harry Kessler (1868-1937), dont la postérité a surtout retenu la collaboration au livret du Chevalier à la Rose et le monumental Journal intime2. Par la qualité de l’écriture, par la richesse des informations sur une période-clé (1887-1937), par son étendue – 15 000 pages d’une écriture serrée – le Journal place son auteur au niveau des frères Concourt ou d’un Charles Amiel. Pourtant, seule la partie postérieure à la révolution de 1918 est actuellement éditée, ce qui contribue à faire apparaître Kessler comme un "weimarien", alors que son centre de gravité se situe plutôt en amont, à l’époque wilhelminienne3.
3La Première Guerre mondiale apparaît comme un pivot, autour duquel s’articulent deux phases apparemment très distinctes de sa vie. A la veille du conflit, Kessler ne semble vivre que pour et par la culture, solidement ancré dans un milieu intellectuel dont des personnalités éminentes – Hugo von Hofmannsthal, Rudolf Borchardt – rejoindront plus tard le camp de la "révolution conservatrice"4. Or en novembre 1918, nous voyons soudainement apparaître le "comte rouge", pacifiste notoire avec une évidente sympathie pour l’extrême-gauche. Pourquoi ce wilhelminien devient-il "weimarien", à la différence de ses amis ? Comment l’esthète devient-il "politique" ?
4Il serait vain de chercher une raison psychologique – chez Kessler, pas de catharsis suite à un traumatisme du front. En revanche, les années de guerre modifient profondément sa vision de la mission d’inspiration nietzschéenne dont il se sent investi pour rénover la culture occidentale par le biais d’une réforme esthétique. Le cas particulier de Kessler n’a donc rien d’anecdotique, puisqu’il permet de retracer les affres de ceux qui – comme Walther Rathenau, Maximilian Harden, pour ne nommer que ceux-là – rêvaient de réaliser le projet du "Bon Européen" au sein du cadre politique et social légué par Bismarck. Or, comment faire le nouveau avec l’ancien, conjuguer l’européen et le national ? En acceptant de collaborer avec Ludendorff pour sauvegarder une conception "libérale" de la culture, le chef de la propagande mène donc une guerre sur deux fronts, où la dissimulation semble être le maître mot. Notre contribution tentera de suivre les voies souvent sinueuses de la propagande allemande en Suisse, grâce à l’exploitation des fonds des archives fédérales de Potsdam, naguère fermées aux chercheurs occidentaux.
I. LE BON EUROPÉEN ET LA GUERRE NATIONALE
5Né à Paris en 1867 d’un père allemand et d’une mère irlandaise, élevé à Ascot, Hambourg, Leipzig et Bonn, Kessler fait partie de ces nouvelles élites wilhelminiennes qui connaissent et admirent la culture étrangère, mais sont convaincues de la supériorité fondamentale de l’Allemagne et de son système politique. Comme tant d’autres de sa génération, Kessler se sent investi d’une mission, étroitement inspirée par la lecture de Nietzsche : son but n’est rien de moins que de régénérer la culture allemande dans le sens du "Bon Européen". Le cadre national n’est pas rejeté, mais intégré harmonieusement au sein d’une culture européenne, dont les variantes locales sont un signe de vigueur5. L’auteur de Zarathoustra, qui avait pourtant jeté l’anathème sur le Reich, se trouve interprété dans un sens qui fait de lui un complément plus qu’un opposant à Bismarck – une vision cautionnée d’ailleurs par maints aspects de l’œuvre de Nietzsche6. Comme ses amis libéraux Maximilian Harden et Walther Rathenau, Kessler pourrait même être décrit comme un être hybride, à première vue contradictoire, mais très répandu vers 1900 : un nietzschéen bismarckiste7. Le Neuer Mensch, l’homme nouveau qui doit donner sens à l’Allemagne, apparaît à Kessler comme une fusion entre Nietzsche, Bismarck et Goethe8 : "L’objectif à réaliser aujourd’hui en Allemagne : unir la culture philosophique goethéenne, la culture politique bismarckienne, et la culture esthétique fin de siècle, c’est-à-dire former des personnalités dans lesquelles ces trois éléments forment un ensemble naturel9." L’art fin de siècle joue donc un rôle presque exorbitant : c’est à lui que revient la tâche de réaliser l’alchimie qui doit donner naissance à l’homme nouveau.
6Jeune juriste promis à une brillante carrière diplomatique, Kessler se sent solidaire d’un système qu’il vise tout au plus à réformer par petites touches. Devenu, sans l’avoir vraiment cherché, directeur sans titre de la revue d’art Pan (1895-1900) – qui apparaît comme le point de ralliement de la "génération nietzschéenne" – Kessler se trouve soudainement projeté au centre de la vie culturelle bouillonnante de la jeune capitale allemande10. S’il devient une des principales figures de l’opposition esthétique à Guillaume II, c’est dans le contexte d’un climat politique tellement surveillé qu’un engagement en faveur de l’art d’avant-garde ou étranger prenait des allures de conspiration11. Le Journal intime rend compte de rencontres prestigieuses donnant au jeune homme, qui n’a franchi la trentaine que depuis peu, le sentiment de pouvoir peser sur l’évolution de la vie culturelle. A cette époque se met en place un prestigieux réseau de connaissances qui accompagnera Kessler jusqu’à sa mort ; les personnalités les plus importantes en sont Hugo von Hofmannsthal, l’architecte Henry van de Velde, les chefs de la Sécession berlinoise (Max Liebermann, Paul Cassirer), les critiques d’art et écrivains Julius Meier-Graefe, Otto Julius Bierbaum, Maximilian Harden et Richard Dehmel. La mort précoce de son père met à sa disposition une fortune suffisamment importante pour le délivrer, à vingt-huit ans, de tout souci matériel. Cette aisance financière se révèle d’autant plus précieuse que son projet d’une carrière diplomatique s’avère irréalisable, vraisemblablement à cause de ses positions esthétiques en opposition à l’historisme prôné par Guillaume II. Le choix de Weimar, où il accepte en 1902 le poste (non rémunéré) de directeur du musée d’art et d’art appliqué, apparaît comme une façon de transformer un échec professionnel en succès. Ici, Kessler croit pouvoir mener à bien sa mission de préparer l’avènement de l’homme nouveau.
7La petite ville doit devenir le "centre" pour une nébuleuse d’artistes d’avant-garde, associés à un projet de rénovation culturelle, qui la placerait à la tête du mouvement sécessionniste allemand. Derrière cette stratégie se profile une pensée nietzschéenne : il s’agit de promouvoir une culture d’élite qui dépasse le cadre national, destinée à servir d’exemple pour une réforme esthétique et morale. Invoquant la protection du Grand-duc de Saxe-Weimar, Kessler impose une programmation résolument moderniste dans son musée, et joue un rôle moteur pour la fondation de l’Association des artistes allemands (Deutscher Künstlerbund), plate-forme destinée à permettre aux créateurs de discuter directement avec l’Etat en matière culturelle. La stratégie esthétique et pédagogique se double ici d’une dimension directement politique. La réponse ne se fait pas attendre, puisque Kessler est destitué en juillet 1906 à la faveur d’un complot ourdi par des proches de Guillaume II, résolument conservateur en matière d’art. Entre 1906 et 1914, Kessler mène une vie brillante, mais instable entre Paris, Londres et Berlin, fréquentant les meilleurs esprits de son temps sans pouvoir concrétiser ses propres ambitions. La collaboration au livret du Chevalier à la Rose et du ballet La légende de Joseph avec Hofmannsthal ne lui apporte pas la consécration recherchée, et finit au contraire par miner leur amitié12. La façade mondaine abrite un vide intérieur : Kessler n’a plus de but concret dans la vie, et, après l’échec de la construction d’un monument en l’honneur de Nietzsche à Weimar en 1912, la guerre apparaît à maints égards comme la délivrance d’une crise existentielle.
8Après avoir participé à la campagne très dure en Belgique, Kessler rejoint dès septembre 1914 le front russe et polonais, où il fait la connaissance de Hindenburg et Ludendorff. Il devient ensuite officier de liaison avec l’armée autrichienne sur le front des Carpates ; au printemps 1916 il est envoyé avec son régiment dans "l’enfer" de Douaumont. Dans l’été de cette année, ses sondages pour un changement d’affectation aboutissent.
9Quel est l’effet de deux premières années de la guerre sur Kessler ? Fidèle à la doxa nietzschéenne, il est convaincu de l’utilité de la guerre, qui finira par accoucher d’une humanité plus forte et accélérera l’éradication des faibles. Ses propres expériences semblent confirmer cette analyse. En effet, les vieilles élites wilhelminiennes sont dépassées par la tourmente qu’ils ont déclenchée. Venu à Berlin en mars 1915 demander des renforts pour son corps d’armée, ses entretiens avec le chancelier Theobald von Bethmann-Hollweg, le secrétaire d’Etat aux affaires étrangères Gottfried von Jagow et le fougueux chef d’état-major Erich von Falkenhayn lui laissent un souvenir qui fait penser au tableau des Aveugles de Breughel : "Un assemblage effrayant. Bethmann, Jagow, Falkenhayn, un malade, un âne et un aventurier comme protecteurs du Reich" 13Son bilan est affligeant : "Le centre est pourri, comme en 1813"14.
10L’espoir vient d’une aristocratie nouvelle : du "type du jeune officier du front (...), dont aucun ne peut survivre longtemps s’il n’est un héros15." Ce serait commettre une grave erreur que de réserver le culte de l’officier du front à des penseurs de "droite". Kessler partage pleinement le culte de l’héroïsme guerrier, mais il en fait une utilisation très différente. Si Jünger ou les futuristes célèbrent surtout l’exaltation du moi dans l’instant de l’action, Kessler cherche la signification du héros du front en tant que type pour la culture allemande à moyen et long terme. On retrouve là une idée centrale de la "généalogie de la culture". Kessler n’est pas le seul à penser ainsi, loin de là. L’espoir diffus de "rénovation héroïque" traverse toute la génération nietzschéenne, y compris des observateurs aussi lucides que le philosophe libéral Georg Simmel. En janvier 1915, Kessler lit de ce dernier une contribution sur La transformation intérieure de l’Allemagne (Die innere Wandlung Deutschlands), et conclut : "Résultat de cette transformation de l’Allemagne grâce à la guerre, l’homme nouveau. Ce but mystique est aussi ce qui m’anime moi-même"16. Or, Kessler reste sceptique quant aux possibilités de ce type de se maintenir et d’entraîner le peuple dans son élan, s’il n’est pas soutenu par un mouvement artistique allant dans le même sens d’une rénovation aristocratique. Il conçoit donc son rôle comme celui d’un intercesseur entre le monde de l’art et le mouvement de régénération spirituelle induit par la guerre. C’est là sa façon de rester fidèle à l’enseignement du Zarathoustra, qui avait réclamé des "hommes supérieurs" ouvrant la voie au "surhomme".
11En effet, l’homme nouveau n’est pas tant menacé par l’adversaire, que par un ennemi intérieur, qui représente lui aussi un type d’humanité qui s’épanouit à la faveur de la guerre : l’apparatchik militaire, dépourvu de culture et de générosité de cœur. Son officier supérieur, un certain Klewitz, lui apparaît comme l’incarnation de cette médiocrité bornée qui risque de s’emparer du pouvoir si l’on n’y prend garde : "Ce type vise la toute-puissance dans le monde moderne. C’est justement sa compétence qui le rend dangereux. Les Grecs, qui le désignaient du terme de banausos, l’écartaient à juste titre des questions les plus élevées dans les affaires de l’Etat, de la religion ou de l’art"17. La guerre pourrait donc aussi conduire à la victoire des "trop nombreux" sur les esprits supérieurs.
12Comment empêcher cette catastrophe culturelle ? Il faut, au sein même de la tourmente, introduire une dimension spirituelle qui puisse servir d’ancrage à l’homme nouveau. Le comte souhaite une culture aristocratique, résolument européenne, dont les contours apparaissent avec netteté dans le discours L’idée d’Europe prononcé par son ami Hofmannsthal à Berne le 31 mars 1917 dans le cadre de la propagande culturelle allemande18. Le poète autrichien avait décelé la possibilité de se servir de la "crise historique" conduisant à l’écroulement d’un système purement matérialiste et pseudo-démocratique, pour instaurer un nouvel idéal culturel, même si celui-ci, du moins dans un premier temps devait rester réservé à une "petite communauté" d’esprits supérieurs19.
13Le projet kesslérien à Berne apparaît donc à maints égards comme la réédition de la stratégie de Weimar, avec une double ligne de front : d’un côté, il s’agit de faire une propagande classique en direction de l’adversaire, qu’il s’agit d’éduquer pour lui faire comprendre la nature du mouvement spirituel en train de se produire en Allemagne. Par là, Kessler espérait non seulement agir sur le présent, mais préparer le nouvel ordre européen après la guerre. De l’autre côté, il s’agit de promouvoir une culture allemande progressiste, et de la protéger contre les apparatchiks militaires, afin de préparer le terrain pour un homme nouveau. Ce "deuxième front" passe au sein même de l’appareil wilhelminien, le culturel se trouvant étroitement mêlé au politique. Pour mener à bien son projet ambitieux et compliqué, Kessler devait donc constamment jouer sur deux tableaux,
II. "NOTRE HOMME À BERNE" : KESSLER ET SON RÉSEAU DE PROPAGANDE
14Il est assez étonnant que ce soit un ennemi déclaré de l’art wilhelminien traditionnel qui se trouve chargé du poste le plus important de la propagande culturelle allemande. Pourquoi lui ? On peut distinguer deux séries de raisons. Il y a tout d’abord des facteurs personnels. Kessler disposait, grâce à son ami Eberhard von Bodenhausen, ancien directeur de la revue Pan devenu membre du conseil de surveillance de Krupp, de l’appui de l’industrie allemande, qui le recommandait à Ludendorff20. Sur place, à Berne, Kessler pouvait compter sur le soutien de son supérieur, l’ambassadeur Conrad von Romberg, ami du même von Bodenhausen. Par ailleurs, Kessler connaissait bien le milieu politique berlinois grâce à la fréquentation assidue de clubs qui réunissaient, sur le modèle anglais, des décideurs venus d’horizons politiques et sociaux divers, comme la Mittwochsgesellschaft ou la Deutsche Gesellschaft 1914. Ensuite, Kessler pouvait faire valoir ses amitiés avec des artistes français – et avec des personnalités politiques, ce qui le recommandait pour des missions parallèles de sondages en vue d’une paix négociée. Dans les temps troubles de la guerre, où la hiérarchie était bousculée, Kessler réunit donc les trois pouvoirs, politique, militaire et économique, qui lui permettaient de s’imposer au prestigieux ministère des Affaire étrangères21. Le secrétaire d’État aux Affaires étrangères, Gottfried von Jagow, prononce lui-même sa nomination, sur proposition directe de Ludendorff22.
15Mais il y a une deuxième série de raisons, plus profondes, qui expliquent le caractère particulier de la mission de Kessler. L’été 1916 marquait à plusieurs titres un durcissement de la guerre, qui entrait dans une phase du tout ou rien. Après l’échec de la stratégie de la "pompe de sang" préconisée par Falkenhayn et concrétisée entre février et décembre 1916 à Verdun, l’arrivée au pouvoir du troisième haut commandement dirigé par Hindenburg et Ludendorff signifiait le passage à une dictature militaire déguisée23. Alors que la lassitude et l’amertume se répandaient dans la population, tant allemande qu’ennemie, le nouveau pouvoir savait que la maîtrise de l’opinion publique constituait un enjeu vital pour sa propre survie. La nomination de Kessler, même si elle est due à des interventions particulières, fut effectuée par un régime s’appuyant directement sur la propagande pour asseoir son pouvoir. D’où l’obsession bien connue de Ludendorff pour la maîtrise des nouveaux médias, et notamment du film. Cette situation fut habilement exploitée par Kessler lors de l’entrevue décisive avec le généralissime au Grand Quartier général à Pless, du 7 au 9 novembre 191724. Avant son départ, le comte avait pris soin de s’enquérir de l’état d’esprit de son interlocuteur auprès du chef du bureau militaire de Affaires étrangères, le colonel Hans von Haeften, proche collaborateur du chef des armées. Le Journal intime relate : "Ludendorff demande un exposé oral hebdomadaire sur la propagande cinématographique ; en Suisse, aux Pays-Bas et au Danemark il voudrait atteindre les contrées les plus reculées, anéantir toute résistance avec la dernière énergie [...] Quant à moi, je serais tout particulièrement chargé de la propagande cinématographique en Suisse25." La création du précurseur militaire de la UFA, le Bild – und Filmamt (Office des images fixes et animées, BUFA) le 30 janvier 1917, s’inscrivait dans la même perspective26.
16Pour convaincre Ludendorff, Kessler mit en avant une stratégie qu’il résume par le terme "mobilisation de la culture" (Mobilmachung der Kultur)27. Cette proposition ne pouvait que toucher une corde sensible dans l’esprit du vainqueur de Tannenberg, qui trouvait là l’espoir de la mise en œuvre de ses projets les plus ambitieux : l’utilisation de réserves encore intactes et la manipulation des consciences. Ludendorff était-il informé des orientations avant-gardistes de Kessler en matière de culture ? On peut en douter, et ce d’autant plus que le comte apparaissait comme le poulain de la grande industrie, peu suspecte de subversion esthétique. D’où un malentendu que le comte s’est gardé de lever. Là où Ludendorff retenait la "modernité" des moyens de propagande, Kessler entendait la modernité des propos.
17Kessler disposait également d’un autre atout qui l’indiquait pour une mission sensible, à savoir ses liens privilégiés avec des responsables politiques français. Conscient de la situation précaire sur le front, Ludendorff put ainsi lui conférer un pouvoir de négociation avec des émissaires français en vue d’une paix séparée. Voulait-il réellement aboutir, ou seulement tester la détermination des Français ? Dans le cadre de cet article nous ne pouvons malheureusement pas traiter cet aspect, qui relève d’une problématique différente28.
18Enthousiasmé par les possibilités que lui offrait son nouveau statut, Kessler se mit à construire une organisation avant même d’avoir reçu la confirmation officielle de sa nomination : le "Bureau K" (Abteilung K). Disposant d’un budget autonome, soumis au seul contrôle du bureau central de propagande (Nachrichten-Abteilung) du ministère des affaires étrangères, Kessler pouvait apparaître comme un ambassadeur parallèle, et ce d’autant plus que l’ambassadeur en titre, von Romberg, lui portait la plus haute estime et lui laissait le champ libre. Pour camoufler les liens avec l’Etat allemand, Kessler créa avec le concours de l’éditeur musical de Richard Strauβ, Otto Fürstner (qu’il connaissait grâce à sa collaboration au livret du Chevalier à la Rose), le 14 décembre 1916 une société écran appelée Intergast29. Comme son nom l’indique, le but officiel était d’organiser des tournées (Gastspiele) internationales. Sa fonction réelle était de ventiler les flux financiers entre l’Allemagne et la Suisse, et de servir de support administratif à la propagande. Son organisation en trois bureaux principaux reflétait un souci de systématisation et de. professionnalisation, qui devait assurer aux Allemands la supériorité par rapport à l’effort français, estimé à tort ou à raison passablement désordonné : 1/ les "arts majeurs" (höhere Kunstgattungeri) 2/ les "arts mineurs" (niedere Kunstgattungen), 3/ les activités de renseignement dans le milieu artistique (Nachrichten-Abteilung)30.
19La dotation financière de cet appareil de propagande montre clairement l’importance que lui accordaient les responsables politiques et militaires. En effet la Suisse était, et de loin, la cible la plus importante de la propagande allemande. Principale plaque tournante entre les belligérants, elle était l’endroit où se formulait ce que l’on pourrait appeler au risque d’anachronisme une "opinion publique internationale". Il est difficile d’évaluer les fonds de Kessler au pfennig près ; nous disposons cependant de chiffres clairement établis pour l’exercice entre novembre 1917 et mars 1918, pendant lequel le Ministère des Affaires étrangères a versé à la société Intergast 650 000 marks et 1 758 000 francs suisses, soit (1 franc suisse valant environ 1,25 marks en 1917) plus de 2.6 millions de marks31. Il s’agit de sommes extrêmement importantes, alors que la guerre des tranchées dévorait les dernières réserves de jeunes gens, et que l’hiver 1917/18 avait semé la misère et la terreur dans la population civile.
20La stratégie esthétique du chef de la propagande apparaissait avec netteté dans la programmation du bureau des "arts majeurs", dont il assumait personnellement la charge. Disposant d’un budget quasi illimité et d’un carnet d’adresse prestigieux, Kessler sut donner à la présence culturelle allemande en Suisse un essor extraordinaire. Au service de la propagande, il y eut à Berne, Zurich et Bâle une vie culturelle d’une intensité que l’on aurait cherché en vain à Berlin, Dresde ou Leipzig – au prix d’un effort financier que plus aucune institution municipale allemande n’était en mesure de fournir. Après une tournée triomphale du quatuor Klingler, il y eut fin novembre 1917 la création de l’opéra Palestrina du compositeur Pfitzner à Bâle, Berne et Zurich, par l’Opéra de Munich placé sous la direction de Bruno Walter (153 066 M). Puis, en janvier 1918, une "Fête de la musique allemande" placée sous la responsabilité du chef d’orchestre Erich Fried (285 995 M). A la saison de Pâques se succédèrent l’Opéra de Dresde, le Deutsches Theater de Max Reinhardt et les Meinhardtbühnen. Au mois de juillet, le public suisse pouvait admirer Don Juan, Figaro, et Tristan et Iseut par l’Opéra de Berlin. (216 870 M). A ces manifestations musicales et théâtrales s’ajoutaient des expositions prestigieuses d’art moderne allemand. Une rétrospective du Werkbund, la célèbre association allemande fondée en 1907 pour promouvoir un style moderne dans l’art appliqué, ouvrait ses portes à Berne début septembre 1917 (226 000 M), suivie de près d’une rétrospective de la peinture allemande des dernières cinquante années à Zurich32. Le Suisse cultivé était donc soumis à un véritable gavage artistique – surtout s’il participait en outre aux entreprises concurrentes offertes par les autres belligérants, notamment la France !
21Un rapide coup d’œil montre que la programmation était marquée par le passage rapide d’un art plutôt traditionnel, (Klingler, Meinhardbühnen, Palestrina) à un art d’avant-garde : le Deutsches Theater de Max Reinhardt, et, surtout, les grandes rétrospectives du Werkbund et de la peinture allemande récente. Le parti-pris pour les tendances les plus modernes suscitait un accueil divers, allant de l’enthousiasme jusqu’à la consternation. Que pouvait penser le Suisse moyen des tableaux expressionnistes de Kirchner ? S’agissait-il d’une provocation ? Max Reinhardt était allé jusqu’à faire chanter la Marseillaise sur scène33 ! Le public ne savait pas très bien à quoi s’en tenir, même s’il sentait qu’une force indiscutable se dégageait de toutes ces manifestations. Un écho représentatif est celui de la Tribune de Genève, quotidien gagnée à la cause française, à l’exposition du Werkbund :
Pas un seul accord qui sonne juste, pas une seule harmonie subtile ; mais une imitation servile de l’Antiquité, qui révèle un penchant pour le plagiat et l’érotisme décadent ; enfin, en ce qui concerne la partie décorative dans son ensemble, une préférence affirmée pour le noir et les formes massives ; la tristesse et la brutalité, ce sont là par ailleurs les associations qu’éveille en nous l’Allemagne34.
22Mais même ce journal par principe hostile à l’art allemand est obligé d’admettre une certaine supériorité : "Les Allemands sont les seuls qui ont cherché, et parfois trouvé, une forme en pierre, bois et métal pour notre temps35." Quelques lignes plus loin, on trouve la raison de cette créativité, une raison qui ne saurait que faire plaisir à ceux qui, comme Kessler, croient que l’Allemagne était sur le point de donner le jour à une humanité nouvelle, plus forte : " [...] Les personnes que l’on croise dans les salles du Werkbund – exposants, organisateurs – ont la démarche rapide, l’expression satisfaite de gens sûrs d’eux et de leur succès. Certes, ils commettent des fautes de goût, ils ne sont pas exempts de vulgarité, mais ils ont la patience de réparer leurs erreurs, la ferme volonté d’engager la compétition avec les pays ennemis et neutres. Comme ils sont forts36 !"
23Les efforts de Kessler allaient effectivement dans le sens d’une culture "forte" qui, sûre de son succès, ne craindrait plus le contact avec l’art étranger. Or, cette impression de force dépassait parfois son but, puisque la population suisse se sentait submergée, voire menacée par les voisins allemands. Les artistes suisses, victimes d’un véritable dumping portant sur des artistes de renommée mondiale, réagissaient avec virulence. Certes, le Bureau K permettait à quelques-uns d’entre eux de se produire en Allemagne, il donnait des subventions aux théâtres et salles de concert en suisse alémanique (pour un montant total qui atteignait tout de même 463 000 M entre 1917 et 1918) – mais cet effort (d’ailleurs tardif) n’était pas suffisant37. La majorité des Suisses, les artistes aussi bien que le grand public, restait sur ses gardes. En menant une politique faite d’actions d’éclat, Kessler mettait en outre les responsables politiques dans l’embarras, qui craignaient pour l’équilibre instable entre francophones et germanophones. De plus, son orientation élitiste et avant-gardiste déconcertait plus qu’il ne flattait un public germanophile plutôt conservateur par nature. A cet égard, la propagande française sut se montrer plus prudente. Lors de la grande rétrospective de peinture, elle se garda de confronter les amateurs helvétiques au cubisme, alors en vogue à Paris, en remportant un beau succès38. Sur le front de la culture, la bataille pour le public fut gagnée non par les artistes des temps nouveaux, mais par des artistes confirmés qui promettaient le retour à la tranquillité – Monet, Pissarro, Renoir...
III. "L’ENVAHISSEMENT DE LA CONSCIENCE UNIVERSELLE PAR LA PORTE MAL DÉFENDUE DES YEUX" : LA PROPAGANDE ET LE CINÉMA
24Kessler restait confiant malgré l’accueil assez froid du public.. Il croyait dans les vertus pédagogiques à long terme de son action dans le domaine de la "haute culture", et il estimait posséder au niveau des "arts mineurs" d’une arme secrète, grâce à laquelle il pouvait remporter la guerre des consciences à grande échelle, à l’insu même de ses victimes : le cinéma. Son effort n’était pas vain, comme l’atteste un violent cri d’alarme publié au printemps 1918 par le quotidien français Le Temps. Alors que la guerre des tranchées semblait sur le point d’être gagnée par l’Entente, les Allemands auraient réussi une percée décisive dans la guerre des images :
En ce moment, secrètement ou ouvertement, l’Allemagne achète une à une toutes les salles cinématographiques qu’elle peut découvrir dans les villes des pays neutres. En Suisse et en Espagne notamment, la rafle des écrans est poursuivie avec une énergie et une méthode tout à fait impressionnantes. Demain, lorsque nous voudrons exporter un peu de notre pensée, d’art ou de rêve français, nous nous heurterons non seulement à l’éditeur germanique dont l’abondante production nous fermera le marché, mais encore aux innombrables exploitants germanisés qui écarteront systématiquement nos films et réserveront leur écran à ceux que leur enverra l’Allemagne. C’est le trust et c’est pour nous l’étranglement. C’est l’investissement mathématique de l’opinion des neutres, l’obsession organisée, l’envahissement de la conscience universelle par la porte mal défendue des yeux39 !
25On aurait sans doute tort de prendre pour argent comptant un article manifestement dicté par Pathé ou Gaumont, avant tout destiné à convaincre le gouvernement français de la nécessité de répondre à la menace exercée sur les marchés étrangers par la Universum Film Agentur (plus connue sous son sigle UFA), fondée le 18 décembre 1917 à l’instigation de l’état-major, avec le concours des principales banques et entreprises allemandes40. Il montre néanmoins que l’effort de Kessler dans ce domaine était clairement perçu comme une menace vitale, puisque la Suisse est citée comme cible privilégiée de la stratégie allemande.
26En plaçant le cinéma en première ligne d’une stratégie concertée, Kessler avait effectivement fait œuvre nouvelle. Traditionnellement, la propagande dans les "arts mineurs" ne comprenait que le théâtre de variété et le cabaret. Kessler maintint ces deux sections, mais, ne pouvant s’occuper de tout à la fois, avait confié ce domaine à un certain Heinrich Zeller, recommandé par Fürstner. Un mauvais choix, car Zeller se révélait être un maniaque sexuel doublé d’un escroc41. Les objectifs étaient simples. Il s’agissait d’instaurer une censure de fait, en passant des contrats de "soutien" avec des patrons véreux, ou en faisant racheter des établissements par des hommes de paille42. Bien sûr, on ne pouvait penser que les cabarets suisses allaient vanter les mérites de la grosse Bertha – mais grâce aux subventions, on espérait au moins empêcher les rires aux dépens de l’armée impériale, voire encourager l’esprit critique à se manifester en direction des adversaires. Les dérapages ne manquaient pas : certains directeurs indélicats n’hésitaient pas à encaisser des primes, tout en laissant se produire des artistes hostiles à Guillaume II. L’actrice Tilla Durieux, épouse du marchand d’art Paul Cassirer (dont il sera question plus loin), causa un jour un véritable scandale en clamant toute sa haine pour l’Allemagne wilhelminienne sur la scène d’un cabaret discrètement subventionné. Or, le milieu averti ne pouvait ignorer que le couple était sous la protection particulière de Kessler... Bref, un domaine qui ne laissait guère de place à l’innovation, et dont les règles de jeu devaient rebuter le comte. En effet, le nombre excessivement important de pannes donne à penser que son contrôle dans ce domaine devait s’exercer de manière assez sporadique.
27Le chef de la propagande était en revanche vivement attiré par les possibilités offertes par le cinéma. Il faut dans ce domaine distinguer entre deux branches : la diffusion de films, et la production. En ce qui concerne la diffusion, Kessler tentait d’accaparer le circuit de projection en Suisse allemande, en achetant dès février 1917 toutes les salles disponibles, ou en établissant des contrats de gérance par des hommes de paille43. Mais quels films projeter ? Pour toucher le public, et chasser la production française du marché, il fallait adopter une stratégie particulière. Après plus de deux ans d’hostilité, la guerre avait perdu tout attrait – l’image des troupes victorieuses risquait de provoquer des réactions de rejet plus que de sympathie. La programmation de salles contrôlées par Kessler respectait des consignes. Pour entrer par la "porte mal défendue des yeux", il fallait adopter un profil bas.
La propagande ainsi exercée n’est pas brutale et directe. Elle est insinuante et cachée et c’est ce qui la rend particulièrement dangereuse. Un cinématographiste avisé ne composera pas des films apologétiques en l’honneur de son pays, mais il habituera, peu à peu, les "sujets" qu’il hypnotise à penser comme lui, à voir comme lui, à agir comme lui. Il ne chantera pas la gloire de l’Allemagne, mais il saturera les esprits de sa doctrine et de sa morale à propos de la moindre anecdote ; il calomniera doucement les autres nations, sachant bien qu’il en reste toujours quelque chose, exagérera dans ses drames, ses comédies ou ses farces les travers qu’il entend prêter à ses ennemis. [...] Et sans s’en apercevoir, victimes d’un obscur instinct d’imitation, les générations nouvelles des peuples neutres, prises de bonne heure sous les feux de ces projecteurs, se formeront à l’école allemande et s’intoxiqueront automatiquement. Jamais l’ambition colonisatrice du pangermanisme ne caressa plus splendide rêve d’annexion44.
28C’est du Dr. Mabuse ! Il est intéressant de noter que le film n’est pas considéré comme une oeuvre d’art, mais comme un simple moyen pour plonger le spectateur dans un sommeil hypnotique pour le priver de sa volonté. Ce que nous appellerions le "message subliminal" était donc bien plus important que la valeur esthétique ou le récit filmique. Il ne s’agissait pas tant de convaincre, mais de préparer les consciences à s’imprégner de valeurs pouvant se reporter ensuite sur l’Allemagne. Le cinéma de propagande apparaît comme une "cinquième colonne" qui, de l’extérieur, s’attaque aux plus faibles : les simples d’esprit, les femmes en quête d’histoires sentimentales, les enfants (les "générations nouvelles") venus pour se distraire. Le cinéma est ici considéré encore comme un art forain, principalement destiné aux masses d’autant plus vulnérables qu’elles sont incultes.
29Or, il n’était pas facile de combiner une histoire intéressante et un message subliminal de propagande. Pour contourner les mécanismes de défense des spectateurs neutres, les cinéastes officiels devaient parfois se lancer dans des scénarios délirants, voire carrément surréalistes. Un exemple parmi d’autres est le film Die Entdeckung Deutschlands (La découverte de l’Allemagne) du printemps 1917, qui fut projeté par le réseau Kessler jusqu’en novembre 1918 sous l’appellation Das Mädel vom Mars (La jeune fille venue de Mars)45. Le but de ce film était de montrer que l’Allemagne supporte parfaitement le choc de la guerre – un message avant tout adressé au public étranger. Réalisé d’après un scénario écrit par le responsable de la propagande de variété au sein de la Wilhelmstraβe, Richard Otto Frankfurter, le film aurait pu servir de canevas à Woody Allen. Le critique Julius Urgiss décrit ainsi la création mondiale dans la revue Der Kinematograph :
C’est une histoire à la Jules Verne. Les habitants de la planète Mars ont capté les communiqués mensongers de Havas et Reuter [concernant l’état catastrophique de l’Allemagne en guerre]. Un professeur martien ayant trouvé le moyen d’annuler les effets de la gravité, il se précipite sur Terre, accompagné de sa jolie fille et d’un journaliste. Ce qu’ils voient en Allemagne les convainc de la fausseté des communiqués. Les trois martiens deviennent des terriens, avec tous les avantages – et toutes les faiblesses – que cela implique. Ils s’habillent à la dernière mode, se gavent de nourriture à vous rendre jaloux, et font mille autres choses plaisantes. [...] Nous avons là un bel exemple de la signification culturelle du cinématographe et du film46.
30L’imaginaire de Jules Verne à la rescousse du Reich agonisant..et que dire de la "signification culturelle" de ce chef d’œuvre ? On serait tenté de conclure au contraire que ce film montre bien que le cinéma de propagande était encore au niveau du spectacle forain. Il s’agit d’une farce dont le charme reposait (peut-être...) sur son côté grotesque : la "signification culturelle", en revanche, est nulle. Or, le chef de la propagande suisse rêvait d’une utilisation future du cinéma qui ferait de lui un nouveau genre au service de l’art et de la propagande, anticipant par là une voie prise (avec, faut-il le dire, un contenu totalement opposé...) par les Eisenstein et Poudovkhine. Autrement dit, il fallait faire passer le cinéma des "arts mineurs" aux "arts majeurs".
31Pour cela, Kessler devait franchir le pas du distributeur au producteur. A cette fin, il avait recruté un certain David Oliver, qui était depuis 1915 directeur de la branche allemande de la plus importante société de production danoise, la Nordisk. Avec le metteur en scène Max Stöhr, également recruté par Kessler, Oliver avait fondé le Il novembre 1917 une société de production (Max Stöhr Kunstfilm-A.G.), rachetée par le Bureau K le 8 décembre 1917, et passée plus tard sous le contrôle de la UFA47. Kessler était également associé aux séances de réflexion que l’office central de la propagande des Affaires étrangères (la Nachrichten-Abteilung) organisait avec les principaux représentants du cinéma et de l’armée. Le principal résultat de ces réflexions fut la fondation de la UFA. Au sein de cette assemblée, Kessler défendit le projet de films de propagande qui devaient s’adresser à un public d’élite. Un "film qui doit intégrer de manière discrète les idées du Werkbund et montrer, en se servant d’une histoire captivante, à quel degré de culture l’Allemagne est parvenue48." La direction artistique aurait dû être confiée à un des plus célèbres artistes du Werkbund, l’architecte et dessinateur Peter Behrens, assisté d’un professionnel, le réalisateur Bolten-Bäcker. Ce projet expérimental ne vit pas le jour, sans doute parce que le coût de production (un budget minimal de 100 000 M) paraissait disproportionné par rapport à l’effet de propagande éventuel49. Néanmoins, il s’agit d’un indice intéressant, dans la mesure où il atteste que Kessler avait saisi que le cinéma était le "septième art", Fidèle à sa mission d’intercesseur, il mit tout en œuvre pour favoriser son éclosion.
32Kessler sentait que le film offrait des possibilités d’avenir encore insoupçonnées, dont il voyait se dessiner les prémisses dans la génération d’artistes berlinois comme Grosz, Becher, Benn et Herzfelde (plus connu sous son pseudonyme John Heartfield). Le cinéma paraissait le plus à même de capter la fébrilité des temps nouveaux. "Un art très nerveux, très cérébral, illusionniste ; proche en cela du théâtre de variété ; ainsi que du cinéma, du moins d’un cinéma potentiel, encore inexploré50." A la date du 18.11.1917, le journal intime relate : "George Grosz et Helmuth Herzfelde chez moi pour l’affaire du cinéma. Herzfelde et Grosz ont de nouvelles idées pour le cinéma et doivent faire des films, pour lesquels j’ai obtenu 10 000 M du Ministère des Affaires étrangères51."
33Un budget de 10 000 M paraît relativement modeste à côté des sommes habituellement obtenues par Kessler. Peut-être est-ce là la raison pour que les autorités aient donné leur aval à un projet hautement improbable. Car il est tout de même extraordinaire que ce soient deux pacifistes notoires, dont un déserteur recherché par la police, qui se trouvent chargés de la réalisation d’un film de propagande militaire ! Cette mission officielle permit à Grosz d’échapper au peloton d’exécution52. Censée ridiculiser l’entrée en guerre des Etats-Unis, la production portait le titre de travail Sammy en Europe. Mais, une fois terminé, le film ne trouvait plus preneur : les deux dessinateurs avaient présenté l’armée impériale sous des traits qui inspiraient tout sauf la sympathie – et les Américains avaient déjà enfoncé les lignes allemandes53.
34L’anecdote sur Grosz et Heartfield en dit long sur la situation ambiguë de Kessler, qui n’hésitait pas à couvrir de son autorité les artistes les plus subversifs de l’Allemagne impériale. N’avait-il pas fait de l’écrivain expressionniste Fritz von Unruh, dont les pièces avaient été interdites par l’empereur en 1911, son adjudant personnel ? Fortement marqué par la bataille de Verdun, Unruh en avait décrit en 1916 les atrocités dans Opfergang, salué par Kessler comme manifeste d’un pacifisme héroïque54. Ses ennemis répétaient à l’envie que, sous couvert de mission de propagande, le responsable du Bureau K faisait le jeu de l’esprit républicain. Kessler – une taupe ?
IV. UNE PROPAGANDE CULTURELLE AU SERVICE DU PACIFISME ?
35Tirant le bilan de son action à Berne après un an d’activité, le comte estime non sans satisfaction être l’inventeur d’une nouvelle forme de diplomatie en direction des masses : "La manipulation des goûts et des sentiments des masses étrangères dans le sens de notre politique, c’est là la forme nouvelle de diplomatie que Radowitz et moi-même nous avons développée dans les dernières années de la guerre [...] avec le soutien de Ludendorff"55. Manifestement, Kessler confond rêve et réalité. Son relatif insuccès sur le "premier front", celui du public, le rendait vulnérable sur le "second front", qui l’opposait à ses détracteurs, de plus en plus nombreux et virulents. A Berlin, les cercles conservateurs commençaient à suivre les initiatives de Kessler avec une méfiance accrue, et à démarcher les responsables politiques et militaires en vue de sa destitution.
36En septembre 1918, Wilhelm Bode, le tout-puissant directeur des Musées royaux, allait jusqu’à adresser une lettre de dénonciation au chef de cabinet de l’Empereur, son Excellence von Berg. Bode se plaignait amèrement de la politique d’exposition de Kessler, qui aurait fait le succès de la France à cause de son "parti-pris ultra moderniste"56. Or, derrière la question esthétique se profile une question politique.
37Dans son livre sur la Sécession berlinoise, Peter Paret a montré que la "Querelle des Anciens et des Modernes", qui faisait rage au tournant du siècle, était teintée de patriotisme mal compris et d’antisémitisme et qu’elle recouvrit – assez imparfaitement, il est vrai – un antagonisme droite/gauche57. Le marchand d’art Paul Cassirer, Président de la Sécession, fut au centre de ce débat. Ces lignes de fracture se montrent à nouveau en 1918 lors de "l’affaire Cassirer", qui affaiblit considérablement la position de Kessler. Refusant de rentrer en Allemagne après l’expiration de son visa de sortie pour la Suisse, Cassirer et sa femme, l’actrice Tilla Durieux, furent l’objet de violentes attaques dans la presse conservatrice. Kessler mit toute son autorité en jeu pour les couvrir, en chargeant notamment Cassirer de missions fictives de propagande. Cette fois-ci, il avait dépassé les bornes : le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères fut interpellé au Reichstag et sommé de donner des explications sur les agissements de l’ambassade à Berne.
38Un extrait de la presse conservatrice, paru juste avant le débat du Reichstag montre l’amalgame systématique entre le marchand d’art d’origine juive et le "socialisme apatride" du parti socialiste : "Il est déjà suffisamment scandaleux qu’un des individus qui ait le plus nui à l’art allemand soit chargé de faire sa promotion à l’étranger. [...] Puisqu’il ne s’agit pas d’une question qui concerne l’estomac des ouvriers, mais "seulement" d’un préjudice causé à l’art allemand au profit de l’art français [souligné par moi], elle n’est d’aucun intérêt pour ce parti éclairé que M. Scheidemann ramène vers la terre promise de l’internationalisme. [...] On ne peut cependant recommander assez chaudement aux députés nationaux-libéraux et conservateurs, liés par aucune obligation servile, de s’emparer de l’affaire Cassirer58."
39La lettre de Bode va plus loin encore puisqu’elle suggère la présence de "taupes" au sein de la Wilhelmstraβe : "tant que le comte Kessler dirige la propagande culturelle allemande et que Messieurs Schüler et Riezler [jeunes diplomates, A.K.] [peuvent] continuer à le soutenir en secret59", des incidents comme l’affaire Cassirer ne manqueraient pas de se reproduire. Or, Bode arrivait après la bataille. En effet, fin mars 1918, soit environ un mois après l’interpellation au Reichstag, la Wilhelmstraβe avait retiré à Kessler la majorité de ses prérogatives. Sur les instances de l’ambassadeur, von Romberg, il lui fut permis de rester à Berne et de s’occuper de culture, mais sans budget propre ; la Abteilung K fut démantelé.
40Que reste-t-il de l’action de Kessler à Berne ? Il est certain que Kessler n’a persuadé ni les dirigeants, ni les masses helvétiques du bien-fondé de l’effort de guerre allemand – sa conception élitiste du monde le rapprochait d’ailleurs bien plus des artistes, fussent-ils des éléments subversifs (Grosz, Heartfield, Unruh, Reinhardt), que de la majorité des officiers de l’armée impériale. On peut raisonnablement supposer que l’état d’esprit du bourgeois suisse lui était, en dépit de ses affirmations, parfaitement indifférent. Et que dire de la "modernité" de sa propagande ? L’efficacité du Bureau K fut certes supérieure à la gestion plus artisanale de ses concurrents – mais on peut penser que cet excès d’organisation et de moyens n’était pas forcément un avantage. Or il n’y pas que la question des moyens. Malgré le cynisme manipulateur dont il s’entoure pour convaincre Ludendorff, Kessler reste un humaniste, pour lequel la culture a une valeur supérieure aux impératifs du jour. D’où aussi son incompréhension pour la manipulation des masses : son culte de la culture exclut tout ce qui pourrait avilir l’art. Par là, Kessler incarne pour ainsi dire un stade préhistorique de la propagande ; il n’y a pas de lien entre cet état d’esprit et les Gœbbels fascistes ou prolétaires, qui affichent la plus totale indifférence pour la "vérité" qu’ils diffusent, pourvu qu’elle soit "efficace".
41Si la mission de propagande a globalement échoué, surtout eu égard aux énormes moyens dont elle disposait, le bilan artistique est nettement plus positif. Certes, Kessler n’a pas créé la "culture pour l’homme nouveau" – et c’est peut-être tant mieux. Mais, grâce à son poste, il a pu sauver un certain nombre de vies d’artistes (Grosz), et il a permis à d’autres de survivre dans des conditions décentes (Henry van de Velde, Fried). Grâce à lui, des créateurs comme Max Reinhardt ont pu continuer leur travail à l’étranger sans être inquiétés par des autorités trop zélées. N’hésitant jamais à accorder son appui aux personnes en difficulté, il a créé une "niche" dans laquelle a pu survivre une contre-culture à l’art wilhelminien. Enfin, Kessler a puissamment contribué à l’éclosion du jeune et fragile cinéma allemand, en contribuant à créer la UFA, et en assurant le financement du cinéma d’avant-garde. On sait en effet que les recettes d’un film allemand en Suisse permettaient jusqu’à la fin de la grande inflation d’amortir la totalité des coûts de production, du fait de la faiblesse du mark60. Le réseau des cinémas du Bureau K, passée sous le contrôle de la UFA en octobre 1918, a ainsi permis de trouver les fonds pour la réalisation des chefs d’œuvres de Robert Wiene, de Fritz Lang ou de Friedrich Wilhelm Murnau. Sans l’avoir cherché par cette voie, Kessler a donc réussi le volet le plus innovateur de son projet culturel : aider à explorer les possibilités encore inconnues du film.
42Sa mission culturelle a-t-elle fait de lui un démocrate avant l’heure, comme semble l’indiquer son soutien constant à l’art moderne et son engagement immédiat pour la république en novembre 1918 ? Il me semble que non. Tout indique qu’il soit resté prisonnier d’une logique nietzschéenne qui ne voyait dans le conflit mondial qu’une réédition de la guerre franco-allemande de 1871. Toute son action est placée sous le signe du leitmotiv énoncé dans la Première Considération inactuelle, et constamment reformulé dans l’œuvre nietzschéenne : en oubliant la culture au profit du culte de l’armée, en quittant l’universalisme de Goethe pour le prussianisme étendu à l’échelle de la nation toute entière, l’Allemagne aurait non seulement perdu la guerre, mais interrompu l’évolution de la culture européenne. Dès lors, la "seconde" guerre n’offre-t-elle pas la possibilité de remonter au point où l’erreur a été commise pour la "réparer", et d’intégrer l’Allemagne dans l’Europe ? Aux yeux de Kessler le choix de la culture apparaissait comme le meilleur moyen pour effacer la brisure de 1871, et de préparer l’avenir d’une Allemagne forte intégrée à l’Europe. Il faut se garder de voir dans cette position esthético-politique un pacifisme déguisé. Il s’agissait de concilier dialectiquement les avantages de la "Kulturnation" et de la "Staatsnation" – en réalité une impasse résultant d’un choix initial partagé par un milieu "libéral-nietzschéen", dont faisaient partie Walther Rathenau, Maximilian Harden, ou encore Max Weber61. Il faut se souvenir des positions affirmées par Weber dans son célèbre Discours de Fribourg (1895) – Weltpolitik à l’extérieur, libéralisme à l’intérieur – pour bien situer la "profession de foi" de Kessler en septembre 191762. Aux yeux du comte, des réformes libérales n’étaient possibles qu’en cas de victoire totale sur l’ennemi : "Mon but libertas in imperio, liberté à l’intérieur, puissance à l’extérieur ; plus précisément la puissance à l’extérieur, parce que je veux la liberté à l’intérieur. Seul un peuple sans pression extérieure est libre. Il s’agit là du contraire de la volonté fossilisée qui se sert de la pression extérieure, et qui même la souhaite, pour maintenir l’absence de liberté à l’intérieur63." Même s’il déteste la "volonté fossilisée" de Ludendorff qui fonde sa dictature sur la peur de l’ennemi, Kessler souhaite ardemment la défaite totale des adversaires de l’Allemagne. Il se déclare solidaire des projets d’annexion maximalistes de l’état major, tout en défendant des artistes pacifistes et en militant pour les courants avant-gardistes64. Comment expliquer cette position ? Est-elle la preuve, comme le soupçonnait Hofmannsthal, d’un manque absolu de rigueur intellectuelle65 ? On voit que les choses sont plus complexes. Son attitude est énigmatique d’une schizophrénie constitutive du milieu libéral, écartelé entre deux axes : d’une part la haine de l’ossification rétrograde imputable aux élites bismarckiennes, et d’autre part le rêve d’une Allemagne libre, débarrassée de la pression extérieure. Le problème est que ces deux axes finissent par se rejoindre dans la même personne : le général Ludendorff. Dans ces conditions, où finissait le compromis, où commençait la compromission ? Pour sortir de l’impasse, il fallait rien de moins que l’écroulement total du cadre wilhelminien. Une fois cette question réglée, le résultat ne se fit pas attendre : c’est proprement du jour au lendemain que Kessler devint républicain – tout comme Rathenau ou Weber. Dès lors, l’art ne pouvait plus avoir la même importance qu’avant : à partir de novembre 1918, il cesse d’être intégré dans une stratégie esthético-politique d’inspiration nietzschéenne. Art et politique se dissocièrent ; il y a d’un côté Kessler l’esthète, et de l’autre le comte rouge. La mission de former l’homme nouveau n’est pas abandonnée, mais Kessler cherche à la réaliser d’une autre manière, en intervenant directement dans la politique, et avec un "matériau" différent. Le "type" qui doit régénérer l’Allemagne n’est plus l’officier du front, mais le jeune ouvrier – fût-il spartakiste66.
Notes de bas de page
1 Sur la propagande durant la Première guerre mondiale et son influence sur les arts cf. notamment Modris Eksteins : Rites of spring. The Great War and the Birth of Modem Age, Kenneth Silver : Esprit de corps. The art of the parisian avant-garde and the First World War 1914-1925, Londres, 1989 ; Hans Thimme : Weltkrieg ohne Waffen. Die Propaganda der Westmächte gegen Deutschland, ihre Wirkung und ihre Abwehr, Stuttgart 1932 ; Maria Tippett : Art at the service of war, Canada, art and the Great War, Toronto, 1984.
2 La première édition des Tagbücher de Kessler, établie par Wolfgang Pfeiffer-Belli, date de 1962 (Francfort/M, Insel). Elle ne reprend que la période de 1918 à 1937, et l’éditeur n’a pas cru bon de signaler les nombreuses coupes qu’il a opérées dans le texte original. Une traduction partielle de ce texte déjà tronqué, faite par Boris Simon, a paru en France sous le titre Les cahiers du comte Kessler en 1972 (Paris, Plon).
3 Les archives de la littérature allemande (Deutsches Literaturarchiv, cité DLA), à Marbach, préparent actuellement une édition complète du journal intime, avec le soutien du fonds allemand pour la recherche (Deutsche Forschungsgemeinschaft).
4 L’ouvrage de référence sur Kessler reste le catalogue de l’exposition que lui a consacré le DLA en 1988 : Tagebuch eines Weltmannes, ed. par G. Schuster et M. Pehle, Marbach, 1988. Sur des aspects particuliers, Burkhard Stenzel : Harry Graf Kessler. Ein Leben zwischen Kultur und Politik, Weimar, 1995 ; Dagmar Lohmann-Hinrichs : Ästhetizismus und Politik, Francfort/M., 1994 ; Alexandre Kostka : Un nietzschéen à l’époque de Guillaume II : Harry Comte Kessler, Thèse Nouveau Régime, Strasbourg II, 1993.
5 K : Nationalität (1906), in Künstler und Nationen, Francfort/M., 1988, p. 117-130.
6 On sait que Nietzsche n’avait jamais abandonné le rêve d’être prophète en son pays. Bismarck le fascinait et révulsait à la fois ; en 1888, il écrit dans le Crépuscule des Idoles : "Y a-t-il de bons livres allemands ? Telle est la question que l’on me pose à l’étranger. Je rougis, mais avec la bravoure qui m’est propre dans les cas désespérés, je réponds : Oui, Bismarck !" (Ce qui manque aux Allemands, 1). Cité d’après Oeuvres complètes, éd. J. Lacoste et J. Le Rider, Paris, 1993, p. 986. Sur le gréco-prussianisme de Nietzsche, cf. Henning Ottmann : Philosophie und Politik bei Nietzsche, Berlin, 1987.
7 Hans-Dieter Hellige : Walther Rathenau, Maximilian Harden. Briefwechsel, Heidelberg, 1983.
8 A. Kostka : Der, Neue Mensch’ in Deutschland in der Zeit Wilhelms des II. (Kessler und Nietzsche), in : Nietzsche and an architecture of our minds, Los Angeles, à paraître 1997.
9 "Zu erstrebendes Ziel heute in Deutschland die philosophische Goethische Kultur mit der Bismarckschen politischen und der fin-de-siècle asthetischen zu vereinen ; d. h. Persönlichkeiten zu bilden die aile drei natürlich in sich tragen." Kessler (K), Journal intime (Tagebücher TB), 26 novembre 1897, archives de la littérature allemande (Deutsches Literaturarchiv, DLA), Marbach.
10 K : Gesichter und Zeiten, Francfort/M, 1988, p.
11 Peter Paret : Die Berliner Sezession. Moderne Kunst und ihre Feinde im Kaiserlichen Deutschland, Berlin, 1981.
12 Daglind Sonolet : Malheur du coauteur : le comte Harry Kessler et la création du Chevalier à la rose, Sociologie de l’art 199, (1994), pp. 47-63 ; Dirk O. Hoffmann : Zu Harry Graf Kesslers Mitarbeit am Rosenkavalier, Hofmannsthal-Blätter, 21/22 (1979), pp. 153-160 ; Jürgen Haupt : Harry Graf Kessler und Hugo von Hofmannsthal. Eine Freundschaft, in : J.H. Konstellationen Hugo von Hofmannsthals, Salzbourg, 1971, pp. 46-81.
13 "Erschreckend die Zusammenstellung. Bethmann, Jagow, Falkenhayn, ein Kranker, ein Esel und ein Abenteurer als Schirmer des Reiches." Tagebücher (TB) mars 1915, DLA.
14 "Der Kern ist faul, wie 1813”, TB, 13 mars 1915, DLA.
15 "Der Typus des jungen Frontoffiziers, der sich allmahlich herausbildet, vom Hauptmann abwärts, ist neu und ganz und gar erfreulich. (...) Von diesen Schützengraben-Leutnants und Hauptleuten ist wirklich wahr, daB keiner von ihnen auf die Dauer bestehen kann, der nicht ein Held ist. Alle haben Rasse, oder bekommen sie ; ihr Leben hartet sie zu Stahl, auch die weichsten und jüngsten (...)" TB, 16 novembre 1916, DLA.
16 "[Simmels sehr schönen tiefen Vortrag über die Innere Wandlung Deutschlands gelesen.] Ergebnis der Wandlung Deutschlands durch den Krieg der "neue Mensch”. Dieses mystische Ziel treibt auch mich." TB. 22 janvier 1915, DLA.
17 "Dieser Typ reiβt die Alleinherrschaft an sich in der modernen Welt. Gerade seine Tüchtigkeit macht ihn gefährlich. Die Griechen, die ihn mit Banausos bezeichneten, hielten ihn mit Recht fern, wo es sich um die höchsten Fragen sei es des Staatslebens oder sei es in der Religion oder Kunst handelte." TB, 6 septembre 1915, DLA.
18 Die Idee Europa, in : Hugo von Hofmannsthal : Gesammelte Werke, Reden und Aufsätze II 1914-1924, pp. 43-54. Sur la propagande militaire de Hofmannsthal, cf. Heinz Lunzer : Hofmannsthals politische Tätigkeit in den Jahren 1914-1917, Francfort/M, 1981.
19 Hofmannsthal : art cit., p. 53.
20 Eberhard von Bodenhausen Harry Graf Kessler : Ein Briefwechsel 1894-1918, éd. par Hans-Ulrich Simon, Marbach 1978, p. 112 sq.
21 Peter Grupp : Harry Graf Kessler als Diplomat, in Vierteljahreshefte für Zeitgeschichte, 1/1992, pp. 61-78.
22 Cf. télégramme de Ludendorff du 8.11.1916, Bundesarchiv Potsdam, Zentralstelle Auslandsdienst, dossier 197, non paginé.
23 Le comte ne se fait aucune illusion sur la nature du régime qui se met en place après la démission forcée du chancelier Bethmann-Hollweg : il s’agit d’un coup d’Etat militaire. "Tatsächlich (...) handelt es sich um einen Staatsstreich, durch den Hindenburg an die Stelle des Kaisers getreten und Ludendorff Herr des Generalstabs geworden ist." TB, 3. septembre 1916.
24 L’intérêt de Ludendorff pour le film est très bien documenté par Jerzy Toeplitz dans Geschichte des Films, vol. 1, p. 134 sq.
25 TB, 2 octobre 1916, DLA.
26 Rainer Rother : Vom ’Kriegssofa’ zum ’Flug an die Front’, in Die letzten Tage der Menschheit, p. 201.
27 TB, 16 sept. 1917, DLA.
28 Kessler menait des négociations avec Emile Haguenin, lui-même en contact avec A. Briand et E. Caillaux. Il est malaisé de cerner ces discussions avec précision, et ce d’autant plus que le tome du journal intime de Kessler couvrant la période de ces entretiens a été répertorié comme manquant. Le principal obstacle était, on s’en doute, la question de l’Alsace-Lorraine. Pour le contourner, K défendait l’idée d’une Alsace autonome. Le poète René Schickelé se trouvait ainsi chargé de la mission de soulever ses "concitoyens" pour ouvrir la voie, dans les derniers jours du régime wilhelminien, à une Alsace neutre...
29 Akten der Zentralstelle für Auslandsdienst, Kulturpropaganda in der Schweiz (Graf Kessler), 199, sans indication de date, feuilles non numérotées, Bundesarchiv Potsdam.
30 Le budget de la Nachrichten-Abteilung était de 129.600 Marks pour l’exercice comptable du (1.7.?) 1917/ (30.3.?) 1918. Une bonne partie du budget de ce "troisième bureau" servait à Kessler de caisse noire pour venir au secours d’artistes dans le besoin, comme l’architecte Henry van de Velde chassé de son poste à Weimar, le chef d’orchestre Fried, ou encore le marchand d’art Paul Cassirer, dont il sera question plus loin. Henry van de Velde émargeait pour un montant mensuel de 1200 Francs suisses, Fried pour 1500 Francs. A titre de comparaison : une secrétaire d’Intergast à Berne gagnait (prime d’expatriation comprise) 350 Francs.
31 BAP, Zentralstelle Auslandsdienst, 199, sans pagination. Document comptable non daté, annexé au rapport de l’ambassadeur von Romberg au AA, daté du 27.3.1918.
32 Cette énumération, qui n’est sans doute pas exhaustive, s’appuie sur les documents comptables disponibles (BAP, Zentralstelle für Auslandsdienst, 199, sans pagination) et sur le compte-rendu d’une réunion de planification au sein du AA du 6.9.1917. (BAP, Zentralstelle für Auslandsdienst, 182, p. 11-12.
33 Une abondante quantité de lettres de dénonciation, conservée par les archives de Potsdam, témoigne de l’hostilité, parfois teintée d’antisémitisme, dont fut notamment victime le Deutsches Theater dirigé par Max Reinhardt (qui était d’origine juive). L’amalgame entre la Marseillaise et le spectre du juif apatride fut ensuite relayé par la presse nationaliste, qui accusait K de couvrir des agissements subversifs, voir infra.
34 Frankfurter Zeitung du 7 septembre 1917. Il s’agit de la traduction allemande d’un article paru dans la Tribune de Genève (sans mention de date) L’exposition du Werkbund avait ouvert ses portes le 1er septembre.
35 Ibid.
36 Ibid.
37 Voire document comptable pour 1917/18, BAP, 199, non paginé, non daté.
38 Jacob Ruechti : Geschichte der Schweiz während des Weltkriegs 1914-1919, t. 2, Berne, 1930, p. 368 sq. Cité par Schuster, op. cit., p. 296.
39 Extrait du journal Le Temps, 23 mars 1918, BAP, Zentralstelle fur Auslandsdienst, 199, non paginé.
40 Hermann Hertighaus : Dokumente zur Vorgeschichte der UFA, in Deutsche Filmkunst, N. 5, 1958.
41 Les lettres de dénonciation contre Zeller remplissent presque à elles seules un dossier épais. Ayant une conception des plus souples de l’affectation de son personnel féminin, il était en relation suivie avec la police des mœurs hélvétique. Il semble qu’il se soit également essayé avec succès à la fausse facturation et à la délation de ses employeurs.
42 A Zurich, la propagande allemande avait des contrats avec les cabarets Korso-Theater, Bonbonnière, Mascotte, Grauaug, à Bâle avec les cabarets Schänzli, Küchlin et Mascotte.
43 A Zurich, le Zentral-Theater, le Roland-Kino (en location), le Union-Lichtspieltheater (en location) St. Gallen, le Apollo (en location) à Lucerne, le St. Gotthard-Kino à Berne.
44 Le Temps, 18 mars 1918.
45 Die Entdeckung Deutschlands Prod. Mars-Film GmbH, Berlin 1917 ; mise en scèner : Georg Jacoby et Richard Otto Frankfurter ; livret : Richard Otto Frankfurter. D’après Jeanpaul Goergen (sic !) : Marke Herzfield-Filme. Dokumente zu John Heartfields Filmarbeit 1917-1920, in Klaus Honnef et al. : John Heartfield Dokumentation. Reaktion auf eine unge’wöhnliche Ausstellung, Cologne, 1994, pp. 23-66.
46 Art. cit, : p. 34.
47 Document comptable 1917/18, BAP, Zentralstelle für Auslandsdienst, 199, non paginé, non daté.
48 "Graf Kessler referierte über den geplanten neuen Film der – wie in den vorhergegangenen Sitzungen besprochen wurde – in unauffälliger Weise die Werkbundidee mit verwenden soll und, äusserlich zunachst durch eine spannende Handlung wirkend, indirekt zeigen soll, auf welcher Kulturstufe Deutschland steht", BAP, Zentralstelle für Auslandsdienst, Kulturpropaganda in der Schweiz, General, 182, B1. 16-18.
49 Les réticences du ministère des Affaires étrangères s’expliquent peut-être aussi par un motif plus terre-à-terre : la participation de Behrens (la construction d’un pavillon) à l’exposition du Werkbund avait laissé un passif de plusieurs milliers de marks.
50 "Eine höchst nervöse, cerebrale, illusionistische Kunst ; dadurch innerlichst mit dem Variété verwandt ; auch mit dem Kino, wenigstens mit einem möglichen noch unentdeckten Kino." TB, 18 novembre 1917.
51 "Georg Grosz und Helmuth Herzfelde bei mir wegen Kinosachen. Herzfelde und Grosz haben neue Ideen und sollen Films machen, für die ich mir 10 000 M vom Ausw. Amt habe bewilligen lassen.", TB, 18.11.1917, DLA.
52 "Es hieB, ich solle als Déserteur erschossen werden. Glücklicherweise erfuhr davon auch Graf Kessler. Er intervenierte fur mich, mit dem Ergebnis, daβ ich begnadigt und in eine Anstalt für Kriegsirre gebracht wurde." George Grosz : Ein kleines Ja und ein groβes Nein, Hambourg, 1992, S. 110.
53 Wieland Herzfelde : John Heartfield, Dresde, 1971, p. 59.
54 Publié en France sous le titre Verdun, (Ed. du Sagittaire, 1924) Opfergang eut un très grand retentissement, parmi les intellectuels pacifistes, notamment Romain Rolland.
55 "Beeinflussung des Geschmacks und der Stimmungen der fremden Massen im Sinne der eigenen Politik, das ist die fur Deutschland neue Form der Diplomatie, die Radowitz und ich in den letzten Kriegsjahren aufgebaut und mit der Unterstützung von Ludendorff in der ’Nachrichtenabteilung’ des Auswärtigen Amtes und in meiner ’Abteilung K’ aufgebaut haben." TB, 27 janvier 1918, DLA. Radowitz était le supérieur de K au ministère des Affaires étrangères, responsable de la coordination de la propagande.
56 "Die Deutsche Kunstausstellung in der Schweiz war ebenso mäBig wie die Ausstellung des Werkbundes, die unter Professer P. Behrens Leitung stand. Beide fielen sehr ab gegen die gleich darauf von den Franzosen veranstaltete Ausstellung und haben obenein durch die Konkurrenz, welche sie den Schweizer Künstlem macht, nur ungünstige Stimmung gegen Deutschland gemacht." Wilhelm von Bode, directeur général des musées royaux, à son Excellence von Berg, Chef de Cabinet de Guillaume II, 10 septembre 1918, BAP, Zentralstelle Auslandsdienst, 193, p. 32.
57 Peter Paret : op. cit.
58 "DaB einer der gröBten Schädiger der deutschen Kunst damit betraut wird, für sie im Auslande zu werben, ist schon Skandal genug. [...] Da es sich um keine Magenfrage der Arbeiter handelt sondem„ nur“um eine Schädigung deutscher Kunst zu Gunsten französischer, so wird die aufgeklärte Partei, die Herr Scheidemann ins gelobte Land des Intemationalismus zurückzuführen im Begriff ist, der Sache nicht das geringste Interesse entgegenbringen. [...] Den nationalliberalen und konservativen Abgeordneten dagegen, die durch keinerlei Rücksichten gehemmt werden, sei der Fall Cassirer auf das Dringlichste empfohlen." Leipziger Neue Nachrichten, 31 janvier 1918.
59 "[...] Solange Graf Kessler an der Spitze der deutschen Kulturpropaganda steht und die Herren Schüler und Riezler ihn weiter heimlich stützen dürfen." ibid.
60 "Unmittelbar nach dem Krieg erlebte der deutsche Film eine kurze wirtschaftliche Scheinblüte. Die Entwertung der Mark ermöglichte es, deutsche Filme im Ausland zu praktisch konkurrenzlosen Preisen anzubieten, und nahm umgekehrt auslandischen Produzenten den Anreiz, nach Deutschland zu exportieren. Zu dieser Zeit genügte die Summe, die ein deutscher Film in der Schweiz einspielte, um seine Herstellungskosten zu amortisieren. [...]" Enno Patalas, Heinrich Gregor : Geschichte des Films 1895-1939, Hambourg, 1976, p. 47.
61 Cf. l’introduction très éclairante de Hans-Dieter Hellige, op. cit.
62 Sur le nietzschéanisme de Weber, Wolfgang Mommsen : Max Weber und die deutsche Politik, 1890-1920, Tübingen, 1974, et, du même auteur, Max Weber. Gesellschaft, Politik und Geschichte, Francfort/M., 1982 (surtout le chapitre "Universalgeschichtliches und politisches Denken", pp. 97-143).
63 "Mein Ziel : libertas in imperio ; innere Freiheit, äussere Macht ; oder genauer, äussere Macht weil ich innere Freiheit will. Frei kann nur das Volk sein, das frei von äusserem Druck ist. Das ist ja das Gegenteil des fossilienhaften Wollens, dass äusseren Druck benützt, ja, will, um im Inneren Unfreiheit aufrechterhalten zu können. Es fragt sich allerdings ob aile Völker frei sein können, oder immer nur zu jeder Zeit einzelne." Il s’agit de la réaction de Kessler à la fondation du parti patriotique (Vaterlandspartei) suscité par Ludendorff pour disposer d’une plate-forme politique pour ses projets. TB, 26 septembre 1917, DLA.
64 S’adressant à Madame von Bodenhausen, Kessler estime que les négociations de paix avec les puissances vaincus doivent être menées avec la plus grande dureté : "Auch das ist ein Teil jener groBen Frage, die der Krieg an uns stellt : ob nämlich, wie Sie so schön sagen, unsere Pranke mächtig genug sein wird, das zu halten, was uns der Krieg in den SchoB wirft ? Für den Teil der Siegesfrüchte, von dem Sie srechen, nämlich den materiellen, unterschâtze ich gewiss nicht den Vorteil, den uns ein Genie wie Bismarck bieten würde (...) Denn dieser Krieg entscheidet wie selten einer das Schwert ; erst wenn dieses unwiderruflich gesprochen hat, kann überhaupt von Frieden die Rede sein. Und dann wird sich der Besiegte ohne viel Diplomatisieren den Forderungen des Siegers beugen müssen." TB 16 novembre 1916, DLA.
65 Hofmannsthal à Bodenhausen, 28 avril 1916, cité par Schuster op. cit., p. 301.
66 K : Weltpolitik und Erziehung (1922), Der neue deutsche Menschentyp (1933), in K : Künstler und Nationen, Francfort/M., 1988.
Auteur
Université de Cergy-Pontoise
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