Avant-Propos
p. 9-12
Texte intégral
1Les aspects politiques, militaires, économiques et géographiques de la Première Guerre mondiale sont à présent bien connus ; mais la rupture qu’a signifiée le déclenchement des hostilités en 1914 atteint également les domaines de la pensée, de la littérature et de la conscience des peuples engagés dans le conflit.
2C’est pourquoi le colloque ECRITURES FRANCO-ALLEMANDES DE LA GRANDE GUERRE, coorganisé par le Centre de recherche de l’Artois sur les Cultures et Intertextualités et l’URA 1282 (CNRS-Paris IV) : Etudes littéraires et culturelles franco-allemandes, réuni à l’Université d’Artois à Arras les 13 et 14 janvier 1995, et dont cet ouvrage constitue la trace écrite, s’était proposé de mettre en évidence les composantes philosophiques de ce qu’on a appelé, non sans raison, la "guerre des esprits" et d’étudier ensuite la mise en forme littéraire des diverses images de la guerre.
3La première partie est consacrée à l’attitude des écrivains et des intellectuels allemands et français qu’elle replace dans le contexte des grands débats idéologiques de l’époque. Il y est fait état d’études novatrices, étayées par des documents inédits ou non encore étudiés.
4Pour nombre d’intellectuels qui avaient fait de la nécessaire complémentarité des cultures française et allemande l’une des idées-forces de leurs écrits, le conflit qui s’ouvrit en août 1914 apparut être l’aboutissement majeur et catastrophique de la crise des valeurs du monde occidental. C’est pourquoi il mobilisa intensément les plus grands esprits, qui s’employèrent à lui donner un sens, ou quelquefois une légitimation et surtout à émettre des propositions régénératrices pour une France et une Allemagne à reconstruire.
5En ce sens, la revue Die neue Rundschau, organe de référence de la vie culturelle, philosophique et politique allemande de l’époque, rend bien compte de la position inconfortable des intellectuels modérés, à la fois critiques envers l’impérialisme et le nationalisme exacerbés de l’époque wilhelmienne, partisans d’une parlementarisation du régime, mais également représentatifs d’un patriotisme renvoyant aux conceptions organicistes de la nation allemande héritées de la tradition fichtéenne. L’étude que nous présente ici Michel Grunewald met en lumière les aspects majeurs de ce dilemme.
6 Créée pour incarner l’idée d’une culture spécifique à l’Allemagne du Sud, l’Autriche et la Suisse alémanique, dont la volonté d’une union européenne fondée sur le rapprochement franco-allemand constituait une des principales caractéristiques, la revue littéraire et culturelle März est représentatrice de la fracture idéologique entre l’Allemagne du Nord et celle du Sud, vivace à l’époque de la Grande Guerre, et méritait qu’une étude particulière lui fût consacrée. L’article de Helga Abret, retraçant l’attitude de la revue pendant la guerre, comble cette lacune en montrant les hésitations et les ambiguïtés d’intellectuels qui s’étaient donné pour mission de sauver les valeurs de la paix tout en restant patriotes.
7L’étude comparative, proposée par Anne-Marie Saint-Gille, des réactions contrastées de trois écrivains (Hermann Hesse, Annette Kolb, Romain Rolland) connus pour leur antibellicisme fait apparaître le fondement religieux de leur recherche identitaire d’Européens et met en évidence le rôle déterminant de la Grande Guerre dans l’évolution de leur pensée politique.
8Les débats idéologiques ne furent pas uniquement le fait de cercles restreints, mais s’orientèrent également en direction de l’opinion. Une étude des contenus et des formes de la propagande était en ce sens indispensable. Les contributions apportées par Alexandre Kostka et Jean-Claude Montant mettent respectivement en évidence le contenu des actions de propagande allemandes et françaises. Les deux personnages dont ils étudient l’influence pendant la Grande Guerre, le comte allemand Harry Kessler et le Français Emile Haguenin, exercèrent leur talent en Suisse, pays certes neutre, mais dont la coupure en deux entre une Suisse alémanique germanophile et une Suisse romande plutôt ententophile ne reflétait que trop bien l’abîme qui séparait alors la France de l’Allemagne. Tels qu’ils sont retracés ici, les parcours particulièrement représentatifs de ces deux hommes de premier plan laissent apercevoir les agissements officieux qui, on le sait, sont souvent le véritable moteur des relations internationales.
9Pays neutre, la Suisse était également un véritable carrefour européen dans lequel se retrouvaient à l’époque nombre d’écrivains engagés contre la guerre. Dans ce cadre, l’exemple des dadaïstes dont Aimée Bleikasten fait revivre l’histoire pendant la Grande Guerre est d’une grande originalité : c’est en effet une véritable révolution littéraire qui s’opéra au Cabaret Voltaire de Zurich.
10Dans la deuxième partie, c’est par l’étude esthétique que sont abordés les aspects idéologiques. Dédiée aux différents traitements littéraires de la Grande Guerre, elle pose l’épineux problème de la fécondité de la rencontre entre l’écriture poétique ou romanesque, souvent marquée du sceau de l’intemporalité, et une actualité idéologiquement incontournable qui contraint les auteurs à intégrer le thème de la guerre dans leur oeuvre.
11 Les textes poétiques analysés ici sont à ce titre extrêmement symptomatiques. Pour Yvan Goll, poète franco-allemand dans sa chair, la croyance en l’utopie d’une humanité réconciliée est l’occasion de dépasser l’écriture éclatée et discontinue expressionniste et d’opérer l’inversion de l’élégie en hymne. Comme Jean-Marie Valentin en fait ici la démonstration, les poèmes de guerre d’Yvan Goll atteignent le plan de l’universel : l’auteur y insuffle en effet une volonté énergique de maîtrise de la matière et oppose à l’amas de ruines du réel l’architecture ordonnée de sa poésie.
12Le cadre de la revue expressionniste Der Sturm constitue, selon Maurice Godé, un bel exemple de contradictions générées, au milieu de la tourmente, par le culte apparemment exclusif de l’Art, avec d’un côté une représentation de la réalité du champ de bataille perçue comme lieu du chaos et de l’autre, un discours idéaliste qui inscrit la guerre dans une vision mythique du monde ; c’est en tout cas la gageure de Herwarth Walden et de ses amis d’avoir tenté un traitement "esthétique" de la guerre.
13La lecture que Rémy Colombat fait des Fünf Gesànge de R.M. Rilke met un terme au débat qui, à propos de leur actualité ou de leur intemporalité, oppose défenseurs et détracteurs. Il démontre non seulement que ces poèmes sont nés de la rencontre entre la thématique personnelle de l’auteur et l’actualité guerrière, mais met également en évidence la double médiation littéraire, hölderlinienne et expressionniste, qui les classe définitivement hors du lot de la poésie de guerre si abondante à l’époque.
14Quant à Ernst Jünger, Gilbert Merlio reconnaît que la guerre lui fournit d’abord une expérience primordiale placée sous le signe du romantisme, en tous les sens du terme – aventure héroïque, combat chevaleresque, retour à la nature – avant de devenir, dans les thèses du Travailleur, la matrice d’un monde nouveau ; les livres de guerre de Jünger, sans cesse remaniés, ouvrent à l’écrivain la quête d’une totalité d’ordre métaphysique et esthétique, synthèse entre le dionysiaque et l’apollinien, l’extase et le détachement.
15Le roman de la Grande Guerre est-il, en tout état de cause, un genre spécifique ? C’est l’hypothèse que démontre Pierre Vaydat, dans une approche comparative franco-allemande, qui met en lumière la fonction commémorative de cette écriture – célébration d’une souffrance collective à un moment de l’Histoire ressenti comme unique – et dégage une typologie qui ne se fonde pas uniquement sur des catégories politiques.
16La littérature dite "fantastique" affiche ici sa spécificité, selon Jean-Jacques Pollet, qui exhausse les insurpassables paradoxes, sur le plan idéologique et esthétique, de cette alliance de circonstance entre le récit de guerre et l’histoire étrange, à la base d’une abondante production autant allemande que française : à quelques exceptions près, la poétique de l’inquiétante étrangeté, quelles que soient les facilités qu’elle offre, reste inadéquate à rendre compte de l’horreur du champ de bataille.
17 Cet ouvrage est dû à une douzaine de chercheurs, germanistes ou historiens, qui, dans le respect mutuel des méthodes propres à chaque spécialité, ont bien voulu participer à un débat nourri de sources scientifiques complémentaires. Qu’ils en soient ici remerciés, ainsi que les collectivités qui ont apporté leur soutien à cette manifestation scientifique, notamment le district d’Arras, le département du Pas-de-Calais et la région Nord/Pas-de-Calais.
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