Conclusion
p. 361-367
Texte intégral
« Aucun art ne traverse comme le cinéma, directement notre conscience diurne, pour toucher à nos sentiments, au fond de la chambre crépusculaire de notre âme ».
Ingmar Bergman
Laterna magica
« Il faut apprendre le Miró »1
Raymond Queneau
Bâtons, chiffres et lettres
Pilar Miré, qui aurait eu soixante ans en l’an 2000, conservait intact le désir de continuer à travailler dans les nombreux domaines qui l’avaient toujours intéressée : parallèlement au cinéma, elle poursuivait des mises en scènes théâtrales (la dernière fut celle de El anzuelo de Fenisa, de Lope de Vega), la publication d’articles dans la presse, et de nouvelles incursions à la Télévision puisqu’elle avait été chargée par la famille royale de retransmettre depuis Séville le mariage de l’Infante Elena et de Jaime de Marichalar, le 18 février 1995 et celui de l’infante Cristina avec Iñaki Urdangarín le 4 octobre 1997 depuis Barcelone. Ce rythme de travail effréné, qui ne convenait certes pas à une santé qu’elle aurait dû ménager, lui fut fatal.
1Personnalité médiatique de l’Espagne démocratique, elle avait enfin obtenu tardivement la reconnaissance de ce qui lui tenait le plus à cœur, à savoir celle de sa compétence et son talent cinématographiques. En dépit de la diversité des genres et des époques qui inspirent les récits filmiques (l’intérêt envers les pièces classiques du Siècle d’Or entraîne une tout autre esthétique que celle d’un récit motivé par l’intérêt toujours vif envers le passé proche : la guerre civile et la dictature franquiste), ces deux derniers films prouvent la continuité de grands thèmes dans l’œuvre cinématographique de Pilar Miró. Ainsi, le film El perro del hortelano développe brillamment l’analogie entre « scène sociale » et scène théâtrale, thème issu de la tradition dramaturgique européenne. D’un autre côté, Tu nombre envenena mis sueños reprend le cadre spatio-temporel (le Madrid de l’après-guerre) déjà présent dans Beltenebros ainsi que certains motifs : la trahison, la vengeance, le crime, et toujours la solitude. La critique sociale et politique n’a certes pas disparu des films récents, et la toute-puissance de la comtesse de Belflor sur son valet Teodoro dans El perro del hortelano nous rappelle étrangement, à vingt ans de distance, celle de Teresa dans La petición, dont la conduite envers les hommes de condition inférieure ne se mesure qu’à l’aune de son caprice.
2La critique sociale s’exerce tout d’abord à l’encontre de la génération précédente, accusée d’avoir légué le malheur en héritage à ses enfants, et surtout, d’avoir fait le silence sur les échecs du passé et d’avoir institué l’hypocrisie comme règle de vie. La critique est beaucoup moins virulente à l’égard du milieu professionnel qui est celui de la réalisatrice. Ainsi, Andrea évolue dans une petite équipe qui semble soudée, et somme toute, plutôt efficace et sympathique, malgré les exigences du chef et le cabotinage ou l’individualisme de certains acteurs. L’atmosphère de la Télévision espagnole des années de transition démocratique n’a rien à voir avec le monde des grands producteurs, metteurs en scène et stars, férocement disséqués par Vincente Minnelli dans Les Ensorcelés (1952).
3Pilar Miró n’était certes pas une « rebelle sans cause » et ses films s’inscrivent tous, à des degrés divers, dans une idéologie de la révolte : révolte contre l’injustice, contre l’usurpation et la confiscation du pouvoir politique (El crimen de Cuenca, Beltenebros, Tu nombre...’), contre l’asservissement à des normes religieuses et sociales (La petición, Werther, Hablamos esta noche). L’expression de cette révolte est un cinéma qui va à contre-courant de tout ce qui est actuellement le plus largement diffusé et plébiscité. Le cinéma de Pilar Miró s’inscrit obstinément dans la lignée de la « culture comme révolte » qu’analyse avec acuité Julia Kristeva :
La notion même de la culture comme révolte et de l’art comme révolte est menacée, submergés que nous sommes par la culture-divertissement, la culture-performance, la culture-show2.
4Aussi le choix de la fidélité à un certain type de cinéma (sujets, dramaturgie, personnages...) est-il en lui-même un acte politique tout autant que culturel, en pleine cohérence avec la conception de l’artiste qui était celle de la réalisatrice : quelqu’un qui est immergé dans le fait social et qui agit comme sa conscience critique, refusant de façon aussi véhémente les diktats du pouvoir que la soumission du public aux modes et à la facilité.
5Si la lutte pour la liberté est l’essence même de l’acte de création, et si elle motive la conduite de nombre de personnages à l’intérieur de la diégèse, l’avènement de plus grandes libertés individuelles et collectives (correspondant à la consolidation du processus démocratique en Espagne) n’apporte cependant pas le bonheur, comme le démontre de façon éclatante El pájaro de la felicidad. Pourtant, si la liberté n’est jamais garante du bonheur des peuples ni des individus, il va sans dire qu’il n’y a pas pour autant justification d’un état de contrainte, qui demeure ce qui est le plus honni : la précision est d’importance. L’actualisation du récit scriptural de Werther peut nous servir d’exemple : l’empêchement à tout « happy end », l’impossibilité d’un amour durable et relativement serein n’est plus désormais imputable aux barrières élevées par la société. Les cadres ont éclaté, les unions se font et se défont... ou bien ne se font pas du tout. L’impossibilité d’un amour heureux entre Carlota et le Professeur est d’ordre relationnel, comme dans tous les couples mironiens (à l’exception de El perro...). Quitter l’autre plutôt qu’être quitté : la recherche d’évitement de la souffrance ne va pas sans un certain orgueil, que reconnaît Andrea dans sa confession à Bernardo (Gary Cooper...) : « Je ne veux avoir besoin de personne pour que personne ne me déçoive »...3 Tel est le pessimisme d’une œuvre où l’art s’affirme comme un unique mais constant antidote au mal de vivre.
6À l’exception de Darman (Beltenebros) et du Professeur (Werther), les personnages masculins sont moins riches et moins fouillés que les personnages féminins. Ce sont les femmes qui suivent un parcours heuristique, vers la connaissance d’autrui et de soi-même : un parcours qui exige lucidité et courage, comme ceux dont font preuve Andrea (Gary Cooper...) et, dans une moindre mesure, Carmen (El pájaro...). Dans ces deux cas, le récit filmique adopte la forme d’un bilan qu’effectue une femme sur sa vie. S’il fallait ne retenir que deux figures féminines emblématiques du cinéma de Pilar Miró, il s’agirait certainement d’Andrea dans Gary Cooper... et de Diana dans El perro... Incarnées par deux actrices différentes, elles rappellent les aspects de la personnalité de la réalisatrice : la quête de la connaissance de soi, l’exigence de l’authenticité, en même temps que la force de caractère. Sur le plan esthétique, c’est la passion de la culture classique qui s’impose.
7Quant à la conception philosophique qui se dégage de l’œuvre de Pilar Miró, elle est assez proche de la conception sartrienne (Sartre est le seul auteur à être cité deux fois : dans Gary Cooper... et dans Hablamos..., où Luis Maria rappelle à Victor leurs lectures de jeunesse : La peste, de Camus, et La nausée, de Sartre). L’homme (et la femme) est « condamné à être libre » : la liberté est donc tout à la fois un bien à conquérir et un fardeau à accepter. On se souvient de la pièce de jeunesse de Jean-Paul Sartre, Les Mouches, écrite sous l’occupation allemande : la France doit se débarrasser de l’usurpateur, comme Oreste doit se débarrasser d’Egisthe, meurtrier de son père Agamemnon. Ainsi Darman doit éliminer Ugarte : c’est là son premier acte d’homme libre, et non plus manipulé, comme il l’a été dans les malheureuses affaires Walter et Andrade. Qu’elle soit exercée, ou le plus souvent subie par les protagonistes, la violence est indissolublement liée à tout récit : violence physique à certains moments insoutenable (El crimen de Cuenca), que l’on arrive parfois à fuir et à oublier (El pájaro de la felicidad), mais jamais à supprimer. La violence exerce d’ailleurs une sorte de fascination, comme dans le cas de la perversion dans les rapports amoureux (La petición). La pulsion de mort se retourne souvent contre soi-même : c’est le cas du suicide, stade ultime de l’échec relationnel (Werther, Hablamos esta noché). Pudiques dans l’expression des sentiments, les films de Pilar Miró ne développent pas le désespoir qui conduit à de telles extrémités : c’est ainsi que le suicide de Luis Maria reste abstrait, allusif, tandis que le Professeur se hâte vers sa fin, sans atermoiements. Jusqu’à El perro del hortelano, l’analyse des sentiments semblait repoussée comme étant plus indécente que la monstration d’accouplements brutaux ou de scènes de torture. Mais ce huitième film dissèque à merveille tous les émois du cœur et la lutte intérieure entre raison et passion. L’aspect festif qui prédomine à la fin (en dépit des réserves que nous avons émises, soulignant la cruauté du discours « amoureux ») rompt avec le pessimisme général des autres films. C’est en effet le scepticisme qui prévaut généralement quant à la durée de rapports humains harmonieux. Aucune aide n’est à attendre d’ailleurs : le silence de la divinité est la preuve de son inexistence. Le message de Bergman dans Le septième sceau était la vanité de la quête de réponses aux questions posées à la divinité. Ici, cette quête n’est même pas entreprise, et le refus de la clôture du récit, qui préside à la construction de tous les films, ne va pas sans une certaine dimension métaphysique : la négation de la transcendance. La vie n’est que ce que l’homme en fait, et le résultat est au mieux peuplé de demi-échecs ou de demi-réussites.
8Seul l’art s’impose comme une consolation en même temps qu’un objectif. (La lutte politique aussi est un objectif, mais elle offre plus de déboires que de consolations). Pour Carmen, c’est la restauration de tableaux anciens, travail qui dépasse le plan anecdotique pour signifier au plan symbolique la permanence de l’art.
9La contemplation des paysages et des objets (attitude indispensable à l’exercice de la pratique de tout art visuel : en peinture comme au cinéma, l’important est de savoir regarder) permet en outre de situer l’être humain dans une dimension cosmique : conformément à la conception néoplatonicienne, on peut connaître l’univers par l’être humain et l’être humain par l’univers. En ce sens, El pájaro de la felicidad reprend l’exaltation de la beauté des paysages et dégage leur signification symbolique déjà ébauchée dans Werther.
10Dans la constellation artistique dont presque toutes les formes d’expression reçoivent l’hommage de la réalisatrice, (c’est dans El pájaro de la felicidad qu’il est le plus complet : hommage à la peinture, au théâtre, à la poésie, à la musique baroque et à l’opéra), c’est le cinéma qui s’impose par l’aboutissement de la fascination. Celle de la jeune spectatrice que fut Pilar Miró a engendré celle de la réalisatrice, qui répond ainsi à celle du spectateur, dans une spirale du désir sans cesse rebondissante. Nous avons analysé l’hommage de Pilar Miró au cinéma américain de son enfance (le western, placé sous la figure tutélaire de Gary Cooper, mais aussi les films noirs comme Gilda). La solitude du cow-boy romantique ne l’empêche pas de triompher des obstacles, le cinéma américain étant le seul à réaliser l’utopie :
Tout se passe comme si la scène du quotidien (...) s’organisait au seul regard de l’enregistrement de son image. Les voitures de American Graffiti sont de tous les parkings, les adolescents de West Side Story de toutes les zones, le traîneau de Citizen Kane de toutes les enfances, les vaisseaux de La guerre des étoiles de toutes les guerres prochaines. La société américaine et donc son cinéma se soucient de distanciation comme d’une guigne4.
11Le cinéma de Pilar Miró rend au cinéma américain un hommage constant, et ceci par une multiplicité de voies, invitant le spectateur à suivre les pistes de références multi-directionnelles. Ainsi, ce peut être la construction d’une scène, comme le montage convergent à la fin de El crimen de Cuenca qui évoque la résolution narrative par la confrontation dans les westerns traditionnels5. Mais ce peut être aussi la construction d’un plan, une situation, l’atmosphère, le costume et la gestuelle d’un personnage. L’hommage est parfois plus direct, comme dans la parodie de la fameuse chanson de Gilda, ou par la projection de films hollywoodiens. La mise en abyme n’hésite pas à « abîmer » également ces fragiles objets d’admiration nostalgique (dans la scène de l’embrasement général du cinéma), rappelant que les chefs-d’œuvre sont d’autant plus précieux qu’ils sont menacés et périssables.
12En dépit de l’hommage constant au cinéma américain, le cinéma de Pilar Miró reste, lui, profondément européen et espagnol. La distanciation est présente dans toutes ces fins où l’arrêt sur image condense les incertitudes d’un récit qui ne se « dénoue » pas vraiment. Dans Werther, la figure est remplacée par le retour à l’image de l’arbre face au « cimetière marin » en même temps que les voix en écho assurent la permanence du mythe, corrélat de l’aventure d’une existence éphémère. Dans Beltenebros, c’est le fondu au noir par le passage au tunnel, qui exprime autrement l’incertitude de l’avenir. La fuite en train renoue avec le thème de l’errance, sujet du Don Quichotte, dont la citation intervient juste après. C’est ainsi que le lien est constamment établi entre la culture de référence (le cinéma américain) et le contexte historique et socio-culturel espagnol dans lequel le matériau réélaboré trouve sa place. L’ancrage dans la réalité de l’Espagne passe par les images d’un espace hispanique parfaitement défini, comme dans cette scène de la reconstitution des faits au cimetière, avec l’irruption de Gregorio et León encadrés par les gardes civils et conspués par la foule (El crimen de Cuenca). Ce sont aussi ces images de paysages qui induisent la reconnaissance, le sentiment profond de l’appartenance à une terre : paysages naturels ou le plus souvent façonnés par l’homme, des oliveraies de la Manche aux serres d’Almería, des rochers battus par les vagues et fouettés par le vent sur les côtes cantabriques aux paysages urbains des séquences madrilènes.
13Un lyrisme discret est distillé au gré d’une image impeccablement soignée, où chaque objet, chaque détail du costume, chaque couleur, est à sa place : du landau jaune vif ruisselant d’eau, à la vitre duquel le muet aperçoit Teresa pour la première fois (La pétición), jusqu’aux somptueuses robes de la comtesse de Belflor (El perro...), aux couleurs aussi changeantes que son humeur : du rouge vif de la passion au bleu intense d’une froide indifférence.
14Dans une émission qu’elle lui a consacrée à la fin de l’année 1996, la deuxième chaîne de Télévision espagnole concluait joliment en disant de Pilar Miré qu’elle était toujours « celle qui poursuit un rêve pour se trouver elle-même »6. Comme chez Bergman, l’utilisation constante du vécu n’est pas asservissement à l’autobiographie, mais réélaboration constante du matériau intime. Ses films, plus orientés vers l’incertitude d’un avenir à construire que vers la résolution d’une intrigue dramatique, n’obéissent pas au principe narcissique de satisfaction immédiate du spectateur, mais exigent une coopération active qui passe certes par l’émotion mais aussi par la réflexion et l’appréciation esthétique.
15Le processus de création s’est arrêté trop tôt, mais il nous reste une œuvre, à la fois féconde et ambitieuse : l’analyse se tait là où le spectacle commence.
Notes de bas de page
1 Cité par Yveline Baticle (Clés et codes de l’image, Magnard, 1990) dans son premier chapitre : « L’image s’apprend ». Le talentueux humoriste fait certes allusion... aux tableaux du peintre Joan Miró.
2 J. Kristeva, Sens et non-sens de la révolte, Fayard, 1996.
3 Quiero no necesitar a nadie para que nadie me decepcione.
4 « Le destin des mythes », Mouny Berrah, in CinémAction n° 54 : « L’amour du cinéma américain » (1990).
5 La référence au cinéma américain n’exclut pas, bien sûr, celle à d’autres génies du septième art : le montage convergent est aussi de type eisensteinien, ainsi que nous l’avons démontré dans l’analyse de la scène finale de El crimen de Cuenca.
6 La que persigue un sueño para encontrarse a si misma.
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