Chapitre III. Mort et renaissance : le cinéma mythique
p. 319-360
Texte intégral
1. Le temps perdu
1Si la littérature peut prendre la forme d’une « recherche du temps perdu », le cinéma avec son flux d’images ininterrompues, s’impose d’emblée comme une figure du Temps. Et pourtant, dans les films de Pilar Miró, le temps passé n’est jamais idéalisé. L’enfance n’est pas un paradis perdu. Si la nostalgie peut advenir (El pájaro...), elle n’a pas pour objet le passé en lui-même, mais seulement la douceur d’un nid, d’une maison protectrice comme celle de Ripoll1. L’âge adulte est une conquête, la phase de l’affirmation du moi, la réalisation de l’autonomie qui parfois va, nous l’avons dit, jusqu’à ses dernières conséquences : la solitude et la souffrance qu’elle entraîne. La figure qu’Andrea retrouve comme la figure tutélaire de son enfance et son adolescence, ce n’est pas une figure familiale, paternelle ou maternelle, c’est celle de Gary Cooper, la photo d’un acteur. Le référent n’est pas la vie réelle, mais la vie fantasmée, quelqu’un qu’elle n’a jamais vu « pour de vrai », mais uniquement sur l’écran, lieu des projections et des fantasmes, qui reste dans la mémoire comme dans un écrin. Roland Barthes écrit dans sa « Note sur la photographie », La chambre claire :
Celui ou cela qui est photographié, c’est la cible, le référent, sorte de petit simulacre, d’eidôlon émis par l’objet, que j’appellerais volontiers le Spectrum de la Photographie, parce que ce mot garde à travers sa racine un rapport au « spectacle » et y ajoute cette chose un peu terrible qu’il y a dans toute photographie : le retour du mort2.
2Ce « retour du mort » est en effet le propre de la photographie, qui nous dit : « cela a été là », touchant en nous le point sensible (le « punctum » comme le développe Roland Barthes). Une image animée de Gary Cooper eût été en quelque sorte trop « vivante », en dépit de la nostalgie qui s’attache toujours au visionnement de films interprétés par de grands acteurs disparus qui nous ont fait rêver. D’autre part, la photo présente cet avantage unique : le sujet « me » regarde, tandis que la fiction interdit généralement le regard frontal à la caméra, faisant des exceptions de notables figures de style investies d’un sens bien particulier, ainsi que nous l’avons analysé dans la séquence d’ouverture de Gary Cooper... C’est ce regard qui permet le « dialogue » avec le mort, dialogue marqué par l’alternance champ-contrechamp entre le visage d’Andrea et celui de l’acteur. Andrea va même jusqu’à faire un clin d’œil à Gary Cooper, signe de complicité totale avec l’acteur, fantasmé comme une personne connue. Andrea a emporté chez elle la photo en gros plan d’un Gary Cooper souriant, et elle l’a isolée parmi d’autres photos qu’elle collectionnait jadis et avait conservées dans la « malle aux souvenirs »3. Parmi ces vedettes tant admirées, on reconnaît Yul Brinner, Gregory Peck, Kirk Douglas, William Holden, James Dean, Greta Garbo. Certains de ces acteurs incarnent la force et l’assurance (Yul Brinner4), qui peuvent être brutales (Kirk Douglas). D’autres incarnent une figure d’homme plus fragile (Gregory Peck), que la révolte peut mener à la mort (James Dean). La figure des acteurs se confond avec les rôles les plus marquants qu’ils ont interprétés, et qui créent une personnalité stable et cohérente.
3Dans un film interprété par un des acteurs « cités » par Pilar Miré, nous voulons parler de William Holden dans Sunset Boulevard5, on voyait une vieille actrice du cinéma muet qui ne pouvait s’habituer à sa retraite forcée et vivait entourée des photos la représentant au temps de sa splendeur. En dépit des apparences, le film de Pilar Miré est moins radicalement pessimiste : ici, la nostalgie a été, est et sera peut-être créatrice. En effet, la passion du cinéma a été assez forte pour faire éclore chez Andrea la vocation de réalisatrice : le contenu de la valise n’alimente pas seulement son imaginaire (comme dans le cas de tous les cinéphiles), mais directement sa vie.
4Tous les témoignages des cinéphiles de la génération de Pilar Miré concordent : il est difficile de faire comprendre aux jeunes gens d’aujourd’hui, habitués à la commodité et la totale liberté du magnétoscope (bientôt du DVD !) faisant partie du paysage domestique, ce que représentait dans les années 50 et 60 le cinéma pour les Espagnols, privés de richesses culturelles comme de biens matériels. Terenci Moix le souligne par exemple dans un article intitulé « Rêves de catacombes »6. À son tour, Pilar Miré elle-même, dans un article intitulé de façon évocatrice : « Le cinéma qui nous a fait rêver », explique la naissance de la fascination pour les stars dans la génération qui est la sienne, c’est-à-dire celle qui avait dix ans dans les années cinquante, par le fait que les films américains arrivaient avec retard en Espagne, mais restaient des années dans le circuit d’exploitation :
Quand un film nous passionnait, nous finissions par le connaître par cœur. C’est peut-être pour cela que le ravissement que provoquait en nous une actrice ou un acteur était alimenté par un mélange de jouissance et de souffrance. Ces héros, qui jouaient dans des films plus ou moins suspects pour l’Église, suscitaient non seulement notre admiration, mais encore un sentiment d’intime possession, dont je crois qu’il n’a rien à voir avec ce que n’importe quel (le) gosse d’aujourd’hui peut ressentir envers Kevin Costner ou Demi Moore7.
5« Sentiment d’intime possession » : c’est bien ce que ressent Andrea vis-à-vis de Gary Cooper, même si la photo est une icône qui ne peut répondre à sa demande. Dans ses Mythologies (textes écrits entre 1954 et 1956), Roland Barthes avait déjà le recul suffisant pour écrire :
Garbo appartient encore à ce moment du cinéma où la saisie du visage humain jetait les foules dans le plus grand trouble, où l’on se perdait littéralement dans une image humaine comme dans un philtre, où le visage constituait une sorte d’état absolu de la chair, que l’on ne pouvait ni atteindre ni abandonner8.
6Greta Garbo et Gary Cooper sont justement les deux vedettes dont Andrea imite la prestance en se rengorgeant avec un mélange d’humour et de tendresse. Plus tard, une fois rentrée chez elle, Andrea est bien dans l’état d’esprit décrit par Roland Barthes : face au visage de Gary Cooper, elle ne peut ni l’atteindre ni l’abandonner, et après l’avoir regardé avec amour, lui adresse finalement une prière désespérée, dont le contenu résume à lui seul le double phénomène de croyance-incroyance sur lequel est fondé le cinéma. Pour Andrea, le temps « perdu » l’est doublement : parce que c’était le temps de l’enfance où la protagoniste découvrait émerveillée sur l’écran les figures de stars qui la faisaient rêver, et parce que la mort qui a déjà emporté l’acteur menace de l’emporter elle-même. En ce sens, l’acteur américain est le condensé de toutes les nostalgies : le fait que le fantasme ne puisse devenir réalité est ressenti comme plus douloureux que les bonheurs réels qui ne sont pas arrivés (comme le fait que Bernardo ait fait sa vie avec une autre femme). Si le fantasme né du cinéma est supérieur à la vie réelle, il était fatal qu’un film de Pilar Miré concentrât différentes formes de mise en abyme et constituât un exemple abouti de pratique réflexive.
2. Le temps retrouvé
7Le temps perdu dans Gary Cooper que estás en los cielos, est un temps retrouvé dans Beltenebros, film entièrement réflexif, hommage de cinéphile au cinéma et réflexion du cinéma sur lui-même. Le film est nourri de références, dont certaines sont évidentes, comme la projection d’autres films dans le lieu emblématique de l’action, le Cinéma « Universal », et d’autres plus subtiles, mais qui constituent la charpente même du film. C’est le cas de la structure temporelle et de l’utilisation du flash-back, que nous avons déjà étudiées. C’est aussi le cas de tous les lieux où se déroule la fiction, et de nombreux objets signifiants qui la peuplent.
2.1. Des objets et des lieux de cinéma
8Les films de Pilar Miró frappent par leur variété qui rend impossible leur classification à l’intérieur d’un ou deux genres bien établis. Cependant, certains, plus que d’autres, utilisent un matériel iconique propre à un type de films bien particulier. Nous verrons ainsi tout au long de cette partie comment Beltenebros emprunte au film noir9 une part importante de ses codes (personnages, structure du récit, décors, objets etc.) Hablamos esta noche « recycle » un certain nombre de clichés des séries télévisées américaines : ainsi, tout ce qui se rapporte à l’univers professionnel de Victor lorsqu’il se trouve à Madrid : plan réitéré de l’extérieur du « building » du siège de la Société HIMESA, entretiens avec son chef Ballester, type de l’homme d’affaires peu scrupuleux... Ceux qui sont à la tête de l’entreprise ne se déplacent qu’en avion particulier, taxi, voiture avec chauffeur... Victor, stressé par une vie professionnelle hyper-active et par ses ennuis personnels, fume sans arrêt, suivi en cela par Julia et Maria Rosa. Certes, la multiplication de ces signes s’inscrit dans le portrait général des technocrates de l’économie libérale qui découvrent les lois du marché et copient le modèle américain, jusque dans leur façon de parler. Ainsi, le dernier mot du film est cet accord expéditif entre Clara et Victor, qui décident de rester ensemble tant qu’ils se plairont : « OK ? »– demande-t-elle. « OK » répond-il. Un personnage comme celui de Clara affiche les stéréotypes les plus répandus, par exemple concernant le « look » qu’est censé avoir un ingénieur nucléaire : décoiffé, portant lunettes... Le spectateur moyen, qui ne connaît pas personnellement cet univers, a cependant une impression de familiarité avec lui de par l’effet cumulatif des séries américaines qu’il voit à la télévision. De même, à l’extrême opposé de l’américanophilie de Hablamos..., un film aussi profondément espagnol que El crimen de Cuenca, puise aussi à la source de modèles cinématographiques. Le spectateur de cinéma, habitant des villes en écrasante majorité, n’a qu’une vague idée de la vie des paysans espagnols au début du siècle, mais il a vu de nombreux films de bandits, parmi lesquels on peut citer la populaire série Curro Jiménez, dont Pilar Miró a réalisé plusieurs épisodes. Llanto por un bandido (Carlos Saura, 1963) est resté plus réservé à un public intellectuel, et n’a pas connu le même phénomène d’audience généralisée.
9Les films à caractère plus intimiste (Werther, Gary Cooprer..., El pájaro...) font moins directement appel à un ensemble de signes iconiques appartenant à des genres prédéfinis. Ainsi, dans El pájaro de la felicidad, les brèves séquences qui renvoient au cinéma d’action sont d’une part celle du viol de Carmen et d’autre part celle de la poursuite des voyous en voiture. Si les lieux sont ainsi souvent justement référencés, il en va de même des objets, qui dans Beltenebros, prennent une grande importance, certains d’entre eux jouant par la fréquence de leurs apparitions, un véritable « rôle », supérieur à celui d’un personnage secondaire.
10La fonctionnalité des objets dans Beltenebros s’ajuste à celle qui est la leur suivant les codes du film noir. Prenons l’exemple du billet d’entrée de la « Boîte Tabou ». Après la brève séquence dont Darman est absent, quand Ugarte répond à ses hommes au téléphone, on retrouve Darman à la « Boîte Tabou », sur la piste de Rebeca, après être tombé à point nommé dans le hangar désaffecté sur l’indice du billet d’entrée du cabaret. En ceci, c’est aux codes du film policier qu’il semble se référer, qui lui-même reprend ceux de ses prédécesseurs littéraires : l’objet permet de suivre la piste d’un personnage. Toutefois, sa portée est limitée : il prouve simplement que Rebeca travaille à cet endroit. Aucun objet ne prouve par exemple l’innocence d’Andrade, comme dans L’inconnu du Nord-Express, (Hitchcock, 1951), où le briquet joue un rôle fondamental pour reconnaître le véritable assassin. Certains objets sont « adjuvants » comme ce billet, mais ils ne servent jamais de révélateur décisif. Ils servent parfois à étayer le discours et à rendre impossible le mensonge, comme le tube de rouge que Darman rend à Rebeca, et qui est une preuve indubitable qu’ils étaient bien au même endroit (le hangar) quand les policiers sont venus la chercher. D’autres objets en revanche servent à égarer Darman dans sa recherche de l’identité des personnages et de la responsabilité de chacun. En ceci, le film se rapproche du film noir, comme dans le fondateur du genre, Le Faucon maltais, où l’insaisissable statuette semble enfin atteinte à la fin, mais pour révéler qu’il ne s’agit que d’un faux, lançant à nouveau les deux escrocs à la poursuite de leur chimère. Dans Beltenebros, Darman trouve dans le hangar plusieurs romans de Rebeca Osorio, sans que ce point reçoive jamais aucun éclaircissement, puisque dans le film la deuxième Rebeca n’a aucun lien de parenté avec la première. Dans le roman, la présence des livres pouvait s’expliquer logiquement par le fait que Rebeca était la fille de la première (même s’il n’entrait pas dans le propos du narrateur de s’astreindre aux codes d’un récit réaliste). La découverte reste inexpliquée, comme un pied de nez du destin (en l’occurrence, de l’instance narratrice), qui prend un malin plaisir à désorienter son personnage (et le spectateur par la même occasion) par la répétition de faits, de noms et d’objets.
11Les objets vestimentaires : le chapeau mou de Darman et son imperméable doublé en tissu écossais, sont de simples accessoires indispensables et communs au policier, à l’espion et au gangster dans les films de l’époque (l’époque de référence, celle de la diégèse du cas Walter). En parallèle au personnage de Darman, celui de Valdivia est lui aussi doté de deux attributs indissociables de sa personnalité : les lunettes et la cigarette, dont nous avons déjà parlé. Ce sont autant de clins d’œil au cinéma et les plans sont suffisamment explicites à ce niveau : zoom sur l’imperméable gisant à terre, et que vient renifler le chat quand Darman a été drogué, et gros plan sur le profil de Darman calant son feutre comme tous les « durs » de cinéma qui se respectent, avant d’aller tuer Walter10. Ce dernier plan est purement référentiel, il ne prend même pas l’alibi de la vraisemblance, puisqu’on ne voit pas Darman par exemple faire ses préparatifs pour partir tout de suite après l’exécution de Walter, comme le « Samouraï » qui accomplissait les mêmes gestes, mais avant de partir de chez lui. Ce dernier donnait même à manger à son canari, et ce seul détail d’humanité chez un personnage présenté comme une froide machine à tuer, inaccessible aux sentiments, produisait un effet de contraste (signalant la « faille » qui est en chaque homme, d’autant plus intrigante qu’elle est inexpliquée). On retrouve un écho de cette attitude dans la présence récurrente du chat : la veille de l’exécution de Walter, tout en lui parlant, Darman caresse un chat, et l’on retrouve aussi un chat couché sur son imperméable dans l’appartement de la deuxième Rebeca, avant l’assassinat d’Andrade, comme un de ces nombreux points communs entre passé et présent.
12Les vêtements et accessoires de Darman (à l’imperméable et au feutre il faut ajouter le passeport, l’argent, et la clé dissimulée dans la chaussure) font partie intégrante de « l’ambiance » des films noirs, ambiance très efficacement recréée par le décor urbain sinistre (esthétique expressionniste du pavé luisant dans la nuit et de l’ombre sur le mur quand Darman parvient au hangar désaffecté près de la gare, où il espère trouver Andrade).
13D’autres objets, comme le revolver, les livres et la machine à écrire11, nous l’avons dit, répondent à une double fonction : celle qui est normalement la leur dans le film (tuer, lire et écrire des romans codés), et celle qui s’attache au personnage de Darman et à la structure temporelle complexe12 (ce sont des objets embrayeurs de souvenirs). Dans une grande fidélité au roman d’Antonio Muñoz Molina, le film nous apprend que les romans de Rebeca Osorio servent à communiquer avec les anciens républicains luttant contre le régime. Et pourtant, rien ne semble plus abstrait que ces mystérieuses consignes ainsi transmises : rien à voir par exemple avec les moindres détails de la vie d’un clandestin donnés dans le film d’Alain Resnais, La guerre est finie (1966). Les objets, qui gardent un certain degré d’abstraction, font souvent partie du métadiscours, en servant de référents cinématographiques et en se définissant par rapport à un genre antérieur prédéfini. Le livre a encore une autre fonctionnalité, qui montre une grande subtilité dans l’élaboration du métadiscours. Lorsque Darman aperçoit dans le hangar où se cachait encore Andrade il y a un moment, les romans de Rebeca Osorio, et s’empare de l’un d’eux, un superbe fondu enchaîne sur l’affiche de cinéma qu’il contemplait en 1946 : celle de La charge fantastique. Ainsi pendant un instant, l’image superpose l’objet-livre à l’objet-cinéma, dans une véritable métaphore du processus créateur de Beltenebros : un film adapté d’un livre, un livre qui avait déjà comme axe thématique les rapports étroits entre littérature et cinéma13. Le montage, par la force de son opération syntagmatique, rapprochant deux objets par contiguïté et successivité, met en rapport les deux auteurs, l’auteur littéraire et le grand imagier. Passant du livre au film, le fondu exprime ce déplacement symbolique.
14Dans Hablamos esta noche, il y avait déjà une allusion, purement verbale cette fois, au matériau cinématographique : Victor, prié de répondre aux questions des journalistes lors d’une conférence de presse et de poser pour les photographes en train de signer les papiers officiels de l’ouverture de la centrale nucléaire, se comparait lui-même à « Edison, découvrant le phonographe ». On sait que le kinétoscope individuel d’Edison, couplé à un phonographe à écouteurs, envisageait déjà de reproduire conjointement l’image et le son, et que le seul nom d’Edison est « un mythe qui domine toutes les techniques de reproduction mécanique de la réalité »14. Michel Cieutat rappelle même que, dans sa volonté d’exploitation industrielle de la découverte, Edison ne s’embarrassa guère de critères éthiques et n’hésita pas à faire saisir des films de Méliès afin d’y apposer le logo « Edison »15. La comparaison n’est donc pas gratuite, et symboliquement, le personnage déplaisant de Victor semble s’exclure lui-même de la construction mythique du cinéma en disant sa répugnance à « jouer à Edison »16. En même temps, la référence à Edison fonctionne à l’intérieur du film comme la référence constante de ces technocrates espagnols au modèle de réussite américain (technologique, économique, social...) Mais l’allusion reste dans Hablamos... au niveau du clin d’œil, tandis que la surimpression de l’affiche de cinéma et du roman dans Beltenebros a valeur de métaphore fondatrice.
2.2. La réflexivité des miroirs
15Le personnage de Darman est tout le contraire d’un policier : à aucun moment on ne le voit se livrer à des recherches d’indices, à des spéculations intellectuelles sur le déroulement des faits, bref à une « enquête ». Ce n’est pas au cinéma et à la littérature d’intrigue que renvoie Beltenebros, mais au film noir et Darman ressemble comme un frère au détective privé Sam Spade, bien loin d’un Sherlock Holmes ou d’un Hercule Poirot en érudit qui résout des énigmes17. Il est tout entier la proie des souvenirs et des illusions. Si donc le personnage réfléchit très peu, on peut dire en glosant la célèbre formule de Cocteau (« Les miroirs devraient réfléchir davantage ») que les miroirs réfléchissent pour lui, ou plutôt font réfléchir le spectateur en offrant mille et un reflets du protagoniste.
16On peut classer ces reflets en deux catégories : ceux que renvoient, fidèles à leur fonction, les miroirs, et ceux qui sont créés par inadvertance par les multiples portes vitrées, fenêtres ou vitrines qui abondent dans Beltenebros. Dans chacune de ces catégories, il y a encore des cas différents : parfois, le miroir fait partie du lieu de façon assez banale, le personnage n’y prête aucune attention, et la caméra ne s’y attarde pas non plus. C’est le cas dans la première chambre d’hôtel, celle de Pologne : Luque est assis sur le lit, et l’armoire à glace renvoie son profil, tandis que Darman s’interpose entre Luque et son reflet, en marchant d’un air absorbé, préoccupé par la nouvelle mission qu’on veut lui confier. En revanche, à l’Hôtel « Nacional »18 où il se trouve à la fin du film (sur la terrasse duquel Andrade est assassiné), la multiplication des miroirs dans la salle de bains et la grande armoire à glace dans la chambre participent de l’érotisation des corps (celui de Darman d’abord, celui de Rebeca ensuite). Dans les lavabos de la gare d’Atocha, Darman se rase devant la glace, avec un rasoir de poche (sans les effets comiques de la même scène dans La mort aux trousses, de Hitchcock. Dans le train (séquence aperturale du film), la tête de Darman se reflète dans la vitre lorsqu’il s’assied en face de Rebeca. Ces reflets donnent de la profondeur à des lieux vides et les sortent de leur banalité par le fait même qu’ils sont les lieux d’un drame et sont habités par le protagoniste. Partout, Darman rencontre des miroirs, comme le protagoniste dans le palais des glaces à la fin de La Dame de Shangai (Orson Welles, 1949), suggérant ainsi de nombreuses références implicites à des chefs-d’œuvre du cinéma, et évoquant puissamment l’impression labyrinthique d’enfermement propre au cadre spatio-temporel de l’Espagne franquiste. Mais contrairement à Thésée, le « héros » ne ressort pas à la lumière du jour après avoir tué le « Minotaure » (le monstre Ugarte). Le début du film montre au contraire les protagonistes s’enfonçant dans les entrailles de la terre, descendant l’interminable escalier de la gare d’Atocha19. Et ainsi que nous l’avons développé plus haut, le dernier plan du film est le fondu au noir du tunnel dans lequel s’engage le train. Les miroirs de Beltenebros ne se traversent pas comme ceux de Cocteau, et ne s’écroulent pas non plus, transpercés par les coups de feu, comme dans La Dame de Shangai. Dans une certaine mesure, malgré la mort du commissaire, le protagoniste reste prisonnier du jeu des miroirs et du vertige identitaire, et ceci parce que le labyrinthe n’est pas seulement l’enchevêtrement topographique fait de hangars, de greniers, d’escaliers, de corridors, et de tous lieux publics où s’égare le corps. C’est aussi le labyrinthe où s’égare l’esprit, l’impression cauchemardesque de revivre le passé, le labyrinthe intérieur de Darman. Il est loisible d’imaginer que le fantôme de Valdivia-Ugarte flottera toujours entre Darman et Rebeca, comme celui de Ballin (le personnage machiavélique) flottera toujours entre Johnny et Gilda dans Gilda, autre film de référence dans Beltenebros.
17Certains reflets sont plus immédiatement signifiants que tous ceux que nous venons de citer, dont seul l’effet multiplicateur renvoie à l’incertitude identitaire et politique (un exilé qui ne comprend plus le sens de sa lutte) et à l’esthétique du labyrinthe (par références culturelles implicites). Ainsi, dans sa chambre de l’hôtel polonais, Darman s’approche de la vitre de la fenêtre, mais il ne regarde pas à l’extérieur : il est plongé dans ses pensées car les paroles de Luque viennent de le renvoyer à un passé douloureux et c’est celui-ci qui lui saute littéralement à la figure. En effet, c’est, plein cadre, le reflet de la figure de Darman que l’on voit et le plan suivant (un gros plan) nous montre sans transition l’expression de Walter quand il est touché par l’impact de la première balle. Ainsi, la fenêtre n’ouvre pas sur l’extérieur, mais renvoie Darman à son passé. Il en va de même de la vitrine du café en face du cinéma Universal qui reflète l’image de Darman quand celui-ci contemple la façade désolée du cinéma désaffecté, en 1962, avant d’y rencontrer Valdivia-Ugarte pour un règlement de comptes définitif. Dans la précédente occurrence du café, en 1946, la vitre ne renvoyait pas de reflet : le reflet, c’est la persistance d’un personnage dans son être (c’est pourquoi Ugarte, tel un vampire, en est dépourvu), et c’est aussi l’inévitable usure provoquée par le temps. Métaphoriquement dans le film, c’est parfois le temps lui-même. Ainsi, dans le hangar désaffecté où Darman croit pouvoir surprendre Andrade, lorsqu’il se relève après avoir feuilleté les livres de Rebeca Osorio qui sont comme un inexplicable et hallucinant retour du passé (flash-back emboîté), il découvre soudain son image dans un petit miroir accroché au mur, à la lueur vacillante d’une lampe. Ce plan traduit parfaitement ce sentiment « d’inquiétante étrangeté » ressenti par le protagoniste qui hésite à se reconnaître, ainsi que le disait le texte d’origine :
Je grattai une autre allumette : ma figure dans le miroir me fit sursauter comme la vision d’un décapité20.
18Le miroir est ici le procédé de redoublement des images du moi, « symbole du doublet ténébreux de la conscience », comme le dit Gilbert Durand dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire.
19Dans la scène qui a lieu dans la loge de la deuxième Rebeca, se trouvent deux miroirs différents : le premier est assez petit. Entouré d’ampoules, il surmonte la coiffeuse et sert pour le maquillage et le démaquillage de la strip-teaseuse. On ne l’aperçoit qu’en amorce au début de la conversation, pendant tout le temps où Rebeca s’efforce de nier la vérité (que Rebeca n’est pas son vrai nom, qu’elle connaît Andrade et essaie de l’aider), tout en retirant ses attributs postiches (perruque et faux cils). Quand elle enfile une nouvelle perruque (celle de sa vie nocturne de prostituée), elle cesse de lutter et reconnaît enfin les faits. Elle se lève alors et nous découvrons le miroir. Il est intéressant cette fois par ce qui l’entoure : à gauche, en amorce, l’affiche de Gilda, et à droite, épinglées au mur, les photos de Marlène Dietrich, Gary Cooper et Burt Lancaster. Bien centrée, c’est la photo de Gary Cooper qui continue à lorgner d’un regard narquois et coulissant les deux protagonistes de la diégèse, comme pour s’assurer que les acteurs d’aujourd’hui jouent encore bien leur rôle : cette actrice qui joue Rita Hayworth et cet acteur qui reste les mains dans les poches, mal à l’aise devant cette jeune femme en tenue légère et qui lui ment moins que lui-même ne lui ment. Le film Beltenebros est constamment placé sous le regard du cinéma qui l’a précédé.
20Rebeca se dirige ensuite vers le miroir en pied qui lui sert à se contempler quand elle s’habille. Dans le plan, on voit Rebeca qui ôte son peignoir et le reflet de Darman : évitant l’habituel champ-contrechamp, le film nous offre ainsi la vision simultanée de deux personnages qui se font face21. Avec un temps de retard et sans s’expliquer sur son inconséquence (« Avant, vous avez payé pour me voir » lui dit Rebeca), Darman se détourne pour ne pas la voir s’habiller. Ainsi, le rhabillage semble plus obscène que le déshabillage, comme dans la scène de La petición où le muet fermait les yeux quand Teresa enfilait ses bas22.
21La réflexivité des miroirs est donc l’une des variantes de la réflexivité tout court, dont les citations cinématographiques directes et indirectes, fugitives ou appuyées, sont les autres développements.
2.3. La citation ambiguë
22Rebeca interprète à la « Boîte Tabou » où elle travaille la chanson de Gilda, scène anthologique d’un film mythique qui consacra Rita Hayworth comme sex-symbol. Cette reprise atteste trois choses : historiquement, (l’action diégétique se situe en 1962), la perpétuation du symbole hollywoodien et son énorme popularité en Europe en général23, et dans l’Espagne franquiste en particulier. En effet, si le film, tourné en 1946, avait dû s’accommoder du rigoureux code Hays, qui faisait appliquer au cinéma les règles d’un code moral très strict, les Espagnols des années 60 vivent sous un code de censure publique qui s’étend aussi à la vie privée, non moins rigoureux et certes plus durable. Ils connaissent aussi et surtout les souffrances et les privations de l’après-guerre civile. Pour échapper à la misère et aux frustrations, ils cherchent refuge dans le cinéma et alimentent leurs fantasmes par les films hollywoodiens. Un film espagnol postérieur à Beltenebros a même converti Gilda en la « mère » rêvée par certains Espagnols, honnie par d’autres (Madregilda, Francisco Regueiro, 1993). On y voit un groupe de soldats à la porte du cinéma « Lumière » (Luz) traiter la photo de Rita Hayworth sur l’affiche de « pute étrangère » et lui jeter un seau de peinture rouge qui vient cacher et souiller sa poitrine. Le petit garçon s’introduit en cachette dans le cinéma pour voir ce film qui lui est interdit. On voit alors la séquence où Ballin présente Gilda à Johnny, et au moment où Gilda tourne la tête, ce n’est pas Rita Hayworth, mais le visage de la véritable mère de l’enfant, disparue depuis sa naissance et qu’il croit morte. On voit donc jusqu’à quel point va à la fois la frustration et l’appropriation du mythe : on parle de Gilda, on annonce sa venue, mais sa figure est escamotée par celle d’une autre femme au moment où on croyait l’apercevoir. La star fait osciller la représentation de la femme entre pureté et perversité, condensant dans une même figure antithétique les deux seules figures féminines connues dans ce contexte socio-culturel : la mère et la prostituée.
23La reprise de la scène de Gilda dans Beltenebros atteste aussi la cinéphilie de l’auteur du roman, Antonio Muñoz Molina (né en 1956, dix ans après le film-culte) et d’autre part, celle de la réalisatrice qui accepte le défi et ne l’esquive pas24. Pilar Miró a étudié avec Patsy Kensit la séquence de Gilda plan à plan, pour reprendre les mêmes gestes25.
24On connaît l’histoire du trio sulfureux de Gilda : Ballin Mundson engage Jonnhy Farrell dans la boîte de nuit qu’il dirige. Ce dernier vient de gagner une importante somme d’argent en jouant avec des dés truqués. Mundson s’absente quelques jours et revient en compagnie de celle qu’il vient d’épouser : Gilda. Or, celle-ci a été autrefois la compagne de Johnny. Des rapports d’amour et de haine se tissent entre les trois personnages, chacun jalousant l’autre à cause du troisième. Mundson va jusqu’à faire croire à sa propre mort pour revenir plus tard et surprendre les deux autres. Johnny, qui a épousé Gilda, la fait surveiller en permanence. C’est à ce moment du film qu’intervient la fameuse chanson : « Put the blame on Marne ». Gilda, qui est la femme du patron du casino, s’impose comme la vedette du spectacle, plus provocante que jamais. La façon dont elle retire son long gant noir suggère le strip-tease, se jouant ainsi de la censure, car le spectacle est certes beaucoup plus troublant ainsi que s’il s’agissait d’un véritable strip-tease. Suivant le schéma imposé par le roman Beltenebros, Pilar Miró affronte donc un exercice redoutable : le dévoilement du mythe, en dévoilant la femme au sens propre. Dès le début de la séquence, quand Darman est au bar et que le garçon lui indique d’un air obséquieux que le morceau de choix va commencer dans quelques minutes, un contre-plan montre Ugarte qui s’installe au balcon, uniquement accompagné d’un de ses sbires. Il y a donc, comme dans le film premier, un triangle instauré entre trois personnages- clés : une femme et deux hommes, qui vont se retrouver dans la scène décisive du cinéma « Universal » à la fin. Les rapports entre les personnages sont assez différents : Rebeca ne connaît pas encore Darman, ni Darman Rebeca. Ugarte, derrière ses grosses lunettes à verres fumés qui protègent ses yeux d’une quasi cécité, ne semble pas avoir aperçu Darman en bas dans la salle26, et Darman n’a pas reconnu Valdivia dans la silhouette lointaine qui reste toujours dans l’ombre et environnée de fumée. Nous avons déjà dit que ce dispositif instaure tout un jeu de délivrance et de rétention du savoir sur l’identité des personnages, hautement symbolique au seuil du spectacle si particulier que l’on attend, et dont le message peut se résumer ainsi : plus on montre de choses, moins on en voit et moins on en sait. C’est aussi le cas du strip-tease : à l’issue du spectacle, on ne saura ni qui est la femme (son identité), ni ce qu’elle est (son fonctionnement psychologique). Pour suivre un schéma plus vraisemblable, plus proche d’un code « réaliste », on aurait eu un autre cas de figure : Ugarte se cachant derrière un rideau, comme dans le roman. La rétention du savoir eût été supérieure, comme le désir du spectateur de savoir. Il y a des mystifications qui se posent au spectateur comme un défi. Le film gagne donc en charge symbolique ce qu’il perd peut-être en « clarté » : le rideau de fumée qui isole les deux hommes fait plus sûrement écran qu’un lourd rideau de velours cramoisi.
25Les paroles mêmes de la chanson : « Put the blame on Mame » entretenaient avec la diégèse de Gilda un rapport étroit, puisque Ballin avait porté un toast empoisonné : « Maudite soit la garce qui a quitté Johnny ! », et Gilda avait bu à ce toast. Étant superstitieuse, elle avait, de ce jour, été terrifiée par Ballin. La chanson fonctionnait donc comme un écho de cette faute que les hommes rejettent toujours sur la femme, et que Gilda accepte en sachant qu’il y va de sa vie. Les paroles disaient ironiquement que lorsque la femme frissonne, cela entraîne un tremblement de terre à San Francisco27.
26Ici, la chanson fonctionne avant tout au niveau référentiel : Patsy Kensit incarne Rebeca imitant Rita Hayworth dans Gilda. Pourtant, un écho lointain du rapport entre le contenu de la chanson et le film peut être trouvé à deux niveaux dans Beltenebros : au niveau diégétique, Rebeca risque de payer pour Andrade dont elle protège la fuite, et au niveau spectaculaire, Rebeca a le tort, bien involontaire, de rappeler à Ugarte la première Rebeca Osorio, outre celui d’être belle et sans ressources, prisonnière du milieu de la prostitution. C’est l’autre point commun entre les deux films : il s’agit d’une femme vénale et qui ne peut se libérer, conformément aux titres raccoleurs des romans de la première Rebeca : « la Dame marquée », « Cœur enchaîné ». Les premières différences entre la chanson d’origine et celle de Beltenebros, sont le rythme, ici plus rapide, et la voix, beaucoup moins sensuelle et insistante. La chanson de Gilda durait 1 ’54, tandis que celle de Rebeca ne dure que 1 ’42. En revanche, il y a isochronie entre le temps que Gilda mettait ensuite à provoquer les hommes et à être ramenée « manu militari » jusqu’à Johnny, et celui que met Rebeca à terminer son numéro : une minute à chaque fois. Chaque geste est soigneusement imité : celui d’aller vers les premiers rangs de spectateurs, de faire valser ses cheveux, de les relever avec les mains, puis de retirer lentement son gant28. Conformément au spectacle de strip-tease, l’interprète met ce qu’il faut dans sa gestuelle pour satisfaire les clients, mais en même temps ne s’investit pas complètement, en ce sens qu’elle n’éprouve pas de plaisir à se donner en spectacle. C’est la grande subtilité du cinéma, capable de montrer en même temps quelqu’un qui donne à voir un spectacle, qui le fait correctement (on peut dire : « c’est un spectacle honnête », dans le sens où cela veut dire : « c’est un bon numéro ») mais qui ne « se donne pas » (on sent que l’interprète est obligée de faire ce qu’elle fait)29. Gilda faisait cela pour deux raisons : parce que cela lui plaisait et pour attirer l’attention de Johnny, et essayer de le ramener à elle. Son visage et son allure exprimaient donc un certain bonheur et un épanouissement. L’expression de Rebeca est loin d’être aussi heureuse et détendue. Beltenebros offre le paradoxe d’un spectacle de strip-tease qui comporte moins d’exhibitionnisme que le numéro de Gilda. La rupture se donne à voir en particulier à partir du moment où dans Gilda, le spectacle s’arrêtait : Gilda, ivre, jetait son autre gant à un spectateur, ainsi que son petit collier, et demandait si quelqu’un voulait l’aider à défaire sa fermeture éclair. L’employé chargé par Johnny de la surveiller l’obligeait alors à s’arrêter et l’emmenait. Au contraire, dans Beltenebros, c’est pour la deuxième partie que les clients sont venus. La musique change, se fait plus lente, plus vulgaire, pour souligner le clou du spectacle. Un contre-champ montre le commissaire captivé et tirant à petites bouffées sur sa cigarette : on mesure ici le contraste avec la situation de Gilda, où c’était le beau Johnny qui accourait au premier rang des spectateurs, furieux de la voir ainsi se donner en spectacle. Rebeca ôte son collier et le gros plan insiste sur son expression sérieuse, presque triste. En effet, c’est le moment où cesse l’identification à Gilda-Rita Hayworth, et où commence le strip-tease proprement dit, qui ne comporte aucune identification, aucun rôle. Le narrateur du roman ne faisait pas de différence entre ces deux étapes : l’esprit de Darman, perdu dans le labyrinthe d’actions et de temps répétitifs, captait la réalité de façon synthétique. Ainsi, trompé par la ressemblance entre les deux femmes, il croyait voir la première Rebeca sur la scène, et ne faisait nullement appel à sa raison pour combattre cette impression hallucinatoire. Le visage de Rebeca restait donc impassible, « comme s’il appartenait à une autre femme qui n’était pas là et qui ne pouvait pas être atteinte par l’indignité ni la luxure »30. En revanche, le film traduit plutôt la fragilité du personnage : c’est le cas dans le gros plan quand elle retire le collier, et encore plus dans la scène du métro quand elle retrouve Andrade, et dans la scène du début reprise à la fin (la fuite en train avec Darman). Elle ne jette le collier que de côté (comme les gants) : le tout doit resservir pour le prochain numéro, il n’est pas question d’en faire cadeau au public comme dans Gilda : dans le cinéma hollywoodien, on peut se payer le luxe d’alimenter le fétichisme des clients, ce n’est pas le cas dans le cadre sordide des bouges madrilènes. Rebeca garde d’ailleurs une attitude concentrée, comme si les clients n’existaient pas, alors que Gilda cherchait le contact pour rendre Johnny jaloux. C’est la différence fondamentale entre la scène de cabaret31 (dont se rapprochait Gilda, même si elle connotait une scène de strip-tease, qui restait suggérée, dans l’imaginaire du spectateur) et le véritable strip-tease.
27Rebeca retire alors lentement sa robe en la dégrafant sur le côté, et montre ses seins nus, sa culotte noire et ses jarretelles noires retenant les bas. En contrechamp, on voit Darman qui quitte le bar et pénètre dans les coulisses : la caméra le suit. On suppose que le numéro est fini et que Rebeca ne donne rien d’autre à voir de son corps, bien que la musique continue encore quelques secondes avant la rumeur de cris et d’applaudissements.
28Rebeca continue en quelque sorte son strip-tease dans sa loge (dans laquelle Darman s’est introduit sans y être invité) puisqu’elle enlève sa perruque, ses faux cils, l’excès de maquillage, tous les accoutrements de la femme fétichisée, avant de mettre une autre perruque et de changer de robe32. Cette séance de démaquillage produit une sensation de dévoilement plus grande que le précédent numéro. Tout est faux : les cheveux, les cils, l’identité. Seul semble vrai l’attachement à Andrade, la femme étant affolée à l’idée qu’il soit repris par la police.
29La citation de Gilda est donc ce qu’on peut appeler une citation ambiguë car il s’agit jusqu’à un certain point d’un hommage. Au-delà du témoignage socio-culturel d’un succès bien établi et attesté, l’instance énonciatrice se reconnaît dans un spectacle qui fait date pour toute la génération d’Espagnols de l’immédiat après-guerre. Le spectateur des années 90 qui voit la scène de Beltenebros a indubitablement envie de revoir le numéro du film d’origine. Mais, et c’est là la fragilité des références culturelles et des citations au cinéma, la scène risque de ne rien évoquer pour de jeunes générations. En ce sens, les citations directes, comme celle de La charge fantastique et de Les Révoltés du Bounty, forcément reconnues comme citations, peuvent (et normalement, doivent, si le processus fonctionne correctement) éveiller un désir cinéphilique parmi les jeunes spectateurs. En revanche, la citation indirecte, par imitation, s’adresse en priorité à un public averti : pour celui-là, le plaisir sera décuplé par la reconnaissance, et le sentiment que cette reconnaissance n’est pas un phénomène généralisé33. Le cinéphile sort renforcé dans sa cinéphilie, conforté dans la joie d’un savoir partagé, complice, avec l’instance énonciatrice. Mais d’un autre côté, la contextualisation marque la différence avec Gilda : là où l’amour-passion pouvait triompher, il n’y a plus que l’enchaînement sans espoir à un pays qui ne peut changer. Dans le film hollywoodien, le policier était un personnage sympathique qui permettait finalement au couple de repartir sain et sauf34, mais Beltenebros ne se passe pas en Amérique et la connaissance historique éclaire la diégèse, interdisant l’espoir du revirement optimiste qu’autorisait Gilda. En 1962 on est encore loin de la fin du régime dictatorial et de la répression durement exercée par la police. La citation consacre à la fois la scène cinématographique comme lieu d’expression des mythes, mais aussi la mort du cinéma hollywoodien : Rebeca n’est pas Gilda, et rien ne pourra vraiment la sauver. Dans le cinéma hollywoodien des amiées 40, le mieux, ou le bien (le « happy end ») est toujours possible, quelle que soit la violence de la crise. Dans le cinéma espagnol des années 90 (encore plus lorsqu’il se réfère à l’époque du franquisme), le mieux est toujours incertain, voire improbable. Le changement que Mario Camus et Juan Antonio Porto introduisent dans le scénario, apportant cette fuite en train des deux protagonistes, se trouve bien tempéré, nous l’avons déjà dit, par le tunnel final dans lequel ils s’engagent, symbolique d’un futur inconnu et effrayant. Au niveau du spectacle lui-même et non plus des personnages, le fait de faire advenir le strip-tease dans une scène où il n’était que suggéré, ne peut qu’apporter la déception : le mythe n’est plus intouchable, il peut être manipulé. Dans le roman, la déception existait déjà, mais elle était déplacée. Darman ressentait en effet ce spectacle dégradant comme une profanation à la mémoire de la première Rebeca, qui restait dans son souvenir comme une vision sublimée de la Femme, quelque chose comme l’Éternel Féminin des poètes (et ceci en dépit de l’accouplement qualifié « d’animal » entre Valdivia et elle, dont Darman avait été le témoin). Dans le film, la filiation est supprimée, et donc une partie des liens entre passé et présent : si l’on voit que le souvenir de la première Rebeca est obsédant pour Darman, lié au sentiment de culpabilité, ce n’est pas le physique de la deuxième qui lui rappelle la première. L’imitation de Gilda n’est pas médiatisée par les sentiments de Darman. C’est le spectateur lui-même qui est interpellé, dans son rapport au mythe de la star hollywoodienne. Et la monstration ne va pas sans une certaine dégradation du mythe. Nous verrons comment l’ambiguïté n’est pas absente non plus des autres citations cinématographiques, quoique de façon bien différente.
2.4. Images abymées
« Il était fatal que le cinéma, dans la crise de l’image-action, passe par des réflexions mélancoliques hégéliennes sur sa propre mort : n’ayant plus d’histoire à raconter, il se prendrait lui-même pour objet et ne pourrait plus raconter que sa propre histoire ».
Gilles Deleuze (L’image-temps)
30Il est donc une autre forme de mise en abyme, plus fréquente au cinéma, qui est également présente dans Beltenebros, film infiniment riche en miroitements réflexifs : la monstration d’un autre film à l’intérieur du film.
31La première occurrence d’écran second intervient lors du plus long flash-back, celui qui montre l’arrivée de Darman en 1946 au cinéma « Universal » et l’enchaînement des événements jusqu’à l’assassinat de Walter. Le spectateur de Beltenebros est préalablement instruit de l’extrait qu’il va voir puisque Darman est d’abord présenté au comptoir du café, regardant à travers la vitre l’affiche du film : Murier on con las botas puestas (La charge fantastique). Ce film de Raoul Walsh retrace la vie légendaire du général Custer, qui mourut prématurément à la terrible bataille de Little Big Horn en 1876, où quelques centaines de tuniques bleues se firent massacrer par des milliers de Sioux commandés par les chefs Crazy Horse et Sitting Bull. Conformément à une phrase célèbre d’un autre western, L’homme qui tua Liberty Valance, (John Ford, 1961), et prononcée par des journalistes : « Dans l’Ouest, quand la légende est plus belle que la réalité, on imprime la légende », il semble bien que le Custer historique ait été un personnage bien éloigné de la figure héroïque consacrée par le panégyrique effréné du film de Walsh, et incarné par la vedette des films d’aventure de l’époque : l’acteur Errol Flynn. En effet la bataille contre les Sioux ne fut pas un sublime geste d’héroïsme, mais une triste erreur stratégique d’un chef incompétent et grand massacreur d’indiens. Le choix de l’héroïsme est aussi à mettre en rapport avec la situation du pays en 1941 : l’épopée de la lutte contre les Indiens fournit le mythe comme élément galvanisateur à une Amérique qui va entrer dans la Seconde guerre mondiale. Après le tournant inauguré par La flèche brisée, (Delmer Daves, 1950), l’avènement du western pro-indien présenta désormais Custer comme un officier belliciste et sanguinaire. À l’opposé du mythe, le personnage subit une déformation caricaturale dans la saga picaresque d’Arthur Penn : Little Big Man (1970), où il apparaît comme un ridicule blondinet fier de ses moustaches et de ses jugements péremptoires. Dans la réalité, Custer fut idolâtré par sa femme qui contribua largement à édifier sa légende. Le propos de Pilar Miró en citant le film de Raoul Walsh, n’est certes pas de dénoncer les sous-entendus bellicistes de cette hagiographie35 (même si le lien se crée ironiquement entre le film emboîté et le récit premier), mais de rendre hommage à la fabuleuse machine narrative hollywoodienne.
32Dans cette première occurrence, on entend : « Monsieur Custer », tandis qu’on aperçoit en amorce Darman assis à droite, regardant l’écran. Il s’agit d’un épisode comique : le jeune soldat Custer heurte son supérieur qu’il n’avait pas vu et qui lui enjoint de se présenter au bureau du commandant où il est attendu. Plein de désinvolture, le jeune homme met son fusil dans les bras du sergent et court dans la direction opposée au bureau du commandant, pour rattraper la ravissante nièce du colonel Bacon et lui expliquer qu’il n’avait pu lui parler auparavant, étant de garde. La jeune fille, charmante dans sa longue robe blanche et sa capeline, offre un contraste amusant avec un code militaire dont elle ignore la rigueur : « Dites à Oncle Phil que vous étiez avec moi ». Pendant tout le dialogue entre Custer et miss Bacon36, on voit Rebeca Osorio entrer dans la salle de cinéma et venir s’asseoir à côté de Darman. Après quelques commentaires à voix basse sur le peu de valeur des romans écrits par Rebeca, cette dernière sort en disant à Darman de la retrouver à la sortie du cinéma à la fin du film. Lorsque le spectateur est confronté à un tel dispositif, il ne peut s’empêcher d’établir le lien entre les deux séries : ainsi par exemple, les héros du film se séparent en imaginant qu’ils se reverront bientôt (« La vie est pleine de surprises » dit malicieusement la jeune fille), au moment où Rebeca donne rendez-vous à Darman.
33Et pourtant, on ne pourrait imaginer un contraste plus grand avec le lieu et le contexte politique et social où se déroule l’histoire de Beltenebros : dans le film premier, tout n’est qu’obscurité, clandestinité, doute, peur et violence. Sur l’écran second, tout est jeunesse, beauté, charme, lumière et insouciance. Darman est comme l’envers négatif du jeune Custer. Certes, lui aussi fait preuve d’une certaine insoumission vis-à-vis des ordres qu’on lui transmet : dans le récit premier (le démarrage du récit, situé en 1962), il refuse tout d’abord de se rendre à Madrid pour exécuter Andrade. Mais l’écran second agit surtout ici comme effet de contraste, comme un écho du divertissement, de la fonction d’évasion que les Espagnols recherchaient dans le cinéma en ces années si dures de l’après-guerre37.
34Du moins ceci est-il dans les consciences, comme une donnée historique réelle, même si elle n’est nullement développée ici : en effet, il y a très peu de monde à cette séance de cinéma, et le public est d’un calme absolu, ne réagissant pas du tout au spectacle38. Ceci est à l’image de Darman qui ne se projette à aucun moment dans ce qui se déroule sous ses yeux : le cinéma n’est qu’un lieu de rencontre, rien d’autre que sa mission ne peut retenir son attention. D’un autre côté, ce n’est pas pour rien que le « quartier général » de Walter est justement un cinéma : c’est toujours la cinéphilie du romancier redoublée par celle de la réalisatrice qui favorise le discours du cinéma sur lui-même.
35La mise en abyme dans les films de Pilar Miró offre donc l’intéressant avantage de présenter deux attitudes spectatorielles totalement opposées : depuis le détachement absolu de Darman jusqu’à l’identification complète d’Andrea dans Gary Cooper... En effet, Andrea met en scène la dramatique de Huis clos pour la Télévision, mais le tournage s’apparente beaucoup à un tournage de film cinématographique, à deux différences près : tout d’abord, le tournage s’effectue en décors (sur un plateau) et le choix de la pièce permet une grande économie de moyens, puisque l’action se passe dans une seule pièce avec trois acteurs et des accessoires très limités. La deuxième différence est le relatif isolement de la réalisatrice, avec les techniciens, dans une cabine face aux différents écrans de télévision (et non tout près des acteurs, comme lors d’un tournage de cinéma). Ce relatif isolement est prétexte à la colère d’Andrea, qui doit se déplacer sur le plateau pour voir ce qui a interrompu momentanément le tournage. On assiste donc dans Gary Cooper... à cette autre modalité de mise en abyme, moins spectaculaire : filmer le cinéma au travail. C’est le début du film : l’arrivée d’Andrea au studio et l’atmosphère conflictuelle qui s’instaure, avec l’incident du sofa rose choisi par le décorateur et l’interview empoisonnée menée par Begoña. Dans une deuxième occurrence, on assiste à une répétition, elle aussi source de conflits, suivie de la conversation avec l’acteur. Un troisième fragment montre enfin l’enregistrement proprement dit de la pièce, qui doit encore s’interrompre à cause de petits incidents. C’est précisément à ce moment délicat où Andrea sait qu’elle prend du retard, que son chef vient lui rappeler les impératifs d’horaires. Il revient un peu plus tard, alors qu’elle est en train de finir les retouches exigées pour le programme musical d’Ana Belén et Victor °Manuel, pour l’inviter à déjeuner et la prévenir qu’on a enfin la possibilité financière de mener à bien le tournage de son premier long-métrage : Los pazos de Ulloa, projet qu’elle est obligée de refuser. Enfin, vers la fin du film, c’est le passage le plus spectaculaire de mise en abyme, quoique le plus court. La totalité des passages qui concernent directement le travail d’Andrea à la Télévision occupe 23’30.
36Dans la dernière occurrence d’enregistrement de Huis clos, Andrea qui connaît la pièce par cœur, récite mentalement le texte que disent les acteurs : on voit ses lèvres bouger tandis qu’elle observe l’écran, absorbée, tout entière tendue vers le texte. La tension est double : elle est certes celle de la réalisatrice consciencieuse qui demande à tous ses collaborateurs le meilleur d’eux-mêmes (c’est la vigilance minimale). Mais c’est surtout celle de la spectatrice (vigilance maximale) pour qui le texte fait sens avec acuité. L’originalité de cette séquence consiste à lier en un même personnage les réactions de créateur et de spectateur privilégié, d’émetteur et de récepteur. Dans la mesure où Andrea est le porte-parole de Pilar Miró39, le message existentialiste est porteur d’un contenu idéologique auquel elle adhère, mais aujourd’hui, il signifie quelque chose de précis pour elle. C’est le processus même de la projection et de l’identification auquel on assiste là40. « On meurt toujours trop tôt ou trop tard » : la mort n’existe pas de la même façon quand il s’agit de celle des autres. À l’opposé de la fonction gratifiante d’un cinéma d’évasion (sur le modèle du cinéma hollywoodien dont La charge fantastique est un bon exemple), la pièce de Sartre ne distrait pas Andrea d’elle-même : au contraire, elle la ramène à ce qui est sa pensée obsédante. Il y a certes tout un éventail de sentiments dans nos réactions face à la mort : depuis celle des étrangers, qui nous indiffère, à celle de nos proches, qui nous bouleverse, et à la nôtre propre. Garcin et Inés semblent s’adresser directement à Andrea. Il y a donc plusieurs strates de réception du message par Andrea : la perception de ce qui va bien ou mal dans le studio, de la façon dont tel acteur interprète bien ou moins bien son rôle, tout ceci est la conscience superficielle, semblable à la conscience qu’a un spectateur de cinéma d’être assis plus ou moins confortablement par exemple. Mais le contenu du dialogue est ce qui vibre, ce qui précisément devait être dit à ce moment-là. Le personnage d’Andrea dans son rapport au tournage de la dramatique, rappelle la polysémie du verbe « assister » : à la fois être témoin et être adjuvant. À aucun moment il ne nous est donné de voir un spectateur « banal ». Darman, pour autant qu’on puisse en juger, est « absent » au spectacle, et son attitude rappelle le calembour de Christian Metz qui définissait le cinéma comme un « festin furtif, non un festin festif »41. À l’autre bout, Andrea est l’expression même de la plus grande présence. Lorsqu’elle est chez elle, le dernier soir avant son entrée en clinique, elle allume la télévision et voit quelques plans de Fort Bravo : ce western la ramène encore à la nostalgie, au cinéma qu’elle a tant aimé et qui l’a aidée à vivre. Peut-être est-ce pour cela qu’elle n’a pas le courage de regarder le film, ou bien peut-être est-elle trop absorbée par sa propre angoisse pour se laisser encore captiver par une fiction. Le film Gary Cooper... sollicite à son tour l’identification spectatorielle, et la réalisatrice a déclaré que la monstration de cette expérience douloureuse dont elle s’était finalement tirée pouvait constituer une aide pour des spectateurs se trouvant dans la même situation (l’angoisse de la mort avant une opération). Il y a donc deux types d’identifications désignées : celle du spectateur courant qui compatit aux malheurs d’Andrea, et celle du spectateur particulier qui connaît de l’intérieur la même souffrance, et qui regarde les acteurs de Huis clos en s’identifiant de la même façon qu’Andrea et qui expérimente un phénomène de sur-identification avec la femme qui est à l’écran.
37L’emboîtement des processus identificatoires conserve une part de mystère, puisque le « créateur » de Darman, Antonio Muñoz Molina, s’est lui-même « reconnu » en lui, malgré le peu d’extériorisation des sentiments du personnage dans le film, ou peut-être justement à cause de cela, puisque dans le roman déjà, le personnage fonctionnait selon des stéréotypes cinématographiques. « Mais c’est lui, c’est Darman ! » s’était-il écrié. Extraordinaire richesse du personnage du spectateur quand il se trouve aussi être le créateur. Beltenebros renvoie d’une autre façon à l’acte de création : par son extrême détachement, Darman nous permet de nous centrer non pas sur la « psychologie des personnages », mais sur le méta-discours cinématographique : la fascination (réelle et attestée) de la réalisatrice envers les deux films représentés, même si une part de hasard a présidé au choix, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs42, et les rapports qui se nouent insidieusement entre discours et méta-discours, d’autant plus insidieusement justement que le personnage ne se sent pas impliqué. S’il l’est d’une certaine façon, il n’en est pas conscient (Darman est de toute façon conscient de très peu de choses pendant la plus grande partie du film). Daman est d’ailleurs aussi piètre lecteur que spectateur : lorsque Rebeca l’interroge au sujet de son livre, il avoue ne pas l’avoir achevé. Rebeca dit d’abord que c’est mieux ainsi, mais plus tard, elle apporte à Daman dans sa chambre une pile de livres et Daman insiste pour qu’elle y joigne les siens, malgré le fait qu’ils se ressemblent tous si fort. Le personnage de la première Rebeca, confinée dans les combles de ce cinéma où elle écrit sans discontinuer, avec le son des films en bruit de fond, est le type même de personnage sur le bord de la réalité (celle de la diégèse filmique) et de la fiction, celle des films emboîtés, mais aussi celle de ses rêves, de ses fantasmes : l’écriture de ces romans à l’eau de rose, dont il est illusoire de croire qu’ils sont d’une certaine efficacité dans la lutte souterraine contre le régime en place. Le personnage est comme la traduction de cette frontière très floue entre réalité historique, croyances des personnages, et milieu fictionnel dans lequel ils évoluent. Le plan le plus exemplaire à cet égard est celui où Daman, qui était assis sur le lit de la deuxième Rebeca et feuilletait un roman de la première, se trouve transporté à l’époque bienheureuse où celle-ci les écrivait. Daman est debout derrière elle tandis qu’elle tape à la machine (écriture d’une œuvre de fiction, mais codée, donc avec utilité directe dans la « réalité » de la diégèse), et une douce complicité les unit (le fantasme d’une tendre amitié : tout cela n’est qu’un rêve et va s’écrouler). Le plan dans sa composition plastique est traité comme un tableau, avec les deux personnages décentrés sur la gauche, au fond, dans l’encadrement de la porte ; et au premier plan sur la table un compotier d’oranges comme une nature morte. En dehors du bruit de la machine, on entend au loin l’écho du cinéma, la célèbre marche de la Cavalerie dans They died... : le film dans sa deuxième occurrence est ainsi évoqué uniquement de façon sonore, avant d’apparaître à nouveau sur l’écran second, et de façon insistante, dans l’extrait qui marque la confrontation finale de Daman et Ugarte. On assiste ensuite à une brève entrevue entre Daman et Walter. Lorsque ce dernier demande directement si en haut lieu on a perdu confiance en lui, Daman se contente de répondre qu’il s’en ira dans deux jours, ce qui met Walter en position de confirmer son sens de l’hospitalité (« Tu peux rester ou t’en aller quand tu veux »)43.
38Suit la scène érotique entre Valdivia et Rebeca, à laquelle assiste Daman. Cette répétition de la scène primitive, en même temps que l’attitude voyeuriste de Daman (la réplique de cette scène dans l’épisode de 1962 est l’assistance au numéro de strip-tease de la deuxième Rebeca), est la confirmation d’un rapport mal défini entre les deux « camarades » : Valdivia est-il un frère (qui s’avère être un faux-frère, un traître), ou une figure paternelle qui déçoit son fils spirituel ? Le film propose successivement les deux interprétations (le plan où Daman assiste à la « scène primitive » fait pencher en faveur de la deuxième interprétation), pour de toute façon les transcender toutes deux par l’histrionisme du personnage du commissaire dans la scène finale, de façon à évincer toute interprétation psychanalytique en faveur d’une pure représentation de cinéma : un simple rôle, un dernier numéro interprété sur scène, faisant ainsi de Valdivia-Ugarte un acteur, à la fois acteur de théâtre et acteur de cinéma. À quoi renvoie le cinéma ? À lui-même : d’un bout à l’autre, c’est ainsi que l’on peut « lire » Beltenebros. L’attitude même de Darman, sa scopophilie, est encore un indice de la réflexivité du film : le spectateur est, comme Darman, un « tout regardant ».
39Après la scène érotique à laquelle assiste Darman, Rebeca vient s’excuser (« Ne me juge pas d’après ce que tu as vu »)44 et l’assurer de la loyauté de Walter. On entend alors, quand elle sort de la chambre, le son d’un autre film : celui de Les révoltés du Bounty, (Frank Lloyd, 1935). Il y a ici le même procédé que dans El crimen de Cuenca, à savoir l’anticipation du son sur l’image. Anticipation qui suppose une ellipse importante puisque les plans suivants correspondent à une projection qui a lieu le lendemain de la discussion entre Darman et Rebeca et cette anticipation marque donc l’accélération du temps qui entraîne inexorablement Darman à commettre son erreur irréparable. La même sensation d’accélération du temps est rendue dans les moments qui précèdent la mort d’Andrade, par une série d’ellipses, de ruptures inexpliquées que nous avons déjà mentionnées : du coup de pistolet de Luque sur la terrasse de l’hôtel aux retrouvailles avec Ugarte et Rebeca dans le cinéma, il est impossible d’évaluer le temps qui s’est écoulé. Le décrochage par rapport au temps chronologique et à la « réalité » des faits est perceptible.
40Le procédé visuel qui introduit la projection du film de pirates est le même que pour la citation de They died... Une vue extérieure du cinéma nous montre l’affiche et le titre : Rebelión a bordo, mais cette fois le point de vue est extérieur et ne peut être rapporté à Darman. Le plan de l’affiche est une simple commodité, un recours pour que le spectateur sache de quoi il s’agit sans développer de commentaires. La vision du film est même dans un plan suivant rapportée à Walter, le projectionniste, qui regarde à travers la petite lucarne : c’est le moment de la confrontation entre le capitaine Bligh (Charles Laughton) et son second, Fletcher Christian (Clark Gable), révolté par les méthodes barbares de celui-ci. Après la réalisatrice (Andrea dans Gary Cooper...) et le spectateur (Darman), on a donc ici fugitivement le regard d’un autre homme du cinéma : le projectionniste. Là encore, le lien entre les deux séries s’insinue, malgré la brièveté de la scène entrevue : un homme se révolte contre une organisation impitoyable et injuste. Le film pose le problème extrêmement politique du commandement : la responsabilité d’un chef envers ses hommes, les limites de l’autorité (quand elle confine au sadisme), et la mise en doute de la nécessité du sacrifice des individus pour la bonne marche du navire (la collectivité). La véritable « rébellion à bord » aura lieu plus tard, lorsque Darman reviendra dans le cinéma pour tuer Valdivia, le vrai responsable. Il y a également coïncidence entre la solennité des deux moments : dans les deux cas, c’est l’imminence de la crise. La violence contenue dans le discours de l’écran second va advenir dans la diégèse du film premier : « Les autres capitaines ne traitaient pas leurs marins de voleurs, et ne les rouaient pas de coups »45. Dans le film second, le capitaine ordonne de réunir l’équipage, et au moment où il crie : « Attention ! », une série de gros plans montre Valdivia fermant une porte à clé et Darman empoignant son pistolet. Au moment où il le charge et cale son chapeau, on entend le moment crucial du discours du capitaine : « On appliquera la peine de mort... » Symboliquement, Walter éteint ensuite les lumières : le film est fini46. La fin du film, dans Beltenebros, c’est toujours la mort de quelqu’un : celle de Walter d’abord, et à la fin, celle de Valdivia-Ugarte. Dans la vie réelle, lorsque les lumières reviennent dans la salle, par exemple après la mort du héros et sa glorification (They died...), le spectateur émerge à nouveau, cette sortie de la fiction étant parfois un peu douloureuse. Il s’agit d’abandonner le principe de plaisir (lié à la fiction), pour revenir au principe de réalité. La mort de l’un des personnages à l’issue de la séance de cinéma est comme une figuration symbolique de cette émergence difficile, de cet attachement à la fiction : le rêveur aimerait mieux continuer à rêver. S’il se réveille, ce n’est pas la vie qui l’attend, mais la mort. Sans chercher de véritables liens entre le film premier et l’extrait de Mutiny on the Bounty, si court, il est toutefois intéressant de signaler que le jeune officier révolté, Fletcher Christian, après avoir fondé une famille à Tahiti, s’enfuit avec femme, enfant et marins pour ne pas être repris par la marine britannique et condamné à mort. Il échoue le Bounty sur les rochers et brûle le navire pour que personne ne puisse désormais repartir. Sur son île d’exilé, il souffrira toujours des conséquences de son acte. C’est donc une fin qui ne correspond guère au schéma classique des films d’aventures. Nul n’est pleinement satisfait, ni le capitaine Bligh, qui avait juré de voir son ennemi pendu à la grand-vergue, ni Fletcher qui a été acculé à une rébellion irréparable. On ne peut que constater la similitude avec Beltenebros, où la fin du commissaire n’est pas la fin de la dictature, et où l’avenir des protagonistes s’avère si incertain.
41Toutefois, la fascination pour le cinéma n’est pas lié au contenu idéologique explicite des films. Ainsi, Mutiny on the Bounty est un film intéressant par son absence de manichéisme et même par une certaine ambiguïté, tandis que They died... est dans la droite ligne du western classique qui glorifie les valeurs établies et les hommes qui les incarnent. L’idée de Roland Barthes selon laquelle le plaisir que l’on prend à la lecture d’un texte est indépendant de son contenu idéologique, est transposable au cinéma, et pleinement revendiquée dans Beltenebros, où coexistent des références filmiques si variées. Barthes écrivait :
Juger un texte selon le plaisir, ne pas entrer dans un jeu de prédicats normatifs : c’est trop ceci, ce n’est pas assez cela ; le texte (...) ne peut m’arracher que ce jugement, nullement adjectif : c’est ça ! Et plus encore : c’est cela pour moi !47
42La liberté du spectateur, comme celle du lecteur (et cela va de soi, comme celle du créateur), ne doit pas se voir imposer de limites, et en ce sens, Pilar Miró échappe aux contraintes idéologiques dans lesquelles certains ont voulu l’enfermer.
43La fin de Beltenebros consacre l’apogée du procédé réflexif de l’emboîtement des images. L’entrée dans le cinéma passe d’abord par le café d’en face d’où on l’observe : commodité pratique qui permet de cadrer ce qui va ensuite être présenté. C’est bien sûr une répétition quasi rituelle des faits : Darman remet ses pas dans les mêmes empreintes et répète les mêmes gestes, à peu de choses près. Au lieu d’un café crème, c’est un brandy qu’il termine d’un trait pour se donner du courage avant l’affrontement final, comme dans les westerns où une série de tirs nourris nettoie enfin la ville des méchants qui y sévissaient. C’est bien la scène à laquelle on va assister, en accord avec le prélude à la scène de l’écran second (le massacre de Little Big Horn). Ainsi se superposent les différentes références cinématographiques : film d’espionnage, de gangsters48, thriller, western. La reprise du même personnage refaisant les mêmes gestes dans les mêmes lieux ne peut qu’emphatiser le seul changement notable : le café est intact, mais le cinéma est désaffecté. Les affiches qui pendent lamentablement, les lettres au néon manquantes dans le titre : « Cinema Universal », rendent patents l’usure du temps, l’inexorable processus de dégradation qu’il fait subir au lieu, et pas n’importe quel lieu : celui d’un cinéma. C’est ainsi l’inverse de ce qu’on voit souvent dans les documentaires par exemple : une image fixe qui s’anime brusquement figure le passage de la photo au cinéma. Ou bien, une surimpression du même plan permet de passer d’un film en noir et blanc à un film en couleurs49, marquant l’avance du temps comme progrès. Ici au contraire, l’avance du temps est synonyme de destruction. Le cinéma lui-même est devenu un lieu mort. On ne peut pas ne pas lire cette image (outre la structure temporelle cyclique dans laquelle est enfermé le personnage), sur un plan méta-diégétique, comme une vision pessimiste du cinéma d’aujourd’hui sur son propre avenir : des petites salles qui ferment, comme le petit commerce écrasé par les grandes surfaces, et la survie difficile de ce que l’on a appelé « cinéma d’auteur ».
44Après avoir fait sonner sa pièce sur le comptoir, Darman resserre sa cravate avant de sortir : autre tic gestuel équivalent de celui de caler son chapeau qu’il avait eu avant de tuer Walter. Arrivant au « pas de charge » dans le cinéma, il entend les clairons de La charge.... Pendant 32 secondes exactement, on entend le son du film second sans voir l’écran, ce qui renforce la dimension ludique entre l’instance énonciatrice et le spectateur. Comme nous le disions précédemment, plus celui-ci est averti et plus il éprouve de satisfaction à reconnaître l’épopée du général Custer, déjà apparue dans le film premier. Michel Chion intitulait avec humour l’un de ses chapitres dans Le son au cinéma : « Pour qui sonnent ces clairons ? »
Lorsqu’il y a une guerre et retentit la musique de charge, personne ne peut dire vraiment pour quoi, à l’intention de qui, uniquement et précisément, sonnent ces clairons50.
45Rien de plus approprié à cette séquence. En effet, les clairons sonnent tout d’abord pour les tuniques bleues, leur rappelant que les renforts arriveront trop tard et qu’ils vont à la mort. Ils rappellent donc à Custer la nécessité d’un bref adieu à sa femme pour rejoindre son régiment, et c’est pourquoi il brise la montre qu’il emportait toujours en campagne : il n’a plus besoin de mesurer le temps51. Pour Darman, les clairons se chargent d’un sens ironique : lui aussi doit accomplir son devoir et mettre à mort le traître qui démantèle l’organisation. Mais a-t-il l’étoffe d’un héros ? Il a déjà été répondu négativement à cette question. De toute façon, les clairons retentissent aussi pour le spectateur, annonçant le prochain dénouement. Dans un premier temps, le temps cinématographique, à l’inverse du temps diégétique, semble doté de capacités extraordinaires, dont celle de pouvoir briser le continuum implacable de Chronos, puisqu’il continue à nous présenter sur l’écran des héros éternellement jeunes et beaux52. Le rêve peut s’installer à chaque nouvelle projection.
46Or dans le cinéma désaffecté, le film se déroule sans projectionniste. Lui qui est d’ordinaire tout autant un démiurge que le metteur en scène derrière sa caméra au moment du tournage, est mort depuis longtemps. L’objet-cinéma apparaît donc doté, dans une dimension fantastique53, d’une nouvelle et effrayante autonomie : on croyait le lieu mort et le voilà qui s’anime. La situation rappelle la chimère inventée par Adolfo Bioy Casares dans L’invention de Morel : un film éternellement reprojeté est censé assurer l’éternité d’une scène et de ses protagonistes : « Les morts les plus récents feront devant nos yeux une forêt aussi dense que les morts les plus anciens ». De même que le rêveur ne contrôle pas ses rêves, plus personne ne contrôle cette pellicule, qui va jouer un rôle de premier plan, alliée imprévisible de Darman dans sa destruction de Ugarte. C’est pourquoi le film projeté acquiert une grandeur insoupçonnée jusqu’alors. Dans le roman de Muñoz Molina, le film projeté n’avait rien d’héroïque, c’était une banale histoire d’amour qui subissait un processus dépréciatif :
L’écran apparaissait beaucoup plus petit avec la distance et dans le noir, un rectangle silencieux aux couleurs agressives, où un homme et une femme blonde voyageaient en automobile à travers une nuit aux reflets bleutés et conversaient sans paroles, une nuit fausse et rapide de transparence cinématographique54.
47L’adaptation cinématographique prend le contre-pied de cette phrase : les personnages du film second apparaissent immenses, par l’irruption sur la scène de Valdivia-Ugarte. Lui est ridiculement petit et laid, gesticulant et caricatural, devant les têtes gigantesques de Custer et sa femme, dont la beauté et la jeunesse sont soulignées par la fréquence des gros plans. Instituant un brouillage dans la réception, l’interférence des deux séries plonge le spectateur dans un dilemme forcément frustrant : il faut être attentif à ce qui arrive dans le film premier, mais on aimerait bien cependant percevoir ce que disent les personnages du film second. Le ressentiment contre Ugarte s’accroît chez le spectateur, privé du plaisir délicieusement régressif du culte de la star, à cause des hurlements d’un histrion. Le personnage surdéterminé attire sur lui toutes les foudres : plus qu’un émissaire du régime franquiste, Ugarte est à ce moment un trublion qu’il faut évacuer. En renonçant à sa place normale de spectateur et en investissant la scène, Ugarte perd la grandeur que confère le mystère55. Avec aplomb, il inverse les rôles : de voyeur, il se fait exhibitionniste : « Regarde-moi ! » crie-t-il à Darman juste avant de mourir. Cette transgression va lui coûter cher. On ne se moque pas impunément du cinéma. C’est donc l’objet dans sa technicité même (la pellicule) qui intervient pour « aider » Darman à tuer le méchant. Il ne s’agit pas du procédé déjà vu depuis Sherlock Junior (Buster Keaton, 1924), où le héros monte sur scène et intervient dans le film auquel il assiste. Il ne s’agit pas non plus du procédé inverse, employé par Woody Allen dans La rose pourpre du Caire (1984), où l’acteur du film se révolte contre sa situation d’image et descend de l’écran pour intervenir dans la vie « réelle » et rejoindre la jeune spectatrice amoureuse de lui. Ici, aucune interférence entre les deux séries diégétiques. Le lien ne peut être établi que par volonté expresse du spectateur, par opération intellectuelle a posteriori. Il ne s’agit pas pour Darman d’être à la hauteur du héros représenté sur l’écran second (au moment de l’adieu final, Custer et sa femme dissimulent leur émoi derrière le ton badin que leur dicte leur vaillance), il s’agit pour l’instance énonciatrice d’être à la hauteur de son illustre prédécesseur pour faire de cette scène du cinéma une vraie scène de cinéma. Darman est enfin parvenu à la connaissance : le cinéma où se reflète tout un monde d’images mouvantes, fugaces et incertaines, est donné à l’inverse de la caverne platonicienne, comme le lieu de la révélation. Tout est consommé, et bientôt, consumé.
48Vient le moment où Darman pose à Valdivia-Ugarte la question qui le tourmente depuis si longtemps : « Qu’as-tu fait de Rebeca Osorio ? » Le traître se retourne vers l’écran, étouffant une sorte de sanglot ou de râle. À ce moment, c’est le visage d’Elizabeth Custer (Olivia de Havilland) que l’on voit en gros plan, contenant sa douleur et retenant ses sanglots. L’histrionisme du personnage au premier plan est rendu plus évident par la retenue des personnages de l’écran second. L’identité usurpée du commissaire Ugarte est de plus courte durée que l’identité de héros que forgea à son mari Elizabeth Custer : la figure mythique est consacrée par le cinéma. Quant au commissaire, il refuse d’entendre la vérité, ordonne à Darman de se taire, et gesticule comme un fou. Selon l’équivalence que nous avons déjà dégagée entre lumière et vérité, c’est la pelliculle qui s’embrase alors. Ugarte, qui ne voulait point entendre, est aveuglé par la lumière. Au moment où il hurle : « Cette lumière, éteignez cette lumière ! », Elizabeth Custer s’évanouit dans l’écran second, consacrant ainsi de façon plastique la chute simultanée des deux corps, et l’image de la mort dans les deux récits filmiques. C’est le cinéma qui provoque la mort de Valdivia, mais par glissement métonymique, c’est en mourant qu’il donne la mort. De gigantesques taches envahissent l’écran et en lieu et place des héros d’Hollywood, le film se consume sous nos yeux. L’image est donc pathétique car la mort du « méchant » de cinéma ne va pas sans la destruction du film et celle du lieu-cinéma. Ainsi, à la fulgurance du rappel d’un chef-d’œuvre est liée indéfectiblement l’idée de sa possible destruction56. À propos de la fin d’un autre film de Raoul Walsh, L’enfer est à lui, (1949), Tom Conley écrit :
Fin de l’ère qu’il symbolise, point final à bien des genres hollywoodiens, la chaleur blanche de L’enfer est à lui fait un autodafé des accessoires du film noir, du film de guerre, du morne thriller série B, du drame psychologique, du mélo d’amour et de la comédie de situation. Enveloppés de flammes, ils quittent la scène dans une grandiose conflagration57.
49Le cinéma brûle ses propres icônes, montrant par là dans un mouvement paradoxal la fragilité du mythe qu’il a lui-même édifié. Au niveau diégétique, la mise en abyme correspond pleinement à la construction fondée sur les figures du double : deux Rebeca, deux innocents abattus : Walter et Andrade, deux Darman (un homme assez jeune et un homme mûr), un faux héros (Valdivia) et un vrai traître (Ugarte). Ces figures du double se détruisent avec la mort d’Andrade, celle de la première Rebeca, celle du commissaire, et le réveil de la conscience de Darman. Les lunettes elles-mêmes, métaphore du signe du double, ne reflètent plus que le feu qui a raison de tout. La scène finale consacre le cinéma comme le lieu de toutes les pulsions et de tous les achèvements. La série diégétique madrilène évacue la splendeur romanesque présente chez Raoul Walsh, et Darman n’assume pas dans le film l’affirmation idéale du moi rêvée à certains moments dans le roman (« Il me restait la possibilité imaginaire et héroïque de la sauver »58, fantasme Darman en regardant Rebeca). L’admonestation finale à Ugarte : « N’as-tu pas honte de tout ce que tu as fait, de ce que tu continues à faire chaque jour ? » n’est qu’un dialogue de surface. Les mots les plus lourds de sens sont ceux qui sont lâchés comme par inadvertance, comme le « Je croyais que tu étais le meilleur », que nous avons déjà commenté. Le seul héros, c’est bien le cinéma lui-même, dont on annonce pathétiquement la possible mort. Après la fuite de Darman et Rebeca dans le cinéma qui est la proie des flammes, « le spectacle continue » puisqu’en montage cut, on assiste à l’épilogue dans le train qui les emmène vers la frontière portugaise. Une mort « de cinéma » peut sans doute chasser le cauchemar de la mort du cinéma.
50Si les extraits de They died with their boots on et de Mutiny on the Bounty constituent pour le spectateur une forme d’emboîtement immédiatement perceptible, en revanche tout ce qui fait le « style » du film : le physique et la gestuelle des personnages, le cadre urbain nocturne et lugubre, et le recours à certains procédés formels comme l’embrayage par la voix off, l’emploi réitéré du flash-back, la structure de rêve, sont des données empruntées au film noir. La fin de l’histoire étant connue de la voix off depuis le début du film, les péripéties sont perçues comme devant y mener de façon inexorable, suivant l’implacable loi d’une involution programmée. L’esthétique du film noir est donc à l’opposé de l’idéalisme de la lutte politique destinée à changer le monde. Les films noirs, historiquement datés à partir de 1941 (Le faucon maltais), et reproduisant la narration d’une Histoire déstabilisée, vont d’ailleurs à contre-courant de l’idéologie de l’engagement prônée par les films de guerre, à la gloire de l’armée américaine. La fin de Beltenebros montre que le film n’emprunte pas seulement au genre dont il s’inspire une esthétique qui serait vide de contenu, mais reproduit au niveau idéologique et vital les mêmes incertitudes. C’est d’ailleurs Valdivia qui regrette l’heureuse époque des certitudes qui fut celle de la guerre civile : pendant la lutte armée, les individus semblent trouver une place nécessaire, tandis que l’après-guerre marque pour les individus la domination de leur vie par un destin apparemment incompréhensible. Le « retour du soldat », thème largement illustré par le cinéma américain, est encore beaucoup plus difficile dans le cadre hispanique d’une guerre fratricide où les vaincus doivent s’incliner sous le joug des vainqueurs59.
51Si les images emboîtées sont une caractéristique formelle propre à Beltenebros, consacrant ainsi au niveau du texte filmique les retrouvailles avec un cinéma mythique (ce pourquoi nous avons intitulé ce chapitre « le temps retrouvé »), il est une autre caractéristique formelle, celle-là plus généralisée : l’arrêt sur la dernière image d’un film.
3. Le temps suspendu ou l’infléchissement du sens
52Exception faite de Werther et de Beltenebros, tous les autres films présentent une même caractéristique : le plan final est un arrêt sur image. Le sens de la répétition de cette figure paradigmatique est lié à une conception narratologique : le refus de la clôture du récit60.
53Dans l’ordre chronologique de la filmographie de Pilar Miró, les deux premiers films ne laissent pas subsister d’incertitude quant à la fin de « l’aventure » qui y est relatée. Mais en même temps, les prolongements de cette aventure sont suggérés d’une part par l’image finale, et d’autre part par le code choisi de l’arrêt sur image. En effet, il ne fait pas de doute pour le spectateur que le double crime de Teresa ne sera jamais découvert, mais celui-ci est porté à imaginer la continuation de la conduite perverse de la jeune femme dont le regard hautain fixe Mauricio comme sa prochaine victime. El crimen de Cuenca, pour une complète information du public, et dans la tradition des films à contenu politique de dénonciation, ajoute des cartons explicatifs après l’arrêt sur image de l’accolade entre Gregorio et León. Nous apprenons ainsi la réhabilitation des deux victimes et la disparition prématurée de leurs bourreaux qui permit à ces derniers d’échapper à une mise en accusation et une éventuelle condamnation. Il n’en reste pas moins que la longue accolade entre les deux hommes est ce qui reste fixé dans l’esprit du spectateur, un peu à la façon des photos de presse dont la force d’impact a assuré un succès durable. Ainsi, Gregorio et León restent associés dans notre esprit comme un couple inséparable et mythique, à la façon de Sacco et Vanzetti61.
54La fin de Hablamos... est franchement elliptique, puisque l’avenir du personnage ne se dessine pas très clairement, et surtout la centrale d’Almonacid, qui dans son immatérialité même acquiert le statut symbolique de problème nucléaire universel, continue à planer comme une menace sur la collectivité. Il ne suffit certes pas de tuer Cassandre pour que ses prédictions ne se réalisent pas, et la mort de Luis Maria ne rend pas improbable un accident futur. Simplement, le détail de l’anecdote : une faille dans le sous-sol, peut être remplacé dans la réalité par un réacteur défaillant, une insuffisance de protection (point n’est besoin de trop d’imagination, la lisibilité narrative est transparente). L’image arrêtée sur le baiser du couple Victor-Clara ne bénéficie pas des justifications symboliques qui s’attachent aux premiers films de la réalisatrice (la personnalité de Teresa, le condensé historique de la lutte pour la liberté et la justice). Nous avons déjà signalé à quel point ce couple est à la fois éphémère et superficiel. L’image arrêtée semble bien ici n’être que la reprise un peu mécanique d’une formule déjà éprouvée.
55Ce sont les deux films intimistes qui favorisent le plus la projection et l’identification, et pour lesquels ce dispositif d’image arrêtée apparaît comme la marque énonciatrice la plus forte. La fin de Gary Cooper..., avec son interminable travelling jusqu’à la salle d’opération, les gros plans sur le visage d’Andrea pendant qu’on la prépare pour l’anesthésie, et sa main qui serre celle du médecin au moment de celle-ci, est une parfaite transcription de l’angoisse de la mort et de la volonté d’en réchapper. L’image des deux mains entrelacées n’est-elle pas aussi une transcription de la difficile solidarité entre les êtres, recherchée semble-t-il en vain par Andrea tout au long de ces trois jours écoulés ? Solidarité qui n’est pas gratuite certes, puisqu’elle s’inscrit dans l’institution de la médecine, mais qui n’en constitue pas moins un espoir d’avoir la vie sauve. La main du thérapeute à laquelle on s’accroche a la même richesse symbolique que l’accolade entre les victimes d’un pouvoir arbitraire.
56La fin de El pájaro de la felicidad, si elle conserve la même unité de ton, le souci esthétique qui anime la totalité du film, ne permet pas d’aboutir à la même cohérence interprétative. En effet, la dernière citation poétique d’Angel González est aussi la plus profondément pessimiste. Le début de la citation (« regretter le futur ») exprime par la langue ce que l’image dit autrement : la distorsion du temps. La grand-mère remplace pour l’enfant la mère absente, et ceci pour compenser sa propre défection passée, lorsque son fils était enfant et qu’elle l’avait laissé, livré à lui-même. L’ancrage dans le réel est représenté par différents éléments au cours de la dernière séquence : le téléphone, les tâches quotidiennes, l’enfant et le chien. La voix off qui lit le poème nous invite cependant à dépasser le niveau du quotidien62 pour atteindre celui de la réflexion sur l’existence. Cette réflexion qui nous est transmise par le poème crée une forte tension entre image et son, évoquant la puissante contradiction avec le titre prometteur. À propos du titre de Paris, Texas, de Wim Wenders, Pascal Bonitzer parlait de la dialectique de l’illusion (donnée par la première partie du titre) et du démenti (apporté par la seconde partie)63. De la même façon, on pourrait dire pour El pájaro de la felicidad, en filant la métaphore de la peinture si présente dans le film, que c’est un titre en « trompe-l’œil ». S’agit-il finalement de l’acceptation d’un bonheur limité qui est aussi un bonheur de substitution (la solitude peuplée soudain par le petit-fils et par le chien), ou bien de la négation de la possibilité de tout bonheur ? La première solution semble correspondre au genre du mélodrame, la seconde à celui de la tragédie. Or le film n’appartient ni à l’une ni à l’autre de ces catégories. Le spectateur comprend mal en vérité la souffrance que s’impose Carmen dans ses rapports avec les hommes. Le personnage semble se complaire dans un malheur qu’il s’invente. Sa brusque décision de raccrocher le téléphone au nez d’Eduardo est un renoncement à sa féminité assez peu crédible, et contradictoire avec l’image idyllique que nous avons ensuite sous les yeux : à ce paysage de rêve, une plage déserte sous le soleil, avec un bel enfant et un chien, il ne manque qu’une présence masculine pour que le bonheur soit parfait64. Gilles Deleuze a écrit à propos de cette maladie dont sans nul doute sont affectés les personnages mironiens :
Si nous sommes malades d’Eros, disait Antonioni, c’est parce qu’Eros est lui-même malade ; et il est malade non pas simplement parce qu’il est vieux ou périmé dans son contenu, mais parce qu’il est pris dans la forme pure d’un temps qui se déchire entre un passé déjà terminé et un futur sans issue. Pour Antonioni, il n’y a pas d’autre maladie que chronique, Chronos est la maladie même65.
57Les plans précédents, même après la tentative avortée de renouer avec Eduardo, montraient la relation euphorique de Carmen à l’espace qu’elle s’est choisi, ainsi que nous l’avons déjà commenté. L’aria de Purcell magnifiait la beauté du paysage et le bien-être de la femme qui a maintenant un toit accueillant pour la protéger des orages. La rupture avec cette sensation euphorique intervient brusquement, avec le panoramique silencieux sur la montagne pelée et la vallée encaissée où serpente le filet d’eau jusqu’à la mer. La voix off lisant le poème qui exprime un regret : « n’être pas encore mort » confirme cette brusque disphorie qui reste inexpliquée. Où est la mystification ? Dans l’image de la plage ou dans son contrepoint verbal ?
58Comme le rappelle André Gardies, le régime fictionnel consacre normalement une relation d’échange entre l’espace et le personnage, à l’inverse du régime documentaire qui maintient la séparation entre les deux « canaux » (visuel et auditif), afin de les garder de tout risque de contamination réciproque. Ici, dans ces derniers plans du film, tout se passe comme si après un moment fusionnel intense, on prenait brusquement le parti de la disjonction, comme si, à l’image de la rupture avec Eduardo, le parti pris de la protagoniste était soudain inversé, et qu’elle tournât le dos à cet environnement idyllique66. Certes ce finale est une solution plastique qui concentre l’attention sur l’esthétique et laisse apparemment le champ ouvert aux possibilités de la narration. Carmen avance sur la plage, portant l’enfant dans ses bras et accompagnée du chien. Mais Carmen ne va pas vers la mer : après l’avoir contemplée, elle lui tourne le dos67. C’est une banalité que de dire, depuis la naissance d’Aphrodite, que la mer constitue une symbolique érotique. L’ultime geste de Carmen infléchit donc le sens de l’image vers celui du texte lu : le refus du bonheur, plus que sa négation. Contempler, puis tourner le dos sont les deux attitudes vitales de Carmen traduites à des moments-clés du film. Ainsi, El pájaro de la felicidad est doté d’une fausse fin ouverte. On pourrait dans un premier temps penser au plan final du célèbre film de François Truffant, Les 400 coups (1959). Le réalisateur lui-même s’en est expliqué : après les difficultés connues par l’enfant, le film ne pouvait avoir de « happy end », ce qui eût été une duperie et une impossibilité diégétique. Il ne pouvait pas non plus être tragique, ce qui eût infléchi vers un sens pessimiste univoque. Truffaut choisit donc un finale plastique : l’adolescent courant dans la mer. Ici, rien de semblable malgré les apparences (toujours trompeuses). Carmen ne profite pas de l’occasion pour apprendre à l’enfant à nager, ni même pour le replonger dans la mer originelle, dans le bain matriciel qui nous a tous bercés. Le geste de se détourner est ce qui peut définitivement infléchir l’image dans le sens de ce que l’on entend : le message désabusé de l’attente de la mort. Ce processus final de El pájaro de la felicidad est ainsi à l’opposé de celui de Beltenebros. En effet, la fin tragique pressentie dans le récit du parcours de Darman est adoucie par la probabilité de la fuite réussie en compagnie de Rebeca. Au contraire, la découverte d’un bonheur mesuré semble programmée par le récit de l’itinéraire de Carmen. Le schéma est brusquement inversé par l’annonce de l’attente de la mort. Tempérer la tragédie ou noircir la fable, le résultat semble à peu près identique : c’est la prégnance du malheur.
59La distorsion finale de El pájaro de la felicidad entre le « programme », les horizons d’attente créés chez le spectateur et leur réalisation contraire, ainsi qu’entre l’image à un moment donné et le son, existe aussi à un autre niveau. À qui rapporter l’énoncé du discours poétique ? La première occurrence de citation d’Angel González avait lieu dans l’appartement madrilène, après le viol dont Andrea avait été victime : « Si j’étais Dieu, / si j’avais le secret / je ferais / un être pareil à toi ».68
60Ce poème, intitulé « Me basta así » (« Cela me suffit ») est donc une déclaration d’amour et de louange à la femme aimée. Le titre du poème signifie que tout est bien ainsi, que le poète n’a pas d’autre ambition que d’aimer comme il aime : avec humour, il déclare même dans la deuxième partie du poème : « Si j’étais Dieu, je ferais / tout mon possible pour être Angel González, / pour t’aimer comme je t’aime... » Après la scène du viol, l’interrogation d’Andrea pourrait acquérir une tout autre résonance. Le spectateur peut percevoir le début de la citation (« Si j’étais Dieu, / si j’avais le secret ») comme une mise en question de l’existence du mal et de la violence, dont le principe reste indéchiffrable pour la femme violentée et humiliée. Mais la citation n’est pas tronquée et la suite (« je ferais / un être pareil à toi ») semble seulement révéler le goût de la protagoniste pour la rêverie poétique et le lyrisme discret : il s’agit d’une lecture qui a commencé avant (c’est-à-dire avant le choc traumatique de l’agression, ce qui revient aussi à doter imaginairement le personnage d’un « avant » dans la construction diégétique) et qui se poursuit en Catalogne comme en Andalousie. La lecture poétique est ainsi comme la « petite musique » du personnage, une musique intérieure doucement mélancolique à laquelle correspond dans la même tonalité la musique « extérieure » de la viole de Jordi Savall
61Le deuxième passage : « Parfois le cœur serré par la mélancolie... »69 est tiré de « Palabras casi olvidadas » (« Des mots presque oubliés »), et est lu par Carmen dans un recoin de la grande maison catalane. Nous avons déjà souligné le soupir d’aise qui accompagne cette lecture, associée à l’esthétique de la contemplation : plaisir de se repaître de la beauté de la nature et des retrouvailles avec la maison paternelle.
62Le troisième passage (tiré de « En ti me quedo » : « Je reste en toi ») est lu par Nani pendant que Carmen restaure le tableau de Murillo. Cette fois-ci, la solitude y fait son apparition, comme une menace dévastatrice (un réverbère atteint par un jet de pierre). La menace se conjugue au passé pour Andrea, mais la lecture peut aussi fonctionner comme une prédiction inverse de l’espérance portée par le tableau (la naissance attendue de Jésus et de Jean-Baptiste connotée par le tableau coïncidant dans la diégèse avec l’arrivée du petit-fils de Carmen). On sait que Carmen exorcise la solitude par l’adoption de son petit-fils, et nous reviendrons sur le sens final à y attacher. Ce qui est certain, c’est que la voix off du dernier plan, bien qu’elle soit celle de Carmen, n’est pas directement imputable à la protagoniste (il y a disjonction temporelle des deux actions : promenade et lecture). Ainsi, plus que les trois précédentes occurrences, ce poème-ci est directement émis par l’instance narratrice. Celle-ci nous délivre le « message final », amère ironie du titre filmique : El pájaro de la felicidad (L’oiseau du bonheur). Si le message eût été uniquement celui d’une poétisation en accord avec l’esthétique générale, l’œuvre même d’Angel González offrait à l’envi de plus souriantes perspectives, comme la fin du poème « Les mots inutiles » : « soulever / mon cœur sauvé, intact, au-dessus / de la légère mousse du bonheur »70. La fin même du poème « Des mots presque oubliés » marque aussi un retour à l’espoir, incarné par ces vieux mots évoqués au début du poème : « bonheur, mystère, âme, infini », que le poète répète à l’intention de la femme aimée71. L’idée de la mort s’identifie avec celle du temps qu’il va falloir passer sans l’autre : la mort, c’est l’absence de l’être aimé72. On mesure l’énorme différence avec la situation de Carmen, pour qui l’amour est forcément source de souffrance qu’il faut donc éviter à tout prix. La tâche de l’évitement de la souffrance repousse ainsi à l’arrière-plan celle de gain de plaisir73. Aussi le troisième volet du film (la partie qui se déroule dans le Sud) apparaît-il comme un recul par rapport au deuxième (la partie catalane) où la protagoniste laisse s’épanouir sa sensualité, même si les objets qui sont source de plaisir appartiennent au passé (les espaces englobants : la maison, les pépinières, le village, comme les objets englobés : le livre, le feu dans la cheminée..., et même l’objet d’amour qu’est le père). Le renoncement à Eros est d’autant moins convaincant qu’il s’accompagne de l’adoption du petit-fils. Or, si le point de vue de la protagoniste, en adoptant son petit-fils, est bien celui de l’apaisement de sa mauvaise conscience74, en même temps qu’une certaine forme de revanche sur Nani qui la laisse seule à nouveau, le spectateur, qui vient d’assister à la faillite de la relation mère-fils instaurée par l’abandon primitif d’Enrique par Carmen, ne peut tomber dans le piège narratif de l’illusion de ce bonheur-là. En séparant l’enfant de sa mère, Carmen leur prépare un avenir d’échec à l’image de sa propre histoire. C’est en instituant Nani comme « mauvaise mère » qu’elle s’instaure elle-même « bonne mère » à retardement. Cette décision arbitraire et unilatérale ne peut que préparer de nouvelles souffrances à Carmen qui sera forcément prise dans l’engrenage d’une autre culpabilité : celle d’avoir séparé le fils de sa mère.
63Dans la spirale infinie du malheur, les personnages reproduisent sans cesse les mêmes conduites, dans un renoncement progressif à toute quête de « l’oiseau du bonheur ». André Gardies évoque à propos de l’arrivée d’un personnage qui réveille un lieu et le fait vivre autrement, « l’effet Belle au Bois dormant »75. C’est cet effet qu’il nous est donné deux fois d’observer, au moment de l’intrusion d’Eduardo, puis de celle de Nani. Après le départ de Nani, la dynamique de l’échange est brisée, et il semble bien que le château de la Belle se rendorme : même l’enfant qui grandit est maintenant étonnamment sage et calme. En fait, il n’atteint pas le statut de personnage (alors que c’était le cas dans la scène de la fin de restauration du tableau où il caressait le visage de sa grand-mère), et est rapporté à une simple figure d’ornement. En conséquence, on ne s’interroge pas sur son avenir. Après l’épisode brusqué du départ de Nani, le narcissisme de Carmen semble renforcé. Ainsi, la fin qui nous était apparue dans un premier temps « ouverte » sur le plan narratif, est en fait d’une ouverture très limitée, évoquant davantage la contradiction que la réconciliation. La même contradiction se retrouve au niveau plastique (tourner le dos à la mer) et au niveau du montage, entre l’image (le paysage idyllique) et le son (la lecture du poème).
64L’arrêt sur image est en lui-même un acte contradictoire : le procédé est l’inverse de l’acte fondateur du cinéma, qui consiste à animer les personnages, à reproduire le mouvement dont ils sont dotés dans la réalité. « L’arrêt sur l’image est une disposition énonciative forte qui ramène le cinéma à la photo et exalte le mouvement, » déclare Christian Metz76. Or l’exaltation du mouvement existe bien si après un arrêt sur image, celle-ci s’anime à nouveau. En revanche, dans sept films sur neuf, c’est le plan final qui se fige. Il est vrai toutefois que les premières photographies ne fixaient que l’immobilité (les personnages figés dans une attitude compassée, toujours la même), alors que l’image figée au cinéma éternise le mouvement : ici, Carmen en train de marcher. Cet « arrêt sur image » n’est pas sans lien avec le métier de Carmen : comme la restauration de tableaux, il prolonge ce qui est, il suspend le vol du temps, non pour la jouissance, mais dans une tentative désespérée d’assurer la seule pérennité qui soit peut-être, celle qu’apporte l’œuvre d’art. Comme le dit Jacques Aumont, l’arrêt sur image assure « la transformation d’un temps matériel en un temps transcendantal »77. La réalisatrice fait le choix de cette image arrêtée : un choix plastique différent du traditionnel mot « Fin » qui apparaissait sur l’écran à l’issue de nombre de récits filmiques classiques. Ici, le pas suspendu de Carmen peut continuer dans l’imaginaire du spectateur : c’est une invitation puissante à la rêverie, comme le confirme le retour du motif musical du film : la viole mélancolique de Jordi Savall.
65Les revirements successifs de Carmen (exemple de la phase-rejet puis de la phase-séduction de Nani) rendent vraisemblable le nouveau cap donné à sa vie à la fin du récit filmique, et ceci même si la volonté de cohérence du personnage (s’en tenir au choix de la solitude) conduit à une incohérence (l’adoption du petit-fils). Le dénouement est pessimiste dans le sens où le personnage féminin a développé toute une réflexion sur la façon de conduire sa vie, de donner un sens à son existence. Mais la réflexion, la lucidité, l’effort de rationalisation ne mènent pas au bonheur, tant il est vrai que
Notre raison, déjà si insuffisante pour prévenir nos malheurs, l’est encore davantage pour nous en consoler78.
66L’examen de ce finale vise à mettre en évidence le remarquable travail accompli sur le temps, à travers le cadrage, le montage, et l’association des images et du son. Le temps est tantôt contracté (vision en accéléré du soleil levant), tantôt dilaté (utilisation de la musique et du silence), tantôt distordu (premier vers du poème choisi : « Regretter le futur »). Il est finalement figé (arrêt sur image). Nous avons vu comment un passage du poème d’Angel González infléchit le sens de l’image, créant entre les deux une tension dialectique.
67La figure récurrente de l’arrêt sur image à la fin du film est aussi porteuse d’une contradiction : entre le mouvement (incarné par le cinéma) et l’immobilité (celle de l’image photographique, qui fige l’instant). C’est peut-être là que repose une grande partie du sens des films de Pilar Miró : l’hommage au cinéma, comme l’un des pauvres efforts humains pour tenter de pérenniser l’éphémère, et en même temps la réflexion sans illusions sur l’aspect dérisoire de cette tentative.
68La seule consolation est celle que l’on éprouve dans le processus même du travail de création. Et c’est pourquoi l’arrêt sur image à la fin du dernier film de Pilar Miró à être sorti sur les écrans se charge d’une intensité dramatique nouvelle. En effet, c’est le seul film à se terminer dans la joie, sur le plan d’une danse effrénée qui entraîne tous les personnages, comme une revanche sur la vie, et aussi sur les difficultés de la création artistique. Enfin, sur l’écran, apparaît simultanément la mention que la réalisatrice a eu soin de placer au moment où elle frappe le spectateur (non pas au début, comme un hommage discret, comme souvent dans les films) : « A mi hijo Gonzalo » (À mon fils Gonzalo). Après le décès de la réalisatrice, cette dernière image arrêtée s’enrichit alors, pour le spectateur qui voit le film, de la charge émotive d’un adieu.
4. Intertextualité : l’instauration d’une complicité
69Umberto Eco, dans Lector in fabula, rappelle l’idée selon laquelle
La signification n’est pas produite mécaniquement par le texte, mais résulte d’une activité coopérative réglée entre ce que le texte propose et les capacités interprétatives de celui qui l’appréhende79.
70Les capacités interprétatives du spectateur sont certes décuplées s’il a vu, dans le cas qui nous intéresse, la totalité des œuvres cinématographiques de Pilar Miré. Ainsi, il sera conduit à déceler, au-delà des effets de contraste apparents, les liens subtils qui se tissent d’une œuvre à l’autre. Il ne s’agit pas ici de redire les caractéristiques constantes que nous avons dégagées sur le plan esthétique et symbolique. Il s’agit plutôt de détails qui peuvent paraître sans importance, mais par lesquels la réalisatrice tisse, avec son actrice principale jusqu’en 1993, les liens de la complicité, et au-delà peut-être, lorsque la compétence du destinataire recouvre partiellement celle de l’instance énonciatrice, avec son public. C’est ainsi, par exemple, la présence du petit soldat sur le bureau de la protagoniste dans Gary Cooper... que l’on retrouve dans El pájaro... comme un des exemples de cet attachement aux objets dont nous avons parlé. Comme les objets, les lieux aussi sont anaphoriques et fonctionnent comme des échos. Ainsi par exemple, Carmen traverse des lieux madrilènes reconnaissables comme le fait Andrea, des lieux qui parfois permettent de dater la période où se déroule la fiction, comme par exemple les tours « KIO » inachevées au bout de l’avenue de la Castellana, que l’on voit lorsque Carmen, après avoir tourné le dos à la riche propriétaire du tableau de Pantoja, reprend sa voiture pour aller revoir son ancien mari. C’est là une image du Madrid moderne qui répond au symbole de la permanence représenté par le Palais Royal (Palacio de Oriente) devant lequel Bernardo fait demi-tour pour aller rejoindre Andrea à la clinique.
71Nous avons déjà parlé d’une figure de répétition à propos du plan de Carmen lissant le dessus de lit avec la même expression qu’Andrea. Ce plan acquiert ainsi le sens d’une sorte de code personnel pour exprimer l’angoisse du temps qui passe, un code infiniment plus secret que les feuilles arrachées au calendrier dans les films des années quarante ou cinquante, ou que les saisons se succédant dans un même paysage80. De même, après le viol dont elle a été victime, Carmen prend une douche en frottant son corps comme pour le débarrasser de ce qu’il a subi : les plans hachés montrent la même vision fragmentée du corps que lors de la scène où Andrea se contemple dans la glace en apostrophant son reflet : « Tu vas mourir, dis ? Tu vas me faire cette saloperie ? »81 Les plans de El pájaro... font par ailleurs implicitement référence à la « scène de la douche » de Psycho (Psychose, Hitchcock). Il est ainsi certaines scènes d’anthologie dans l’histoire du cinéma auxquelles le spectateur ne peut manquer de se référer, même si la citation est inconsciente chez le créateur. Pilar Miré avoue très peu de citations dans son œuvre : celle de Gilda bien sûr, et aussi un plan de Body Heaf82 (La fièvre au corps), un film de Lawrence Kasdan (1981), dans Werther, au moment où le Professeur regarde par la fenêtre quand Carlota est endormie (passage que nous avons étudié plus haut). Elle reconnaît également l’influence de l’atmosphère et de l’esthétique générale d’un film, comme par exemple celle du film Le Messager, de Joseph Losey sur La petición, et du Troisième homme, de Carol Reed sur Beltenebros. En revanche, elle est étonnée du rapprochement que nous effectuons entre le vol arrêté de l’aigle au-dessus de la plage dans l’ouverture du film d’Ingmar Bergman Le septième sceau et celui de la mouette dans le premier plan de Werther, images auxquelles correspondent pourtant le même effet sonore d’irruption fracassante du thème musical (le « Dies Irae » dans le cas du film suédois)83.
72En fait, l’intertextualité fonctionne simultanément à plusieurs niveaux, selon un schéma que l’on pourrait figurer par des cercles concentriques. Le cercle le plus éloigné du « centre » du film correspond à un système de références externes à l’œuvre, parmi lesquelles on peut encore distinguer les citations conscientes, voulues, de celles qui sont inconscientes, involontaires. Certains plans suggèrent ainsi au spectateur d’autres plans de films célèbres, mais le mécanisme est très variable, en fonction des goûts et des références culturelles de chacun, chaque spectateur ayant sa propre « mythologie ». Un autre cercle, intérieur au premier, définit l’espace plus réduit d’un système de références internes à l’œuvre. Il s’agit de références extra-diégétiques, qui constituent des autocitations, puisant dans le « macrotexte » de l’œuvre cinématographique, et créant une complicité entre l’auteur et son public lorsque ce dernier est à même de reconnaître les allusions. Aussi les plans de Carmen sous la douche sont-ils un bon exemple de l’effet simultané de ces deux cas d’intertextualité, puisque les plans du « corps éclaté » renvoient à ceux d’Andrea se regardant dans la glace (premier film intimiste), tandis que le gros plan sur la main qui serre convulsivement le rideau de douche rappelle inévitablement le film d’Alfred Hitchcock. Le dernier cercle, le plus proche du « centre », est bien sûr celui des citations intra-diégétiques, où par exemple une réflexion ou une réaction d’un personnage en évoque une autre qui a précédé dans le « microtexte » que représente le film.
73Dans un article de 1994, Pilar Miré écrivait :
Un film se compose de dizaines de bonnes idées que le spectateur ne perçoit pas individuellement, mais qui, toutes ensemble, provoquent cette complicité qui retient le spectateur. C’est un fluide magnétique qui sert à partager la folie de ceux qui le font84.
74Ainsi se trouve affirmée cette conception de la complicité, dans une définition aussi floue que celle du « fluide magnétique », qui préserve le cinéma dans cette aura magique et mythique où la réalisatrice entend le maintenir85.
75L’effet « d’écho » n’est pas l’apanage des deux films intimistes entre eux, il se retrouve par exemple entre eux et un « thriller » comme Beltenebros. L’agent de liaison envoyé à Darman s’étonne en effet devant la qualité de son travail de relieur : « Tu réussis à leur redonner vie »86 dit-il en parlant des livres du Moyen Age, de même que Nani s’exclame, admirative, devant le tableau de Murillo restauré par Carmen : « On ne dirait plus le même ! » Cette réitération installe le personnage cinématographique dans une fonction de restauration d’un réel dégradé, une restauration qui est purement d’ordre esthétique, dans le cadre général de la difficulté des relations humaines, du refus des valeurs traditionnelles (en particulier de la religion), et de la menace d’effondrement des certitudes idéologiques.
76Si certaines allusions sont de simples figures d’écho d’un film à l’autre, et que l’on trouve, porteuses de significations diverses, chez de nombreux cinéastes, il existe aussi des liens narratifs entre les deux films intimistes que nous avons déjà soulignés au passage. Cet écho narratif se présente cette fois comme une figure d’accomplissement : ainsi Carmen contemple le fils qu’Andrea n’avait pu avoir dans Gary Cooper..., et prend avec son petit-fils le bain qu’Andrea n’arrivait jamais à prendre dans Gary Cooper..., tourmentée par les alternances de courants bouillants et glacés. Carmen choisit aussi son lieu de vie et les commandes qui l’intéressent sur le plan professionnel : elle refuse de travailler pour la riche propriétaire madrilène mais accepte les autres travaux qui lui sont proposés dans le cadre andalou (suivant en ceci un itinéraire géographique inverse de celui d’un Velázquez, qui quittait son Andalousie natale pour une Cour plus attrayante). Elle accomplit ainsi symboliquement l’itinéraire qui était refusé à Andrea, condamnée à l’exécution de programmes télévisés qu’elle n’avait pas choisis.
77C’est bien sûr la permanence de la même actrice au fil des ans qui donne toute leur ampleur à ces phénomènes d’écho. Une journaliste ne s’y est pas trompée : en dépit du recours à une nouvelle actrice, Emma Suárez, dans les rôles principaux, c’est à Mercedes Sampietro qu’elle se réfère, comme messagère privilégiée de Pilar Miró87. L’article, qui évoque de façon poétique la figure de la réalisatrice, se termine par ces mots :
Seule Mercedes Sampietro, la muse-actrice, garde quelques clés des secrets de Pilar Miró. Elle lui a prêté des petits morceaux de vie, de fugaces expressions où l’on peut souvent lire une expression de Pilar elle-même, son regard hermétique, lointain, et cette crainte intérieure de redevenir une petite fille sage dont la société caresse impudiquement le dos88.
Notes de bas de page
1 Dans le poème « Palabras casi olvidadas », Angel González écrit : En esta hora, la nostalgia / no viene del ayer, /sino del ahora mismo (« À l’heure présente, la nostalgie / ne vient pas d’hier, / mais d’aujourd’hui »).
2 La chambre claire, Cahiers du cinéma, Gallimard, Le Seuil, 1984, p. 23.
3 Après les photos, on voit plus brièvement la collection de cartes postales (« cromos ») représentant des affiches de films : on y trouve La mission du commandant Lex, western d’André de Toth, interprété par Gary Cooper, comme Le train sifflera trois fois, qui est de la même année : 1952.
4 Comme par exemple le rôle de Pharaon dans Les Dix commandements, (Cecil B. De Mille, 1956).
5 Boulevard du crépuscule (Billy Wilder, 1950).
6 « Sueños de catacumba », El País, 12.09.93. En Italie, où la censure exercée par l’Église était très forte dans les années d’après-guerre, le même phénomène se produisit : ce sont les scènes présentées de façon comique dans Cinema Paradiso, où les spectateurs connaissent par cœur toutes les répliques : l’un d’eux les récite juste avant qu’elles ne soient prononcées par les acteurs.
7 « El cine que nos hizo soñar », in El siglo que viene, die. 1995, p. 7 (cf. Annexes) : Cuando un film nos apasionaba, terminábamos sabiéndonoslo de memoria. Quizás por eso el arrebato que nos producìa una actriz o un actor solia ser fomentado gozosa y dolorosamente, y aquellos hérœs, fueran protagonistas o no de películas pecaminosas, arrebataban no sólo nuestra admiración, sino un sentimiento de intima posesión que no creo que se parezca en absoluto a lo que cualquier chaval o chavala pueda sentir ahora por Kevin Costner o Demi Moore.
8 R. Barthes, Mythologies, Seuil, 1970 [1957] (chapitre : « Le visage de Garbo »).
9 En espagnol, on emploie l’expression « cine negro », et beaucoup plus souvent le terme américain « thriller » qui ne définit pas un genre spécifique. Cf. Les mots du cinéma, Belin, 1987 : « Mot anglais, dérivé du verbe « to thrill », frissonner. Les « thrillers » sont des films qui fournissent des émotions fortes. On trouvera des « thrillers » dans les films policiers comme dans les films-catastrophes ou les films de science fiction ».
10 Cf. le roman : Actuaba como si estuviera huyendo, imitando antiguas astucias de fugitivos que casi siempre fueron apresados, normas tal vez aprendidas en las películas de gangsters, p. 38 (« J’agissais comme si j’étais en fuite, imitant d’anciennes astuces de fugitifs qui se faisaient toujours prendre, des normes probablement apprises dans les films de gangsters »).
11 Dans le roman, le lien entre le revolver et la machine à écrire est établi : Automáticamente recordé que tenía nombre de arma de fuego : era una Remington, p. 112 (« Automatiquement, je me rappelai qu’elle avait un nom d’arme à feu : c’était une Remington »).
12 Cf. Cuando me sente en la cama y hojeé al azar una de las novelas que él habia estado leyendo tardó un poco en asombrarme el nombre de quien las escribió. Aún no me daba cuenta de en qué medida se me volvía inflexible la lógica del tiempo, p. 70 (« Quand je m’assis sur le lit en feuilletant au hasard un des romans qu’il avait lus, je fus un moment avant d’être étonné par le nom de leur auteur. Je ne réalisais pas encore à quel point la logique du temps devenait inflexible »).
13 Le film noir, auquel Beltenebros emprunte son esthétique, est lui-même l’héritier du roman noir : pour Le faucon maltais, John Huston a suivi à la lettre Dashiell Hammett, inventeur du genre, dont le chef-d’œuvre fut publié en 1929. Son principal disciple, Raymond Chandler, commentait : « Hammett a sorti le crime du vase vénitien et l’a laissé tomber dans la rue ».
14 André Bazin, Qu’est-ce que le cinéma ? op. cit.
15 Cf. article de M. Cieutat dans Télérama, n° 2417 (08.05.96), intitulé « Les grands mythes fondateurs ».
16 Algo como Edison descubriendo el fonógrafo... Lo pensaré. No me hace demasiada gracia dar la cara (« Quelque chose comme Edison découvrant le phonographe... J’y penserai. Cela ne m’amuse pas vraiment de payer de ma personne »).
17 L’archétype du genre, dont le point commun épisodique avec Beltenebros est le cadre du train, est Le crime de l’Orient-Express, (Sidney Lumet, 1974) où Hercule Poirot perce à jour la participation de tous les passagers à l’assassinat.
18 Une touche humoristique au passage : l’hôtel n’est que « national », tandis que le cinéma est « universel » (« Cine Universal »).
19 Dans le film Niagara (Henry Hathaway, 1953), le labyrinthe se reflétait dans la géographie : enchevêtrement d’escaliers et de passerelles au pied de la cascade.
20 Encendi otra cerilla : mi cara me sobresaltó en un espejo como la visión de la cabeza de un degollado, p. 67.
21 Cf. G. Deleuze, L’image-temps, op. cit. : « L’image en miroir est virtuelle par rapport au personnage actuel que le miroir saisit, mais elle est actuelle dans le miroir qui ne laisse plus au personnage qu’une simple virtualité et le repousse hors-champ » (p. 94).
22 On peut rapprocher ces différents plans de la phrase de Mario Vargas Llosa qui écrivait dans L’orgie perpétuelle (analyse de l’écriture de Flaubert) que la littérature est « comme un strip-tease à l’envers » : au début, l’artiste est nu, exposé au regard d’autrui. Au fur et à mesure de l’écriture, il se couvre et se dissimule. Cette conception est aussi très proche de la conviction sartrienne du rôle social comme constant mensonge.
23 Dans Le voleur de bicyclette (Vittorio De Sica, 1948), on voit au début les colleurs d’affiches posant cette fameuse affiche du film de Gilda.
24 Le roman disait simplement : « Vestida de Rita Hayworth en un club nocturno » (p. 93). La scène aurait pu être passée sous silence. Une autre scène de danse a été rajoutée par rapport au roman : à l’hôtel où Darman rencontre Bernal, il ne danse pas avec la belle inconnue. Il la regarde simplement remettre ses chaussures : Cuando alzó la cabeza y se quedó mirándome – los músicos se habían ido y no quedaba nadie más en el salón –, me sorprendió la súbita intensidad de mi deseo, y el dolor que había en él. (p. 53)
25 Cf. Annexes : interview de Pilar Miré (31.10.94)
26 En ceci il s’oppose à Ballin, le patron du casino dans Gilda, auquel les fenêtres de son bureau offrent un merveilleux et très discret poste d’observation sur l’intérieur de la salle.
27 One night, she started to shiver and shake / That brought on the Frisco quake / So you can put the blame on Mame, boys...
28 En ceci on peut distinguer la simple citation de la parodie. On voit un exemple du premier cas de figure dans Les incorruptibles, (Brian de Paima, 1987), où face à un landau d’enfant dans l’escalier de la gare, Elliott Ness permet au réalisateur de rendre un hommage appuyé à Eisenstein et à sa fameuse scène des escaliers d’Odessa dans Le cuirassé Potemkine.
29 Cf. l’anecdote contée par Béla Balazs et rapportée par Pascal Bonitzer (op. cit., p. 40) sur la fonction du mensonge comme fonction polyphonique du cinéma. C’est le rôle d’une femme soudoyée pour séduire un jeune homme riche : elle simule le sentiment amoureux. Mais elle tombe réellement amoureuse du jeune homme : ses traits changent imperceptiblement. Soudain, elle se sent observée : on ne doit pas s’apercevoir que ce n’est plus un jeu. « Son visage montre donc de nouveau un amour faux, simulé. À présent, sa simulation est devenue mensonge ».
30 Su cara permanecia impasible, como si perteneciera a otra mujer que no estaba alli y que no podia ser vulneradapor la indignidad ni la lujuria..., p. 95.
31 Dans le même ordre d’idées, une autre scène de cabaret est restée dans les annales du cinéma : celle qu’on doit à Marlène Dietrich dans L’ange bleu, (Josef von Sternberg, 1930), interprétant sa chanson « Lola ».
32 La coïncidence de certains plans avec la séquence de Le troisième homme où Holly vient dans la loge de l’amie de Harry Lime, est tout à fait frappante. Ce grand film classique est un cas de collaboration réussie entre un écrivain (Graham Greene) et un réalisateur (Carol Reed), comme entre Muñoz Molina et Pilar Miró pour Beltenebros.
33 « Le récepteur « profane » d’une œuvre, surtout une œuvre picturale ou cinématographique, est bien davantage la proie possible de l’illusion référentielle que « l’initié », qui se sent dédicataire d’une intention particulière, d’une invitation à construire l’œuvre en connivence avec son créateur ». Françoise Thomé Gomez : « Le chevalet de Narcisse », in Les Cahiers du CIRCAV, n° 4.
34 Les dialogues de Gilda jouent constamment sur le double sens, et c’est le policier argentin qui rappelle au spectateur, au-delà de son interlocuteur direct, la nature du spectacle : une simple représentation, en disant à Johnny avant le dénouement : « Gilda n’a rien fait de ce que vous lui reprochez. C’était juste du cinéma, et vous avez été très bon public ».
35 Raoul Walsh ne se contentait pas de contribuer à la glorification de personnages idolâtrés du public. Dans sa jeunesse, il avait eu le courage d’interpréter John Wilkes Booth, l’homme qui tua le Président Lincoln, dans Naissance d’une nation (D.W. Griffith, 1915).
36 Errol Flynn a souvent eu comme partenaire Olivia de Havilland, comme par exemple dans Captain Blood (1935).
37 Buñuel indique ainsi dans ses mémoires (Mi último suspiro, op. cit.) que le néo-réalisme du film Le voleur de bicyclette, (Vittorio de Sica, 1948) eut peu de succès en Espagne, où le public attendait autre chose que de voir sur l’écran la faim et la misère dont il souffrait.
38 Au contraire de très nombreux films qui montrent des enfants à qui l’on interdit la séance et qui s’introduisent en cachette dans le lieu de tous les rêves : c’est le cas de Cinema Paradiso (Giuseppe Tornatore, 1989), de Demonios en el jardin (Manuel Gutiérrez Aragón, 1983) et de Madregilda, (Francisco Regueiro, 1993). Si le cinéma a joué pour Pilar Miró elle-même le rôle d’initiateur primordial, comme pour tous les personnages d’enfants précités (et aussi la petite Ana de El espíritu de la colmena, Victor Erice, 1974), ce n’est pas ainsi qu’il est présenté ici : la voie de l’hommage est plus détournée.
39 L’identification est intense avec une œuvre en train de se faire. Il en était de même pour Pilar Miró, mauvaise spectatrice de ses œuvres passées : dans le processus créateur, la tension est orientée vers l’avenir, et le meilleur film est toujours le prochain. La pulsion narcissique, lorsqu’elle se manifeste, ne le fait pas par la contemplation de son œuvre, mais en prenant sa propre vie comme objet fictionnel.
40 On peut citer comme autre exemple d’identification d’un créateur au texte dont il assure la répétition (il s’agit cette fois de l’auteur qui est aussi metteur en scène) Molière amoureux faisant répéter L’École des femmes et « vivant » pleinement les paroles dites par l’actrice. Ses lèvres bougent aussi et il intervient même parfois pour donner la réplique. (Molière, Ariane Mnouchkine, 1978). Un exemple espagnol célèbre, dans une tonalité moins dramatique, se trouve dans Mujeres al borde de un ataque de nervios (Pedro Almodóvar, 1988) quand Pepa s’évanouit en doublant Johnny Guitar (Nicholas Ray, 1954).
41 Cf. Le signifiant imaginaire, op. cit.
42 Cf. Annexes : Interview de Juan Antonio Porto.
43 Te puedes ir cuando quieras.
44 No me juzgues por lo que has Visio esta noche.
45 Ni llamaban ladrones a sus marineras, ni les molian a palos.
46 En réalité, la scène d’affrontement entre les deux hommes se situe à peine à la moitié du film : ce n’est qu’après la halte dans l’île paradisiaque de Tahiti que l’équipage ne pourra plus supporter l’enfer que constitue la vie à bord sous le commandement de Bligh.
47 Barthes, Le plaisir du texte, Seuil, 1993.
48 Retournement par rapport aux films de gangsters, ici, ce sont les policiers qui sont les « méchants ».
49 Façon pour Espérame en el cielo (Antonio Mercero, 1987) de montrer qu’on passe du « Nodo » (Actualités au cinéma) à la diégèse.
50 Chion, op. cit., p. 151 (à propos d’Apocalypse now, de Francis Ford Coppola, 1979).
51 Pour Custer qui dit : I have no time, le temps est plus sûrement compté que pour Andrea dans Gary Cooper... (Tiempo, es justo lo que nopuedo darte, disait-elle à Mario).
52 Errol Flynn a ceci de commun avec Gary Cooper qu’il a toujours incarné des héros positifs.
53 Cette irruption du fantastique est un cas unique dans le cinéma de Pilar Miró. Elle s’étend à une grande partie de la scène (de la pellicule qui se déroule seule à l’apparition des policiers qui ont tous les traits de Ugarte, et à l’embrasement accéléré du cinéma).
54 Muñoz Molina, op. cit., p. 225 : La pantalla se veía mucho más pequeña en la oscura distancia, un silencioso rectángulo de colores hirientes donde un hombre y una mujer rubia viajaban en automóvil a través de una noche de resplandores azules y conversaban sin palabras, una noche falsa y veloz de transparencia cinematográfica.
55 Ce phénomène de désacousmatisation (on entend le cri : ¡ Adelante capitán Darman ! avant de découvrir Ugarte sur scène) a été étudié par Michel Chion dans La voix au cinéma (op. cit.), à propos du film de Victor Fleming, Le magicien d’Oz, (1939) : « La désacousmatisation marque pour Dorothy le terme de son initiation, ce moment où elle fait son deuil de la toute-puissance parentale et où elle découvre le Père mortel et faillible » (p. 38).
56 Beltenebros a précédé de peu le centenaire du cinéma, où foisonna toute une réflexion sur la fragilité du support en celluloïd, et la relation des efforts des professionnels pour restaurer des films anciens en piteux état. Cf. l’appel de l’UNESCO pour la conservation du patrimoine cinématographique, reproduit dans le bulletin de la Filmoteca de Castilla y León de décembre 1995.
57 In Revoir Hollywood, op. cit., article « Apocalypse yesterday ».
58 Muñoz Molina, op. cit., p. 225.
59 No ha llegado la paz, ha llegado la Victoria (« Ce n’est pas la paix qui est arrivée, c’est la victoire ») disait le père à la fin de Las bicicletas son para el verano (Jaime Chávarri, 1983).
60 Nous ne suivrons pas l’interprétation des féministes, insuffisamment étayée à notre avis par l’opposition biologique entre les sexes, selon laquelle l’écriture féminine tendrait toujours à des structures ouvertes. Cf. Annette Kuhn : La escritura femenina favorece la heterogeneidad y la multiplicidad de significados en sus formas de interpelación. Tiende a las estructuras narrativas abiertas (Cine de mujeres, Cátedra, 1991, p. 187). L’attitude de féministes comme Hélène Cixous ou Julia Kristeva se pose en s’opposant au discours lacanien qui insiste sur le « manque » congénital des femmes.
61 Dans ce dernier cas toutefois, la populaire chanson de Joan Baez (« Here’s to you, Nicola and Bart... ») a sûrement eu plus d’impact pour redonner aux victimes de « l’affaire » une aura mythique que le film, qui n’a pas fait date.
62 Dans la vie réelle, on n’échappe pas aux difficultés matérielles : cf. interview de Pilar Miró dans les Annexes, où elle relate de façon humoristique les difficultés du tournage de ce plan.
63 Bonitzer, op. cit.
64 Dans une perspective surréaliste bien différente de celle du film, Salvador Dali utilisait les trois éléments présents dans le plan final : l’enfant, le chien, la mer, et les associait dans l’imaginaire par une suite de déplacements symboliques : Dalí à l’âge de six ans, quand il croyait être une jeune fille, en train de soulever la peau de l’eau pour voir un chien dormir à l’ombre de la mer.
65 Deleuze, L’image-temps, op. cit., p. 36.
66 Cf. L’espace au cinéma, André Gardies, op. cit., p. 157 : « Entre son point de départ et son point d’arrivée, le héros progresse d’étape en étape dans sa relation jonctive à l’espace, faite de gains et de pertes, de changements de valeurs et de réévaluations. Tout récit de quelque importance peut se lire comme le déploiement d’une stratégie dont l’espace est à la fois le lieu et l’enjeu ».
67 Tourner le dos à la plage : prendre le contre-pied de l’attitude hédoniste de notre époque, héliophile et ivre de loisirs.
68 Si yo fuese Dios /y tuviese el secreto / haria / un ser exacto a ti...
69 En ocasiones, / el corazón se siente abrumado par la melancolía, /y al pensamiento llegan / viejas palabras leídas en libros olvidados : / felicidad, misterio, aima, infinito. (Dernier vers écrit en italiques par l’auteur).
70 ... Levantar / mi corazón salvado, ileso, en vilo / sobre la leve espuma de la dicha » (« Las palabras inutiles »).
71 La fin du poème est : ... y que ahora escribo / (...) sin verguenza, /para ti, porque tuyo /es todo lo quepienso / (, ..) y lo será por siempre /hasta los limites donde mi fe alcanza.
72 El tiempo / que debo estar sin ti / es la aguda herramienta que el destino utiliza / para cerrarme elpaso a la esperanza.
73 Cf. S. Freud : Le malaise dans la culture, Quadrige / PUF, 1995 [1929]. On sait que l’autre technique d’évitement de la souffrance est la sublimation des pulsions par le travail psychique et intellectuel : pour Freud, la culture est édifiée sur du renoncement pulsionnel. Le parcours d’Andrea et de Carmen illustre à cet égard la faillite des deux techniques.
74 C’est une caractéristique des personnages mironiens que de vouloir évacuer tout sentiment de culpabilité (No arrastro ningún complejo de culpa déclare Victor). S’ils se donnent tant de mal pour le dire, il est probable qu’ils n’y parviennent pas (principe de la dénégation).
75 Sur un mode comique, Les vacances de Monsieur Hulot, Jacques Tati, 1953. L’arrivée du « transgresseur » qu’est M. Hulot bouleverse la vie paisible de l’Hôtel de la plage.
76 Christian Metz, L’énonciation impersonnelle, op. cit., p. 156.
77 Jacques Aumont, Le visage au cinéma, op. cit., p. 101.
78 Fin du roman de Choderlos de Laclos : Les liaisons dangereuses, op. cit. (dernière lettre de Madame de Volanges à Madame de Rosemonde).
79 Article « Diégèse » dans le lexique de CinémAction n° 58 (« 25 ans de sémiologie », op. cit.)
80 Figure encore employée avec un humour à la fois tendre et parodique dans un film de Woody Allen : Tout le monde dit : I love you (1997). Dans Gary Cooper..., il y a aussi le cendrier plein de mégots lors de la répétition de Huis clos, mais il n’est pas porteur des mêmes connotations affectives.
81 ¿ Te vas a morir ? ¿ Me vas a hacer esta cabronada ?
82 Cf. Annexes : Interview du 26.02.95.
83 Cf. Le septième sceau, Nathan (coll. Synopsis) Nous parlons seulement de l’association entre une image et un effet sonore qui nous semble avoir une certaine parenté, et non bien sûr, du sens symbolique (la quête métaphysique chez Bergman, celle de l’amour-passion chez Miró).
84 Cf. Annexes : « Un fluido magnético » (El Mundo, 25.06.94) : Una película se compone de docenas de buenas ocurrencias que el espectador no percibe individualmente, pero que todas juntas provocan esa complicidad que atrapa al espectador. Es un fluido magnético para compartir la locura de quienes la hacen.
85 Peut-être peut-on accepter l’hypothèse avancée par le n° 58 de CinémAction (« 25 ans de sémiologie », op. cit.) selon laquelle l’irritation du cinéphile face au sémiologue (en l’occurrence, de Pilar Miró vis-à-vis de la recherche universitaire), serait de l’ordre de la rivalité amoureuse. Il convient de préserver le « bel objet » (le cinéma), et le type de rapport que l’on entretient avec lui.
86 Consigues que recobren la vida : réplique qui n’est pas exempte d’une amère ironie si l’on considère que la principale activité de Darman est de supprimer des vies humaines.
87 Après avoir été confinée dans des rôles de séries télévisées comiques ou mélodramatiques, Mercedes Sampietro a retrouvé en 1999 des rôles que mérite son talent, avec Cuando vuelvas a mi lado, de Gracia Querejeta et Las huellas borradas, de Enrique Gabriel. Cf. les deux pages d’article de El Pais du 30.04.2000 consacrées à l’actrice.
88 La Revista (Suplemento de fin de semana de El Mundo), 09.96, art. de Carmen Rigalt : Sólo Mercedes Sampietro, la musa-actriz, guarda algunas claves del secretismo de Pilar Miró. A ella le ha prestado pequeños retazos de vida, gestos incógnitos donde a menudo se lee elpropio gesto de Pilar, su mirada hermética, alejada, y ese intimo pavor a volverse de mievo una niña buena y que la sociedad le pose impúdicamente la mono por el lomo. Cf. Annexes : interview de Mercedes Sampietro.
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