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Chapitre premier. Le discours intimiste : visages et paysages

p. 235-291


Texte intégral

« Le paysage est une physionomie, un visage, qui soudain en un point d’une contrée nous regarde, comme il arrive des lignes embrouillées d’un trompe-l’œil ».
Béla Balazs

« Le paysage est un état de l’âme »
Amiel

1. La solitude subie

1Tous les personnages mironiens connaissent, peu ou prou, la solitude. L’expérience qu’ils en font en est plus ou moins dramatique, et les films dans lesquels elle apparaît la plus essentielle et la plus poignante sont ceux qui favorisent le plus l’identification et la projection, c’est-à-dire les deux films intimistes, Gary Cooper... et El pájaro..., ainsi que la tragique histoire de Werther. Dans ce dernier film, la solitude conduit même à la solution la plus radicale, le suicide.

1.1. La demeure werthérienne : du berceau à la tombe

2Au début du film, tout de suite après le générique qui représente l’arrivée en bateau du personnage, un fondu au noir enchaîne sur un premier plan de la demeure werthérienne : un manoir au blason seigneurial, envahi par le lierre, entouré d’un jardin aux herbes folles. Puis, la barrière d’entrée est ouverte par des mains usées qu’on devine ne pas être celles du jeune Professeur. Le plan suivant démontre l’ellipse contenue entre le générique et le plan de la maison : c’est le vieil oncle qui pénètre dans la propriété pour voir si son neveu fraîchement arrivé a besoin d’aide, et aussi pour s’enquérir de ses intentions concernant la maison. Le plan figure symboliquement que tout film est comme une entrée par effraction dans un autre univers. On pense à l’ironie du début de Citizen Kane, où la caméra s’attarde sur le panneau « Défense d’entrer » (« No trespassing ») pour le franchir allègrement ensuite, ou à Rebecca de Hitchcock qui commence par les mots célèbres prononcés en off par la protagoniste interprétée par Joan Fontaine : « Cette nuit, j’ai rêvé que je retournais à Manderley ». Mais dans les deux films-cultes cités, l’instance énonciatrice se situe dans le présent et nous renvoie à un passé, celui où la demeure existait encore dans tous ses fastes. Ici, il ne s’agit pas de cet « étemel retour », de la redécouverte par le souvenir, par le rêve ou par l’enquête. Ce n’est pas le personnage qui nous raconte son histoire, tout se décline au présent, dans un récit « objectif ». Le protagoniste est parvenu au terme de son voyage, là où commence son véritable destin, et l’attention du spectateur se tourne vers cet avenir.

3Le son (les cris des choucas et de la chouette hulotte) contribue à la définition du lieu romantique isolé avec lequel le protagoniste se déclare d’emblée en harmonie. La mise en scène de la nature est un apport nouveau du cinéma par rapport au roman et encore plus par rapport à l’opéra : la liberté de l’imagination est laissée au lecteur, tandis que les décors de théâtre enferment le spectateur dans les limites, souvent étroites, de la convention. Dans l’opéra, le premier tableau est le jardin très policé et mièvre du bailli, où le « paysage » est condamné à l’artifice du carton-pâte.

4Après un plan moyen des personnages qui partent pour le tour du propriétaire en compagnie du chien, le plan suivant nous les montre de loin, se rapprochant de nous. Un balayage de haut en bas nous présente ensuite le cimetière qui jouxte la propriété et qui fait face à la mer. Le mur n’est en fait qu’une ruine, achevant la configuration du lieu romantique. Au moment où les personnages arrivent au cimetière marin, l’oncle est en train de relater l’étrange naissance des enfants de la lignée paternelle : la grand-mère du Professeur voulait toujours accoucher en mer. La coïncidence de l’image (le cimetière) et du son (le récit des naissances en mer) suggère d’emblée qu’il n’y a qu’un pas de la naissance à la mort, et du berceau à la tombe. Le hors-champ de la naissance qui est relaté ne prend son sens que par rapport à ce qui est montré dans le champ : la tombe.

5D’autre part, la mer est connotée comme symbole maternel. L’homonymie de la langue française (mer/mère) trouve ici sa traduction dans le récit de la saga familiale. La mère absente est évoquée par la figure de la grand-mère disparue, archétype de la femme forte, aussi farouche que l’océan avec lequel elle rivalise en quelque sorte. Ce n’est pas ici l’élément berçant qui les rapproche, mais bien plutôt la démesure et la sauvagerie. Les convulsions de la mère dans les douleurs de l’accouchement font écho aux convulsions de la mer en furie. De ces naissances dramatiques sont issus des destins tragiques dont les deux personnages à l’écran sont les seuls rescapés. La mer est calme pour l’instant mais ce calme est aussi trompeur que le ton – en apparence non dramatique – de la conversation.

6La passion werthérienne n’est pas encore née mais elle a déjà un cadre et une tonalité : celle de « la mélancolie des eaux violentes » dont parle Gaston Bachelard dans L’eau et les rêves1. La fonction symbolique de la mer (qui donne la vie et la reprend) est achevée par l’évocation du père du Professeur, mort pendant une traversée : ainsi, le bateau (ou par extension métonymique, la mer) aura été à la fois son berceau et son tombeau.

7Son corps fut jeté à la mer et la tombe que contemplent à l’écran les personnages n’est qu’un cénotaphe : « C’est à cet endroit que nous conservons son souvenir ». L’oncle ajoute : « Je viens de temps en temps et j’entretiens la tombe ». Le Professeur réplique : « Désormais, c’est moi qui le ferai »2.

8Dialogue lourd d’implications : cette tombe laissée vide par le père sera bientôt celle du fils. Un travelling, cette fois de bas en haut, conduit notre regard à la cime de l’arbre : mélancolie de la contemplation qui, selon Schopenhauer, soulage provisoirement l’homme du drame de la volonté. Cet arbre – tout en hauteur et penché, fragilisé par le vent qui vient de la mer –, est la concrétisation visuelle du poème d’Ossian, leitmotiv romantique de l’œuvre que récitent une première fois les amants dans leur escapade et que l’on entend redit par leurs voix off à la fin du film, après le suicide du Professeur. Cette dernière occurrence n’est d’ailleurs pas à interpréter comme une survie de l’amour après la mort, mais comme un retour sur une mort qui avait été annoncée :

Bientôt je me flétrirai, car bientôt viendra la tempête qui arrachera mes feuilles. Demain viendra le voyageur, viendra celui qui m’a connu dans toute ma beauté ; il me cherchera autour de lui, me cherchera et ne me trouvera point3.

9Massenet donnait toute son expansion lyrique au thème d’Ossian, mais chez Gœthe déjà, le héros se délectait de ces vers et s’identifiait pleinement à l’arbre :

Oui, c’est bien ainsi : de même que la nature s’incline vers l’automne, l’automne commence en moi et autour de moi. Mes feuilles jaunissent, et déjà les feuilles des arbres voisins sont tombées4.

10Le travelling sur l’arbre opère une ellipse temporelle : en ce début de printemps pluvieux, la mélancolie werthérienne annonce déjà l’automne5. Image suggestive qui complète celle de la tombe quand on évoquait la naissance. Tout début contient en germe sa propre fin. Outre le signe temporel (l’arbre n’est pas encore revêtu de ses feuilles, ce n’est donc même pas une anticipation que de « l’imaginer » déjà dépouillé), la caméra, par son mouvement ascensionnel qui va du Professeur au sommet de l’arbre, opère la métaphore visuelle : l’homme est semblable à un arbre (l’image est reprise à la fin : c’est le dernier plan du film). C’est le mouvement de caméra qui métaphorise l’objet (ici, le sujet). Le cas est assez rare pour être souligné. Le plus souvent, la métaphore au cinéma est introduite par le montage, comme cette image du début des Temps Modernes6, où l’on voit les travailleurs se pressant à l’entrée des bouches de métro, le plan suivant nous montrant un troupeau de moutons se pressant de la même façon. Moins évidente que dans le film de Charlot, et plus subtile, la métaphore créée par le mouvement ascensionnel nous introduit cette fois dans les symboles cycliques, et les schèmes de la répétition. Mais l’arbre, à première vue, semble doté d’un avantage sur le héros : ce dernier sera exclu d’un nouveau retour, celui du « souffle du printemps ». Le cycle saisonnier concernera toujours la nature, mais pas l’amoureux en quête d’un bonheur impossible. Dans Le cinéma ou l’homme imaginaire, Edgar Morin rappelle, au chapitre intitulé « Le paysage du visage » :

À l’anthropomorphisme qui tend à charger les choses de présence humaine, s’ajoute plus obscurément, plus faiblement, le cosmo-morphisme, c’est-à-dire une tendance à charger l’homme de présence cosmique.

11L’image cinématographique s’enrichit ainsi de transferts réciproques entre le microcosme : l’homme, image du monde, et le macrocosme : le monde, image de l’homme. Chaque arbre a en effet lui aussi une durée de vie limitée, et celui-ci paraît bien fragile, fouetté par les vents du large. Le thème de la fragilité des arbres, lié à la fragilité de l’existence humaine, est repris lorsque le Professeur, poursuivant avec le fils de Carlota sa tâche pédagogique, l’emmène dans la forêt et lui explique la particularité des hêtres, auxquels une écorce peu épaisse et des racines peu profondes laissent peu de chances de survie7. Pendant les explications du Professeur (que l’on entend en « off »), retentissent au loin les aboiements frénétiques des chiens et les coups de feu des chasseurs, comme une vague menace à l’encontre de cette nature que le protagoniste perçoit et commente si bien. La chasse est menée en fait, on le découvre dans la séquence suivante, par Alberto lui-même. Ceci est un exemple d’allégorie assez rare dans l’œuvre de Pilar Miró : c’est Alberto qui, symboliquement, sans le savoir, « chasse » le Professeur, et éconduit l’amant de sa femme. La dernière image de la séquence est un gros plan un peu agressif du trophée de chasse : un sanglier, et cela renforce ici cette connotation de la chasse comme le lieu de pulsions meurtrières (le Professeur, lui, retournera la pulsion de mort contre lui-même).

12Cette fragilité des arbres est également relayée par la fascination que procure le feu dans la cheminée, puisqu’aussi vrai que la tombe (ou la mer) est la fin de l’homme, la flambée est la fin de l’arbre. C’est le travail de l’employé nommé Jérusalem de couper des bûches pour alimenter le feu, et le Professeur lui fait remarquer qu’il faut les couper plus petites car il s’abîme les mains en tâchant de le faire. Le personnage werthérien est entièrement du côté de l’artiste, et non du côté de « l’homo faber », pour qui le feu est une conquête. À la fin de sa courte vie, le Professeur ne brûle pas seulement son travail de traduction, mais aussi les lettres reçues jadis par son père, et qui portent bien clairement la mention de l’adresse : « côte des tilleuls » (cuesta de los tilos). La mort de l’homme, c’est aussi la mort de l’arbre, et même celle de son souvenir. On peut également faire le rapprochement avec la séquence de Gary Cooper... où Andrea est prise de nausées et vomit : elle regarde vers le ciel, où se dresse un cyprès immense, arbre de mort, souvent présent dans les cimetières.

13Il est donc évident dès la séquence aperturale de Werther que le thème de la solitude est fortement lié à celui de la mort.

14Le deuxième moment de solitude subi par le héros (celui qu’il ne pourra pas supporter) commence après la découverte de l’intimité retrouvée entre Carlota et Alberto, suivie par la scène significative de la bouteille à la mer. Les deux amoureux se retrouvent comme les autres fois dans le café proche du cours de danse de Carlota (sentimentalisme qui veut qu’on reste fidèle au lieu de la première rencontre marquante). L’envahissement progressif de la nuit sur le jour connote sans ambiguïté en cette fin de film l’approche de la mort. Carlota déclare avoir besoin de s’isoler pour penser, et s’en va, devant l’incompréhension du protagoniste. « S’isoler pour penser » : ce sont là presque les mêmes termes qu’emploiera Carmen dans El pájaro de la felicidad en quittant Madrid et Fernando. Le désir d’isolement, de retrait du monde, est à l’opposé du mouvement passionnel qui exige la présence constante de l’être aimé, et indique déjà que le personnage féminin se « déprend » de l’autre, toujours aussi « épris ». Werther est certes l’une des plus célèbres figures littéraires de la destruction du mythe de l’amour-fusion8, qui trouva sa première consécration par la légende des célèbres amants du Moyen Age, Tristan et Iseut, reprise en de nombreux mythèmes par la suite. En Espagne, on peut penser à cette assomption du mythe de l’amour plus fort que la mort, avec la métamorphose des amants en oiseaux qui se rejoignent dans le ciel, puis en rosiers dont les branches s’entremêlent dans le beau Romance del Conde Olinos.

15L’opéra de Massenet établissait encore de façon très affaiblie cette union, figure impossible fantasmée par les poètes romantiques, dans la scène déchirante de l’agonie de Werther à laquelle assistait Charlotte. En effet, Charlotte y avouait enfin son amour à Werther et se berçait d’illusions en voulant croire que la mort l’épargnerait9. Déjà dans le récit gœthien, la piété de Charlotte, la croyance affirmée en l’au-delà, laissait augurer la fusion des âmes à défaut de celles des corps. Mais le film de Pilar Miró ne consacre pas l’assomption du mythe, dont Gilbert Durand rappelle qu’il est un récit dans lequel s’investit obligatoirement une croyance. Pilar Miró a bien affirmé qu’elle ne croyait pas à l’amour étemel, ne croyant pas à l’éternité tout court. La prégnance symbolique pourrait à défaut s’attacher à un amour-passion (c’est-à-dire, ce qui est étemel dans l’amour, pour peu qu’on veuille le faire durer : le fantasme). Or celui-ci aussi paraît bien dévalué dans un récit filmique où la femme se déprend si vite de son amant, et ou celui-ci est le dernier à croire en la victoire de l’amour : il croit en son absolu, c’est-à-dire en sa défaite. Nous avons déjà souligné que la grande réussite du film, c’est la rencontre d’une musique et d’une histoire, et la mise en scène qui utilise magnifiquement les beautés naturelles du paysage. Ce n’est pas (du moins, pas toujours) la vraisemblance psychologique. Il est en effet assez peu vraisemblable que le Professeur prenne pour définitive la requête de Carlota (« Je ne veux plus te voir »), alors que les gestes de cette dernière (l’émotion passionnée avec laquelle elle étreint son amant, ses larmes) démentent si clairement le congé qu’elle lui signifie. Quand le Professeur est sur le bateau, rentrant chez lui en pleurant, c’est l’air de la révélation finale de Werther à l’agonie qu’on entend : « Tu m’aimes ! » La faiblesse du Werther de Pilar Miró, c’est de ne pas obliger l’autre à agir en cohérence avec ses sentiments.

1.2. Solitude et mélancolie : la mort comme attrait ou comme répulsion

16Dans Gary Cooper que estás en los cielos, vers la fin du film, juste avant la confirmation de la « trahison » de Mario, Andrea, seule dans un parc10, est prise de nausées et vomit. Elle lève la tête et contemple un cyprès qui s’élève vers le ciel. La verticalité de l’arbre traduit l’immensité du ciel (ce qui donne toujours à l’homme la conscience de ses propres limites), et la sensation physique, subjective, de léger étourdissement que ressent le personnage. Chaque signe est d’une apparente ambivalence. La hauteur de l’arbre pourrait signifier l’élan de la vie, mais il s’agit d’un cyprès, arbre que l’on trouve fréquemment dans les cimetières et qui connote la mort. Andrea tourne la tête et aperçoit un enfant sur la balançoire. Là encore, ce pourrait être signe de vie, mais l’enfant représente en fait celui qu’elle aurait voulu avoir et qu’elle n’aura pas. C’est pourquoi elle le fixe avec angoisse, et l’enfant aussi la fixe comme si la femme était pour lui une menace. Andrea lit tous les signes dans le sens de ce qui l’attend : la vie, ce n’est plus la vie, c’est l’attente de la mort. C’est aussi ce que l’on retrouvera dans El pájaro de la felicidad (c’est plutôt comme un « oiseau de malheur » que résonne le poème final d’Angel González). C’est l’une des interprétations que l’on peut donner à la présence si fréquente des portes et fenêtres, des seuils, dans les films de Pilar Miró (en particulier, Werther et les deux films intimistes, mais aussi, dans une autre tonalité, El perro del hortelano). Le seuil, c’est un changement d’état, comme la naissance et comme la mort. La naissance, c’est le risque qu’on a couru et qui nous a condamnés à mort.

17C’est aussi vers la fin du film, juste avant la séquence de l’hôpital, qu’on assiste à la dernière soirée qu’Andrea passe chez elle, sans savoir si elle y reviendra. Dans cette solitude subie (personne n’est là pour l’aider à passer ce moment), le thème de la mort n’apparaît pas de la même façon que dans Werther : il ne s’agit pas d’une mort programmée, mais d’une mort redoutée, ce qui induit deux temporalités différentes : dans le premier cas, la fascination exercée par la mort (figurée par la fascination exercée par le feu) fait paraître le temps très court. Pourtant, il est presque le même en ce qui concerne les deux films : un peu plus de 4’ pour la solitude de Werther avant sa mort, et 4’38 pour la solitude d’Andrea avant son opération. Mais la solitude du Professeur est entrecoupée par d’autres scènes, dans une construction assez complexe : après un premier moment où le protagoniste se sent désemparé et brûle des papiers en l’absence de Carlota (1’17), il reçoit la visite de Beatriz (3’), puis retrouve Carlota (2’15) qui lui annonce le désir d’Alberto de reprendre la vie commune. Nous assistons ensuite au dernier cours de grec (1’15), puis c’est l’épisode où le Professeur et l’enfant jettent la bouteille à la mer (1’). La visite à Carlota à son cours de danse se transforme en scène d’adieux devant le refus de Carlota de continuer à le von- (2’). Le retour en bateau annonce l’irrévocable décision de disparaître (1’) et le deuxième moment de solitude dans la maison montre à nouveau le Professeur déchirant des papiers, comme s’il n’y avait pas eu d’interruption (1’). En montage alterné, nous suivons le repas qui se déroule au même moment chez Carlota (3 ’40), et la dernière scène reprend sur la destruction des papiers et le suicide (1’50 jusqu’au coup de feu). Le fil conducteur de ces trois scènes éparses est donc bien le lieu : la demeure à laquelle le héros est arrivé au début du film, où il a trouvé le revolver, et où finalement il se donne la mort. Le deuxième fil conducteur est thématique : le feu qui brûle dans la cheminée, dans lequel le Professeur détruit ses papiers. Nous allons reprendre dans l’ordre chronologique ces différents moments. Le premier moment de solitude annonciatrice de la mort dure donc 1’17.

18Seul chez lui, il s’allonge, et son visage émerge de l’ombre : l’analogie avec un cadavre est frappante. Il regarde ensuite une photo d’enfant et symboliquement, passe son doigt sur la figure comme pour l’effacer. Marcel Oms écrivait à propos des films de Carlos Saura, où abondent les photos de famille :

Rien ne rapproche autant du néant que la conscience d’avoir existé11.

19Il est frappant de voir que la photo du Professeur enfant est l’une des rares « photos de famille » des films qui font l’objet de cette étude. Les photos qu’Andrea retrouve chez sa mère dans la malle aux souvenirs sont des photos d’acteurs célèbres12 ou des cartes postales d’affiches de films que collectionnait la petite fille ou l’adolescente. Nous avons déjà analysé dans la deuxième partie la photo du groupe de miliciens qui apparaît dans Beltenebros. Dans le même film, Bernal présente Andrade à Darman par le biais d’une diapositive où Andrade est en compagnie de sa femme et porte un enfant dans les bras. Cette photo ne sert qu’à évoquer une réalité enfuie et incertaine (l’homme dont il s’agit vient de passer des mois en prison et est maintenant condamné à mort par ses propres amis). Ces différentes occurrences confirment l’éclatement familial que nous avons déjà analysé. Toutefois, l’occurrence de photos dans quatre films sur sept montre d’une part l’intérêt pour l’invention technique, et d’autre part la persistance du souvenir, l’importance de la mémoire13. Darman disait à Bernal : « On commence toujours par une photo », ce qui voulait dire au sens policier du terme que la photo était le début de l’enquête. Mais on pourrait ajouter qu’on finit toujours aussi avec une photo, comme le montre assez clairement l’attachement d’Andrea à la photo fétiche de Gary Cooper, ou cette photo de petit garçon que le Professeur efface de son doigt, comme étant une trace morte de ce qui est déjà mort. Ce geste d’effacer le visage sur la photo renvoie à l’affiche du film : un portrait ébauché, où le bas de la figure n’est pas représenté. Il brûle ensuite ce qu’il a écrit : l’œuvre du traducteur (la traduction étant une forme amoindrie de création) est livrée au feu destructeur. Cette tâche de destruction est interrompue par la brève scène suivante, qui nous fait revoir le jour avec la visite inattendue de Beatriz, comme une possibilité de nouveau départ, un faux espoir de retour à la vie. Beatriz s’adresse d’abord à lui comme à un enfant : « Qu’est-ce que tu fais, caché là ? »14 et au terme de la conversation, elle a ces mots significatifs : « Je vais essayer de t’arracher aux mains de la mélancolie »15.

20La mélancolie est ici employée au sens qu’on lui donnait à l’époque de Gœthe : c’est une « mélancolie » quasi ontologique, caractérisée comme « la maladie du siècle » (le dix-neuvième), et qui est proche de notre « dépression » du vingtième siècle. Le Professeur répond qu’il se sent beaucoup mieux, qu’il a moins mal à la tête. Il ajoute même, de façon un peu insolite : « à l’estomac, au cœur et tout... » La nosographie est complète, le mal d’amour, la crispation de la désespérance s’expriment par des symptômes physiques aisément reconnaissables (mal à la tête et à l’estomac). En revanche « mal au cœur » n’a pas en espagnol le double sens qu’il possède en français. Il veut sans équivoque dire l’oppression que provoque dans sa poitrine le sentiment d’être en train de perdre Carlota. Beatriz lui prend la tête entre les mains et l’embrasse doucement : en fondu enchaîné, c’est la figure de Carlota qui se substitue à cette image, insistant sur la fatalité de l’amour : le Professeur a choisi l’objet d’amour qui ne peut que le rendre malheureux. Formellement, l’image de Beatriz s’efface donc pour laisser place à Carlota.

21Un nouvel entretien avec Carlota, qui a toujours lieu dans le même café, n’apporte pas la lumière à l’homme amoureux qui en est désormais privé16 : la table, éclairée par une seule petite lampe, qui connote la valeur de l’intimité entre eux, n’a plus désormais la même valeur. Auparavant, les protagonistes se rencontraient de jour lorsqu’ils étaient encore des inconnus l’un pour l’autre. Mais la scène du débarcadère où ils s’étaient retrouvés la nuit venue avait consacré la naissance de l’amour. Maintenant cependant, la minuscule lampe n’est plus symbole d’amour caché, de tendre complicité, puisque Carlota lui annonce qu’Alberto veut reprendre la vie commune. La « mélancolie » du personnage masculin est perceptible à ce qu’il semble résigné à la défaite, disant d’un côté « Je ne peux vivre sans toi » et de l’autre « Tu feras ce que tu voudras ». C’est là une façon assez claire de dire à Carlota qu’elle sera responsable de sa mort, mais elle ne semble pas à même de décrypter le message.

22La scène est immédiatement suivie par l’adieu aux élèves, où le Professeur s’identifie totalement à Socrate au moment de sa mort17. En effet, il commence le récit des derniers instants du philosophe à l’imparfait, d’une façon qui oppose sa dignité à l’inconscience de ses juges : « Socrate écoutait la sentence de ses juges d’un air imperturbable... » : pour le Professeur, la sentence est celle qu’a prononcée Carlota, même si à ce moment, son sort n’est pas fixé de façon définitive. Puis il utilise le passé simple, dramatisant encore davantage le récit : « Il écouta et dit : « Le moment est arrivé, pour vous de rester et pour moi de partir... » Et sans transition, il annonce aux élèves qu’il sera remplacé l’an prochain par un autre professeur et qu’ils ne se reverront plus. Il quitte alors la salle de classe, comme un acteur de théâtre quitte la scène. Son départ est une métaphore de la mort, perçue inconsciemment par les élèves qui osent à peine un murmure en refermant livres et cahiers.

23La bouteille jetée à la mer avec pour seul message les noms du Professeur et de l’enfant ne semble ensuite que plus dérisoire. Le « message » n’en est pas un : si quelqu’un le reçoit, il n’aura rien à répondre, et de toute façon, le destinateur aura déjà disparu. Après les adieux à Carlota dans la salle de danse, emphatisées par les larmes des deux amants, c’est le retour à la demeure et l’abandon significatif du vélo sur le pont du bateau. Pérez Millán a souligné l’aspect peut-être trop accentué du zoom sur le vélo, restes d’une emphase qui marque certains plans de la réalisatrice, comme dans son premier film, où un zoom appuyé signalait au regard la flûte du muet, abandonnée sur le lit.

24La deuxième scène directement annonciatrice de la mort ne dure qu’une minute, mais est marquée par des actes symboliques : il descend l’escalier puis le remonte, tandis que le recours à la voix off est la transcription de la voix intérieure du personnage et des tourments de sa dernière heure. Avec Gary Cooper..., c’est précisément le seul film qui comporte autant d’occurrences de désynchronisation des images et du son. Le lyrisme s’épanouit dans la fusion de la voix18, des images et de la musique de l’opéra (« Pourquoi me réveiller au souffle du printemps ? ») À nouveau, il brûle ses papiers, puis il se rase, évoquant ainsi une toilette mortuaire, imitant la dignité de la mort de Socrate. En montage alterné, on voit ensuite le repas que partagent Carlota, Alberto et leur fils, et dont nous avons parlé précédemment. À l’issue de ce repas, Carlota comprend enfin que son fils ne souhaite pas les retrouvailles avec le père (s’étant en fait trouvé un père de substitution plus satisfaisant que le premier), et elle y voit clair dans ses propres sentiments. Le plan qui montre le départ trop tardif de sa voiture est rendu pathétique par le souvenir de la première occurrence qui avait autorisé de justesse la synchronisation, la voiture et le vélo se rencontrant... sur le bateau ! En effet, en sortant de la salle d’opération, Carlota cherchait à retrouver le Professeur. Celui-ci apercevait sa voiture stationnée en face de l’embarcadère et faisait revenir le bateau19, abandonnant son vélo pour rejoindre sa bien-aimée. L’abandon du vélo, à ce moment-là, avait le sens de l’insouciance, et non de la décision fatale d’en finir avec la vie, comme à la fin.

25On voit à nouveau le Professeur face à la cheminée où brûlent les papiers (troisième occurrence), puis introduire la balle dans le barillet du revolver et appliquer celui-ci sur sa tempe. Cette troisième scène de « solitude finale » dure 1’50 jusqu’au coup de feu qui retentit. Ainsi, la fragmentation extrême du dernier bloc séquentiel raccourcit le temps de la solitude, occupée par une pensée unique : l’objet d’amour impossible, et par une seule solution choisie : la mort. Le Professeur, contrairement au Werther de Gœthe, semble prendre rapidement la décision de se donner la mort : tous les instants qui la précèdent constituent des ruptures d’attaches avec la vie et en aucun cas des tergiversations comme dans le récit d’origine. La fascination ressentie par le héros au moment de la découverte du revolver (emphatisée par la musique) ne laisse aucun doute quant à l’issue fatale. En termes narratologiques, on peut parler pour Werther d’une « intrigue de prédestination » dans le sens où le récit est connu et fidèlement transposé.

26Au contraire, l’avenir d’Andrea reste une inconnue pour le spectateur comme pour le personnage. Simplement l’image arrêtée sur la main d’Andrea qui serre celle de son médecin au moment de l’anesthésie est l’image figurée d’une force, d’une alliance qui peut permettre de triompher de la mort20. De même, tous les objets qui sont filmés dans la séquence de son dernier soir passé chez elle, sont les objets par lesquels Andrea cherche à se raccrocher à la vie21 : le vase antique, le disque (la musique), la télévision (un programme de cinéma en accord avec ses goûts et qui réveille toute la nostalgie indissociable du western22), en fait tout ce qui a du prix pour elle. D’autres objets sont traîtres, car ils évoquent la mort insidieuse, comme l’œuf qui se brise entre ses doigts (tel l’embryon qu’elle croyait porter dans son ventre), et dont elle se débarrasse sous le jet d’eau du robinet. Le tourbillon de la vidange est évocateur de l’opération technique qu’elle va subir : cette aspiration du fœtus mort (« il faut vider la matrice », a déclaré le médecin). Au moment où l’œuf se brise, l’image de la mort est renforcée par le son hors champ du disque de Werther : il s’agit de l’air pathétique « Toute mon âme est là... », qui est précisément celui que l’on entend au moment où le Professeur prend le revolver, le caresse et l’applique sur sa tempe. La musique souligne le lien entre ces deux scènes de films où la solitude permet à la mort de s’approcher.

27Les instants de solitude du Professeur sont donc contractés, entrecoupés de passages de la vie sociale du personnage, qui très clairement « met en scène » sa propre mort avec ses élèves (sous la forme du récit historique exemplaire) et avec le fils de Carlota (sous une forme symbolique et ludique). La diversité des lieux : le jardin, le café, la salle de classe, la falaise, la salle de danse, le bateau, n’est donnée que comme la réitération de l’adieu définitif et la restriction progressive de tous les champs du possible qu’offre la réalité. Après le coup de feu par lequel le Professeur s’est donné la mort, un plan en légère contre-plongée montre le chien arrivant par la porte ouverte et se couchant sur le seuil. Gilbert Durand rappelle dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire que le chien est symbole de trépas, doublet domestique du « grand méchant loup ». Ici, il s’agit bien sûr d’une version très euphémisée : le chien n’apporte pas la mort, il l’accompagne, dans le sens où l’on raconte toujours par exemple que le cercueil de Mozart ne fut suivi que par son chien : la fidélité jusque dans la mort, c’est l’image qui s’impose ici avec ce sympathique briard.

28L’image du feu domine les derniers instants du Professeur. Le feu est ici doublement symbolique : d’amour et de destruction. Le feu sexualisé est l’image de la passion, de façon si traditionnelle qu’il en est devenu un cliché. « Les feux de l’amour » : n’est-ce pas là le titre vulgaire d’une série télévisée ? Mais l’Infante troublée par Rodrigue, disait plus joliment chez Corneille : « Mon repos m’abandonne et ma flamme revit »23.

29La deuxième idée connotée est celle d’anéantissement : il s’agit alors du feu qui consume au-dehors (destruction) comme il dévore au-dedans (amour passionné). C’est ce que Bachelard développe sous le nom de complexe d’Empédocle24. La dernière soirée d’Andrea chez elle est au contraire placée sous le signe de l’eau : l’eau du bain, l’eau du robinet, celle qui coule entre les doigts et que l’on voudrait retenir, comme la vie. D’ailleurs, la séquence chez Andrea « coule », elle aussi, très fluide : elle n’est interrompue par aucune visite, aucune intervention, et les mille et une occupations fébriles ne font que rendre plus évident cet étirement du temps. C’est l’un des avantages du cinéma par rapport aux autres modes d’expression artistiques que de traduire cette subjectivité du temps : ellipses pour le bonheur qui semble toujours si court : les amants de Werther ne quittent pas la chambre pendant une nuit, un jour puis à nouveau une nuit, et cela n’est figuré qu’en quelques plans, tandis que l’étirement de l’interminable attente d’Andrea figure l’angoisse et le malheur.

30À personne Andrea n’arrive à dire l’échéance si dure qui l’attend : celle de l’opération. Elle ment à son chef, utilisant la métaphore de l’avion qu’elle doit prendre, et annonçant ainsi le risque de mort de façon détournée, par un déplacement : si l’avion s’écrase, elle n’aura rien pu accomplir dans sa vie de ce qui lui tenait vraiment à cœur. Tous les protagonistes sont ainsi enfermés, comme murés, dans leur douloureux secret : le Professeur refuse de répondre aux questions de Beatriz (ou plutôt, il lui demande de ne pas en faire). Carmen ne dit à personne qu’elle a été violée. Certes, c’est là un détail psychologique vraisemblable : les études statistiques montrent que les victimes d’agressions sexuelles se replient souvent dans la honte et le silence. Mais le secret et la fuite sont systématisés chez tous les personnages à l’écran, et particulièrement chez ceux incarnés par Mercedes Sampietro. Aussi la liste des hommes qu’elle quitte est-elle impressionnante : dans Gary Cooper..., Bernardo et Mario, dans Hablamos..., Victor, dans Werther, d’abord Alberto puis le Professeur, dans El pájaro..., Enrique, Fernando et Eduardo. Certains plans figurent cette solitude particulièrement douloureuse face à la mort. C’est par exemple la séquence où Andrea fait une dernière tentative de réconciliation avec Mario : elle n’a pas choisi son moment, mais elle ne pouvait tomber plus mal, après l’attentat perpétré par l’ETA, alors qu’on évacue les blessés. Andrea est à nouveau confrontée à la mort, cette fois de façon brutale, et cette angoisse qui la saisit est traduite par la porte de l’ambulance qui se referme brusquement sur la caméra. Pérez Millán, commentant ce plan, le qualifie de « subjectif ». En fait, il consacre l’identification première du spectateur à la caméra, placée tout à coup à l’intérieur de l’ambulance. L’identification au personnage n’est que « secondaire », elle effectue un détour : c’est parce que cette porte qu’on nous claque au nez nous plonge dans les ténèbres que nous pouvons nous associer à l’angoisse d’Andrea, plongée dans les ténèbres de l’incertitude, confrontée à l’éventualité de sa mort prochaine. Ainsi, la caméra n’est pas « subjective » dans le sens le plus courant accordé à l’expression, comme dans le célèbre début de Les passagers de la nuit (Delmer Daves, 1947), où la caméra adopte le point de vue du protagoniste interprété par Humphrey Bogart, et où nous voyons toute la scène par ses yeux, sans que jamais nous ne voyions son visage, défiguré par l’accident, visible uniquement après l’opération de chirurgie esthétique.

31La mort démontre donc sa puissance par la fascination qu’elle exerce, dans un mouvement antithétique d’attraction et de répulsion. Il s’agit plutôt d’une attraction dans le cas du Professeur, et d’une répulsion dans le cas d’Andrea, mais parfois s’instaure un brouillage qui fait qu’on ne sait plus très bien ce qui l’emporte : l’obsession devient comme un vertige. On peut en voir un exemple dans le passage où Andrea, après s’être contemplée dans la glace en apostrophant son reflet, sentant tout à coup son corps comme un traître qui va l’abandonner, marche dans la rue et est prise du désir subit d’entrer dans la salle des ventes. La scène de la vente aux enchères est très fréquente au cinéma : on peut penser à des films aussi divers que ceux de la série James Bond25, à La mort aux trousses26, ou à L’ami américain, de Wim Wenders27. C’est que la scène qui s’y joue a toujours une grande portée symbolique : en effet, après l’annonce du chiffre initial de mise en vente, s’amorce inévitablement une compétition entre plusieurs membres de l’assistance. Plus l’objet a de valeur, plus la lutte se fait âpre, plus les chiffres montent vite, en même temps que se restreint le nombre des acheteurs potentiels. L’objet perd de sa consistance, et l’émulation devient un combat animé par la même pulsion de mort que les combats réels, chacun étant prêt à « tout » risquer (le risque économique remplace ici le danger physique). Au plan symbolique, il y a dans la montée vertigineuse des enchères la même fuite éperdue vers la mort que dans les scènes d’anthologie du combat de chars de Ben Hur (William Wyler, 1959), ou du « jeu » qui consiste à sauter le dernier, avant que la voiture ne se précipite dans l’abîme, dans La fureur de vivre (Nicholas Ray, 1955). Dans un style qui fuit la démesure, l’expérience d’Andrea ne fait pas exception à la règle. La jeune femme a mis ses lunettes noires pour rester incognito lors de cette activité « clandestine » (un défi à la mort, même s’il est symbolique, garde son caractère transgressif), et après avoir monté les enchères, s’opposant ainsi à un monsieur barbu à l’allure respectable, elle fait l’acquisition du petit vase antique pour 120.000 pesetas et va ensuite en réclamer le prix à sa mère.

1.3. L’autre sans le moi, le moi sans l’autre

32Tous les personnages ou presque connaissent à un moment ou à un autre les affres de la solitude. C’est encore le cas d’Angel Barciela dans Tu nombre..., le dernier film de Pilar Miré, quand il comprend la nécessité de faire partir Julia au plus vite, et que cette séparation est définitive. Dans Werther, la solitude n’est pas seulement l’expérience de Werther : tous les personnages en souffrent. Carlota est seule pour décider de son choix de vie : la solitude de la femme divorcée, la reprise d’une vie de couple ou la vie avec le Professeur. Beatriz aimait le juge, mais ce dernier n’a pas quitté sa femme pour elle. Elle est amoureuse du Professeur qui ne répond pas à son amour, et reste donc définitivement seule. Quant à l’enfant, il appartient à cette lignée étrange d’êtres dépossédés de leur enfance et de leur insouciance, et dont regorge le cinéma espagnol. On pense, pour ne citer que les plus célèbres, à Olvido, la petite-fille de La mitad del cielo (L’autre moitié du ciel), de Manuel Gutiérrez Aragón, qui est justement de la même année que Werther (1986) et à leurs « ancêtres » de Cria cuervos (Carlos Saura, 1975) et El espíritu de la colmena (L’esprit de la ruche, Victor Erice, 1973)28. Le personnage (interprété par Ignacio del Amo) n’est pas développé mais son grand regard ouvert sur le monde inquiétant des adultes semble les interroger. Il est comme un petit Werther en puissance, redoublant là aussi la structure et établissant de façon plus limpide que les adultes l’équation entre la solitude et la mort. La scène où le Professeur le découvre pour la première fois est en ce sens révélatrice : au milieu de la cour de récréation, l’enfant est le seul à ne pas se mêler aux jeux de ses camarades et à déambuler d’un air triste. Le repli sur son univers intérieur est certes attribuable à la séparation de ses parents, au cas de son ami qui s’est suicidé, comme le raconte Carlota au Professeur, mais au-delà de ces « accidents » perturbants mais non déterminants, c’est la solitude ontologique de l’être humain qui transparaît dans ses grands yeux tristes. Certes, il ne voit pas des « fantômes » comme la petite Olvido ou la petite Ana parce que le cinéma de Pilar Miré ne comporte pas de revenants : il ne s’éloigne guère du monde quotidien et ne fait pas d’incursion dans l’onirisme. Mais l’enfant semble en savoir plus long que les adultes, ne pas être prisonnier de leurs problèmes matériels, comme veut le démontrer la scène où il sait avant les autres (le Professeur et le réparateur de bicyclettes) que le pneu n’est pas crevé, mais qu’il « manque simplement d’air », en somme comme les êtres humains. Dans la scène précédente, le Professeur et son petit élève ont justement surpris l’intimité retrouvée de Carlota et Alberto, et Carlota a mal dissimulé sa gêne devant l’incursion des deux intrus : cette scène marque la charnière du film, l’amorce du drame.

33À l’autre bout de la chaîne de la vie, la solitude est tout aussi marquée et sans doute plus pathétique malgré la fugacité de sa manifestation : c’est la belle composition signée par Mayrata O’Wisiedo dans le rôle de la maîtresse du père du Professeur, et d’Alfredo Mayo dans celui du père de Victor. Quand l’ancienne maîtresse accueille le fils de celui qu’elle aimait, tous deux sont heureux de se connaître, et le début de la scène est d’abord marqué par l’émotion contenue de la rencontre : elle lui demande d’attendre un peu avant de s’asseoir, pour lui donner le temps de le contempler. Mais au fur et à mesure de la conversation, la mort récente du père envahit la pièce et la pensée des personnages, faisant irrémédiablement penser que la leur aussi est proche. Lorsqu’elle se lève29, après avoir évoqué la mort de son amant, elle déclare qu’il ne lui reste désormais rien d’autre à faire que de vieillir, et le cadrage plus ample dévoile au premier plan les fleurs fanées dans le vase, moderne « vanité ». Le Professeur est assis à gauche et baisse la tête dans ses sombres pensées, tandis que la femme, en profondeur de champ, regarde au-delà, à travers la fenêtre qu’on ne voit pas et parle de sa mort prochaine30. Un pessimisme accentué : ici, là et là-bas (trois échelles de plan), tout n’est que mort, parce que chacun est enfermé dans une solitude irrémédiable. La solitude est l’antichambre de la mort. Cette scène intéressante ouvre sur le versant tragique de l’histoire : tout va se dégrader à partir de là. Juste après, ce sera l’arrestation de Jérusalem, puis la complicité apparemment retrouvée entre Alberto et Carlota.

34Dans Hablamos esta noche, la solitude du père de Victor est soulignée par le plan, d’un réalisme macabre vraiment hispanique31 (qui n’est pas sans rappeler la séquence du cimetière dans El crimen de Cuenca), où la dépouille de Charo, la sœur de Victor, doit être exhumée, la famille ne possédant pas de concession à perpétuité. Le père est debout au bord de la tombe, regardant les os que les fossoyeurs sortent un à un de la tombe. Le plan est forcément évocateur de la scène anthologique de Hamlet où le jeune prince contemple le crâne de celui qui fut le fou du roi, tandis qu’arrive le cortège funèbre d’Ophélia. Mais le frère d’Ophélia est attaché à sa sœur par des liens quasi incestueux. Au contraire, Victor arrive en retard et reste de biais au bord de la tombe, disant à son père qui la regarde fixement que ce spectacle n’était pas nécessaire ; en fait, c’est lui qui ne souhaite pas regarder, et il passe si peu de temps avec son père que le spectateur peut légitimement se demander pourquoi il est venu, cette incohérence ne pouvant s’expliquer que par l’attitude perpétuellement pressée du personnage, dont la « course aux honneurs » peut aussi être interprétée comme une course à la mort. Tu nombre envenena mis sueños commence aussi au cimetière (c’est l’enterrement du père de Julia) et se termine là : la boucle est bouclée.

35Ce n’est que dans Beltenebros que des personnages reconnaissent la solitude de l’autre : il s’agit à chaque fois du sentiment maternel de protection que suscite chez une femme un homme désemparé. Dans un redoublement de structure qui est systématique dans ce film (fidèle au roman d’origine), c’est d’abord la première Rebeca Osorio qui a « pitié » de la solitude de Valdivia, puis la deuxième Rebeca qui compatit à la solitude et au dévouement d’Andrade. La prétendue solitude de Valdivia semble bien n’être qu’un alibi pour Rebeca, probablement attirée sexuellement par lui. S’il y a solitude, elle n’est pas propre à Valdivia, mais s’étend à toute une ville, microcosme de tout un pays sous le régime de dictature.

36Mais ce n’est que dans les films intimistes que les deux protagonistes féminines se confient à un être en évoquant fugitivement à quel point la solitude leur pèse. Nous avons déjà souligné une certaine continuité diégétique entre les deux films et la communauté de caractère qui unit les deux protagonistes. La solitude est aussi le résultat d’un choix : la volonté de garder leur indépendance, de ne pas accepter qu’on envahisse leur territoire. Ce sont les reproches que leur adressent leurs partenaires masculins. Ainsi, Bernardo rappelle à Andrea qu’il était pour elle prioritaire de « défendre contre vents et marées son indépendance sacrée, inviolable », et Mario l’accuse d’élever des barrières autour d’elle pour délimiter son territoire32. Andrea s’explique très clairement à ce sujet dans l’enregistrement qu’elle envoie à Bernardo : « Je ne veux avoir besoin de personne pour n’être déçue par personne ». La solitude subie est aussi une solitude choisie : l’isolement volontaire est un procédé d’évitement de la souffrance. À ce compte, le bonheur ne pourrait être que le repos.

37Dans El pájaro de la felicidad, après l’agression dont elle a été victime, Carmen décide de quitter Fernando. De l’hôtel où elle se trouve, elle lui écrit une longue lettre de séparation, où elle parle d’elle-même quasiment dans les mêmes termes qu’Andrea dans Gary Cooper... :

Je ne veux pas revivre une solitude à deux... Je m’efforcerai de chercher un bonheur discret... Tu sais à quel point la solitude m’effraie33...

38Andrea et Carmen reconnaissent implicitement l’échec de leur conduite de farouche indépendance à l’égard d’autrui. Andrea parle à Bernardo « du fond de cette profonde solitude qui commence à ne plus me laisser respirer »34. L’image est la même que celle de la roue de vélo du Professeur : l’air se raréfie quand on est seul à le respirer. C’est aussi la même image qui est reprise par Eduardo, avec humour cette fois quand il parle de « sa bouteille d’oxygène », dont il va avoir besoin quand Carmen refuse de vivre avec lui, comme si elle ne lui servait pas uniquement en milieu aquatique. L’image où Andrea lisse le dessus de lit en se demandant si elle reverra cet intérieur est reprise dans El pájaro, cette fois dans une optique différente, non dramatique, quand Carmen fait le lit qu’elle va partager avec Eduardo35.

39Dans son dialogue avec son père, Carmen donne à son drame intime une dimension collective : « Nous voulons tous la même chose, qu’on nous aime... » Lorsqu’Eduardo, intrus dans la location andalouse de Carmen, devient sympathique par l’évocation de ses difficultés personnelles, de son « exil » aux États-Unis, et de son métier de professeur de littérature espagnole, spécialisé dans la génération de 98, ce sont des phrases de Pío Baroja qui viennent à l’esprit de Carmen :

Maintenant, la solitude ne m’attriste plus, les murmures mystérieux de la campagne ne me font plus sursauter, ni le croassement des corneilles. Et je poursuis ma route, une route que je n’ai pas choisie, la veste sur l’épaule, en chantant, en sifflotant, en fredonnant, et quand le destin voudra l’interrompre, qu’il le fasse. Même si je pouvais protester, je ne le ferais pas36.

40Elle met dans cette citation une profonde émotion personnelle, reprenant à son compte les paroles de Baroja, si pleines de résonance pour elle37. Et comme suite logique à cette déclaration, elle dit ensuite à Eduardo : « Je suis venue ici pour vivre seule... Je ne veux pas partager ce qui peut me rester de vie »38.

41Son premier mouvement après l’arrivée de Nani et de l’enfant est de se sentir « envahie », mais après la réconciliation avec Nani, c’est elle qui souffre du désir de cette dernière de partir à son tour : « J’ai peur de rester seule », lui dit-elle. Mais, toujours jalouse de sa liberté et de ses prérogatives, elle ajoute plus tard : « Je veux que ce soit moi qui te dise de partir »39.

42Enfin, sur les dernières images du film (Carmen sur la plage avec l’enfant et le chien), on entend la voix « over » de Carmen lisant un poème d’Angel González :

Regretter le futur qui n’existe pas,
C’est accepter la vie dépouillée
De ses jours les meilleurs,
Et vivre revient au même qu’avoir déjà vécu,
Sans qu’avoir vécu veuille dire, hélas,
Être déjà mort40.

43Le champ lexical est donc, en dernier ressort, celui d’un malheur accepté, et de l’attente de la mort. « L’adoption » du bébé et celle du chien, aussi inattendues l’une que l’autre, pourrait laisser croire à un renouveau de la vie : le « sens positif de l’existence » dont parlait Carmen à propos du tableau de Murillo. Mais le son superposé à l’image dément cette interprétation optimiste des choses, indiquant qu’elle serait un contresens. Le film se donne d’emblée comme la recherche sans illusion du bonheur, et au terme de la quête, ce n’est pas la vie qui resurgit, mais seulement la mort qui tarde et se fait attendre41.

44Le problème posé par l’utilisation des citations littéraires est par ailleurs un problème délicat, dont l’interprétation n’est pas univoque. La citation de Pío Baroja, avec l’évocation d’un homme d’âge mûr qui sifflote en marchant, la veste à l’épaule, colle au personnage de son auteur. Simplement, le message philosophique de tranquille acceptation de la vie et de la mort est repris par Carmen comme une sagesse à laquelle elle aspire. Mais l’image visuelle dément l’image littéraire du vieux promeneur suggérée par le texte. Celle qui parle est en effet une belle femme qui n’a pas renoncé, loin de là, aux jeux de l’amour, de la séduction, et même d’une certaine coquetterie, comme le montrent les lunettes noires dont elle joue à l’envi. La coquetterie féminine est toujours désarmante et inattendue pour l’homme : Eduardo demande à Carmen de rester un peu en place au lieu de s’affairer. Il se charge enfin de relativiser la citation par la brève incise « comme le dit don Pío », qui permet de mettre le texte à distance.

45Il n’en va pas de même du texte poétique choisi par le réalisatrice (celui d’Angel González). Les premières citations sont une invite à la rêverie (occurrence catalane), et à un certain stoïcisme dans les déceptions causées par l’amour (lecture par Nani quand Carmen restaure le tableau de Murillo). La troisième et dernière occurrence du texte poétique marque un degré de plus dans le pessimisme : expression du regret de n’être pas déjà mort (ce qui est certes bien différent de s’identifier à un arbre qui va mourir, comme dans Werther). Le dernier mot du film reste celui de « mort ». L’image poétique et tranquille (la mer étale, l’enfant dans les bras, le chiot qui suit sa maîtresse d’un air pataud) ne suffit pas à rassurer. Comme dans Le septième sceau de Bergman, la beauté et la vitalité de la jeune femme et de l’enfant ne suffisent pas à chasser la pensée de la mort qui revient peut-être de façon plus obsédante pour le personnage incapable d’aller au bout de son désir et de répondre à la voix qui dit « Allô ! » à l’autre bout du téléphone. L’ultime message contenu dans le poème d’Angel González et isolé par la volonté créatrice de la mise en scène semble une réponse ironique au titre du film qui laissait prévoir une philosophie du « Carpe diem ».

46En fait, l’exaltation hédoniste est laissée pour compte, assombrie par l’attente de la mort, sort commun des hommes, et la résignation : « accepter la vie dépouillée de ses jours les meilleurs »42. Le long panoramique silencieux qui précède la scène finale de la plage peut être perçu aussi comme une annonce symbolique de la mort : par l’irruption brusque et inhabituelle du silence d’abord, ensuite par le paysage sauvage qui est filmé : en contrebas d’un à-pic impressionnant, une étroite vallée, un minuscule fleuve. Le poète Jorge Manrique disait à la fin du quinzième siècle ces vers qui appartiennent au patrimoine culturel de tout Espagnol : « Là les modestes rivières /Qui coulent vers une mer/ Qui est la mort »43.

47La lutte permanente entre Eros et Thanatos au cœur d’un personnage est très bien rendue dans le cas d’Andrea comme dans celui de Carmen. En effet, puisqu’Andrea envoie à Bernardo la cassette de ses vérités les plus secrètes, on pourrait supposer que le bonheur se lirait sur son visage en voyant arriver à la clinique l’homme qu’elle a appelé au secours. Or il n’en est rien. Elle l’accueille si froidement qu’il lui demande s’il doit repartir. Moins que la « mégère » de Shakespeare, mais plutôt comme des sauvageonnes, Andrea et Carmen doivent « s’apprivoiser ». On peut également penser qu’Andrea fantasme longuement sur sa propre mort : elle se projette dans l’avenir et voit sa maison sans elle, vide. Elle dit clairement qu’elle aimerait qu’une personne aimée vienne s’asseoir (et même pleurer !) dans son fauteuil et trouve tout en ordre44. Après un moment prolongé de ces images mentales, de cet état psychique de fantasme, le retour à la vie « normale », à la communication avec un être de chair et de sang, est logiquement difficile. On peut ainsi imaginer (le spectateur aussi a droit au fantasme !) que si Carlota était arrivée à temps pour empêcher le suicide du Professeur, celui-ci aurait eu un moment de désarroi, par la déception du fantasme : la mise en scène et la réalisation d’une mort si romantique. C’est à ces détails du psychisme si finement rendus que l’on se rend compte, comme le dit Pérez Millán, que le drame a été vécu par la réalisatrice « de l’intérieur » : au niveau psychologique, rien de tout cela n’est factice.

48Lorsqu’après une longue conversation, Andrea est à nouveau très proche de Bernardo et lui remet sa petite chaîne en or, comme un émouvant gage d’amour, c’est l’homme qui abandonne le bijou sur la table avant de s’en aller, figurant ainsi l’impossible abolition du décalage entre le désir masculin et le désir féminin, cette sorte de malédiction qui s’attache au langage et au désir : toujours trop tôt ou toujours trop tard. On retrouvait le même décalage physique dans Werther, dans la scène qui figure pourtant l’acmé du bonheur des amants. C’est lorsqu’ils sont dans la chambre : on ne sait ce qui prévaut dans le choix de la mise en scène, si c’est une certaine pudeur, dans la ligne de fidélité la plus grande possible au récit d’origine, qui veut éviter de montrer l’acte charnel, ou bien si c’est la préoccupation formelle : le plan du Professeur regardant par la fenêtre, et la métamorphose sous nos yeux de la rue animée en rue déserte, figurant l’ellipse significative de la rapidité du temps qui passe pour les gens qui s’aiment. Il n’en reste pas moins que Carlota est éveillée quand le Professeur dort, et qu’il est éveillé quand elle dort. L’effet poétique visuel (la vue par la fenêtre) et l’adéquation de l’image et du son (dont nous reparlerons) passe par un décalage de l’action entre les personnages. Il n’y a d’ailleurs plus de moment de bonheur pour les amants après cette brève scène.

49Sauf dans La petición et dans Tu nombre..., où le plaisir est montré dans toute son intensité et sa durée, les autres films sont plutôt des films du désir que du plaisir45. À l’exception de El crimen de Cuenca, tous les films montrent l’attente du plaisir physique, la préparation, la montée érotique. Cette « montée » du désir est même figurée concrètement dans la montée de l’escalier chez Victor (dans Hablamos esta noche) où Clara effectue son strip-tease. Cette montée du désir peut parfois être très rapide : c’est la scène chez Julio, où celui-ci est éberlué par l’initiative inattendue d’Andrea. Le « passage à l’acte » est figuré, comme dans La petición (scène de la serre où Teresa fait tomber le pot de fleurs) par la chute d’un objet : ici le verre de whisky que buvait Andrea et qui se renverse sur la moquette. Mais contrairement à La petición, il sert non seulement d’annonce, mais encore d’élision de l’acte. Pudique, la caméra montre dans le plan suivant « l’après » de l’amour. Dans Beltenebros, de façon assez surprenante, la montée du désir chez Rebeca est immédiate : Darman la gifle, puis se couche sur elle et l’embrasse. Elle résiste d’abord, puis cède très vite, comme subjuguée dans l’instant. J.A. Pérez Millán a signalé la contradiction de ce plan avec les portraits de femmes tout en finesse et en complexité que brosse la réalisatrice dans la majeure partie de ses films. Plus optimiste, Jean-Claude Carrière donne dans son livre Le cinéma qu’on ne voit pas une autre interprétation de ce cliché de la femme qui se débat et cède, qui est pour lui l’une des images du pouvoir du cinéma dans son accélération du temps, contraction du temps qui montre en raccourci ce qui met dans la vie des heures, des jours ou des armées à arriver. Il s’agit en effet d’un cliché, figure rare dans le cinéma de Pilar Miró, qui est en accord avec le personnage stéréotypé de la deuxième Rebeca et s’inscrit dans l’ensemble esthétique continuellement référencé au cinéma noir dans Beltenebros, que nous développerons plus tard.

50Dans El pájaro de la felicidad, l’amour physique a un « avant » : la montée du désir se traduit par un baiser passionné avec Eduardo, un baiser beaucoup plus chaste avec Nani. Mais l’acte lui-même est élidé, et il est également privé « d’après ». Au contraire, dans Gary Cooper..., Werther, ou Beltenebros, « l’après » de l’amour physique est valorisé. Chacun réagissant selon son être, « l’après » prend l’allure d’une conversation intellectuelle entre Andrea et Julio, d’une contemplation muette et émerveillée pour Carlota et le Professeur46, d’un jeu entre Darman et Rebeca (celle-ci embrasse le ventre de son partenaire)47. Ainsi, dans le cadre général de la difficile communication entre les êtres, les moments du « post-coïtum » sont ceux de la plus grande complicité et de l’intelligence entre les êtres. Ce sont les seuls moments où le moi ne se sent pas seul. Il est significatif à cet égard que El pájaro de la felicidad en soit privé, lui qui est le film de la plus grande solitude, recherchée et non combattue.

51Comme Eduardo dans El pájaro..., Bernardo aussi aurait voulu qu’Andrea restât avec lui jadis, au lieu de l’obliger à profiter de la bourse universitaire et à partir poursuivre ses études à l’étranger. Il lui dit d’ailleurs qu’elle a dû faire la même chose avec Mario et le mettre de force au pied de la passerelle de l’avion. Ainsi, si l’image de l’homme construite dans le cinéma de Pilar Miró est bien éloignée de ce que la tradition a typifié sous les traits du « mâle ibérique », la femme, en revanche, après un long détour (qui passe par la réussite professionnelle, indissociable de la modernisation du pays, comme nous l’avons étudié dans la deuxième partie), semble correspondre davantage au schéma traditionnel de la femme espagnole, tel que Michel del Castillo le commentait déjà dans Le sortilège espagnol :

Les femmes inspirent les hommes et les aident à se maintenir debout. « Tu es un homme, oui ou non ? » J’ai si souvent entendu cette phrase que je crois l’écouter à chaque tournant de mon existence. (...) Dans les campagnes, on les voit, pliées sous un fardeau trop lourd, marcher derrière l’âne sur lequel l’homme est assis, triomphant, dominateur. Alors les étrangers s’écrient : « Mais ce sont des Arabes ! » Oui, en apparence. Mais la créature qui marche humblement derrière le borrico est, dans le ménage, le personnage principal. Qu’un malheur survienne, que les difficultés s’accumulent au point que l’homme perde confiance et laisse paraître son découragement, la servante docile dresse sa taille et jette avec mépris : « Les hommes qui sont des hommes ne réagissent pas ainsi ». Et l’homme plie, baisse la tête et reprend le combat. Il a voulu devenir un dieu, il a usurpé son rang, les prêtresses du nouveau culte le rappellent à son devoir48.

52C’est précisément le passage de la représentation de Huis clos sur lequel reprend l’action, après la soirée solitaire d’Andrea chez elle. María (Inès dans le texte original de Sartre) jette à l’homme : « Pendant trente ans, tu as rêvé que tu avais du courage ! » Cette réplique attire la colère de Garcin qui s’écrie : « Tu es une langue de vipère ! »

53Cette typologie de la femme forte, nourrie d’innombrables épisodes historiques et littéraires, est bien conforme au portrait que dresse Bernardo d’Andrea, quand il lui rappelle le passé :

Tu as décidé de ce que je devais faire. Je me souviens que le jour de mon départ, je suis allé te chercher à l’École, et pourtant nous nous étions déjà dit au revoir. Je n’oublierai jamais le regard que tu m’as jeté ; c’était comme une façon de me dire : « Si tu es aussi odieusement faible, je te mépriserai toute ma vie49.

54Ainsi, les films de Pilar Miró mettent en scène des hommes fragilisés (dont l’archétype est Werther), et des femmes masculinisées (qui ont l’initiative de la séduction et des décisions) : les deux pôles mythiques de la sexualité, qui coexistent en chaque individu, n’ont pas appris à s’équilibrer. La solitude subie, comme conséquence d’une difficulté d’être avec les autres, n’est jamais vraiment surmontée. Nous allons voir comment, par la sublimation apportée par l’art, elle peut éventuellement être dépassée.

2. La solitude dépassée

2.1. La musique empathique et le croisement des voix

55La musique est toujours dans les films de Pilar Miró, mais sous des formes différentes, une musique « empathique ». C’est-à-dire qu’elle est la traduction, parfois assez mécanique, de l’état d’esprit du personnage et du climat émotionnel général. La musique de composition d’Antón Garcia Abril dans Gary Cooper... est un bon exemple de musique empathique. Indissociable de la contemplation de la photo de l’acteur américain (dans ses trois occurrences), elle revient comme le leitmotiv de l’œuvre, préprogrammée selon les stéréotypes dramatiques. Le motif est une forme brève, caractéristique, qui peut se répéter dans des cascades de transpositions et modulations. Il s’imprime facilement dans la mémoire et son retour, humoristiquement qualifié de « pavlovien » par Michel Chion50, s’oppose totalement à l’usage particulièrement efficace qui est fait, dans la scène déjà citée, de la musique de Werther. Plus précisément, la reprise mécanique du banal leitmotiv au moment où la caméra cadre la protagoniste qui s’assied à son bureau et contemple la photo, se fait sentir d’autant plus qu’elle intervient après l’intelligente utilisation du disque de Werther, véritable expression du discours intérieur angoissé. En effet, la source de la musique est d’abord dans le champ, puisqu’il s’agit d’un disque que met Andrea, et passe ensuite hors-champ quand elle va dans la cuisine. C’est une musique « d’écran » et non plus une musique « de fosse ». C’est un air qui est voulu par le personnage parce qu’il est en accord avec son état d’esprit : c’est pourquoi il réussit une véritable synergie émotionnelle. La musique d’opéra, par la tragédie dont elle est l’expression, résume la hantise du personnage, en figurant peut-être son destin51. On peut ainsi parler de « montage vertical » réussi pour les plans où Andrea brise entre ses doigts l’œuf qu’elle s’apprêtait à faire cuire en entendant l’air « Toute mon âme est là... »

56Le même effet est produit, mais de façon beaucoup moins dramatique dans Hablamos..., quand Claudio veut écouter sur la radio-cassette de son père, dans la voiture, Le Trouvère de Verdi52. Il ne lui dit pas comment lui est venu le goût de l’opéra (il répond à son père de façon évasive), mais lui dira plus tard, à table, qu’il a maintenant un chien qu’il a appelé Werther, à cause de l’opéra, précise-t-il53. Dans la voiture, l’air de Verdi donne à la situation prosaïque une dimension poétique qu’on retrouvera très développée dans El pájaro...

57Cette synergie est en effet pleinement réussie dans le cas de la pièce lyrique Didon et Énée, de Purcell, qui intervient à la fin de El pájaro...., même s’il s’agit dans ce cas de figure d’une « musique de fosse ». Comme on réussit toujours mieux ce que l’on connaît, qu’on aime particulièrement et que l’on a longtemps pratiqué, la musique d’opéra est toujours employée à bon escient dans les films de Pilar Miré, où l’accord est parfait entre la solennelle beauté des paysages et l’envolée lyrique musicale. Après le départ de Nani, on voit à nouveau (image récurrente du film) Carmen assise, seule, sur la terrasse du café face à la mer. Elle prend la brusque décision de téléphoner. On entend très clairement Eduardo qui dit d’une voix brève : « Allô, oui ? » Nous sommes ainsi associés au point d’écoute de la protagoniste54. En même temps, le spectateur est frustré dans son attente de réconciliation : Eduardo, dont on entend la voix, est absent à l’image : personnage évanescent, il est évacué du cadre, passé définitivement hors-champ55. Carmen raccroche brusquement. Commence alors l’aria de Didon et Énée56, morceau empreint de lyrisme, d’une belle et grave tristesse. Selon Virgile, Énée abandonna Didon. Sur ce motif de la séparation, c’est ici Carmen, éprise de liberté (comme le personnage mythique dont elle porte le prénom), qui renonce, (provisoirement ou définitivement ? à l’imaginaire du spectateur de choisir), à renouer avec Eduardo. Le plan suivant est un superbe éclaircissement du ciel qui figure en accéléré le lever du jour. Le son off de la voix féminine très pure est en harmonie avec la beauté du paysage : au fond, la mer étale, et au premier plan, la grande maison blanche au toit plat sur laquelle s’amoncellent les nuages qui descendent des montagnes, annonciateurs d’orage. Carmen ramasse le linge qui séchait sur la terrasse puis rentre la voiture au garage. Elle arbore à nouveau le pull orange qu’elle portait en Catalogne : le mauvais temps – climatique, mais aussi la tourmente de la vie – l’a rattrapée. Elle fait du feu et regarde la porte ouverte sur la campagne. Dans le plan suivant, elle est accompagnée de son petit-fils et achète du poisson, comme avant la rencontre avec Eduardo. Le propos ici n’est pas réaliste : tout bruit parasite est éliminé et la musique s’impose.

58La permanence de l’aria de Purcell magnifie le cadre quotidien d’un lieu connu, l’imprègne de mélancolie et lui confère un caractère solennel qu’il n’avait pas lors de la première occurrence. La musique stylise la durée, délivrant le film de la temporalité objective. Elle dilate le temps ou le contracte à volonté. Ici, c’est toute la vie quotidienne de Carmen, après le départ de Nani et « l’adoption » d’Andrés qui est résumée en quelques plans. Un superbe fondu enchaîné sur un soleil couchant qui fait flamboyer les cactus conserve cette précieuse unité de ton. Comme une surprise du destin, arrive le cadeau de l’ancien mari de Carmen : un chien. L’aria diminue d’intensité et s’achève quand Carmen regarde le nouveau venu avec un mélange d’étonnement et de résignation. Le plan suivant est un panoramique sur la montagne pelée, de couleur ocre, qui borde la mer. Après la beauté du chant, c’est l’irruption d’un silence total pendant tout le temps du panoramique. Figure rare au cinéma, où le silence est craint, elle n’en est que plus remarquable. Elle dilate le temps, créant l’attente du retour du son, et assure la fonction d’un recueillement, comme un pont entre musique et expression poétique, entre émotion esthétique et réflexion philosophique.

59Le cas de Werther est particulier, car les morceaux choisis de l’opéra de Massenet coïncident parfaitement avec l’action qui se déroule à l’écran : la musique ainsi, non seulement accompagne l’action, mais encore en est comme le moteur. Le cinéma se nourrit de l’œuvre littéraire et de l’œuvre musicale, comme Werther alimente sa sensibilité par l’émotion esthétique : « Traduire... oh ! bien souvent mon rêve s’envola sur l’aile de ces vers ! » et l’image cinématographique se métamorphose en métaphore même du texte du livret : « Et c’est toi, cher poète, qui vient plutôt être mon interprète... » Le Werther de Gœthe traduit le manuscrit d’Ossian, celui de Pilar Miró traduit du grec, et le cinéma « traduit » pour notre époque les deux précédents Werther. C’est aussi la difficulté du pari de l’actualisation des personnages : ils sont vierges de précédents littéraires. Le Professeur n’a pas lu Werther, il est Werther. En revanche, s’ils ne connaissent pas Massenet, Alberto et son ex-épouse apprécient la musique : elle prend des cours de danse classique, et lui joue du clavecin (improbable détail d’un personnage dont la passion cynégétique coïncide avec des goûts musicaux aussi désuets et délicats !)

60Nous avons déjà mentionné la coïncidence temporelle entre le générique du film et l’ouverture de l’opéra (les derniers accords retentissent au moment où le vieil oncle pousse la barrière de la maison), où c’est la musique qui impose naturellement son rythme au montage cinématographique. Pilar Miró a souligné que cette synchronisation s’est comme imposée d’elle-même et n’a pas fait l’objet de longs ajustements. La réalisatrice, qui était experte en opéra et connaissait par cœur celui de Massenet, portait en elle le tempo de la musique, comme elle dominait le tempo du cinéma, et c’est pourquoi cette synergie est si totale entre l’image et le son57, à l’inverse de ce qui se passe à certains moments de Gary Cooper... ou de Hablamos..., où la suture entre les deux semble parfois artificielle. Il y a dans Werther, en tout, six occurrences de la musique de l’opéra, sept en comptant l’ouverture qui accompagne le générique. À chaque fois, la coïncidence temporelle est parfaite. À certains moments, l’adéquation sémantique est particulièrement notable, comme dans le cas (première occurrence après le générique) où le Professeur descend à la cave chercher une couverture, tandis que le ténor (José Carreras, dans la version choisie par Pilar Miró58) chante : « la fraîcheur de l’aube... ». C’est aussi le cas lorsqu’on entend le duo Werther-Charlotte quand les deux amants sont dans la chambre où ils restent vingt-quatre heures. Les images traduisent en effet le pouvoir cinématographique de jouer sur le temps (les fondus enchaînent le « paysage » qu’ils voient de leur fenêtre à différentes heures du jour et de la nuit : tout d’abord la nuit, puis l’animation de la place du marché le matin, puis la place déserte le soir, et à nouveau la nuit). On entend alors l’air : « que m’importent à moi le soleil et les étoiles, j’ignore s’il est jour, j’ignore s’il est nuit ». Le sentiment amoureux qui exclut tout autre préoccupation (c’est le niveau diégétique) est alors confondu avec sa « traduction » : l’ellipse, moyen technique propre au cinéma (c’est le niveau formel). Enfin, le troisième moment où la synchronie est particulièrement marquée est bien sûr l’air qu’on entend au moment du suicide : « Toute mon âme est là... Pourquoi me réveiller au souffle du printemps ? » La musique est à son tour relayée par les voix croisées des protagonistes qui récitent à nouveau les vers d’Ossian. La variante est donc triple : voix parlée au lieu de voix chantée, emploi de l’espagnol au lieu du français, et changement des rôles par rapport à la première « récitation » des vers : c’est la voix féminine qui commence et la voix masculine qui lui répond. De cette façon, la voix parlée et la voix chantée sont d’une parfaite complémentarité (le chant reprend d’ailleurs pour la phrase conclusive : « Pourquoi me réveiller au souffle du printemps ? ») La voix parlée joue de différents timbres de voix (de l’enfant à Alberto, toute une gamme caractéristique) et de différents accents : c’est le seul film qui utilise trois langues : le chant en français, les dialogues en espagnol, quelques phrases en allemand entre l’enfant et son grand-père. Cela est d’autant plus remarquable si l’on compare avec le « casting » international de Beltenebros, qui ne profite pas des possibilités de ces différents registres (si l’on excepte la chanson de Gilda, qui bien sûr est en anglais).

61La « musique de fosse » peut être extrêmement réussie également quand il ne s’agit pas de musique d’opéra ni de bel canto, mais de la musique baroque de la viole de Jordi Savall, qui s’ajuste parfaitement à l’image soignée de José Luis Alcaine, comme dans le très beau cas déjà mentionné de la jonction entre le paysage de collines et vallons catalans et la mer en Andalousie. Pilar Miró a raconté qu’elle avait sollicité le musicien devenu très célèbre après le succès cinématographique de Tous les matins du monde (Alain Corneau, 1991). Chaque morceau est pensé par Jordi Savall pour s’adapter à un moment déterminé du film.

62Dans La petición, le leitmotiv (dû à Román Alís) est intéressant car plutôt que d’accompagner une action, il exprime la personnalité de Teresa, il est comme une définition de son inquiétante force maligne59. Ceci est très perceptible à la fin, quand à la musique de valse que dansent les fiancés se superpose soudain le leitmotiv de l’œuvre, et que l’image se fige sur l’air arrogant de Teresa, tandis que commence à défiler le générique de fin. Ainsi, le leitmotiv raffiné et complexe qui s’attache à la personnalité de Teresa s’oppose à la navrante simplicité du pipeau de son voisin (pauvre moyen d’expression pour quelqu’un qui de surcroît, est privé de la parole), comme les toilettes élégantes des invités du bal s’opposent aux gros souliers de l’homme du peuple. Les vocalises de la soprano sur une musique inquiétante que Pilar Miró a par la suite regretté d’avoir choisies pour la scène de la barque, insistent de façon un peu trop grandiloquente sur le drame qui se prépare. N’ayant jamais été entendu auparavant, ce n’est pas un air qu’on peut rattacher directement à l’univers intérieur de Teresa, comme la musique de Grieg que sifflotait de façon obsédante M. le Maudit (Fritz Lang, 1931), ou la ritournelle de la boîte à musique du protagoniste Archibald de la Cruz dans Ensayo de un crimen (La vie criminelle d’Archibald de la Cruz, Buñuel, 1955), qui étaient associées étroitement à la compulsion meurtrière. Ici, la musique a été plaquée a posteriori, et ceci donne un résultat très différent de la musique qui a été pensée avant le film et choisie pour lui (comme dans le cas de Werther et de El pájaro...)

63Dans La petición, il est à remarquer également que l’on voit un plan de l’orchestre durant le bal : deux violons, un violoncelle et un piano, mais à la fin, quand le père de Teresa réclame la valse qui solennise les fiançailles, on ne revoit plus l’orchestre : ce n’est probablement pas lui qui joue « en direct ». C’est très certainement là un des effets des insuffisances de production dont se plaignit tant la réalisatrice, qui préféra, à juste titre, tirer parti de la beauté d’Ana Belén, en soignant particulièrement les toilettes et les décors, et jouer d’astuce pour tenter de rendre invisibles les autres déficiences.

64La petición, par le montage alterné, met aussi en valeur le jeu de la musique du bal qui est hors-champ lorsque la caméra filme le muet enfermé dans la chambre. Le spectateur est alors associé au point d’écoute du personnage, et ce sont les brefs moments pendant lesquels le personnage prend le plus « d’épaisseur », de consistance, comme ce plan où il bouge légèrement ses pieds engourdis, prisonniers de grosses chaussures qui font un contraste saisissant avec les toilettes des jeunes gens qui dansent légèrement dans la salle du dessous. La séquence présente trois allers et retours entre la chambre de Teresa et la salle de bal. Dans un premier temps, Teresa dit à Francisca d’éteindre les bougies et de sortir la première. Elle sort en jetant un regard au muet, qui se laisse tomber assis et regarde le cadavre aux yeux grand ouverts pendant qu’on entend les accords d’un quadrille. Le son se désacousmatise lorsqu’on passe au salon, filmé d’abord en légère plongée pour permettre une vue d’ensemble des danseurs. La caméra se fixe ensuite sur le couple Teresa-Mauricio, et il est significatif que cette première danse soit une sorte de « parade nuptiale » où la jeune fille tourne d’un air provocant autour du jeune homme. Le retour dans la chambre configure une exemplaire parodie de « veillée mortuaire », avec les coups de l’horloge qui font sursauter l’homme qui s’était assoupi, et qui rendent ainsi perceptible le temps qui passe, si long pour le muet, si court pour les invités qui s’amusent, tous ignorant le cadavre dont la jambe nue (filmée en gros plan) pend du lit misérablement. Au salon, on danse la mazurka qui échauffe Teresa : elle peut ainsi demander à Mauricio de lui apporter un verre de vin dans la bibliothèque. Le troisième retour à la chambre est constitué du plan sur les chaussures du muet que nous indiquions auparavant et d’un zoom un peu appuyé sur la figure du cadavre.

65D’autres « musiques d’écran » interviennent dans le film Beltenebros, sans que ce soit le personnage qui les provoque : simplement il se trouve là quand elles ont lieu. C’est le cas de la noce polonaise d’une des filles de Bernal. Là aussi, le son reste d’abord étouffé, derrière la porte à miroir qui sépare les deux pièces. Puis le son se désacousmatise quand Darman, ayant fini sa conversation, pénètre dans la salle de bal et est invité à danser le tango par une belle inconnue. C’est bien sûr aussi le cas de la chanson de Gilda interprétée à la « Boîte Tabou ». Nous reviendrons sur ce cas comme sur le son de l’écran second dans les deux extraits de films qui sont projetés dans Beltenebros.

66L’intervention de la musique dans les films de Pilar Miró répond donc à quelques critères bien définis : prédominance de la « musique de fosse » sur la « musique d’écran », prédilection pour les airs d’opéra, acceptation de leitmotive parfois un peu appuyés mais toujours en accord avec la tonalité générale du film.

67La parole est elle aussi mise en valeur de façon originale dans deux films où les effets sont particulièrement recherchés : Gary Cooper... et Werther. Gary Cooper... comporte trois occurrences de voix off. Le premier cas intervient assez tôt, quand Andrea est examinée par le médecin qui diagnostique un début de cancer et l’urgence d’une opération. Le raccord est habilement fait sur l’image : Andrea est en train de visionner l’enregistrement de Sonia, la femme de Bernardo, et par coupe franche, on passe à un autre moniteur : celui de l’échographie chez le gynécologue. Andrea est couchée : c’est sa voix que l’on entend, anticipant sur l’image du questionnaire effectué à l’issue de l’examen par le médecin, dans son bureau. Lorsqu’Andrea se rhabille, elle sourit d’un air paisible : elle n’a pas encore eu la révélation que le spectateur, lui, vient d’entendre. On retrouve donc ici le procédé employé à plusieurs reprises dans El crimen de Cuenca. Dans El crimen, la systématisation du procédé visait comme nous l’avons dit, à la révélation progressive de la vérité, au cheminement objectif d’une reconstitution historique. Dans Gary Cooper..., il produit un certain effet de distanciation, de même que « l’effet magnétophone » réussi avec l’envoi de la cassette à Bernardo. On se rappelle les confidences de Pilar Miró au moment de la sortie du film : après l’intervention chirurgicale qu’elle dut subir, elle avait enregistré toutes les sensations éprouvées alors. Trois ans après, en 1978, elle écouta l’enregistrement, et décida de « communiquer cette impression aux autres »60. Il reste quelque chose dans le film de cet « effet post-opératoire » : l’opération qui vise, par un certain dédoublement, à se pencher sur son passé.

68La deuxième occurrence de non synchronisation entre l’image et le son apparaît lorsqu’Andrea met dans une enveloppe la cassette à l’intention de Bernardo : on entend alors des fragments du contenu de l’enregistrement. Celui-ci s’arrête quand elle baisse le volet de sa chambre et regarde passer le train, avant d’ouvrir la porte au voisin serviable qui amène le plombier pour réparer les robinets de la salle de bains. Son récit reprend lorsqu’Andrea dit au revoir au voisin et prend l’ascenseur, puis quand elle est dans sa voiture, en route pour porter la cassette à Bernardo : « Le temps, Bernardo, je ressens un besoin aigu d’arrêter le temps... »61 L’image nous donne à voir alors les techniques de notre monde moderne qui permettent d’aller plus vite, de « gagner du temps » : l’ascenseur, la voiture. Il y a même un raccord sur la voiture de Bernardo, par la vitre de laquelle on le voit dans la cabine téléphonique. Face à cette rapidité du monde, à cette frénésie, la notion du temps bascule : c’est le temps compté de quelques heures seulement, peut-être, qui restent à vivre. La question angoissée d’Andrea pour savoir si Bernardo ne jettera pas la cassette sans répondre à son appel, trouve sa réponse dans le plan suivant : on voit Bernardo entrer dans une cabine téléphonique. Dans sa voiture qui redémarre, Bernardo écoute la dernière phrase d’Andrea (sa question angoissée) que nous entendons donc deux fois. C’est ainsi que le magnétophone, mieux que le téléphone, car il ne dépend pas de l’humeur de l’autre et vous laisse parler sans vous interrompre, plus pratique et plus moderne que la lettre, permet de rétablir le lien entre les êtres. La voix d’Andrea peut alors rétablir le lien avec Bernardo. Au-delà, elle résonne en chacun de nous. Michel Chion écrivait dans La voix au cinéma :

Pour que chaque spectateur puisse la faire sienne, la voix-je doit s’approcher de ce que serait un texte écrit qui parle dans le for intérieur de la lecture62.

69La voix d’Andrea est pleinement une « voix-je » : elle n’a rien à voir avec la voix off qui est un commentaire de l’histoire, même lorsque cette voix off est homodiégétique63.

70La troisième et dernière occurrence de désynchronisation a lieu lorsque Bernardo va à la cafétéria de la clinique pendant que l’infirmière prépare Andrea pour la nuit. Le démarrage est particulièrement remarquable, par le décalage important entre les images et le son : à l’écran, c’est Bernardo au comptoir du café, entouré de monde et de brouhaha, qui emprunte la revue Cambio 16 à une jeune femme assise à côté de lui, et voit un article de Mario, tandis que le son anticipant sur l’image comme lors de la séquence du début chez le médecin, reproduit la conversation qui va avoir lieu entre eux dans la chambre. De l’article de Mario, nous ne voyons que le titre, qui est un ancrage dans l’actualité politique du pays : « OTAN, nouveau coup d’arrêt ». Il y a donc un véritable télescopage entre passé et présent, entre l’actualité du pays (le contenu de l’article), la vedette d’un journaliste en pointe (la signature de l’article), et l’histoire personnelle et sentimentale (la conversation que l’on entend : « C’est toi qui m’as obligé à prendre cet avion »). Dans une démultiplication du sens, l’intelligence du spectateur est sollicitée par plusieurs éléments très différents à la fois. De retour dans la chambre, la désynchronisation continue lors de la conversation (conduite par Bernardo, qui fait lui aussi le bilan), créant une sorte d’effet irréel, comme une scène qu’on se remémore. Il n’y a pas de « distanciation » au sens brechtien du terme, bien au contraire, l’émotion est d’autant plus intense qu’elle marque cet abîme irréparable entre les personnages qui ne « coïncident » jamais dans le temps. Sur le plan de la création, il y a cet effet de décalage dû à la mémoire, au travail du temps : deux personnages se retrouvent pour se raconter comment ils se sont perdus et jamais retrouvés, et toute leur expérience est elle-même prise dans le processus de remémoration d’une expérience personnelle qui préside à l’acte créateur64.

71Dans El pájaro de la felicidad, on trouve plusieurs occurrences du croisement des voix. C’est par exemple, lorsque Nani, après sa réconciliation avec Carmen, lit un poème d’Angel González dont Carmen a souligné certains passages. C’est à ce moment la voix de Carmen que l’on entend, celle de la « lectrice première » et non de la lectrice actuelle. Nous reviendrons sur le sens de texte poétique et sur sa présentation dans cette scène également en rapport étroit avec la thématique de la peinture (le tableau de Murillo).

72Un peu plus loin dans le récit filmique, le croisement est celui des voix et des regards des acteurs de théâtre et des personnages de la diégèse, établissant une autre virtuosité dans l’exercice qui consiste à croiser deux espaces de représentation : celui de la scène et celui du public dans la salle, et les deux actions qui s’y déroulent. Carmen, à l’invitation du fils d’Eduardo, se rend à la répétition de la pièce La verdad sospechosa (La vérité suspecte, adaptée en français par Corneille sous le nom du Menteur). Dès le premier plan, la profondeur de champ donne à voir les deux espaces de façon simultanée : Eduardo est assis à gauche, on voit les spectateurs de dos, beaucoup de chaises vides, et les acteurs sur la scène au fond. Eduardo fait signe aux deux femmes qui entrent à droite, Carmen accompagnée de Nani. Le deuxième plan est un contrechamp exact puisque la caméra est située en fond de scène et donne à voir les acteurs au premier plan et les spectateurs au fond. Ainsi est souligné dès l’abord le rapport étroit entre la scène et la salle. La caméra est fixe et l’absence de mouvement montre la proximité, physique et symbolique des deux espaces65. Les parties représentées sont la fin de la scène 9, la scène 10 et le début de la scène 11 de l’acte I. Dans la scène 9, Don Beltrán vient demander Jacinta en mariage pour son fils don Garcia. Ce dernier est un vantard impénitent qui a dit à Jacinta être de retour des Indes avec une grande fortune et amoureux d’elle depuis un an, alors qu’en vérité, il a quitté l’Université de Salamanque et est arrivé à Madrid la veille, où il a remarqué la beauté de Jacinta et de son amie Lucrecia. Jacinta a été impressionnée par la fière allure de don Garcia et aimerait se ménager un entretien avec lui, car les atermoiements de don Juan, qui attend les insignes d’un ordre militaire pour pouvoir se marier, ont quelque peu refroidi ses sentiments à son égard. Les extraits représentés ont donc pour sujet les intermittences du cœur, les surprises de l’amour. On va voir que le petit jeu dans la salle va suivre la même voie, avec la dissolution d’un couple (et même de deux : Carmen-Eduardo et Carmen-Nani) et la formation d’un autre (Nani et le jeune homme). Carmen, qui va s’asseoir à côté d’Eduardo, ne semble pas prête à renouer avec lui. Son accueil a été des plus froids quand ils se sont retrouvés, et son attitude fait écho aux paroles détachées de la belle Jacinta, qui dit, dans l’adaptation de Corneille :

D’ailleurs, en recevoir visite et compliment,
Et lui permettre accès en qualité d’amant,
À moins qu’à vos projets un plein effet réponde, Ce serait trop donner à discourir au monde66.

73Pendant toute la durée de la scène 10, l’actrice qui doit jouer le rôle de la servante et confidente Isabel est absente, et c’est un acteur qui donne la réplique à Jacinta. On entend le dialogue comme discours de fond (Isabel poussant sa maîtresse à se détourner de don Juan et à rechercher un autre objet d’amour, par exemple en la personne de don Garcia), et l’attention se centre sur le couple Carmen-Eduardo, que l’on voit de face, en plan moyen et fixe. Eduardo demande à Carmen de venir, et s’excuse pour sa maladresse passée. Mais Carmen refuse, et Eduardo lui écrit quand même sur un bout de papier son numéro de téléphone. Sur cette image, on entend la voix de l’acteur qui remplace Isabel déclarer que don Juan est comme « le chien du jardinier ». C’est là un amusant croisement d’intérêt pour le texte que Lope de Vega écrivit en 1613, que Ruiz de Alarcón cite en 1634, et que Pilar Miró adaptera à l’écran en 199667. Dans ce réseau d’intertextualité subtile, le surnom peut tout aussi bien convenir à Carmen, qui repousse Eduardo et prétend garder la jeune Nani à ses côtés. La correspondance entre le texte (dit sur scène) et l’attitude de la protagoniste (dans la salle) se centre autour de la naissance de la jalousie, indissociable de la naissance de l’amour. La caméra revient un moment à Jacinta qui imagine la ruse de voir en secret don Garcia chez son amie Lucrecia. Le contrechamp suivant porte sur Nani, le poing sous le menton, attentive au déroulement de la pièce, prenant manifestement plaisir à la représentation. On remarque les chaises vides autour d’elle, car elle ne s’est pas assise à côté de Carmen, par discrétion, pour la laisser parler avec Eduardo. Le vers suivant est le début de la scène 11, et don Juan demande à être introduit auprès de Jacinta68 : l’image montre alors un jeune homme de la troupe (peut-être un assistant du metteur en scène, ou un décorateur) qui se retourne pour contempler Nani. Lui aussi se demande s’il peut lui parler, les émotions et sentiments des personnages de la salle répondant en écho à ceux des personnages de la pièce. Ainsi, don Juan déclare à Jacinta qu’il ne peut garder son bon sens s’agissant d’elle, au moment où Carmen voit avec stupéfaction et désagrément le manège du jeune homme qui vient s’asseoir auprès de Nani, et celle-ci qui lui répond et lui fait bonne figure. La jeunesse et la spontanéité du futur couple accentue l’effet de contraste avec l’air sévère et courroucé de Carmen. Sur scène, l’interprétation est résolument comique, lorsque don Juan se plaint à Jacinta de son infidélité supposée, car Don Garcia s’est vanté auprès de lui d’avoir donné une somptueuse fête au bord du fleuve en l’honneur de sa dame : les acteurs tournent sur eux-mêmes pour évoquer les quatre buffets chargés de vaisselle et les quatre tentes pleines d’instruments et de chanteurs. Après un retour aux jeunes gens (Nani et sa nouvelle conquête) que l’on voit de dos, discutant, un plan montre à nouveau le visage mécontent de Carmen, tandis que sur scène Don Juan évoque « ta légèreté qui m’offense »69. Un dernier retour au dialogue amoureux de la pièce donne lieu à des jeux de scène comiques : Don Juan, hors de lui, fait tourner Jacinta sur elle-même et tente de l’embrasser, mais en est empêché par le col empesé de la fraise que porte la dame, conformément à la mode de l’époque.

74Ce qui est donné à voir dans cette scène illustre brillamment une tradition littéraire espagnole : l’équivalence instaurée par Calderón entre le monde et le théâtre. Le monde est un théâtre, et le théâtre est un microcosme qui est une image du monde70. L’homme vit sur une scène de théâtre, toujours sous le regard d’autrui. En ce sens, la répétition de La verdad sospechosa (en traduction littérale : La vérité suspecte) dans El pájaro de la felicidad fait écho à celle de Huis clos dans Gary Cooper..., dans une tonalité plus détendue qui exclut le sens tragique. Être au théâtre, c’est se trouver pris dans un réseau de symboles. Tout est signifiant et lourd d’implications : si Nani s’était assise à côté de Carmen, le jeune homme ne l’aurait pas remarquée. Le destin de la vie tient à quelques fils qui sont parfois manipulés par une fiction71, et c’est le théâtre, lieu par excellence de l’illusion, qui est révélateur de la vérité. Carmen s’est compromise avec la réalité en commençant à aimer Nani, et son regard n’est plus à présent un simple regard de contemplation : il traduit l’indignation de qui a été trahi72. Mais seul le cinéma permet une telle intimité avec les personnages qui rapproche des visages et donne à voir les expressions. C’est aussi une figure de cinéma qui clôture la séquence, enchaînant sur le visage de Nani dans son occupation de travailleuse saisonnière dans les serres : un effet de travelling optique vers la gauche est combiné à une légère surimpression qui donne au spectateur l’impression de quitter sur le champ une fiction en même temps que le lieu de représentation du théâtre, rappelant par ce raccourci esthétique que « magie » est l’anagramme du mot « image ». Le travelling optique combine en quelque sorte l’effet de rideau du théâtre qui se referme et celui du tapis volant qui nous transporte comme par magie sur une autre scène. La mise en scène rappelle ainsi sa toute-puissance au cinéma : c’est elle qui reste maîtresse du jeu, et qui, par le montage, impose son rythme propre, sans en laisser, comme au théâtre, l’initiative aux acteurs73.

75On ne peut clôturer ce passage sur le croisement des voix sans évoquer Le chien du jardinier : dans l’échange des billets subtils entre Diana et Teodoro, l’amour se déclare de façon masquée. Mais la virtuosité relève plus dans ce cas de la direction d’acteurs et de l’intelligence du texte lopesque que de la créativité au niveau formel.

76Finalement, c’est l’art qui est toujours en accord avec l’âme des personnages : la musique qui les soutient, le théâtre qui les met en scène. La fusion s’opère dans l’œuvre d’art là où elle échoue dans la vie. La récurrence du décalage des voix et de l’expression du désir est un exemple de l’échec patent de la communication et de l’échange. Nous allons voir plus loin si la sublimation par l’art est en mesure d’apporter quelque remède au poids obsédant de la solitude.

2.2. L’attention aux objets et aux paysages : une « poétique de l’espace »

« Des femmes se guérissent d’un chagrin
d’amour par le voyage, la frivolité ou le
dévergondage. Moi, je me suis mise en
quête d’une maison si reculée que le
malheur en perdrait ma trace. »
François Solesmes
Fastes intimes (Poétique de
la femme)

77Ce n’est pas un hasard si Pilar Miré s’adressa à José Luis Alcaine pour superviser la photographie : le film espagnol le plus admiré par la réalisatrice est El sur, de Victor Erice, dont le directeur de la photographie était Alcaine.

78Dans son livre qui regroupe les interviews de 14 directeurs de la photographie espagnols contemporains dont l’œuvre est significative, Carlos Heredero interroge Alcaine sur l’importance accordée aux objets :

Certains plans mettent en valeur, de façon insistante, les volumes et l’aspect des choses : les pots de fleurs, les coings, les serviettes de bain, et la lumière joue un rôle très important pour donner une présence à ces éléments...

79Alcaine répond :

J’essaie toujours de donner une présence et un relief aux choses, mais cette préoccupation – qui est constante dans tous mes travaux – est ici décuplée par l’attention que Pilar prêtait au rapport de la protagoniste à ces objets. J’ai toujours trouvé qu’au cinéma on tire peu de parti des fruits, tandis que presque tous les peintres ont introduit les fruits à un endroit ou un autre dans leurs tableaux74.

80La tradition a donné à ces tableaux le nom peu flatteur de « natures mortes ». Mais « à l’écran, il n’y a pas de nature morte. Les objets ont des attitudes »75, déclarait déjà Luis Buñuel. Les nombreux objets mis en valeur par la photo d’Alcaine ont en effet des « attitudes ». Les objets sont parfois placés dans le cadre de façon à renforcer le sens créé par l’architecture du lieu. Par exemple, le grenier dans la maison paternelle de Ripoll où sèchent les coings et les pommes. C’est la superbe photographie choisie par Carlos Heredero pour illustrer son livre. Les fruits jaunes sèchent sur une natte posée sur le dallage rouge et la caméra posée à même le sol permet de saturer le cadre de ces fruits, de les présenter en masse, du plus gros au plus petit, augmentant la perspective oculaire. Dans toute la séquence à Ripoll, on retrouve cette même harmonie : celle des couleurs de la Catalogne. Carmen se penche pour les regarder et c’est toute une réflexion sur le temps qui passe qui est suggérée. Le temps nécessaire aux pommes pour mûrir et aux femmes, parvenues à maturité, pour oublier leurs peines d’amour lorsqu’elles étaient des « jeunes filles en fleurs ». La fonction de ces fruits est donc celle de modernes « vanités », vidées de leur sens religieux, dont le message n’est pas un appel à la conversion, mais une incitation à la mélancolie par l’évocation de la caducité de tous les organismes vivants qui peuplent l’univers. C’est ensuite, dans la maison andalouse, le compotier plein d’oranges au premier plan, sur la table en bois blond de la cuisine, quand, renonçant à la dispute, Carmen propose à Eduardo de partager son déjeuner... en lui mettant comiquement le poisson frais sous le nez. Dans les plans suivants, la caméra s’attarde sur un pot suspendu avec une plante verte sur la terrasse où déjeunent en tête à tête Carmen et Eduardo. Puis on retrouve le compotier d’oranges, mais cette fois accompagné d’une théière et d’un pot à lait, le tout posé sur une petite table. Le plan qui les isole semble inviter le spectateur à admirer les objets familiers, la vie qui les anime différemment selon le cadre où ils se trouvent et l’éclairage qu’ils reçoivent.

81Même lorsqu’ils ne sont pas isolés par l’œil de la caméra qui en fait de véritables petits tableaux, les objets attirent irrésistiblement. C’est le cas de la serviette d’un bleu vif qui se détache sur le mur blanc de la salle de bains quand Carmen soigne la brûlure de Nani. Le chromatisme est extrêmement soigné, la gamme chromatique jouant souvent des couleurs complémentaires, comme le chemisier orange de Carmen et la balustrade bleue du café face à la mer où elle se retrouve de façon récurrente pour prendre un verre et méditer. Sur la terrasse de « sa » maison, la table et les bancs sont bleus également, comme le chemisier de Carmen dans la séquence du départ de Nani. Sur la table, les oranges mettent encore leur note chaude et différente. Ces objets dont la photographie s’ingénie à mettre en valeur le volume, concourent à une esthétique de la suspension du temps. Mais ce temps n’est pas métaphysique : à l’inverse de la « vanité » du Siècle d’Or, qui ne s’attache aux objets que pour en montrer l’inanité, il y a dans les films de Pilar Miró un attachement aux objets comme une façon de se raccrocher à l’existence. C’est la fonction assignée très clairement au vase romain acheté à la vente aux enchères dans Gary Cooper... En 1956, Edgar Morin76 reprenait déjà un célèbre vers lamartinien (« Milly ou la terre natale »)77, et transformait l’interrogation en affirmation : « Objets inanimés, vous avez donc une âme ». Mais c’était pour préciser : « Cette âme, il faut l’entendre dans un sens évidemment métaphorique, puisqu’elle concerne l’état d’âme du spectateur ».

82L’attention aux objets, c’est aussi la création d’une subtile intertextualité, avec ce petit soldat sur le bureau d’Andrea dans Gary Cooper... que l’on retrouve sur celui de Carmen dans El pájaro... Aussi Pilar Miró n’est-elle pas seulement la « cinéaste de la cruauté » dont les médias ont parfois complaisamment diffusé l’image, mais aussi une créatrice pleine de sensibilité.

83Une image au chromatisme aussi soigné et harmonieux se retrouve dans El perro del hortelano, mais cette fois, dans les costumes qui servent symboliquement à situer les personnages, comme la robe rouge de la comtesse lors de la promenade en barque qui en fait une femme-soleil, astre autour duquel tournent tous les désirs. Le costumier Pedro Moreno explique que l’exubérance décorative des murs des palais portugais où a été tourné le film (recouverts d’azulejos, ces carreaux de céramique bleue où s’animent des personnages) obligeait en contrepartie à une simplicité chromatique des costumes. C’est pourquoi, ils sont somptueux mais monochromes, ce qui n’empêche pas, au contraire, la symbolique des couleurs. Ainsi, lorsqu’elle s’emporte et gifle son secrétaire, la comtesse est vêtue du rouge de la passion, tandis que lorsqu’elle lui fait savoir, ayant retrouvé pour un temps sa sérénité et son dédain altier, qu’elle va finalement épouser le Marquis Ricardo, elle est assise auprès d’une fontaine, telle une nymphe des temps nouveaux, et elle est habillée d’une superbe robe bleue qui convient à sa froideur. Ainsi les robes figurent-elles une sorte de ballet, où elles sont, comme dans le conte de fées Peau d’âne, « couleur du temps ».

84Dans les films précédents, la conception de la maison induit aussi toute une « poétique de l’espace ». Ainsi, c’est à la cave que le Professeur va chercher une couverture, et découvre le revolver. Au contraire, c’est au grenier que sèchent les pommes dans la maison catalane des parents de Carmen : le froid de la mort au sous-sol, et la chaleur de la vie en haut. Le grenier est un lieu bienheureux, un « thème préformé par le schématisme du farniente intra-utérin »78. La cave figure l’être obscur de la maison, les profondeurs de l’inconscient. Plus sobre et plus proche de nous que le Werther de Gœthe et de Massenet qui réclamait avec insistance les pistolets d’Albert pour un improbable voyage, le Professeur ne parle à personne de sa découverte du revolver, alors qu’il s’enquiert auprès de son oncle de l’identité de l’auteur des lettres au père. La cave, c’est l’inconscient : ce qui était refoulé, la fascination de la mort, réapparaît. Gaston Bachelard écrit dans La poétique de l’espace :

L’escalier qui va à la cave, on le descend toujours. C’est sa descente qu’on retient dans les souvenirs, c’est la descente qui caractérise son onirisme79.

85Beltenebros est ainsi un film placé sous le signe de la descente dans les profondeurs, non pas dans celles d’une maison, mais dans des espaces collectifs, anonymes, souvent inquiétants, comme la gare (c’est le début du film), l’hôtel en Pologne et celui de Madrid, les combles du cinéma Universal, et les loges de la « Boîte Tabou ».

86Au contraire, la scène du séchoir à fruits entre Carmen et son père est très clairement l’affirmation du moi qui s’assume enfin, délivré des vaines illusions du passé : l’amour de jeunesse est mort pour elle, ce n’est plus vraiment douloureux, et elle pourra à nouveau croquer des pommes et goûter modérément à la vie, sans toutefois oser jamais renoncer à son attitude contemplative et s’engager à fond dans le présent de l’action. Avant de monter au grenier où elle a une dernière conversation avec son père, Andrea respire avec délices une petite boîte à senteur enfouie dans un tiroir de commode80, et caresse les belles poteries aux tons chauds.

87Cette séquence catalane est bien l’écho cinématographique au sonnet bien connu de Baudelaire, Correspondances : « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent ».

Si l’on nous demandait le bienfait le plus précieux de la maison, nous dirions : la maison abrite la rêverie, la maison protège le rêveur, la maison nous permet de rêver en paix,

écrit Gaston Bachelard81. C’est ce que fait Carmen, dans la maison de ses parents d’abord, dans celle d’Almería ensuite. La première fois, le livre de poèmes (Palabra sobre palabra) est l’instigateur de la rêverie, et la deuxième fois, le feu qui flambe dans la cheminée. Une grande partie du film El pájaro... ressort davantage de la rêverie que du rêve. C’est pourquoi les outils sont fournis davantage par le phénoménologue, qui, comme le dit Bachelard, « veut faire face à l’imagination fourmillante », et par ses successeurs, qui puisent aux sources des grandes images archétypales (comme Gilbert Durand), que par la psychanalyse. Bachelard déclarait que la poésie déborde la psychanalyse : « d’un rêve elle fait toujours une rêverie ». Et la maison est le microcosme secondaire, entre corps et cosmos, où s’épanouit cette rêverie. Il y a dans El pájaro... toute une poétique de la maison, la maison où les tiroirs comme le grenier exhalent de bonnes odeurs. Dans la grande maison blanche au milieu des cactus, il y a une appropriation par le personnage de nombreux objets qui peuplent la maison, qui prouve que Carmen a trouvé la maison de ses rêves : ainsi, de façon insolite, la scène qui suit le baiser à Eduardo n’est pas une scène d’amour, mais le plaisir sensuel et solitaire de Carmen, qui, préparant le lit (quand même à deux places !), sort les draps de l’armoire et les respire avec délices82. La plupart des films de Pilar Miró ont une forte dominante sexuelle. Celui-ci est un exemple de film à dominante sensuelle. Le talent de l’interprète montre une femme à l’aise dans sa maison : elle donne le sentiment d’avoir très vite modelé son gîte à son image, ce qui fait accepter le fait qu’Eduardo en soit si vite chassé. Dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Gilbert Durand rappelle que

La maison redouble, surdétermine la personnalité de celui qui l’habite. Balzac le sait bien qui commence ses romans par la description minutieuse de la maison83...

88La maison andalouse est parfois présentée comme la maison concentrée (plan de Carmen faisant du feu, gros plans des objets sur la terrasse ou dans la cuisine, ou encore de la table de travail de Carmen) et parfois comme la maison expansive, dans les superbes plans de la fin, quand elle ramasse le linge sur le toit plat de la maison en voyant les gros nuages noirs se rapprocher. Un plan fixe de la maison montre ainsi l’ombre soudain grandie de la montagne derrière elle, obscurcie par l’approche de l’orage. « Le corps de la montagne hésite à ma fenêtre » écrivait Jules Supervielle, cité par Bachelard84.

89De nombreux éléments (objets quotidiens de la maison, mais aussi cosmo-éléments) sont utilisés comme dans Werther, comme le cadre de vie du personnage et les compagnons qui peuplent sa solitude : ainsi le livre (Sophocle pour le Professeur, Angel González pour Carmen) et la bicyclette, mais aussi la mer et le feu. Toutefois, pour Carmen, le feu est aussi bien ce qui réchauffe que ce qui favorise la rêverie. Dans le Sud par ailleurs, les cheminées sont plus sommaires et les feux moins nécessaires : nul besoin pour Carmen de couper son bois. Un petit feu flambe vite (symboliquement, le feu de la passion est moins fort chez Carmen que chez le Professeur : il ne porte pas aux mêmes extrémités) et incline seulement à une rêverie plus mélancolique que dans la maison paternelle en Catalogne, mais accompagnée du même sentiment de bien-être. Le plan suivant montre Carmen regardant par la porte ouverte85 : ce plan ressemble fort à celui de la fin d’un western de John Ford : La prisonnière du désert86 où la haute silhouette de John Wayne s’éloigne progressivement, dans un plan fixe du cadre de la porte. Dans les deux cas, bien que de façon différente, c’est la même tristesse d’un personnage sans autre attache que le « désert » (ici, le paysage semidésertique de la région d’Almería, et plus profondément, le désert du cœur).

90La caméra met en valeur le rapport entre les éléments cosmiques et ceux de la maison, dont nous avons déjà dit qu’elle s’intègre pleinement aux paysages et qu’avec la piste poussiéreuse qui y conduit, elle figure un bout du monde, ce lieu retiré de l’univers auquel aspirait Carmen. Le montage insiste parfois particulièrement sur ce rapport entre microcosme de la maison et macrocosme planétaire, comme dans les plans où Carmen attend le retour de Nani. On voit d’abord la pleine lune dans le ciel, et le plan suivant enchaîne sur la porte ouverte de la maison, Carmen sur le seuil, et bien en évidence, la lampe ronde fixée au mur au-dessus de la porte, comme une lune entourée d’un halo. Ainsi, comme dans les tableaux naïfs de Frida Kahlo, où la lune et le soleil brillent ensemble dans le ciel, ici, ce sont deux lunes qui se répondent. L’isomorphisme de la lune et de la lampe rappelle aussi l’œil de la caméra ou bien le rond de lumière sur l’écran lorsqu’on effectue une fermeture ou une ouverture à l’iris.

91La dernière partie du film exalte la poésie des grands espaces, où le personnage semble en contact avec les forces cosmiques : depuis les « rêveries d’une promeneuse solitaire » à Ripoll, l’espace s’est élargi, il est aussi devenu plus abstrait. Ainsi, dans le domaine familial catalan, Carmen retrouve un contact charnel avec la terre. Les retrouvailles avec la « Bonne Terre » figurent de façon explicite, désignée par le Père, les retrouvailles avec la « Bonne Mère »87 dans le passage de la promenade à travers les pépinières. C’est aussi le sens des plans où Carmen se prélasse dans l’herbe ou se love en position fœtale : même régressif, le plaisir est vécu à ce moment du film au présent, marque d’un véritable hédonisme. Cet hédonisme n’est pas retrouvé dans la grande maison du Sud, où la somptueuse beauté des paysages qui s’étendent jusqu’à la dimension cosmique suscite plutôt chez Carmen la nostalgie ou l’attente, le brouillage du passé et du futur étant consacré à la fin par la voix off qui lit le poème d’Angel González (« Regretter le futur »).

92Nous avons déjà analysé le cadre marin de Werther et montré la fonctionnalité tragique de ce bras de mer qui l’isole du reste des humains en général et de Carlota en particulier. Au contraire, l’élément marin n’est pour Carmen qu’un objet de contemplation depuis la terrasse du café ou depuis la plage, dans la dernière séquence.

Les retrouvailles avec la Terre : une « poétique de l’espace » (El Pájaro...)

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93La maison est le lieu matriciel que recherche Carmen pour renaître à la vie. À son père elle déclare qu’elle ne peut rester dans la maison natale et qu’elle doit trouver un endroit qui soit « à elle ». C’est ainsi que la maison de la province d’Almería, d’un isolement propice à la paix et au calme pour travailler, s’oppose architecturalement à celle de Ripoll. Autant la maison paternelle est impressionnante de verticalité, autant la maison du Sud s’allonge à l’horizontale. Dans le premier cas, un paysage de collines autour de ruelles en pente88, dans le second, une étendue sauvage de terre rougeâtre peuplée de cactus de westerns : l’horizon s’élargit, rien ne vient heurter ou arrêter le regard, tout l’espace est espace de contemplation.

2.3. L’attitude contemplative : la technique de l’enchâssement

94Le film El pájaro de la felicidad a pour protagoniste une femme, Carmen, dont le métier est de restaurer des tableaux : le spectateur est donc convié, de par le sujet du film, à regarder quelqu’un dont l’occupation principale est de regarder. Par ailleurs, son métier est le corrélat d’une attitude vitale « voyeuriste » : voulant s’éviter la souffrance, nous avons vu précédemment que le personnage choisit la solitude. Elle s’abstrait ainsi volontairement du cadre du monde et de ses passions, et le contemple en spectatrice89. Dans Le sexe et l’effroi, Pascal Quignard, nous rappelle que dans le De natura rerum, Lucrèce, notait déjà :

Suave est replonger le monde dans la mort et contempler la vie en se soustrayant à tous les liens et à tous les effrois90.

95Et plus loin, il rappelle que la peinture est une anachorèse : elle retire du monde. 11 y a donc une adéquation parfaite entre le métier de Carmen (restaurer des tableaux anciens) et la solitude qu’elle choisit à la suite du traumatisme qu’elle a subi et qui lui fait prendre conscience de la vacuité de sa vie. Souvent Carmen est filmée comme si elle était face à un tableau, comme si sa vie personnelle n’était que la continuation de la tension de son regard. Ceci est donné dès le premier plan du film, où sa silhouette, vue de dos, se découpe à droite : elle regarde par l’encadrement de la porte son fils occupé à cuisiner. L’espace narratif ainsi créé est un espace souligné par le cadre de la porte, désigné au regard.

96La référence constante à la peinture dans El pájaro... induit une conception du cadre cinématographique très proche de celle du cadre en peinture. Exceptionnellement dans ce film, de par l’esthétique picturale prédominante, le cadre polarise l’espace vers le dedans, comme c’est souvent le cas dans la représentation iconographique classique91.

97Il est probable que cette recherche formelle très aboutie ait été précieuse à Pilar Miró lorsqu’elle s’attaqua à l’adaptation de la comedia de Lope. En effet, la peinture n’y est plus un élément structurant du récit, mais c’est un référent constant et obligé : l’image cinématographique s’inspire largement des tableaux de Cour du Titien et de Velázquez : ainsi voit-on par exemple l’ajout filmique du nain, sorte de bouffon de la comtesse, qui l’accompagne dans tous ses déplacements et est habillé de la même façon que sa maîtresse, touche d’humour rappelant la fonction mimétique et drolatique de ces personnages, attestée par l’Histoire92.

98Dans El pájaro, on remarque à de nombreuses reprises ce plan de Carmen, à droite ou à gauche de l’image, contemplant un paysage ou un personnage : le film invite ainsi le spectateur à voir par le regard de Carmen. C’est aussi le cas, dans la séquence de El perro... où la comtesse se cache pour observer le manège des deux amants, Teodoro et Marcela, réconciliés par Tristán. Mais c’est dans El pájaro... que la peinture est à la fois objet d’étude et de contemplation, et suggère même des modèles comportementaux (dans le cas du tableau de Murillo, représentant une Visitation), sans être toutefois un objet fantasmatique. Les tableaux font partie du réel, ils sont même l’objet d’un travail (de restauration). En cela, leur présentation est à l’opposé de celle de Kurosawa dans son film Rêves (1989), lorsque le narrateur rêve qu’il est projeté à l’intérieur du célèbre tableau de Van Gogh, représentant des corbeaux survolant un champ de blé : le tableau s’anime alors sous nos yeux. Dans les films de Pilar Miró, la différence entre le réel et l’imaginaire est toujours marquée : Beltenebros ne constitue qu’une exception partielle à la règle car il n’y a pas plus « d’interactivité » entre le film projeté à la fin (La charge fantastique) et la série diégétique qu’il n’y en a entre les tableaux et la protagoniste de El pájaro. Simplement, les épisodes d’action sont filmés sur le mode réaliste (par exemple la séquence du viol de Carmen), tandis que les épisodes réflexifs sont filmés sur le mode poétique de la rêverie (dans les deux films intimistes).

99À propos de Gary Cooper..., Pilar Miró avait déjà souligné sa prédilection pour les moments apparemment vides, les « temps morts » où le poids de la narration retombe sur les gestes minimes d’un personnage93. Les auteurs de L’esthétique du film rappellent utilement que l’identification du spectateur à l’univers imaginaire de la fiction est une régression de type narcissique qui permet de supprimer momentanément les relations à autrui en se « retirant du monde »94. Il y a donc concordance entre cette attitude spectatorielle et celle de la protagoniste. Reprenant l’expression de Gilles Deleuze, citant Jean Mitry, on peut dire que Carmen est souvent filmée en caméra « mi-subjective »95, cet « être avec » de la caméra avec le personnage :

L’image mi-subjective (...) désigne cet « être avec » la caméra. Elle ne se confond pas avec le personnage, elle n’est pas non plus en dehors, elle est avec lui.

100La protagoniste est en amorce : spectatrice, elle est amenée, dans le plan suivant, et malgré elle, à agir. C’est ce qui s’opère lorsqu’un personnage que l’on n’attendait pas entre dans le champ : c’est successivement la découverte d’Eduardo qui a repris possession de sa maison, et de Nani qui arrive avec son bébé. Carmen les considère d’abord comme des intrus96.

101La comparaison avec les premiers plans du film Gary Cooper que estás en los cielos s’avère très éclairante afin de comprendre la fonction différente dans les deux cas des images « mi-subjectives ». Dans Gary Cooper..., le premier plan est un rectangle de ciel urbain, flanqué d’un feu rouge au bout d’un poteau recourbé. Dans le troisième plan, le « bras » de ce feu rouge s’inscrit lui-même dans le cadre du pare-brise de la voiture d’Andrea (vu de l’intérieur), qui attend le feu vert pour démarrer. La configuration plate et étroite du pare-brise de la voiture rend encore plus évident le surcadrage. Andrea est au volant de sa voiture (on aperçoit le haut de son visage dans le rétroviseur). L’image est donc mi-subjective. Mais la différence professionnelle entre les deux protagonistes est déjà inscrite dans l’écart entre ces deux « démarrages » de films : Andrea est réalisatrice et en ce sens, le rectangle du pare-brise préfigure les plans où elle visionne une émission sur les écrans de télévision. C’est d’abord un extrait où intervient son ancienne rivale au cours d’un congrès sur l’architecture romane, ensuite un très bref passage de l’émission Ana Belén-Victor Manuel97, et surtout elle supervise l’enregistrement de l’adaptation télévisée de la pièce Huis clos. Enfin, elle ne s’accorde qu’un bref regard nostalgique à Fort Bravo98 sur son téléviseur personnel, avant de quitter son appartement pour l’hôpital. Andrea regarde donc pour intervenir sur la réalité, et l’utiliser ou la modifier à son gré.

102La fonctionnalité du regard de Carmen est totalement différente : elle regarde le monde comme un tableau, c’est-à-dire qu’elle le prend comme objet de contemplation et ne s’implique pas comme sujet d’une action. Le point commun entre les deux films reste bien sûr cette réflexivité inscrite dès les premiers plans de chaque film : une femme réfléchit sur sa propre vie, et à travers l’itinéraire d’Andrea et de Carmen, le spectateur est à même de déceler ce que la création doit à l’expérience vécue de la réalisatrice.

103Sans chercher l’exhaustivité, on peut relever dans El pájaro de la felicidad quelques occurrences significatives de ce que Christian Metz appelle plaisamment le « rectangle au carré »99.

104Il y a donc d’abord ce premier plan du film où l’encadrement de la porte de la cuisine souligne l’extériorité de Carmen par rapport au monde de son fils (reprenant en cela d’une autre façon la scène de Gary Cooper... où la mère d’Andrea la regardait avec ses jumelles de théâtre). Après avoir été victime d’attaque et de viol, lorsque Carmen décide de quitter la capitale, elle se réfugie dans un hôtel pour y réfléchir à loisir et trouver la force de partir. En montage cut, on la voit monter l’escalier, puis directement devant la fenêtre dans la chambre de l’hôtel : c’est l’affiche du film. Ce n’est point là une image mi-subjective. La caméra cadre le vaste lit vide au premier plan (la solitude à deux dont parle ensuite Carmen dans sa lettre à Fernando), et au deuxième plan, la silhouette élancée se découpe à contre-jour sur la haute croisée blanche. À travers les carreaux, Carmen ne voit rien : rien qui ne nous soit donné à voir. C’est un adieu à la ville.

105Il en va tout autrement du deuxième volet du film : le dernier plan du paysage catalan est celui que contemple Carmen par la fenêtre ouverte devant elle. La tripartition du film autorisant l’emploi du terme « triptyque », on peut parler de deuxième volet pour ce séjour en Catalogne, même si les trois volets occupent un volume différent, non proportionnel à celui de la peinture médiévale, où le tableau central était le plus important, les deux autres étant symétriques pour se replier en l’absence de fidèles et se déplier solennellement aux jours de fête pour l’édification de l’assemblée. Dans ce deuxième volet donc, Carmen retrouve la maison paternelle et est en quelque sorte en « vacance » : non pas certes dans le sens trivial des loisirs étourdissants que notre époque moderne donne à ce terme, employé au pluriel, mais dans une sorte de vacance du corps et de l’âme, où le personnage est comme un réceptacle qui attend de recueillir les bienfaits de la Nature qui l’entoure. Aussi n’a-t-elle pas de « travail » et les tableaux sont absents de cette brève partie. Mais jouant sur la peinture toujours présente à l’esprit à la fois comme trame diégétique et comme inspiratrice de la forme du film, de sa tonalité générale, le plan de Carmen face à la fenêtre semble nous dire : « Voilà un beau « tableau » de cinéma ». Un travelling d’accompagnement nous permet de suivre la protagoniste qui s’approche de la fenêtre. La forme rectangulaire et la position surbaissée de la fenêtre l’obligent à s’asseoir pour regarder le paysage : double analogie avec un tableau devant lequel on s’assied pour mieux regarder, et avec l’écran de cinéma devant lequel le spectateur s’installe dans un fauteuil. Plusieurs critiques ont remarqué que cette notion picturale de « cadre » rectangulaire (« cuadro » en espagnol, tableau en français), avec son glissement à la notion cinématographique de « cadre » était une notion purement occidentale, tenant au fait que le paysage s’observe depuis la fenêtre100 alors que les estampes japonaises sè déroulent et s’enroulent, de même que les panneaux des maisons se tirent, en l’absence de fenêtres permanentes. Dans le dernier plan du paysage catalan, la caméra effectue un recradrage sur ce qui est visé à l’intérieur de la fenêtre : un paysage qui joue sur la gamme des bleus et des verts, comme dans un tableau de Corot.

106Dans son premier chapitre de L’œil interminable, intitulé « Lumière, le dernier peintre impressionniste », Jacques Aumont rappelle que ce qui sidéra les spectateurs et les critiques aux premières séances du cinématographe, ce fut la profusion des effets de réalité : effets quantitatifs (un grand nombre de personnages exécutant des actions indépendantes les unes des autres), et qualitatifs (la qualité des effets). Dans le court film Le goûter de Bébé, Georges Méliès fut fasciné non par le trivial tableau de la famille bourgeoise au premier plan, mais par le vent qui agite les arbres dans le fond :

Ce qui est propre au siècle qui va inventer le cinéma, c’est d’avoir systématisé ces effets, et surtout de les avoir cultivés pour eux-mêmes, d’avoir érigé la lumière et l’air en objets picturaux101.

107Cette exaltation du paysage est tout particulièrement perceptible dans le deuxième volet du film, par exemple dans la scène de la promenade dans les pépinières avec le père, qui est présentée en montage alterné avec « les rêveries d’une promeneuse solitaire » : Carmen se reposant auprès d’un étang (alternance de plans d’ensemble et de plans rapprochés où on la voit élevant ses bras vers le soleil, se couchant sur le côté, respirant la terre en position fœtale). Elle s’autorise aussi le plaisir régressif d’un tour de balançoire : vue de dos, Carmen est à contre-jour, ce qui met en lumière les arbres où s’épanouissent tous les tons d’un automne radieux, du doré au rouge sombre. Un plan rapproché de Carmen de profil met ensuite en valeur la couleur prune de son gilet et l’auburn de ses cheveux. La beauté de l’image souligne la beauté naturelle des paysages et instaure mieux que le langage parlé la métaphore du personnage : une femme au bel automne de sa vie. D’une part, la photographie joue sur les couleurs, et d’autre part, la représentation de la nature est saturée de références picturales (surabondance de thèmes mythologiques de déesses et nymphes des bois et des fontaines). On admire au passage le reflet tremblé des arbres dans l’eau, nous rappelant ce que dit Bachelard :

Le reflet sur les eaux est la première vision que l’univers prend de soi-même, la beauté accrue d’un paysage reflété est la racine même du narcissisme cosmique102.

108Aussi la « mélancolie » qu’éprouve Carmen dans ses retrouvailles avec la terre natale n’a-t-elle rien de commun avec celle que ressent le Professeur. Le seul trait commun avec Carmen est dans le point de départ de Werther : le Professeur ressent un doux bien-être en retrouvant la maison paternelle, dont son oncle tient à lui faire remarquer qu’elle est habitée par de nombreux souvenirs de leurs ancêtres. Quand elle se retrouve seule avec son père, Carmen lui avoue :

Je savais bien que je ne pourrais pas rester ici... Pas à cause de ma mère, non, mais parce que je serais triste toute la journée, et je ne veux pas me laisser dominer par la mélancolie. Et en plus, ici, à la maison, avec le feu, la pluie sur les carreaux, je peux en mourir de plaisir. Non, il faut que je trouve un lieu qui soit à moi103.

109On voit clairement dans ce dialogue la définition de la « mélancolie » que ressent Carmen, et qui est un condensé de tristesse et de plaisir104 : en fait, c’est encore une attitude réflexive dans laquelle le personnage est capable de s’observer et de jouir de son « vague à l’âme », qui est aussi source de plaisir, puisqu’il est un repos consenti, une phase autorisée entre deux moments d’action qui mobilisent l’énergie de la volonté.

110Sur cette contemplation du paysage catalan, la lumière s’estompe et le fondu au noir, conjointement avec l’irruption de la guitare baroque, (morceau de « jácaras » de Gaspar Sanz, plus joyeux que la mélodie qui accompagnait la vision champêtre), opère la jonction magique et directe, sans la transition d’un voyage (comme l’arrivée en gare de Ripoll faisait la transition entre Madrid et la Catalogne) avec le paysage marin, localisé en Andalousie, éclairé par les feux du couchant. Les critiques de cinéma ont souvent remarqué que le filmage d’un soleil couchant, comme toute figure excessivement stéréotypée, requiert ou beaucoup d’audace ou beaucoup d’inconscience. Nous préférerons opter pour le premier terme de l’alternative, car cet « impressionnisme » (nous pensons bien sûr au titre Impression, soleil levant de Claude Monet – 1872 –, qui a donné son nom à une génération de peintres) est en harmonie avec la tonalité de l’œuvre : la contemplation du soleil couchant n’est-elle pas la première des contemplations de paysages ?105

111Nouvelle occurrence d’écran second dans le film : dans la maison de la province d’Almería, c’est dans la courbure d’une arcade que Carmen voit arriver à pied la jeune Nani et son fils, qui vont bouleverser sa vie.

Jacques Aumont nous a rappelé que le surcadrage cinématographique faisait écho à une pratique picturale fort ancienne qu’illustre notamment la « veduta », échappée aperçue par une fenêtre, entre les piliers d’une colonnade, derrière la courbure d’une arcade etc. et qui, lorsqu’elle s’autonomise suffisamment, peut en arriver à dédoubler le tableau106.

112La réalisatrice semble s’amuser des infinies variantes de ce redoublement du cadre, en en donnant à chaque fois une nouvelle version. Il est probable que l’intervention de José Luis Alcaine a joué, là encore, un rôle non négligeable : ce directeur de la photographie n’avoue-t-il pas être obsédé par le tableau de Velázquez : Les Ménines, dont chacun connaît les jeux infinis – et infiniment baroques – du miroir où se profile le tableau dans le tableau ?

113Après les fenêtres et les arcades, les portes jouent aussi le rôle de redoublement du cadre, avec le même effet de mise en abyme qui attire l’attention sur l’énonciation, et sur le plan esthétique et narratif, transforment visages, paysages et natures mortes en objets de contemplation. C’est par exemple l’enfilade des pièces dans l’appartement madrilène que Carmen s’apprête à quitter, dans un plan qui est comme une version moderne du départ de Susan dans Citizen Kane d’Orson Welles. Là encore, c’est le chromatisme qui fait la différence : la modernité ne surgit pas uniquement des couleurs en tant que telles (par opposition au cinéma en noir et blanc), mais de leur agencement : c’est l’audace des couleurs vives, presque criardes de l’appartement madrilène qui porte la marque de Fernando, personnage pour qui l’être se confond avec le paraître. On peut citer par exemple le plan du billard à tapis bleu dans une pièce aux murs saumon.

114La peinture en tant que sujet du film (le métier de Carmen), offre toute une gamme de redoublements : celui des châssis posés contre le mur et devant lesquels passe Eduardo quand il examine en curieux les pinceaux et les flacons, outils de travail de Carmen. C’est aussi le cas des deux tableaux présentés (celui de Pantoja de la Cruz et celui de Murillo), et de celui qui est représenté : photographies du tableau de Goya. On assiste même au début du troisième volet du film au travail de restauration effectué sur le tableau de Murillo, pendant lequel Carmen pose une grille de petits carrés qui sont autant de petites fenêtres sur des détails du tableau. À la fin du film, une cabine téléphonique est filmée en plan rapproché. Un zoom accentue le surcadrage opéré par la porte de la cabine : le visage de Carmen en train d’appeler Eduardo se découpe au milieu, bien centré. Toute la fin du film est comme une série de petits tableaux : tout le temps que dure l’aria de Purcell, ce ne sont que des plans fixes de paysages et de Carmen qui s’enchaînent par fondus ou par montage sec.

115La technique de l’enchâssement est donc un dispositif permanent du film El pájaro de la felicidad. Le cadrage emprunte au code pictural la notion de cadre et joue des combinaisons multiples formées par le surcadrage (tableaux, fenêtres, portes, arcades) sur le plan sémantique et esthétique, au gré des changements de lieux (Madrid, Catalogne, Andalousie), et de l’évolution psychologique du personnage.

116Il est une autre sorte d’enchâssement, évidemment réflexive : les miroirs. Évacués du film El pájaro..., dont nous avons montré tout ce que la composition des plans devait à la peinture, les miroirs se trouvent dans une autre œuvre : Beltenebros, avec une fonctionnalité bien différente, que nous étudierons plus tard, car elle n’a qu’un lien assez lâche avec la caractérisation du personnage. En effet, on ignore tout des sentiments de Darman, et la multiplication des miroirs, si elle a à voir avec la quête de l’identité, ne fait pas partie d’un discours intimiste. Elle est en revanche très liée au discours que le cinéma tient sur lui-même.

2.4. La symbolique de la peinture

117Le thème de la peinture en tant que contenu diégétique est d’abord introduit par de légères touches dans la partie madrilène du récit filmique. Ainsi, Enrique, le fils de Carmen, reconnaît qu’il n’a pas été capable de faire autre chose dans la vie que de donner des cours de dessin107. Au mur de l’appartement madrilène, seule touche personnelle de Carmen, on voit fugitivement un beau tableau naïf de grandes dimensions108.

118El pájaro de la felicidad « interroge la peinture » : mais de quelle peinture s’agit-il ? Les tableaux présentés sont trois tableaux espagnols : comme ces trois « visages » différents de l’Espagne que constituent Madrid, la Catalogne intérieure, et la région d’Almería, les portraits de Pantoja, de Murillo et de Goya correspondent à trois étapes historiques différentes. Le film est aussi un voyage dans la géographie et l’histoire d’un pays. La présentation est chronologique : le parcours personnel de la protagoniste semble ainsi suivre une courbe ascendante, de même que le trajet accompli, du moins entre le premier et le deuxième tableau semble marquer idéalement un « progrès », le passage des fastes et de l’étiquette rigide de la Cour à la simplicité et la chaleur des rapports humains. Pantoja de la Cruz copie des tableaux de Sánchez Coello ; tous deux sont des peintres de Cour. Murillo est au contraire un peintre andalou : on le découvre dans le Sud, comme on avait découvert la toile de Pantoja à Madrid, tout près du lieu royal pour lequel elle avait été conçue, l’Escurial. De plus, Murillo est le peintre du peuple dignifié : il se sert de modèles populaires ou souvent, de membres de sa propre famille pour représenter les personnages de l’Histoire Sainte, fournissant ainsi une lecture immédiate (là aussi, une identification) au public de son époque.

119On retrouve dans le film une certaine volonté didactique par rapport à la peinture : situé dans un contexte bien précis, chaque tableau fait l’objet d’un commentaire avec un interlocuteur qui, du moins dans les deux premiers cas, « cadre » parfaitement avec la facture du tableau. Ainsi, nous avons déjà exposé dans la deuxième partie le sens idéologique de la confrontation avec la propriétaire du tableau de Pantoja de la Cruz, à Madrid. Au contraire, la Visitation de Murillo est restaurée (et très brièvement commentée) en présence de Nani, la jeune belle-fille de Carmen, dont la ressemblance physique avec un portrait de Madone est fortement suggérée par la photographie (de même que la riche Madrilène entretenait un certain rapport avec la reine du portrait : austérité, raideur du maintien...) Il s’agit d’ailleurs de trois portraits, marquant trois époques différentes, trois genres picturaux différents, mais il n’en s’agit pas moins de trois portraits féminins : celui de deux reines d’Espagne, et de la mère du Christ rendant visite à celle de Saint Jean Baptiste. La troisième épouse de Philippe II est représentée dans la solennité et l’austérité de la Cour du souverain. En revanche, le portrait de la femme de Charles IV par Goya a une légère teinte satirique109 : les perles au cou de cette souveraine charnue et disgracieuse ne sont pas les parures de la beauté et du maintien.

120Dès son installation dans la grande maison blanche qu’elle a louée, Carmen s’est remise au travail. Ses démêlés puis son début de liaison avec Eduardo n’ont pas altéré son rythme de travail. Il s’agit cette fois d’un tableau de Murillo : La Vierge et Sainte Élisabeth. Mais à peine Carmen a-t-elle commencé cette nouvelle restauration qu’arrive Nani, la compagne d’Enrique (le fils de Carmen), que ce dernier a abandonnée avec leur bébé. La simultanéité entre le travail sur la Visitation et l’arrivée de Nani qui vient se réfugier chez Carmen (son bébé est né, et dans cette version moderne, elle porte le « fruit de ses entrailles » sur son ventre, dans un sac kangourou), crée d’emblée une métaphore évidente : la Visitation est revisitée par l’image cinématographique.

121Les séquences qui suivent constituent un nouveau triptyque : scènes de réconciliation, de travail et d’érotisme (suivant l’ordre chronologique). La peinture en est le thème qui sert de référence, et la beauté des images la caractéristique formelle (abondance de gros plans, douceur de la lumière, chromatisme soigné). La récurrence des grands thèmes du film (la solitude, la sublimation par la peinture et la poésie) trouve son complément mélancolique dans le motif musical (la viole baroque de Jordi Savall).

122Carmen est exaspérée par la présence envahissante de Nani et du bébé. Ce dernier la réveille la nuit par ses pleurs. Carmen se plaint à Eduardo qui lui reproche durement de l’importuner et s’en va. En montage alterné, on voit cette scène et Nani attendant seule à la maison le retour de Carmen. En bonne petite ménagère, elle a couché l’enfant, puis préparé le repas (elle s’est brûlé la main avec l’huile bouillante). Elle se met ensuite à contempler le tableau. Mais en rentrant, Carmen répond sèchement à Nani, refuse tout dialogue et lui claque au nez la porte de sa chambre. Le lendemain matin, Carmen découvre que Nani est partie avec le bébé. Elle fonce sur la route et les rattrape sur le chemin. Elle s’excuse et les deux femmes rentrent au logis avec le bébé. En montage cut, coïncidant avec la reprise de la musique, on voit un gros plan sur la main de Carmen qui se tend pour recevoir celle de Nani. En prélude au filmage du tableau, cette courte scène entretient avec celui-ci un clair rapport analogique. En effet, les deux mains de femmes qui se tendent l’une vers l’autre préfigurent le gros plan sur les bras enlacés de la Vierge et Sainte Élisabeth dans le tableau, lequel interviendra un peu plus tard.

La symbolique de la peinture : la restauration du tableau de Murillo (El Pájaro...)

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123Le symbole des mains tendues est double : l’évidente réconciliation, mais aussi le thème évangélique de la charité, qui inclut les soins aux malades. C’est Murillo qui peignit pour la chapelle de l’Hôpital de la Charité de Séville (fondation et tombeau du célèbre don Miguel de Mañara, prototype du Don Juan), entre autres tableaux, Sainte Élisabeth soignant les pauvres110. Ce tableau conjuguait, comme souvent chez Murillo, idéalisation et naturalisme. Dans la séquence filmique, il ne s’agit certes plus de pouilleux ni de teigneux, mais d’une légère brûlure au poignet. Seul demeure l’idéalisme, dans l’épure des couleurs, des formes et des sons. Des personnages, seuls sont filmés les mains et les visages (petit sourire de Nani puis de Carmen) en un champ-contrechamp qui traduit la paix et l’harmonie retrouvées. Harmonie également de la musique mélancolique, comme toujours en synchronie sémantique avec les images. Enfin, sur le fond blanc du mur de la salle de bains, se détache le magnifique bleu vif d’une serviette-éponge suspendue. Seule différence notable par rapport à l’école sévillane des peintres du Siècle d’Or : le ténébrisme issu du Caravage n’est plus au goût du jour et la rencontre des deux femmes a lieu dans la lumière d’un intérieur d’une éclatante blancheur, et la gaieté chromatique de la modernité.

124Dans la salle de bains, les femmes sont en chemise de nuit, mais le lendemain (ellipse supposée), les vêtements ont changé et Nani passe devant son fils qui gazouille dans son parc et vient regarder le tableau auquel travaille Carmen. À gauche de l’écran, Nani. À droite, de dos, Carmen. Position spatiale qui correspond à leur configuration symbolique : sur le tableau, Marie, à gauche, salue Élisabeth, à droite. Nani, ou plutôt, son interprète, Aitana Sánchez Gijón a un admirable visage de Madone : jeunesse et pureté de l’ovale, teint pâle et grands yeux noirs profonds qui semblent à vrai dire encore plus archétypaux que les traits de la Vierge un peu figée de Murillo. Il y a dans ce plan une symétrie parfaite entre les personnages du tableau et ceux de la diégèse. C’est une figure originale, car il ne s’agit pas du « plan-tableau », du tableau qui s’anime, comme dans le cas de la citation de la Vénus de Velázquez dans El Rey pasmado, par exemple111. L’hommage ici n’est nullement parodique, et la fonction de cette confrontation est certes dialogique : discours muet entre les deux couples féminins. Si le plan ne pose pas de devinette au spectateur-Œdipe (comme dans le cas du plan-tableau), ce plan est malgré tout comme un suspense non narratif, comme un moment magique de précieux et fragile équilibre. Quand la restauration sera achevée, l’intimité parfaite sera abolie. Il y a donc bien une sorte d’influx bénéfique du tableau (une sorte de « portrait de Dorian Gray » à l’envers) dont le mystère tient en deux mots : celui de création d’abord, celui de restauration ensuite. En dernier ressort, la fin du film ne marque pas l’instauration de quelque chose de radicalement nouveau (qui pourrait ressembler à du bonheur), mais seulement la restauration : outre celle des tableaux, celle de la vie de la protagoniste. Elle élèvera l’enfant qu’elle n’a pas élevé jadis, elle acceptera le chien dont elle n’a jamais voulu. L’avenir n’est pas autre chose que les biffures du passé. En élevant le fils de Nani, elle ne prend d’ailleurs pas garde qu’elle favorise à son tour chez une autre la naissance d’un complexe de culpabilité : les êtres sont non seulement en décalage par rapport aux autres, mais par rapport à eux-mêmes. Toutefois, Carmen semble « accepter la vie dépouillée de ses instants les meilleurs » comme le dit le poème : c’est peut-être le fait qu’elle accepte finalement le principe de réalité, après l’expérience des frustrations douloureuses qu’entraîne la vie fondée uniquement sur le principe de plaisir. Carmen disait auparavant : « J’aime cette fille », « Je n’aime pas les chiens », « Je ne vous aime pas, Madame », et la simple énonciation de ce goût était une parole définitive. Elle apprend maintenant à s’adapter aux circonstances, à les apprécier même quand elle ne les a ni choisies ni provoquées.

125La musique a cessé quand la lumière s’est éteinte dans la salle de bains. Cette fois, pas d’autre fond sonore que les gazouillis de l’enfant. Silence ! on restaure... dans tous les sens du terme : restauration du tableau (dont la signification religieuse est la joie de l’action de grâces du « Magnificat ») et restauration-instauration d’une relation entre les deux protagonistes. C’est donc bien la peinture qui permet un dépassement de la solitude par l’acceptation de l’autre : soudaine et imprévue, la « visite » prend soudain un sens. C’est ainsi qu’après avoir regardé à la fois le tableau et Carmen à l’ouvrage, Nani va s’asseoir un peu plus loin, les jambes négligemment croisées sur un appui de fauteuil. Pour prendre un livre, elle déplace le petit soldat fétiche qui est toujours sur le bureau de Carmen (autocitation visuelle de la part de la réalisatrice, car il se trouvait déjà dans Gary Cooper...), et commence à lire un passage de Palabra sobre palabra. C’est alors la voix de Carmen que nous entendons. Lecture d’une lecture : redoublement mimétique du titre d’Angel González. C’est bien d’une parole sur une autre parole qu’il s’agit. Le son acousmatique (le personnage de Carmen est hors-champ et silencieux à ce moment-là, plongé dans son travail) souligne le rapport qui s’instaure entre elles. Nani « entre » dans la lecture de Carmen, dans son univers intérieur. Elle pénètre en fait son secret, qui est celui de la solitude, une solitude perpétuellement menacée par les autres : c’est le poème qu’elle lit, qui comporte la belle et poignante métaphore de la solitude présentée comme un réverbère atteint par un jet de pierre. Le décrochage image-son (le fait que ce ne soit pas la voix de la lectrice actuelle que l’on entende, mais celle de la lectrice première) est un processus unificateur plus fort que celui obtenu par la musique d’accompagnement, son synchrone mais non impliqué dans l’image. Le choix technique est en parfait accord avec le contenu du texte poétique. Il s’agit d’un poème au titre évocateur : « Je reste en toi »112. Nani isole ce passage :

Je suis là
Où j’ai toujours été,
Où il y a tout juste une place pour se tenir debout.
La solitude est un réverbère brisé par un jet de pierre : c’est sur elle que je m’appuie.

126Significativement, elle saute le passage où le poète exprime sa blessure d’amour113 :

Fente par laquelle j’entre et je sors
Quand je passe du jamais (tu ne m’as aimé) à l’encore (je te déteste).

pour lire le vers consolateur : « Peu importe, cependant ».

127Le contenu érotique est donc évacué du texte (où seuls demeurent la souffrance qu’engendre la solitude et le stoïcisme de celui (celle) qui l’assume). Évacué du texte, réintroduit par l’image : Nani lève les yeux et contemple intensément Carmen. Échange de regards dans un champ-contrechamp qui est déjà un échange amoureux. Après le changement de lieu qui nous donne à voir Nani parmi les travailleuses saisonnières, ramasseuses de tomates, la séquence suivante renoue avec le thème de l’intimité féminine. Nani rentre à la maison où l’attend Carmen... en dessinant le petit soldat de plomb qui est sur son bureau. Quand Nani arrive avec l’enfant, Carmen prend celui-ci dans ses bras et s’adresse à lui en regardant le tableau : « Qu’est-ce que tu en dis, mon garçon ? C’est du beau travail ou c’est du travail bâclé ? »114 C’est la mère qui répond, d’un air admiratif : « On ne dirait plus le même ! »

128Symboliquement, maintenant que la réconciliation est accomplie, la restauration du tableau est achevée. Nani demande naïvement s’il va partir. Comme on consolerait un enfant, Carmen lui répond qu’on en apportera d’autres. Le dialogue se poursuit dans cette même veine, d’adulte initiatrice à jeune innocente. Nani s’enquiert de l’identité des personnages du tableau. Elle ne s’en était pas inquiétée auparavant, signe que c’est maintenant seulement qu’elle a besoin de l’apport intellectuel qui conforte la complicité affective avec Carmen. Celle-ci lui donne la clé : « C’est Marie et Sainte Élisabeth. Murillo a voulu traduire un sens positif de l’existence ». L’enfant caresse le visage de sa grand-mère (désormais, c’est lui le sens positif donné à sa vie) et Carmen l’emmène. Par le fond gauche de l’écran, ils passent hors-champ et Nani reste seule à contempler le tableau : découverte du plaisir esthétique et prémices du plaisir tout court... Des fondus-enchaînés successifs montrent Carmen dans son bain avec le bébé, puis les deux femmes préparant le repas du soir. Au premier plan, Nani débouche une bouteille de vin. À l’arrière-plan, Carmen découpe du « chorizo ». Cette fois, c’est Nani qui prend l’initiative de la parole, pour dire à Carmen qu’elle a maintenant oublié Enrique et se trouve très heureuse avec Carmen et avec l’enfant. Le caractère intimiste de la scène s’érotise alors. Les deux femmes sont en nuisette (contrastant avec les chemisiers sages de la journée) et la main de Carmen s’attarde sur le visage et les épaules de la jeune femme. Puis elle se penche pour un baiser.

129L’interprétation religieuse du tableau de Murillo se trouve ainsi détournée de son sens premier, la pulsion libidinale remplace la charité. Dans le tableau, la différence d’âge entre la Vierge et Sainte Élisabeth les apparente à un couple mère-fille. Le miracle est qu’elles sont toutes deux enceintes. Dans le film, seule Nani a un bébé. Le transfert sera une compensation à l’échec de la nouvelle relation amoureuse : voyant que Nani souhaite partir, Carmen lui enjoindra de le faire en lui laissant l’enfant. Cette séquence s’apparente aux natures mortes du Siècle d’Or où l’arrière-plan est occupé par une scène religieuse qui donne un autre sens au tableau115. Toutefois, ici c’est le tableau religieux qui donne un certain sens à la venue de Nani, mais ce sens est à nouveau subverti par ce que Almodóvar appelle « la loi du désir ». Ainsi, la représentation est mise en perspective. Comme le dit Pascal Bonitzer, évoquant l’évolution de la peinture vers la modernité116 : « Le spectateur n’est plus (...) collé à la représentation, absorbé par elle ».

130La troisième et dernière occurrence picturale du film est assez différente et ne remplit pas les mêmes fonctions dans le récit. Il s’agit en effet de la séquence qui suit immédiatement le baiser échangé avec Nani. Carmen arrive dans une maison où l’accueille Eduardo, étonné, et lui présente son fils, Pablo, acteur. D’autres personnes discutent à l’arrière-plan. Un jeune homme à l’allure décidée salue Carmen. Il la cherchait pour lui confier la restauration d’un tableau de famille : il lui présente une photo du tableau en question, un des nombreux portraits que fit Goya de la reine Maria Luisa. Le motif pictural garde cette fois un caractère allusif : on ne voit pas le tableau, on ne verra pas Carmen y travailler, ce n’est que la présentation d’un projet. Tout en feuilletant les reproductions (l’insert remplace ici les champs-contrechamps des femmes contemplant le tableau) et en écoutant d’une oreille distraite les explications du jeune homme, Carmen jette un coup d’œil vers le fond de la pièce où se trouve Eduardo.

131À partir de ce moment, la série picturale cesse d’être liée à la série diégétique : Carmen doit d’abord résoudre ses dilemmes sentimentaux et faire des choix quant à son avenir. La peinture s’estompe. Un autre art de représentation prend le relais : le théâtre. C’est le plan suivant, où Carmen et Nani assistent à la représentation de La verdad sospechosa (Le Menteur), et où le dénouement commence à se profiler. Un autre amour naît pour Nani, qui prend son envol, laissant le bébé à Carmen. Cette dernière s’occupera de son petit-fils, apaisant ainsi sa mauvaise conscience de « mauvaise mère » dans le passé.

132Des trois occurrences picturales, le thème central, celui de Murillo, est certes, le plus important, le plus lourd de connotations. Le travail de Carmen n’est pas simple prétexte à une promenade à travers des siècles de peinture espagnole, mais le thème est à chaque fois profondément ancré dans la vie de la protagoniste, en une parfaite alliance du signifiant et du signifié.

133Ainsi se confirme ce que nous signalions comme hypothèse au début de ce chapitre, à savoir que l’œuvre d’art est une compensation à la solitude que la protagoniste s’impose à elle-même comme seule possibilité d’éviter la souffrance. La culture s’édifie, ainsi que le signalait Freud117, sur du renoncement pulsionnel. L’œuvre cinématographique rend hommage aux autres formes d’expression artistique : musique, peinture, théâtre, et se donne à nouveau au public comme l’adoucissement du malheur de vivre. C’est le cas exemplaire de El pájaro de la felicidad. Mais il est d’autres œuvres qui n’apportent pas directement cette fonction apaisante, et où, au contraire, la pulsion de mort présente en tout être humain trouve sa traduction directe sur l’écran, qu’elle soit reliée au parcours historique d’une communauté rurale espagnole ou au déchaînement érotique d’un personnage fascinant.

Notes de bas de page

1 L’eau et les rêves (Essai sur l’imagination de la matière), Librairie José Corti, 1978 [14e éd.]. Le film se prête particulièrement à l’imaginaire des quatre éléments naturels fondamentaux étudiés par Bachelard.

2 Por eso, dejamos la tumba y nos limitamos a tener su recuerdo en este sitio. Yo paso de tarde en tarde y la cuido un poco/ Ahora, la cuidaré yo.

3 Pronto estaré marchito, porque pronto vendrá la tempestad que arrebatará mis hojas. Mañana llegará el viajero, vendrá el que me ha conocido en toda mi belleza ; su vista me buscará en torno suyo, me buscará y no me encontrará.

4 Gœthe, op. cit., p. 114.

5 Dans un film de l’année précédente (1985), Le sacrifice, d’Andreï Tarkovski, l’arbre mort arrosé par le protagoniste et son fils semble au contraire retrouver son feuillage et symboliser le renouveau.

6 Les Temps modernes, Charles Chaplin, 1936.

7 Un bosque de hayas es como un regalo que hace la naturaleza a determinados lugares de la tierra. Crecen lentamente y se reproducen con dificultad. Su tronco es liso, su corteza no es gruesa, las raices noprofiindizan...

8 À l’inverse de Roméo et Juliette, où les amants partent ensemble dans la mort. On retrouve la même chose à la fin du film de Marcel Camé, Les visiteurs du soir (1942), où le diable ne peut empêcher le cœur des amants transformés en pierre de battre à l’unisson.

9 Après avoir elle-même donné les pistolets, c’était un bel exemple d’incohérence. Sans être aussi appuyée, l’incohérence n’a pourtant pas entièrement disparu du personnage de Carlota.

10 Aussi seule que le Christ à Gethsémani, sans qu’il y ait là aucune connotation religieuse.

11 Marcel Oms : Carlos Saura, Edilio 1981.

12 Les acteurs sont la « famille » qu’elle s’est choisie.

13 Dans Gary Cooper..., Andrea dit à Bernardo dans l’enregistrement qu’elle lui envoie : Tus cartas, tus fotos, nunca las habia vuelto a ver. Ya sabes como soy ; voy arrasándolo todo, como tů me decías, como el caballo de Atila. Sin embargo, ya ves, nunca fui capaz de quemarlas. (« Tes lettres, tes photos, je ne les avais jamais revues. Tu sais comment je suis : je détruis tout sur mon passage, comme tu me le disais, comme le cheval d’Attila. Et pourtant, tu vois, je n’ai jamais été capable de les brûler »).

14 ¿ Qué haces aquí escondido ?

15 Intentaré arrancarte de las manos de la melancolía.

16 « Juliette est le soleil » disait Roméo. Cf. analyse de Julia Kristeva, op. cit., chap. « Roméo et Juliette : le couple d’amour-haine ».

17 Sócrates juzgaba que su muerte debía ser ejemplar como su vida... Dijo a sus jueces : « Ha llegado el momento de partir : yo, para morir, y vosotros para vivir. Pero sólo los dioses saben quién de nosotros se encamina hacia un futuro mejor » (« Socrate pensait que sa mort devait être aussi exemplaire que sa vie (...) Il dit à ses juges : « Le moment est arrivé de partir : moi, pour mourir, et vous pour vivre. Mais seuls les dieux savent qui de nous se dirige vers un futur meilleur »).

18 No oigo los ruidos a mi entorno... En vano intento liberarme del constante deseo de tu presencia... (« Je n’entends pas les bruits autour de moi... J’essaie en vain de me libérer de l’obsédant désir de ta présence... »)

19 Détail tout à fait improbable dans un pays autre que latin...

20 Pilar Miré a déclaré à Pérez Millán à propos de sa reprise du vieux projet de tourner Werther (op. cit., p. 214) : Podía haber hecho una segunda parte de Gary Cooper que estás en los cielos, según la interpretación que se suele hacer de esa película, puesto que en 1985 volví a entrar en el quirófano, en peores circunstancias que la primera vez, pero nada más alejado de mi trabajo que el fomentar el morbo nacional... (« J’aurais pu tourner une seconde partie de Gary Cooper..., d’après l’interprétation qu’on a coutume de faire de ce film, puisqu’on 1985, je suis passée à nouveau sur la table d’opération, et dans des circonstances bien pires que la première fois, mais rien n’est plus éloigné de mon travail que de fomenter la morbidité nationale... »).

21 En termes freudiens, la libido objectale lutte contre la pulsion de mort.

22 La protagoniste y allume la cigarette du héros : topique de l’amour, comme le feu dans Werther.

23 Le Cid, Acte II, scène 5.

24 Gaston Bachelard : La psychanalyse du feu, (Gallimard, 1992). Empédocle se jeta dans l’Etna, en laissant ses sandales au bord du cratère.

25 Par exemple Octopussy (John Glen, 1983), avec Roger Moore.

26 Séquence où le héros sème le trouble dans la salle et se fait arrêter par la police.

27 Au début du film, le héros, interprété par Bruno Ganz, reconnaît que le tableau en vente est un faux.

28 Ana Torrent était l’interprète principale dans ces deux films, et l’importance du regard d’un enfant dans un film espagnol renvoie indéfectiblement à ce grand regard noir transgressif, doué de la possibilité de passer « au-delà du miroir ».

29 Nous sommes obligée de répéter « il » ou « elle » pour analyser ce film qui est décidément peuplé d’anonymes.

30 Desde entonces, no me queda otra cosa que envejecer ; Todavía un dolor distinto. Un paso más para convertirme en un despojo. Toda la vida esperándole para que al final me dejara aqui, sola... (« Depuis lors, il ne me reste rien d’autre à faire que de vieillir. C’est encore une douleur différente. Un pas de plus et je me transformerai en dépouille : toute une vie à l’attendre pour que finalement il me laisse là, toute seule... »)

31 La référence à Goya est sous-jacente. Rappelons également que le film de Carlos Saura : La prima Angélica (1971) commence par le transfert des cendres maternelles dans la « niche » familiale du cimetière.

32 Defender a capa y espada tu sagrada, tu inviolable independencia.../ Esa manera que tienes de cercar tu territorio...

33 No quiero volver a vivir una soledad compartida... Trataré de buscar una felicidad discreta. Ya sabes lo que me asusta la soledad.

34 Desde el fondo de esta profunda soledad que empieza a no dejarme respirar...

35 « Intertextualité » dont on reparlera plus tard.

36 Ahora la soledad no me entristece, ni me asustan los murmullos misteriosos del campo, ni el graznido de las cornejas. Y así sigo, con la chaqueta al hombro, por este camino que yo no he elegido, cantando, silbando, tarareando, y cuando el destino quiera interrumpirlo, que lo interrumpa. Yo, aunque pudiera protestar, no protestaría.

37 Ce processus identificatoire était déjà employé dans Gary Cooper... quand Andrea visionnait Huis clos sur les écrans de télévision et prononçait pour elle-même les mots prononcés par Garcin : « On meurt toujours trop tôt ou trop tard ».

38 Yo me vine hasta aqui para vivir sola. Tú has hecho lo mismo. No quiero compartir lo que me quede de vida.

39 Quiero seryo la que te diga que te vayas...

40 Añorar el futuro que no existe/es aceptar la vida despojada/de sus días mejores, /y vivir es igual que haber vivido ya, /sin que ese haber vivido/suponga -por desgracia- estar ya muerto.

41 Cf. infra : « Le temps suspendu ou l’infléchissement du sens », pour l’interprétation à donner à l’association image-son.

42 L’hommage à la génération de 98 se fait plus par le biais du poète d’élection de la réalisatrice que par celui de Pío Baroja. Angel González obtint le prix Antonio Machado pour son livre Aspero mundo, dont les grands thèmes sont la solitude, l’amour et la mort. Le parcours d’Eduardo lui-même est curieusement semblable à celui du poète A. González, professeur de littérature espagnole dans une Université américaine depuis 1970. Né à Oviedo en 1925, le poète reçut en 1985 le Prix Príncipe de Asturias (Prince des Asturies), et fut élu membre de l’Académie Royale Espagnole en janvier 1996. Pilar Miró était présente à la cérémonie d’investiture, le 23.03.97 (cf. El Pais internacional, 31.03.97).

43 Coplas por la muerte de su padre : « Nuestras vidas son los rios/ que van a dar en la mar, / qu’es el morir ».

44 Dans la pièce de Huis clos, les personnages qui sont morts ont le triste privilège de voir le temps passer sur la terre et les êtres qui les aimaient les oublier rapidement. Cf. l’adaptation cinématographique de Jacqueline Audry (1954), avec Arletty, où les personnages semblent être au cinéma lorsqu’ils voient défiler sous leurs yeux les images de ce qui se passe sur terre.

45 Dans son article de Positif, consacré à El perro... (Mai 2000), Eithe O’Neill souligne cet « érotisme de l’attente » de la pièce de Lope, si prégnant dans la mise en scène de Pilar Miró, et rappelle qu’il fut illustré en son temps par les films de Lubitsch.

46 Cf. Stendhal : « L’amour-passion jette aux yeux d’un homme toute la nature avec ses aspects sublimes, comme une nouveauté inventée d’hier ». De l’Amour, Chapitre LIX, « Werther et Don Juan ». (Gallimard, 1994) [1820],

47 O. Thompson raconte dans son rapport de tournage (op. cit.) comment les deux acteurs, complices et amis, se sont amusés en tournant cette scène. Cet aspect euphorique, à vrai dire un peu déplacé dans le contexte diégétique, est perceptible au simple visionnement.

48 Le sortilège espagnol, Julliard, 1977. (Chapitre : « Don Juan devant Carmen »).

49 Decidiste lo queyo tenía que hacer. Recuerdo que el mismo dia que me marché, fui a buscarte a la Escuela a pesar de que tů y yo ya nos habíamos despedido. Jamás olvidaré la mirada que me echaste. Era como diciéndome : « Si eres tan asquerosamente débil, te despreciaré toda mi vida ».

50 Le son au cinéma, op. cit. : Le leitmotiv est un « procédé économique, tirant du scénario lui-même l’architecture déjà faite de la composition ». Voir la distinction entre musique empathique (fusionnelle : cas des films de Pilar Miró), anempathique (dans Les enfants du paradis, air de carnaval quand Baptiste cherche désespérément Garance dans la foule ou l’air de cithare d’Anton Karas dans Le troisième homme), et le contrepoint didactique (court-circuitage de l’émotion : exemple de Padre padrone).

51 Michel Chion rappelle que dans certains films, le destin d’un (ou des) personnage(s) est associé à une musique : c’est le cas célèbre de Casablanca par exemple.

52 Œuvre de 1853, qui relate les amours tragiques de Leonor et du trouvère Manrique, qui se révèle être finalement le frère du comte de Luna, responsable du suicide de Leonor.

53 Ko no sabía que te gustaba la opéra/ Yo tampoco/ ¿ Cómo te diste cuenta ?/ Pues ya ves... (« Je ne savais pas que tu aimais l’opéra/ Moi non plus/ Comment t’en es-tu rendu compte ?/ Ben tu vois... »)

54 Cf. M. Chion, Le son au cinéma, op. cit., p. 83. Cette association du spectateur au point d’écoute de la protagoniste n’est pas systématique : dans Gary Cooper... quand Andrea téléphone pour s’enquérir du chantier où travaille Bernardo, la voix de l’interlocutrice n’a aucune importance émotionnelle, on ne l’entend donc pas, et l’on voit seulement en insert le papier où Andrea note l’adresse de l’église romane.

55 Au contraire, dans Gary Cooper..., quand Mario appelait Andrea, on voyait alternativement à l’écran chacun des deux personnages.

56 Œuvre de Henry Purcell (1689) qui est considérée comme le premier opéra anglais : « Le drame psychologique l’emporte sur l’aventure allégorique : des êtres de chair et de sang, tout droit sortis de l’Enéide de Virgile, s’aiment, se désespèrent, meurent suivant leur destinée inéluctable » (Télérama, 01.02.95, pour le tricentenaire de la mort de Purcell).

57 On pourrait appliquer au cinéma ce que Jules Massenet disait à ses élèves : « Quand vous entendez des crescendos qui aboutissent à l’éclosion d’une situation dramatique, quand vous constatez la façon dont tout cela est construit, avec les silences « habités » et le rythme, imprimé par les bons acteurs, l’architecture musicale s’impose à vous presque d’elle-même ». Jean-Claude Casadesus, janvier 1993, programme de la représentation de Werther à l’Opéra de Lille.

58 C’est sa voix que l’on entend presque toujours, et non celle de Charlotte (Federica Von Stade), que l’on entend uniquement au moment où les deux amants sont dans la chambre. Enregistrement de l’Orchestra Royal Opera House, Covent Garden (dir. Colin Davis).

59 Cf. André Gardies, Le récit filmique, op. cit., p. 56 : « La musique, à son tour, peut jouer le rôle d’un signifiant sonore du personnage : l’un des héros de Il était une fois dans l’Ouest ne se matérialise-t-il pas d’abord par un air d’harmonica ? »

60 Me parecía que podía ser útil expresar una situación angustiosa con la serenidad de quien la ha superado, La calle, n° 141, 02.12.80 (« A lomos de un tigre »), cité par Pérez Millán, p. 172 (« Il me semblait que cela pouvait être utile de représenter une situation angoissante avec la sérénité de quelqu’un qui l’a surmontée »).

61 El tiempo, Bernardo... Siento una necesidad aguda deparar el tiempo.

62 La voix au cinéma, op. cit., p. 57.

63 Comme dans le cas de l’embrayage du récit de Beltenebros et de Tu nombre...

64 Cet effet est si subtil que Pérez Millán hésite entre deux termes contradictoires : « distanciation » et « repli sur soi » pour le qualifier. Nous essayons ici de fournir une réponse à ces interrogations.

65 Il y a un précédent célèbre au début du film de Luchino Visconti, Senso (1954) : la caméra présente d’abord uniquement la scène où se déroule Le Trouvère de Verdi, avant qu’un long panoramique découvre les loges de la Fenice, pleines de patriotes italiens qui vont déclencher une manifestation contre les occupants autrichiens qui peuplent le parterre. L’opéra de Verdi est en lui-même un appel à la liberté qui n’est pas pour déplaire à Pilar Miró (c’est la musique que découvre avec passion le fils de Victor dans Hablamos...)

66 Y en cuanto a que yo lo vea
Me parece, si os agrada,
Que, para no arriesgar nada,
Pasando la calle sea.

67 La réalisatrice avait oublié le fait que El perro del hortelano fût cité dans la pièce de Alarcón, précisément dans l’extrait qu’elle avait choisi (cf. Annexes, interview du 31.10.94). Quant à Corneille, il attribuait la pièce d’Alarcón à Lope de Vega... Cf. Pierre Corneille, Œuvres complètes.

68 ¿ Puedo hablar a tu señora ?/Sólo un momento ha de ser...

69 Cuando obligan a ofenderte / Mi agravio y tu liviandad.

70 Dans son film Elisa vida mia (1977), Carlos Saura montrait Luis et sa fille faisant répéter aux élèves d’un pensionnat religieux El gran teatro del mundo, « auto sacramental » de Calderón.

71 Et non plus par « l’Auteur » de la pièce (Dieu) comme chez Calderón.

72 À propos du film de Cocteau, Les parents terribles (1948), André Bazin (op. cit., p. 147) commentait le regard horrifié de la mère (jouée par Yvonne de Bray) quand elle comprend qu’elle n’est plus seule dans le cœur de son fils (Jean Marais) : « L’objet du plan n’est pas ce qu’elle regarde, pas même son regard ; il est de la regarder regarder ».

73 C’est cette souveraineté que Pilar Miró appréciait au cinéma. Au théâtre, elle trouvait frustrant le fait que tout échappe au contrôle du metteur en scène au moment de la représentation.

74 C. Heredero, El lenguaje de la luz, op. cité, p. 93 : Algunos pianos se detienen, de forma llamativa, en la valoración de los volúmenes y de la fisicidad de las cosas : las macetas, los membrillos, las toallas, y la luz tiene ahí una función muy importante para dar presencia a esos elementos.../ Yo siempre trato de dar presencia y relieve a las cosas, pero esa preocupación – que es constante en todos mis trabajos – aquí estaba potenciada por la atención que prestaba Pilar a la relación de la protagonista con esos objetos. Siempre me ha parecido que a las frutas se les saca poco partido en el cine, mientras que casi todos los pintores han incorporado la fruta en un lugar o en otro de sus cuadros.

75 Luis Buñuel, Du plan photogénique, p. 22, cité par Claude Murcia dans son étude critique, Un chien andalou et l’âge d’or, coll. Synopsis, p. 71.

76 Le cinéma ou l’homme imaginaire, op. cit., p. 72-74.

77 Lamartine, Choix de poèmes lyriques, Hatier, 1966.

78 Les structures anthropologiques..., op. cit., p. 280.

79 La poétique de l’espace, P.U.F., 1994, p. 41.

80 Les tiroirs, dont Bachelard dit si joliment que ce sont des objets mixtes, des « objets-sujets » : « ils ont, comme nous, par nous, pour nous, une intimité ».

81 La poétique de l’espace, op. cit., p. 25.

82 G. Bachelard, op. cit., p. 84, évoque les vers d’André Breton dans Le revolver aux cheveux blancs :
« L’armoire est pleine de linge
Il y a même des rayons de lune que je peux déplier ».

83 G. Durand, op. cit., p. 278.

84 G. Bachelard, op. cit., p. 73.

85 Cf. infra : la technique de l’enchâssement.

86 Film de 1956. Penser que le paysage aride du Sud de l’Espagne se prête aisément à l’assimilation, et que de nombreux westerns y furent tournés.

87 Gilbert Durand rappelle dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire (op. cit.) l’universalité en la croyance de la maternité de la terre. On ne peut éviter de penser au film Autant en emporte le vent, au passage où le père de Scarlett lui explique la permanence du lien qui les unit à la terre. Le domaine familial s’appelle d’ailleurs « Tara ».

88 Rappelons qu’en dehors de l’arrivée en gare de Ripoll, les extérieurs ont été tournés à Besalú (cf. Interview dans Annexes), confirmant en cela ce que disait déjà Pilar Miró pour le tournage de Werther : son désir que les lieux ne soient pas systématiquement identifiés, mais qu’ils servent au mieux le déroulement narratif. Par ailleurs, le programme des cinémas « Renoir » reprenait une erreur (erreur de Pilar Miró, que personne n’a su, ou n’a osé corriger ?), situant les lieux du tournage dans l’Ampurdan : l’Ampurdan est limité à la région côtière, tandis que Ripoll est à l’intérieur des terres, et Besalú encore plus.

89 Attitude romantique. Cf. Alphonse de Lamartine, (in Choix de poèmes lyriques, Hatier, 1966), L’isolement : « Souvent sur la montagne, à l’ombre du vieux chêne, / Au coucher du soleil, tristement je m’assieds ;/ Je promène au hasard mes regards sur la plaine, / Dont le tableau changeant se déroule à mes pieds ». [Méditations poétiques, 1820],

90 Pascal Quignard, op. cit., p. 71.

91 On connaît les termes désormais célèbres d’André Bazin pour opposer le cadre, centripète, et l’écran, centrifuge : « L’écran n’est pas un cadre comme celui du tableau, mais un cache qui ne laisse percevoir qu’une partie de l’événement » (Qu’est-ce que le cinéma ? op. cit., p. 160). Les paroles de Bazin s’appliquent parfaitement à d’autres films de Pilar Miró, de façon exemplaire dans la séquence étudiée plus haut de la marche des paysans à la fin de El crimen de Cuenca, où les personnages viennent jusqu’à la caméra, la dépassent, sortent du champ, pour être recadrés autrement : dans ce cas, selon la jolie formule de Dominique Villain, « Le cadrage et le hors-champ sont liés comme deux mains qui applaudissent » (L ’œil à la caméra, Cahiers du Cinéma/ Éd. de l’Étoile, 1984).

92 Les bouffons de Philippe IV portraiturés par Velázquez sont plutôt tristes : voir par exemple Sebastián de Morra (Musée du Prado).

93 Esas secuencias en las que parece que no ocurre nada, que son las que habitualmente dan miedo a muchos directores, y sobre todo a los productores, son las que a mi más me gusta rodar (« Ces séquences dans lesquelles on dirait que rien ne se passe, et qui habituellement font peur à beaucoup de réalisateurs, et surtout de producteurs, sont celles que j’aime tourner »). Cité par Pérez Millán, p. 178.

94 L’esthétique du film (Aumont, Marie, Bergala, Vernt, 1993), op. cit., p. 182.

95 Deleuze, L’image mouvement, op. cit., p. 106. L’auteur rappelle aussi l’analogie linguistique à laquelle recourt Pasolini : l’image mi-subjective est semblable au discours indirect libre (une énonciation prise dans un énoncé qui dépend lui-même d’une autre énonciation). « Pasolini ajoute qu’une langue laisse d’autant plus affleurer le discours indirect libre que, au lieu de s’établir « sur un niveau moyen », elle se différencie en « langue basse et langue soutenue » (fin de citation). C’est bien le cas de El pájaro..., où le nombre important d’images « mi-subjectives » correspond au niveau soutenu du discours filmique : abondance des emprunts culturels à la tradition savante littéraire (Pío Baroja, Angel González), musicale (Henry Purcell, Jordi Savall), et picturale (Pantoja, Murillo, Goya).

96 Le schéma narratif est en cela semblable à la structure de certains contes comme Boucle d’or et les trois ours, où la petite fille curieuse envahit la maison de la « famille » ourse, mange dans leurs assiettes, boit dans leurs bols et couche dans leurs lits, ou bien Blanche Neige, où il se passe la même chose quand la jeune fille découvre la maison des sept nains dans la forêt.

97 Détail autobiographique : émission réalisée par Pilar Miró pour la Télévision espagnole en 1977. Elle fut interdite en diverses occasions et passa finalement sur la 1ère chaîne le 28 mars 1978. Cf. Pérez Millán, op. cit., p. 340.

98 Film de John Sturges, 1953, avec William Holden et Eleanor Parker.

99 Christian Metz, L’énonciation impersonnelle ou le site du film, Méridiens Klincksieck, 1991, P- 71.

100 « La fenêtre comme le cadre fait un temple d’un morceau du monde. La fenêtre fait le jardin comme le cadre intensifie la scène qu’il esseule ». Pascal Quignard, op. cit., p. 72.

101 Jacques Aumont, L’œil interminable, op. cit., p. 24.

102 Bachelard, op. cit., p. 190.

103 Sabía que no podría quedarme aquí... nopor la madre, no, sino porque estaría triste todo el día, y no quiero dejarme dominar por la melancolía. Además, aquí en casa, con el fuego, la lluvia en los cristales, puedo volverme loca de placer. Debo encontrar un lugar que sea mío.

104 L’image qui exprime le mieux ce condensé de sentiments contradictoires, où c’est finalement le bien-être qui l’emporte, c’est le gros plan de Carmen lisant les vers d’Angel González : En ocasiones, /el corazón se siente abrumadopor la melancolía... Elle sourit et soupire d’aise.

105 Victor Hugo, l’auteur des Contemplations, y a même consacré six « croquis » dans Les feuilles d’automne [1831],

106 Christian Metz, op. cit. p. 73.

107 Doy clases de dibujo, no he llegado a más.

108 Cf. Annexes (Interview de Pilar Miró du 31.10.94) : il s’agit d’un tableau d’Isabel Villar.

109 Cependant, la grande exposition Goya qui eut lieu à Madrid, au Musée du Prado, du 30 mars au 2 juin 1996, pour la commémoration du 250e anniversaire de sa naissance, a montré qu’il convient de nuancer la volonté satirique de la part du peintre, qui fit également preuve, du moins pendant une partie de sa vie, d’une attitude courtisane. Le temps a gommé les nuances.

110 Cf. Julián Gállego, Visión y símbolos en lapintura española del Siglo de Oro, Cátedra 1991 : Cabe pensar que sería et propio Mañara, buen escritor, quien trazó el progratna que opuso entre si a los genios de ambos pintores (Murillo y Valdés Leal). La idea que queria plasmar era la del título de su institución : la Virtud de la Caridad (...) Dos altares con otros dos lienzos mediopuntados, Santa Isabel curando a los tiñosos y San Juan de Dios cargado con un enfermo, nos muestran la caridad de dos Santos, y Santos españoles o asimilados, ya que ella es Infanta de Aragón y Reina de Portugal, y él portugués (p. 168-169). (« On peut penser que c’est Mañara lui-même, bon écrivain, qui a tracé le programme d’opposition entre le génie des deux peintres (Murillo et Valdés Leal). L’idée qu’il voulait rendre était celle du titre de son institution : la Vertu de la Charité. (...) Deux autels avec deux autres toiles à la forme d’arcs en plein cintre, Sainte Isabelle soignant les teigneux, et Saint Jean de Dieu portant un malade, nous montrent la charité de deux Saints, de plus des Saints espagnols ou assimilés, puisqu’elle est Infante d’Aragon et Reine de Portugal, et lui portugais »).

111 Le Roi ébahi (Imanol Uribe, 1991).

112 En ti me quedo.

113 D’après Angel González lui-même (préface de l’auteur à l’édition Cátedra de Poemas), Palabra sobre palabra (1965) es una breve colección de poemas con tema exclusivamente amoroso. Le passage que lit Nani est : Estoy aquí, /donde yo siempre estuve, /donde apenas hay sitio para mantenerse erguido./La soledad es un farol certeramente apedreado : /sobre ella me apoyo. Elle saute les vers suivants : quicio-resquicio por donde entro y salgo/cuando paso del nunca (me quisiste) al todavía (te odio)...

114 ¿ Qué te parece, chico ? ¿ Es un buen trabajo o es una chapuza ?

115 Bodegones a lo divino.

116 P. Bonitzer, op. cit., p. 51, à propos des deux plans dans le tableau de Piero della Francesca : La flagellation.

117 Le malaise dans la culture, op. cit.

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