Chapitre II. Rôles et rapports sociaux
p. 181-232
Texte intégral
1. La condition féminine
1.1. Statut social et convictions politiques
1À l’exception de Teresa qui vit à une époque, le 19e siècle, où les femmes de la bourgeoisie ne travaillaient pas, et des femmes du film El crimen de Cuenca, qui exécutent le dur labeur des paysannes du début du 20e siècle, toutes les protagonistes des films de Pilar Miré ont un métier valorisant et qu’elles ont choisi. C’est le cas des femmes de Hablamos esta noche, en particulier de Julia, biologiste, et de Clara, étudiante en physique nucléaire. C’est d’ailleurs ce que souligne Clara de façon humoristique, quand elle dit à Mario qu’il aurait merveilleusement fait l’amour avec Madame Curie. Dans Werther, Carlota travaille dans le service de neuro-chirurgie d’un hôpital. Dans son cas, l’accent est davantage mis sur la souffrance que représente pour la jeune femme hypersensible chaque opération d’un enfant. Ce métier de Carlota, ainsi que nous l’avons souligné dans la première partie, est un aspect du personnage qui est peu fouillé et qui coïncide assez mal avec le code de vraisemblance. On voit mal en effet une femme choisir ce métier si elle n’arrive pas à voir chaque opération au moment où elle se déroule comme un acte purement technique. Peut-être peut-on y voir une lointaine réminiscence de l’angoisse d’Andrea Soriano au moment crucial de l’anesthésie, à la fin de Gary Cooper..., mais l’angoisse est ici déplacée, de façon peu crédible, du patient au praticien.
2Dans Beltenebros, la réalisatrice adapte le roman de Muñoz Molina, et est donc obligée d’accorder à la deuxième Rebeca Osorio le statut, socialement et moralement dégradant, de strip-teaseuse et de prostituée. Ainsi que nous l’avons déjà indiqué, elle n’est qu’un pion narratif, et n’accède pas pleinement au statut de personnage, cantonnée qu’elle est dans des réactions archétypales souvent contradictoires. Ainsi, l’archétype littéraire et cinématographique de « la prostituée au grand cœur » est ébauché, avec la scène du métro où elle donne à Andrade passeport, pistolet et argent dérobés à Darman. Mais sans doute plus impressionnée par la force virile qui émane de Darman, Rebeca accepte de suivre ce dernier alors qu’elle refuse de suivre Andrade, dont elle est pourtant amoureuse. La conduite des personnages, les décisions qu’ils prennent, ne trouvent pas d’explication psychologique. La caractérisation gestuelle et comportementale de Rebeca n’est pas non plus clairement définie. Au début et à la fin, dans la scène de la fuite en train, elle est une femme fragile et terrorisée, tandis qu’elle se montre tour à tour méprisante puis séduite et câline dans la scène de la chambre d’hôtel avec Darman. Il en va de même pour Julia dans Tu nombre..., où elle passe du statut de petite employée dans un théâtre de variétés pendant la guerre à celui, très enviable, de fonctionnaire de l’ambassade d’Angleterre après le conflit.
3Dans El pájaro de la felicidad, Carmen est restauratrice de tableaux, activité investie d’une charge symbolique : il convient de restaurer le passé pour s’instaurer, reconstruire dans le présent. Par ailleurs, la situation de Carmen diffère profondément de celle des personnages des films antérieurs. En effet, le statut social de Carmen est très élevé. Elle ne roule plus en Dyane comme Andrea, mais partage à Madrid un appartement au luxe prétentieux avec son amant Fernando, un architecte catalan.
4Les relations de Fernando lui semblent bien superficielles : à preuve le ton persifleur qu’elle emploie pour parler de leur intelligence et de leur sens de l’humour1. Il n’en demeure pas moins que le personnage de Carmen tel qu’il est brossé au début du film est parfois d’une sophistication qui rompt avec le naturel du personnage précédent d’Andrea2. Lorsqu’elle quitte Fernando, ce n’est pas dans une mansarde qu’elle se réfugie, mais dans un grand hôtel (San Mauro), d’où elle écrit à celui qu’elle vient de quitter sur un beau papier à en-tête, et elle sonne le garçon d’étage pour obtenir un gin tonic. Tailleur chic, cheveux relevés en chignon, maquillage et ongles impeccablement vernis, Carmen est un produit de l’intelligentsia espagnole qui a prospéré avec les progrès économiques du pays et son entrée dans le concert des pays européens. Certes, la soif d’authenticité de la protagoniste se révèle très vite dans le film, avec l’évocation des retrouvailles avec la terre catalane qui représentent un tournant, tant dans l’axe narratif que dans l’évolution du personnage. Ainsi, descendant du train à la gare de Ripoll, Carmen a encore un air un peu hautain, un superbe manteau négligemment jeté sur les épaules et un joli chapeau crânement incliné sur l’oreille. Elle incarne à la perfection dans ce plan un mannequin de Giorgio Armani (dont le générique nous apprend que les costumes portés par Mercedes Sampietro à Madrid sont de sa création). Mais dès son arrivée dans la maison de son enfance, elle abandonne sa riche garde-robe pour des jupes longues et de vastes pulls, douillets et commodes, et adopte définitivement ce nouveau « look », signe extérieur d’un accord avec elle-même et d’une paix intérieure retrouvée, malgré l’inévitable précarité de celle-ci. La protagoniste n’a plus besoin de paraître pour être et c’est dans le Sud qu’elle s’épanouit, dans cette belle maison isolée pour laquelle elle a un « coup de foudre » déclaré, et où elle peut vivre et travailler en pleine liberté. Et pourtant, dès qu’elle se trouve « en société », elle retrouve sa sophistication du début (exemple de la scène où elle rencontre le jeune homme qui lui demande de restaurer le portrait de la reine Maria Luisa par Goya).
5Au-delà du personnage lui-même, c’est toute la problématique du film El pájaro... qui est déplacée vers un axe esthétique et réflexif. Pourtant, les problèmes politiques apparaissent toujours à l’arrière-plan ; en effet, le contexte de l’usure du pouvoir socialiste est évoqué à travers le discours de la mère qui attaque Carmen, entre autres sujets, sur le terrain de ses convictions politiques. Carmen se défend en évoquant les réalisations menées à bien par le gouvernement socialiste, une fois surmontée l’étape de la transition démocratique : « Cela ne suffisait pas d’en finir avec la dictature ». Les paroles de Carmen peuvent retentir aux oreilles du spectateur comme un plaidoyer pro donio, puisque Pilar Miró participa au premier gouvernement de Felipe González, en 1982. À ce moment précis, comme dans l’une des séquences initiales de Gary Cooper... que nous étudierons plus loin, la distance entre l’instance d’énonciation et l’auteur du film est quasiment abolie.
6Au moment où Carmen défend ses positions, son visage se découpe sur le splendide fond doré d’un arbre dans toute sa splendeur automnale. L’image de la fenêtre ouverte sur la beauté de la nature est un signe visuel que l’on peut interpréter comme la lutte contre le désenchantement, comme l’affirmation de quelques raisons d’espérer malgré tout. La fenêtre joue ici comme un cadre qui sertit le personnage, qui rehausse le gros plan du visage par la beauté des couleurs et de la lumière. Le cadre naturel repose et embellit, comme le cadre de la ville fatigue et agresse. L’opposition topographique est renforcée par l’opposition plastique.
7Cette prise de vue contraste par ailleurs avec le plan précédent : lorsque Carmen déclare : « 11 ne suffisait pas d’en finir avec la dictature », son père ne supporte pas son regard et baisse les yeux, comme vaincu par la détermination de sa fille, lui qui appartient à une génération où l’on s’est finalement résigné à tout. Le relatif bien-être connu sous le régime antérieur semblait plus précieux que la liberté, et il motive encore une certaine nostalgie, même si elle est plus tempérée chez le père que chez la mère.
8La seule brève allusion au contexte politique dans la partie de El pájaro... tournée à Almería, est une partie de la conversation initiale entre Carmen et Eduardo, où celui-ci explique les raisons de son départ pour les États-Unis, et la naïveté de son espoir déçu, lorsqu’il pensait obtenir un poste ou des faveurs en revenant au pays après la mort du dictateur. Carmen lui fait sentir l’inanité de cette illusion et l’échange verbal renvoie plutôt à l’opposition entre les sexes qui tourne presque toujours à l’avantage de la femme sur le plan de l’intelligence.
9Dans la séquence madrilène qui précède la séquence à Ripoll, Carmen avait déjà eu l’occasion d’affirmer ses convictions par son opposition affichée à la propriétaire du portrait de Cour3 dû au pinceau de Pantoja. Celle-ci est un véritable stéréotype hispanique qui connote l’idéologie dominante à l’époque du franquisme. Comme Isabelle de Valois, troisième épouse de Philippe II, dont les deux femmes contemplent le portrait, la commanditaire porte des perles au cou et aux oreilles, et une robe blanche en dentelle façon mantille, comme les belles dames qui entouraient le Caudillo aux beaux jours de corridas, revendiquant la perpétuation de l’Espagne étemelle et catholique dont le mythe fleurit justement à partir de Philippe II. Le personnage se rengorge d’un air satisfait pour dire qu’il n’y a jamais eu de toc dans sa maison, démontrant par là la vanité de la bourgeoisie madrilène de son époque, pour qui les beaux objets sont un critère d’appartenance sociale et non une passion de collectionneurs. Le plan de la dame pérorant face au tableau, en en retraçant l’histoire selon sa version la plus flatteuse pour elle en ce qui concerne sa valeur (une peinture originale de Sánchez Coello et non une copie de Pantoja de La Cruz) est plus éclairante que le discours. Dans la scène du repas à Ripoll au contraire, c’est plutôt le discours qui prime, Carmen tentant vainement de convaincre sa mère que l’équipe au pouvoir avait commencé par faire du bon travail.
10La fin de la séquence avec la propriétaire du tableau se caractérise par sa vision dynamique : le zoom arrière offre à notre vue la totalité du luxueux salon, et l’opposition entre les deux femmes. Carmen tourne les talons en déclarant sans ambages qu’elle n’effectuerait ce travail pour rien au monde, et donne en s’en allant le motif de son refus : « Vous ne me plaisez pas, Madame ». Cette impertinente réplique est à mettre au compte de l’instance d’énonciation, comme un refus d’allégeance. La restauration de tableaux (faire renaître à la vie), tout comme la création artistique, ne peut s’exercer que dans une pleine liberté. Il n’est plus question d’accepter les entraves subies par le passé. L’attitude générale de la commanditaire, ses exigences (ne pas déplacer le tableau), ses prétentions ridicules, peuvent être ressenties comme la version affaiblie d’une censure honnie qui s’est exercée pendant si longtemps sur la totalité des arts, de la vie publique, et même (c’est peut-être ce qui est le plus insupportable dans les dictatures) qui prétendait imposer des normes à la vie privée. Ainsi, les caractéristiques d’un personnage ne prennent tout leur sens que par rapport à un autre personnage, typé et représentatif : dans la scène du salon, Carmen apparaît comme l’avocate des libertés, elle incarne l’Espagne du progrès dans ce qu’elle a de meilleur. À l’hôtel San Mauro, elle incarne une riche bourgeoise uniquement préoccupée d’elle-même. C’est là la richesse dans la création des personnages d’un cinéma qui, du moins pour les films intimistes, n’est jamais manichéen.
11La scène qui précède immédiatement la confrontation avec la propriétaire du tableau, est celle de la poursuite des voyous lorsque Carmen va reconnaître sa voiture : elle est d’une tout autre facture, renvoyant habilement à une scène de genre par l’inévitable évocation des nombreuses scènes de poursuites qui émaillent les films américains de gangsters et de policiers. Par montage cut, on passe ensuite au salon où les deux femmes observent le tableau de Cour. Tout oppose les deux séquences : au bruit (changements de vitesse de la voiture, crissement des pneus, cris de l’accompagnatrice d’Andrea et insultes assourdies des voyous poursuivis) succède le calme feutré du salon. À la culture des tags des palissades de bas quartiers succède la magnificence picturale du Siècle d’Or, aux injures grossières, l’urbanité et même le snobisme, aux blousons noirs les toilettes raffinées. La coupe franche remplit ici la fonction de renforcement du contraste, tout comme l’asyndète dans une phrase, et démontre ici (la monstration par juxtaposition a valeur de démonstration) l’abîme qui oppose deux secteurs aux antipodes dans nos sociétés modernes occidentales.
12Avec le départ de la protagoniste de Madrid, le contexte socio-politique est en fait progressivement évacué. Toutefois, le simple fait d’utiliser le catalan dans une partie du film est un parti pris idéologique dont l’importance a été bien perçue par les Catalans au moment de la sortie du film, ainsi qu’il a été exposé dans la première partie. En effet, comme le rappellent Jacques Maurice et Carlos Serrano,
Le franquisme ne se départit jamais de cette conception unitariste : « L’unité des hommes et des terres d’Espagne est intangible », réaffirmait la loi sur les Principes du mouvement national4.
13Le choix de la double appartenance linguistique, qui n’était pas dans le scénario original de Mario Camus, est un choix de Pilar Miré qui répond à la situation personnelle de l’actrice Mercedes Sampietro, destinée à interpréter le personnage de Carmen. Outre ce niveau extra diégétique qu’il convenait de rappeler, la politique est en toile de fond dans la séquence à Ripoll. En dehors des récriminations de la mère, ce sont les regrets du père qui évoque les temps meilleurs d’autrefois où les impôts étaient légers et où l’on payait beaucoup moins les ouvriers. Cette remarque a plutôt la saveur de l’humour en vogue en Espagne aux dépens de l’avarice proverbiale des Catalans.
14Près d’Almería, dans le troisième volet du film, le travail des ramasseuses de mini-tomates (un produit de luxe destiné à l’exportation, mais cela n’est pas dit) s’effectue dans les chants et la bonne humeur, dans une atmosphère idyllique, loin des préoccupations de la vie contemporaine5. La troisième partie de ce travail se proposera d’étudier le parti pris esthétique, la thématique picturale et l’harmonieux mariage de la photographie et de la musique de plus en plus accentué au fur et à mesure que le film avance. Il serait certes tout à fait déplacé de reprocher au film un certain détachement progressif de la critique politique et sociale au profit d’un choix esthétique d’ailleurs parfaitement abouti. À aucun moment le cinéma ne peut et ne doit être cantonné dans un miroir documentaire de la réalité sociale, et cette théorie du « cinéma-reflet » a fait son temps6. Par ailleurs, vu’ sous un angle sociologique, le film apparaîtrait comme un miroir singulièrement déformant d’une Espagne où abondent les mécènes privés, qui se présentent d’ailleurs sans qu’on ait à les solliciter. Mais chez une réalisatrice pour qui l’engagement politique et social est constant, la dichotomie entre la partie madrilène et catalane d’une part, où le contexte socio-politique apparaît clairement en toile de fond et la partie tournée à Almería, où il semble avoir disparu, a son importance : l’esthétique évince le politique, et la dimension individuelle prend le pas sur la dimension collective, la protagoniste ayant décidé de « se retirer du monde ». Aussi tous les milieux fréquentés par Carmen ne sont-ils que transitoires : l’École de Restauration, le milieu très sélect des familles de commanditaires. D’autres milieux sont entr’aperçus, mais restent « décentrés » par rapport à l’axe narratif : les jeunes malfrats madrilènes, les comédiens qui interprètent La verdad sospechosa, les travailleuses agricoles saisonnières, etc... Ce recentrage presque exclusif sur l’individu est une nouveauté par rapport à d’autres films : dans le premier film intimiste, Gary Cooper..., même si le drame personnel vécu par Andrea (l’angoisse de la mort) était au centre du récit, le milieu des journalistes où elle vivait était brillamment décrit, et constituait un grand groupe organique homogène. C’était un peu moins vrai dans Hablamos esta noche, mais les rapports entre Victor et son chef Ballester, même s’ils étaient privés du cadre authentique d’une centrale nucléaire, n’en étaient pas moins suivis, cohérents et convaincants.
15La rivalité entre parents et enfants pourrait aisément cristalliser autour de l’argent et du pouvoir. Il est certain que Teresa jouira d’un statut supérieur et d’une liberté accrue (également d’une connaissance plus aisée de tous les « secrets » de la bourgeoisie) en se mariant. Le jeune Enrique de El pájaro, en revanche, n’avait pas à s’affranchir du joug parental, puisque ses parents l’ont totalement délaissé : sa situation matérielle très précaire fait un contraste saisissant avec l’aisance dorée dans laquelle vit sa mère (qui se sent aussi gauche pour retourner l’omelette que pour tenir le bébé). Cependant, l’argent et le pouvoir ne seront jamais les enjeux essentiels entre les deux générations.
1.2. La revendication du métier
16En fait, l’évocation de faits sociaux et politiques, et la force de conviction de la revendication de son métier par Andrea dans Gary Cooper... sont infiniment plus grands que dans El pájaro... du fait de l’adéquation entre le métier de la protagoniste et celui de la réalisatrice.
17Au début du film, Andrea arrive aux studios de Télévision où elle doit tourner une adaptation télévisée de Huis clos, de Jean Paul Sartre. Dès son arrivée sur le plateau, elle récrimine, trouvant à redire à tous les accessoires prévus par le décorateur. Ses indignations sont d’intéressants révélateurs qui fonctionnent le plus souvent à deux niveaux. Ainsi, elle s’en prend d’abord à la présence d’un miroir. Cela s’explique d’abord par la juste lecture qu’elle a faite de la pièce : il s’agit d’une « tombe » et par conséquent, le décor doit être le plus dépouillé possible. C’est aussi une indication sur un choix esthétique opéré, au-delà d’Andrea, par la réalisatrice elle-même : il ne s’agit pas de mettre des miroirs à tout propos et une esthétique baroque (au théâtre ou au cinéma) ne se justifie que si elle s’intègre parfaitement à la structure narrative. Mais par ailleurs, le refus du miroir peut aussi être interprété comme un refus du narcissisme, subtile intertextualité à l’intérieur du film évoquant la séquence chez la mère que nous étudierons bientôt. Dans l’adaptation qu’Andrea tourne pour la Télévision, le deuxième fragment auquel nous assistons commence par la question angoissée d’Estelle, qui ne peut supporter de rester sans miroir : « Monsieur, avez-vous un miroir ? Un miroir de poche, n’importe quoi », et c’est Inés qui répond : « J’en ai un dans mon sac », simplification regrettable par rapport au texte original, où elle lui propose de se regarder dans ses yeux (ce qui renvoie à toute une symbolique de l’amour). Cette scène est d’ailleurs interrompue pour le plus grand agacement d’Andrea, pressée de terminer le tournage, et les acteurs reprennent à nouveau à partir de cette même réplique. L’absence de miroir est donc soulignée avec insistance.
18Andrea s’indigne également de voir un canapé rose. Elle s’exclame : « Je déteste le rose ! » Ce dégoût, derrière la pure inclination esthétique (« les goûts et les couleurs » selon l’expression populaire), révèle un trait fondamental de son caractère : l’horreur de tout ce qui est fade, délavé, le rose n’étant qu’un affaiblissement du rouge, couleur primaire, couleur du sang, de la passion, et des partis de gauche (le terme de « rouges » ayant servi à désigner pendant la guerre tous ceux qui s’opposaient aux généraux insurgés). Ce trait psychologique (la force de caractère, une attitude volontaire et combative) retentit sur la vie quotidienne, où Andrea ne peut supporter la mollesse, l’aveuglement, le manque de responsabilité. Ces deux derniers défauts sont représentés par le personnage d’Estelle dans Huis clos7. Le décorateur souligne que le canapé rose est pour elle. Curieusement, l’actrice (Carmen, alias Amparo Soler Leal) qui incarne le personnage d’Estelle, le pire des trois dans la pièce de Sartre, est la seule à se comporter avec agressivité envers Andrea, lui reprochant d’avoir interrompu les répétitions pour aller chercher son prix au festival, et de vouloir l’obliger à se plier aux changements de décor (la porte a changé de place).
19Tout en donnant des instructions à son équipe, Andrea accepte de répondre aux questions de Begoña pour le journal télévisé, à propos du prix qu’elle vient de recevoir8. Andrea est filmée en gros plan et s’adresse au spectateur à partir d’une double médiation, puisqu’on joue avec l’intervention supposée de la caméra de télévision. Le début de l’interview, pendant lequel Andrea est filmée en légère plongée, de trois-quarts, est le prétexte humoristique à l’explosion d’Andrea. La question, lue à toute allure et sans conviction aucune par Begoña a un effet comique secondaire. En suggérant perfidement de rendre hommage à l’institution, elle s’attire une réponse cinglante, qu’Andrea accepte ensuite de nuancer, par une critique plus voilée :
J’espère que ce prix à un programme sans prétention servira à donner plus de chances et de liberté à tous ceux qui voudront faire quelque chose dans cette maison9.
20On peut ainsi remarquer la différence radicale entre l’intervention télévisée d’Andrea Soriano et celle de Sonia Velasco, qu’Andrea visionne ensuite : si Andrea se reprend, c’est uniquement après les remontrances exaspérées de Begoña, pour finalement ne pas affronter trop directement l’institution, et en profiter pour énoncer un véritable plan d’attaque. Au contraire, celle qui est aujourd’hui la femme de Bernardo10 se reprend en riant car elle a bafouillé : l’aspect volontariste de la protagoniste, par comparaison, est souligné.
21La dernière question : « Ce prix change-t-il quelque chose à vos plans d’avenir ? », introduit une rupture formelle. En effet, le regard est maintenant un regard frontal à la caméra et il se double d’une adresse au public, figure qui constitue une subversion du code de narrativité filmique11. À travers les spectateurs appartenant à la fable (ici ceux du journal télévisé), l’adresse conjointe du regard et de la voix vise le public réel, celui du film de Pilar Miró dont Andrea Soriano est ici le relais désigné. L’énonciataire réel (le public cinématographique) recouvre pratiquement l’énonciataire diégétique (le public télévisuel), de même que la protagoniste se fait l’écho de la réalisatrice, abolissant quasiment en cet instant la distance qui sépare l’instance d’énonciation de l’auteur du film.
22Le jeu formel entre télévision et cinéma est d’une grande subtilité, et la réalisatrice démontre qu’elle se meut à l’aise entre les deux, avec les deux. S’il est vrai que sur beaucoup de points, ces deux médias se rejoignent (la réalisatrice a déclaré à maintes reprises que la Télévision avait été pour elle, et restait de façon certaine, un excellent laboratoire et un apprentissage hors pair), dans ce cas précis, ils s’opposent. Le cinéma, même documentaire, exclut le plus souvent la figure d’adresse (l’interviewé regarde son interlocuteur), tandis que dans le Journal télévisé, le regard d’adresse est une figure obligée. Ce n’est pas seulement le cas du présentateur (ou de la présentatrice) du Journal, mais de tout personnage s’exprimant sans médiateur. Ainsi, tous les Français d’une certaine génération ont en mémoire l’intervention du Général de Gaulle à la télévision, dont l’importance fondatrice dans l’histoire de la communication n’a échappé à personne. En disant : « Mon cher et vieux pays... », le Président, de son propre aveu, voulait « regarder la France les yeux dans les yeux ». Sans avoir la même répercussion collective, c’est « dans les yeux » qu’Andrea regarde le spectateur, qui perçoit d’emblée le message comme percutant. L’installation du régime d’adresse se caractérise par le fait que le parleur ne dialogue plus avec les autres personnages12 : ce n’est donc plus à Begoña que parle Andrea mais à un public beaucoup plus large. C’est à travers cet artifice qu’on atteint une pleine authenticité. À la source de l’énonciation, il y a ici une personne qui dit avec force ses convictions.
23Quant au contenu explicite de l’énoncé, il est sans ambiguïté. En ces années difficiles de transition, où la démocratie n’est pas encore consolidée en Espagne, c’est un plaidoyer en faveur de la liberté d’expression et de création : « Quand on me laissera faire, quand je trouverai un producteur qui se laisse convaincre13... »
24S’il s’agit d’un plaidoyer en faveur du libre exercice d’un métier, ce n’est pas pour autant une revendication féministe : en ces temps de transition où la démocratie n’est pas encore consolidée en Espagne14, la création artistique est une tâche ardue pour tous. C’est Gilles Deleuze qui rappelle que les grands auteurs de cinéma sont plus vulnérables que d’autres créateurs : pour des raisons financières, il est plus facile de les empêcher d’accomplir leur œuvre. « L’histoire du cinéma est un long martyrologe », dit-il15.
25C’est pourquoi, dans cette première partie de la réponse, l’énonciataire n’est pas uniquement celui qu’on imagine tout d’abord : en effet, il ne s’agit pas seulement d’expliquer une position personnelle au public (télévisuel à l’intérieur de la diégèse et cinématographique en ce qui concerne le public de Gary Cooper...), mais de convaincre d’éventuels producteurs. La seule différence entre Andrea Soriano et Pilar Miró est le décalage dans le temps : la fiction retrace l’expérience récente mais déjà passée de la réalisatrice (celle qu’elle connut avant sa première réalisation pour le cinéma : La peticiôn, en 1976). Cependant, les entraves financières et politiques ayant peu évolué en quatre ans, le message ne perd rien de son actualité.
26Notons aussi que l’auto-ironie contenue dans la proposition : « un producteur que je puisse embobiner avec mon immense talent »16 évacue tout caractère de prière de cet appel à ceux qui ont le pouvoir de satisfaire une vocation et de la rendre effective. C’est un appel qui ressemble plus à un plan d’attaque.
27La deuxième partie du message est l’affirmation d’une immense volonté de créer. À l’audace de la référence à des réalisateurs mythiques, auteurs de films-cultes qui ont fait la gloire du cinéma hollywoodien (John Ford, Howard Hawks, Alfred Hitchcock) et fait rêver la génération de Pilar Miró, s’ajoute la prétention de la quantité, il est vrai en ordre décroissant, mais cependant considérable (entre 70 et 50 films)17, et l’affirmation sans nuance de la fin : « Je ne veux pas être moins ». La réalisatrice, Andrea Soriano, et à travers elle, Pilar Miró, dans cette adresse au public dans laquelle elle parle de ce qui lui tient le plus à cœur, s’auto-définit ontologiquement par l’exercice de son métier. C’est lui qui la fait « être ».
1.3. Le rôle des hommes et des femmes
28La revendication du métier est implicitement mais clairement liée à l’idéologie, puisque le régime franquiste, qui défendait la famille comme structure modèle de la société, prônait la permanence de la femme au foyer. Dans son roman El cuarto de atrás (1978), Carmen Martín Gaite raconte :
La rhétorique de l’après-guerre s’efforçait de discréditer les premières tentatives de féminisme qui avaient pris leur essor pendant les années de la République et mettait à nouveau l’accent sur l’abnégation héroïque des mères et des épouses et sur l’importance de leur tâche silencieuse et méconnue comme piliers du foyer chrétien18.
29Le rejet de la famille, constant dans l’œuvre de Pilar Miró, est donc à mettre au compte autant d’une méfiance généralisée à l’encontre des institutions prônées par la dictature, et dont l’échec était patent19, que d’une expérience personnelle négative et traumatisante. La revendication du métier s’inscrit logiquement dans cette idéologie de la rébellion et de l’inconformisme. Ayant probablement lutté pour parvenir aux postes qu’elles occupent, les protagonistes femmes sont arrivées à un degré de compétence reconnu par tous. Ainsi, la riche propriétaire du tableau de Pantoja dit à Carmen : « Serge m’a dit que vous étiez la meilleure ».
30En généralisant à partir de son propre succès, la réalisatrice ne s’étend pas sur la nécessité de l’exercice d’un métier choisi comme libération pour la condition féminine. Elle inverse l’ordre des propositions et considérant comme un fait acquis ce qui n’est qu’une ébauche (l’égalité des sexes)20, elle préfère décrire dans plusieurs films (Gary Cooper..., Hablamos..., Werther, El pájaro...) la difficulté des hommes et des femmes pour faire aboutir leurs projets, pour se faire admettre, reconnaître, respecter. C’est ainsi que la Julia de Hablamos... se plaint du triste état de la recherche scientifique en Espagne21, de même qu’Andrea lutte pour réaliser des films au cinéma. Andrea, en tant que réalisatrice à la Télévision, commande à tout un escadron de techniciens hommes qui l’apprécient, Carlota dans l’hôpital où elle travaille, a de nombreux collègues masculins etc... Il semble même y avoir dans les films de Pilar Miró un certain optimisme social en ce qui concerne d’une part l’évolution des rôles entre hommes et femmes et d’autre part la capacité des êtres à aller de l’avant, en dépit de difficultés économiques, jamais dramatiques et souvent passagères.
31Cet optimisme est probablement le fruit d’un engagement politique (une certaine confiance dans l’action pour trouver des solutions à long terme) et surtout de l’appartenance à un milieu aisé : la problématique des personnages n’est jamais vraiment celle de la crise et du chômage. Cet optimisme n’en reste pas moins assez déroutant puisqu’il est à la mesure d’un noir pessimisme en ce qui concerne la vie personnelle et familiale, l’aptitude à vivre avec les autres et à trouver « l’oiseau du bonheur ».
32Diego, le patron d’Andrea, est obligé d’obéir aux ordres de la hiérarchie de la Télévision et de respecter les délais impartis, de même que Victor dans le cadre de la centrale nucléaire, mais leur rôle est nettement moins flatteur que celui représenté par les femmes. Les femmes sont montrées comme des personnages qui expriment en effet davantage leur indépendance vis-à-vis de tout totalitarisme : à preuve Carmen qui peut se permettre le luxe de refuser de restaurer le tableau de Pantoja parce que la propriétaire ne lui « plaît pas » et veut lui imposer des contraintes, et Andrea qui tient tête à son chef quant à l’exécution de l’adaptation théâtrale dans les délais. Les protagonistes femmes semblent finalement mieux armées pour tirer leur épingle du jeu social, et ceci en dépit des déclarations véhémentes et réitérées de la réalisatrice quant à l’absence de toute position féministe dans ses films. Tout se passe en fait comme si les personnages féminins profitaient de leur relative marginalisation dans la vie socio-économique et même politique (attestée dans les faits) pour ne pas céder quant aux revendications qui leur tiennent le plus à cœur. Elles savent finalement tirer habilement parti de leurs désavantages de départ.
33Dans la lutte pour le pouvoir entre les deux sexes, les femmes ne sont pas dépourvues d’une certaine agressivité, comme si elles voulaient rattraper le temps perdu et faire payer à l’homme leur trop longue soumission. C’est ainsi que Julia rappelle à Victor qu’un laboratoire de biologie marine en Italie lui a proposé un poste. Elle attend sa réaction. Libéral, Victor lui répond qu’il ne veut pas être un obstacle à sa carrière et qu’elle doit choisir librement. Cela déclenche la colère de Julia qui lui reproche violemment : « Tu veux dire que je peux prendre ma revanche parce que tu m’as faite cocue avec Almonacid22 ? »
34On est donc fondé à supposer qu’elle souhaiterait que Victor la retienne pour pouvoir à son tour le repousser en lui démontrant son inaliénable indépendance, ou bien qu’elle est prête à renoncer à ce poste à l’étranger, pour faire sentir à Victor l’énormité de son sacrifice. Les femmes ne sont en réalité pas plus cohérentes et conséquentes que les hommes et les critiques qui écrivaient dans la presse à propos de ce film : « Pilar Miró attaque l’homme à nouveau »23 ont donné du film une vision réductrice.
35Cependant, la différence de profil entre personnages masculins et féminins consiste essentiellement en ce que les hommes (Mario et Victor) ne reconnaissent presque jamais leurs erreurs. C’est là un signe d’amour-propre qui est le vestige d’un machisme dépassé. D’ailleurs, Victor est présenté dans la séquence où il assiste avec son fils à un match de football comme la caricature du « macho ibérique », cigare au bec, vociférations et insultes à l’équipe adverse... Mais plus tard dans la voiture, il reconnaît devant son fils qu’il s’est comporté comme un imbécile. Quant aux femmes, il leur arrive un peu plus souvent de faire leur autocritique. Ainsi Clara dit qu’elle est consciente de sa propre incohérence : « Je déteste les hommes comme toi, mais tu me plais » déclare-t-elle sans ambages à son amant médusé24. C’est d’ailleurs Clara qui domine le jeu d’un bout à l’autre. Dans la scène de l’avion où elle fait connaissance de Victor, ce dernier lui demande de s’en tenir à son rôle « de belle et séduisante nièce »25. Comme Clara n’est pas un personnage en quête de vérité, mais seulement de plaisir et de réussite sociale, elle ne cherche pas à percer à jour le problème de sécurité de la centrale, et elle n’empiète donc pas sur l’autorité professionnelle de Victor. En revanche, dans le domaine érotique, elle est comme une Diane chasseresse dont Victor serait le trophée. C’est elle qui décide de le séduire et même, à la fin, de le garder, malgré son air accablé d’homme provisoirement défait par l’accumulation des problèmes personnels.
36En dépit de l’exagération de la formule journalistique, il est vrai que le personnage masculin dans Hablamos esta noche n’est pas présenté sous un jour favorable. En particulier, non seulement il refuse tout dialogue qui pourrait tourner à son désavantage, mais encore il oublie systématiquement (acte manqué souligné de façon humoristique) ce que lui disent les femmes. Ainsi, il demande à deux reprises qui est Fano, oubliant qu’il s’agit de la ville d’Italie où l’on propose un poste à Julia. Il oublie même (acte manqué un peu exagéré) ce qu’il a fait avec Julia, puisqu’il lui demande de ne pas aller voir sans lui le dernier film de Pollack26, alors qu’ils l’ont vu ensemble la semaine précédente. Lors de sa conversation avec Maria Rosa, elle lui assure lui avoir déjà « insinué » que Claudio était homosexuel. Mais Victor ne se souvient de rien.
37Il est un autre code révélateur des personnages principaux, c’est le code onomastique, dont John Hopewell rappelle l’importance :
Les noms qu’un metteur en scène donne à ses personnages constituent un bon indice de sa façon de percevoir le monde27.
38En cela, les prénoms des protagonistes des deux films intimistes sont très révélateurs. Andrea est le féminin d’Andrés, dont l’origine grecque, Andros, signifie homme, mâle. Il insiste donc sur l’aspect masculin du personnage, le tempérament combatif étant associé à la virilité. Dans El pájaro, le personnage s’appelle Carmen, et l’on ne peut oublier les connotations attachées à cet archétype qui renvoie au mythe de la femme espagnole : prête à renoncer à la vie plutôt qu’à sa liberté28. Quant à l’héroïne de El perro del hortelano, on a déjà démontré l’importance symbolique de son prénom, Diana, qui l’assimile à la déesse chasseresse, dans une pièce truffée de références mythologiques.
39L’allure physique générale est assez différente entre Andrea et Carmen, en accord avec la condition sociale telle que nous l’avons décrite plus haut et qui se traduit par l’évolution du vêtement. Andrea, lorsqu’elle est à son travail, est toujours en pantalon. Cela coïncide certes avec une réalité sociologique, l’uniformisation des hommes et des femmes par le port généralisé des jeans à partir des années 70. Il n’en reste pas moins que l’allure générale d’Andrea est une résurgence du mythe de l’androgyne, rappelé par Platon dans Le Banquet, et présenté comme un âge d’or à reconquérir29. C’est pourquoi la séquence avec Julio, qui révèle la nudité d’Andrea, n’est pas sans susciter une certaine surprise, qui vient de la révélation d’un aspect physique dissimulé jusqu’alors : des seins qui n’ont rien de plat. L’allure un peu « garçonne » d’Andrea tient donc à ses vêtements, à une certaine recherche pour éliminer sur son lieu de travail les marques de sa féminité, et nullement à des traits physiques de l’interprète (elle n’a pas du tout la voix grave de Lauren Bacall par exemple). Cela est sans doute nécessaire dans un milieu essentiellement masculin et traditionnellement machiste, où la femme est considérée d’abord comme objet érotique : c’est ce qui apparaît lorsqu’Andrea interroge un technicien au sujet de Sonia Ortega30. En s’imposant par sa compétence professionnelle et en conservant une allure légèrement masculine, Andrea renforce son autorité sur le personnel masculin qui travaille sous ses ordres. Dans la séquence avec Julio, Andrea fait preuve d’une aptitude à la tendresse et la douceur, inhabituelle chez elle qui se fabrique une carapace, un aspect extérieur volontairement un peu rebutant. Un exemple de tendre complicité est donné par le plan où elle dit malicieusement à Julio avant de disparaître dans la salle de bains, qu’il comprendra tout le lendemain, mais qu’il ne pourra le raconter à personne. La scène d’amour avec Julio peut aussi être interprétée comme une tentative de restauration de sa féminité, contre ce cancer qui la ruine justement dans sa féminité. Voulant lui faire plaisir et exprimant de façon directe ce qu’il ressent probablement, Julio lui dit qu’elle est très jolie. Cela fait rire Andrea qui lui répond, énigmatique : « Non, c’est autre chose »31. Le visage de Mercedes Sampietro, pour reprendre une expression de Jacques Aumont, est un visage « communiquant » et non « glamourisé »32. Sa beauté n’est pas d’une séduction éblouissante, elle n’est pas non plus commune : c’est un visage réflexif que l’on voit souvent en gros plan dans Gary Cooper... et qui appelle à la complicité, à « l’intelligence », dans les deux sens de ce terme.
40Le parcours professionnel d’Andrea semble faire abstraction du sexe. À son arrivée aux studios, on la voit tournoyer au milieu des hommes, apparemment très à l’aise et faisant preuve d’une volonté de puissance, répartissant autour d’elle directives et critiques. Toutefois, une certaine fragilité apparaît dans son attitude : les deux bras resserrés sur son classeur qu’elle tient sur sa poitrine. C’est là un signe d’inquiétude, la recherche d’un écran protecteur. Le personnage affiche sa force (qui est réelle : elle achève le tournage de Huis clos, elle assume jusqu’au bout ses responsabilités) et dissimule sa faiblesse : c’est bien ce qu’elle avoue à Bernardo dans la cassette qu’elle lui envoie. Andrea semble bien être ainsi une réalisation à la fois obstinée et ratée du mythe de l’androgyne.
1.4. La confiscation du discours masculin
41Le cas est fréquent où une femme confisque le discours de son partenaire masculin et force son admiration (mais peut-être aussi son ressentiment). Dans l’érotisme de séduction qui correspond à la première phase des rapports amoureux, c’est même le ressort le plus sûr, celui qui produit l’effet le plus foudroyant. Le premier exemple très clair est celui de Hablamos... Victor, que l’on a chargé de « piloter » Clara de la Mora, étudiante en physique nucléaire et nièce d’un membre influent du Conseil d’Administration, dans la centrale nucléaire d’Almonacid, a d’abord aimablement flirté dans l’avion qui les amenait tous deux sur place. Puis il s’apprête à lui expliquer les rudiments de ce qu’elle va voir, tandis que le chauffeur de la jeep est allé chercher à la guérite de contrôle un badge de laissez-passer pour Clara. Mais Clara l’interrompt aussitôt, lui récitant un paragraphe entier de la partie technique du prospectus de présentation33. Elle ajoute avec un fin sourire qu’elle connaît tout cela par cœur.
42On a le même cas de figure dans El pájaro..., non plus dans le domaine technologique cette fois, mais littéraire, lorsque Carmen récite à Eduardo éberlué un paragraphe de Pío Baroja, qu’il ne poursuit pas à son tour (comme dans le cas de l’instant magique d’un accord parfait entre le Professeur et Carlota). Venant s’asseoir à côté de Carmen, il préfère passer à la phase érotique de la rencontre. Carmen se fait ainsi un meilleur épigone de la génération de 98 qu’Eduardo, en dépit de la vocation pédagogique de ce dernier. C’est même lui qui semble légèrement ridicule lorsque Carmen argue du fait que les Américains ne doivent pas comprendre grand-chose à la littérature espagnole. Eduardo n’a pas d’argument à opposer à l’arbitraire de l’affirmation, et c’est encore Carmen qui remporte la « victoire » en demandant d’un air narquois à Eduardo s’il veut lui « faire passer un examen ».
43Encore dans le cas d’Eduardo s’agit-il d’un intellectuel dont on peut supposer (le personnage n’étant qu’ébauché, le spectateur n’en saura pas plus) que la conversation avec Carmen pourrait être la délicieuse rencontre de deux intelligences (et pas seulement celle de deux épidermes comme dans le cas de Victor et Clara). Mais lorsqu’Andrea s’adresse à Julio en citant après l’amour des vers de Shakespeare, elle n’a nulle concurrence à redouter. Andrea cite de mémoire :
Pas un petit oiseau ne tombe sans une disposition spéciale de la Providence. Si c’est maintenant, ce n’est pas pour plus tard ; si ce n’est pas pour plus tard, ce sera maintenant ; si ce n’est pas maintenant, cela viendra. Le tout est d’être prêt34.
44La citation, peut-être imputable à la folie véritable ou simulée d’Hamlet, n’est pas extrêmement claire, sortie de son contexte. C’est ce que déclare le malheureux héros lorsqu’il est défié par Laertes qui veut venger la mort de son père Polonius et de sa sœur Ophélia (Acte V, scène 2). Hamlet essaie de se défendre contre le sombre pressentiment de la mort (qui dans la pièce de Shakespeare s’étendra également à tous les traîtres). C’est aussi ce que tente de faire Andrea, mais il est vrai que la citation paraît incongrue, incongruité soulignée de façon comique par le pauvre Julio35 mis en double situation d’infériorité : la méconnaissance littéraire et la méconnaissance des faits qui motivent la citation et l’étrange conduite d’Andrea. Le spectateur peut tirer une certaine satisfaction de la complicité avec la protagoniste, complicité qu’il est le seul à partager, jusqu’au bref aveu au voisin serviable, puis à l’appel au secours en direction de Bernardo.
45En réalité, il y a dans les films de Pilar Miró une abondance de citations littéraires assez mal intégrées à la fluidité narrative de l’ensemble. La presse a souligné l’étrangeté de cette Catalane (Carmen) férue de Pío Baroja plus que de la Renaixança. On a déjà eu l’occasion d’expliquer que ces légères incohérences sont dues à l’amalgame d’éléments du premier scénario dû à Mario Camus et aux éléments ajoutés par la suite par Pilar Miró.
46D’autre part, l’adaptation à l’époque moderne rend très improbable la complicité du Professeur et de Carlota autour des vers d’Ossian36 en vogue à l’époque de Goethe, mais disparus du paysage moderne post-romantique. Ceci n’enlève certes rien à l’adéquation parfaite entre le poème et la beauté formelle des images qui magnifient le paysage chanté dans les vers. En fait, dans le cas des citations littéraires prononcées par Andrea, Carlota ou Carmen, seul le grand talent de Mercedes Sampietro leur confère un naturel qui abolit temporairement le sens critique du spectateur.
47Un seul protagoniste homme, dans les sept films de notre corpus, configure un intellectuel crédible, pédagogue au surplus : c’est le cas du personnage incarné par Eusebio Poncela, dont nous avons déjà évoqué le double rôle de professeur de grec dans un lycée et de professeur particulier, et sur lequel nous reviendrons plus tard pour approfondir le sens du message socratique qu’il transmet (le seul discours masculin construit et constructif, et qui n’est pas confisqué).
48Il est vrai que Barciela, féru de mathématiques, devient professeur après avoir été policier. Cet aspect n’est pas développé dans le film, mais le passage où Barciela explique à Julia ce qu’est l’anneau de Moëbius constitue une autre occurrence de discours masculin non confisqué. Le personnage pose même un lien intéressant entre les deux pôles de son activité : les mathématiques, comme une enquête policière, cherchent à établir une vérité.
49Il est enfin un autre exemple où le discours féminin court-circuite la citation littéraire ébauchée par un homme. C’est le cas de la séquence de la promenade en barque de Teresa et Miguel dans La petición (fausse promenade romantique où la perverse s’ingénie à tourmenter Miguel). Dans une inversion des rôles, déjà c’est elle, occupée à ramer, le personnage fort, tandis que Miguel fait une lecture plutôt ânonnante et sans aucun sens poétique d’un poème de Verlaine. Il s’agit du « Colloque sentimental », extrait des Fêtes galantes, texte dans lequel la femme se refuse au doux épanchement du souvenir. On peut y voir la coïncidence avec la nature de Teresa, avide d’accouplements frénétiques mais insensible aux émois du cœur :
Dans le vieux parc solitaire et glacé, Deux formes ont tout à l’heure passé. Leurs yeux sont morts et leurs lèvres sont molles, Et l’on entend à peine leurs paroles.
Dans le vieux parc solitaire et glacé,
Deux spectres ont évoqué le passé.
– Te souvient-il de notre extase ancienne ?
Elle lui coupe alors la parole pour répondre :
– Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ?37
et Miguel s’arrête, bouche bée : Teresa connaît le poème par cœur ! Plus insolent et sûr de lui que le personnage d’Eduardo dans El pájaro..., il essaie de plaisanter en lui demandant si à la pension elle ne lisait que du Verlaine. Elle hausse le menton d’un air dédaigneux pour affirmer que ses amies et elles se prêtaient beaucoup d’autres livres en cachette. Sous aucun rapport, même celui du dévergondage, Miguel ne peut prétendre être le maître, et si la jeune fille n’a point été initiée à la débauche au couvent, elle n’a guère besoin d’initiateur, et apprend tout aussi vite que la jeune Eugénie du « Divin marquis »38.
2. Le couple, la famille : crises et conflits
2.1 Scènes de repas
50Dans tous les films qui mettent en scène les conflits familiaux, il est une scène canonique : celle du repas. C’est toujours le moment et le lieu (la table) où s’exaspèrent les tensions, où éclatent les conflits, où parfois de façon plus sournoise, se révèlent les rancœurs cachées, les non-dits, les malentendus persistants. Le cinéma de Pilar Miró constitue une véritable anthologie des drames familiaux exposés au cours du repas, un cruel résumé de l’horreur distillée au quotidien dans les familles bourgeoises. La petición offre en montage alterné la table des maîtres où les parents refusent avec indignation de parler à Teresa des sordides et honteux secrets familiaux, et l’office où s’affairent les domestiques en commentant sournoisement les propos des maîtres. Malgré sa brièveté (à peine dix minutes), la séquence est d’une extrême richesse et configure à elle seule tous les rapports existant entre les êtres qui habitent l’hôtel de Marsan. À la liberté régnant à l’office (quand Francisca n’est pas là pour surveiller), s’oppose le huis clos étouffant du trio familial. La luxueuse salle à manger des Marsan est un espace clos : point de fenêtre visible, la lumière vient apparemment des bougies39 et dans un silence pesant, seul est perceptible le léger tintement des couverts. La conversation est un alibi pour peupler le vide. Le montage alterné souligne le contraste avec un autre espace, celui de la cuisine et des dépendances. Dans la cuisine, la porte et les fenêtres multiplient les perspectives. Dans la salle à manger, la caméra est fixe pendant le plan d’ensemble qui correspond au début de la conversation, soulignant ainsi le statisme des personnages, figés dans le maintien imposé par les convenances. Au contraire, dans la cuisine, les portes donnent lieu à tout un ballet comique d’allées et venues. Teresa, pressée de quitter la table pour aller retrouver son amant, n’obtient l’autorisation paternelle de sortir de la salle à manger qu’au bout d’un temps qui lui semble étemel. On trouve deux plans juxtaposés par montage cut, qui font un contraste saisissant : à la cuisine, le repas de la domesticité est le seul repas décontracté de tous les films de Pilar Miró40. Le chien (un puissant doberman) est attablé auprès de Pedro et en face de la jeune servante qui dévore à belles dents une cuisse de volaille. Il y a donc, avec le chien, trois êtres attablés, comme dans la salle à manger des maîtres, où cette fois, dans le plan suivant, il s’agit des parents et de leur fille. Il y a là une dérision des convenances qui est puissamment représentée par la succession rapide des deux plans, dans une conception synthétique du montage. On voit clairement que les deux scènes sont simultanées par la présence du domestique qui sert à table et qui établit un lien constant entre la salle à manger et l’office, rapportant les plateaux, faisant ses commentaires, chipant de la nourriture. De façon inhabituelle, la juxtaposition des plans (malgré leur fugacité) a un effet comique41. On se souvient en effet de l’utilisation des propriétés du montage dans El crimen de Cuenca, lorsque la scène de torture infligée à Gregorio (on lui perce le palais avec un tisonnier) est immédiatement suivie par un plan du juge occupé à éplucher très soigneusement sa poire (le couteau s’oppose au tisonnier). Dans El crimen..., le montage souligne la barbarie et en dénonce les auteurs, tandis que dans cette partie de La petición, le contraste entre serviteurs et maîtres est montré avec drôlerie. La retenue est aussi excessive dans la salle à manger que la décontraction ou même l’excès à la cuisine. En voyant ce plan de la domesticité en liberté quand Francisca n’est pas là pour surveiller, le spectateur peut se remémorer la célèbre séquence de Viridiana où le banquet dégénère en orgie.
51D’autre part, au début de cette grande séquence du repas construite en montage alterné, au moment de l’arrivée de Miguel, sa mère l’entraîne dans la petite pièce attenante à la cuisine. C’est là que Miguel prend habituellement ses repas (nous la connaissons déjà puisque c’est là aussi que Miguel et Teresa ont pris leur goûter de retrouvailles). En contrepoint au discours maternel (dont la teneur est qu’il convient de ne pas oublier les barrières sociales), on aperçoit Pedro qui lutine librement la domestique. La profondeur de champ, autorisée par l’astuce de la vitre qui sépare les deux pièces, intériorise le montage dans le plan en donnant à voir simultanément deux scènes bien différentes.
52André Bazin faisait l’éloge de la profondeur de champ en disant qu’elle implique une attitude mentale plus active de la part du spectateur, requis à un minimum de choix personnels42. Elle réintroduit l’ambiguïté dans la structure de l’image. Commentant certains plans d’Orson Welles (comme le suicide raté de Susan dans Citizen Kane), l’auteur lui rend hommage pour avoir restitué à l’illusion cinématographique une qualité fondamentale du réel : sa continuité dans l’espace. Dans cette séquence de La petición, la fonction de la profondeur de champ est double : à la fois humoristique et idéologique. En effet, outre la compensation humoristique au sérieux du discours de Francisca, l’arrière-plan révèle l’expansion irrépressible du désir (qui entre Miguel et Teresa ne connaîtra pas de frein). La liberté sexuelle est inversement proportionnelle au rang social : ainsi, Pedro doit se cacher moins que Miguel et beaucoup moins que Teresa. L’arrière-plan est un pied de nez au conformisme de Francisca, qui est lui-même le reflet de celui de Monsieur et Madame de Marsan.
53Aussi loin de l’attitude bon enfant des cuisinières nourricières d’un film de Manuel Gutiérrez Aragón, El rey del río (Le roi de la rivière), que de la rigidité britannique de l’austère domestique incarné par Anthony Hopkins dans Remains of the day (Les vestiges du jour) de James Ivory43, la cuisine et ses dépendances agit plutôt chez Pilar Miró comme le révélateur des conflits et des pulsions, le lieu où règne une certaine liberté, sur le plan alimentaire comme sur le plan sexuel. Néanmoins, la subversion incarnée par les deux domestiques hommes reste suggérée et n’est pas développée. Les domestiques ne sont pas non plus présentés comme victimes de leurs maîtres : la critique sociale s’étend à tous et les domestiques, paresseux et voleurs à l’occasion, profitent du système. C’est aussi le cas de Miguel : tant qu’il est en vie, il profite de sa situation intermédiaire entre serviteurs et maîtres. Il est certes plus amusant, et aussi plus nourrissant, de dîner à l’office qu’à la table des maîtres, et après le repas, il aura droit en plus au lit de « la jeune fille de la maison ». Mais c’est ce qui causera le dénouement tragique, et la critique sociale s’arrête là où commencent la violence et la mort.
54El crimen de Cuenca nous présente le retour de Gregorio après sa sortie de prison : il arrive précisément au moment du repas, et le silence glacial qui l’accueille témoigne assez de l’hostilité et de la rancœur des siens. La mère ne se lève pas et demande seulement à la fille aînée de faire une place à table pour le père.
55Beltenebros ne comporte aucune scène de repas, car conformément à la situation du héros dans les films noirs, le personnage se voit refuser un cadre-refuge intime. Il est dénué de racines et aucun rite domestique n’a sa place dans la diégèse.
56Dans Hablamos esta noche, Julia reproche amèrement à Victor de refuser de discuter de l’avenir de leur couple. Le repas est frugal, Julia annonçant d’emblée qu’elle n’a pas eu le temps de préparer quoi que ce soit. Elle semble refuser avec une certaine agressivité le rôle de cuisinière, de nourricière dans lequel les hommes ont cantonné les femmes pendant des siècles. Pourtant, Victor n’a aucun désir de se battre sur ce terrain. D’une façon générale, les protagonistes hommes des films de Pilar Miró se sont résignés à l’inévitable évolution des rôles des deux sexes, et s’ils ne sont pas encore disposés à partager les tâches ménagères, ils semblent presque satisfaits de partager le travail avec des femmes. Douze ans plus tard, dans El pájaro de la felicidad, le jeune fils de Carmen est seul à préparer la « tortilla » (l’omelette espagnole), pendant que sa compagne s’occupe du bébé.
57C’est donc d’un air conciliant que Victor assure que « la viande a meilleur goût lorsqu’on la mange le lendemain ». On mesure l’évolution de la mentalité masculine en repensant au père de Teresa (il est vrai qu’il s’agissait d’une famille du siècle dernier) qui se plaignait du goût de brûlé de la volaille, laquelle avait pourtant un air appétissant.
58La fin du repas entre Victor et Julia est marquée par cette curieuse remarque de Julia : « Ne mange pas la pomme, elle aussi est d’hier ! » Les pommes étant des fruits qui se conservent bien au-delà d’une journée, la remarque prononcée sur un ton très agressif est à interpréter au plan symbolique. Bruno Bettelheim rappelle que dans de nombreux mythes, comme dans les contes de fées, la pomme symbolise l’amour et le sexe.
Dans Blanche Neige, la mère et la fille partagent la pomme. Cette pomme du conte symbolise quelque chose que la mère et la fille ont en commun et qui dépasse en profondeur la jalousie qu’elles éprouvent l’une pour l’autre : les désirs d’une sexualité mûre44.
59Dans La petición, Teresa, archétype de la femme tentatrice à laquelle on ne peut que céder, Eve étemelle, croque une pomme en arrivant dans la serre, juste avant de poser son châle pour faire l’amour avec Miguel. Au contraire, cette invitation de Julia à ne pas manger la pomme préfigure le refus de céder au désir de Mario. « La pomme est d’hier » signifie ainsi l’inadéquation des désirs au sein du couple. La dépréciation quasi systématique par l’un des commensaux de la nourriture proposée contribue à figurer symboliquement la rupture des liens communautaires établis par la participation à un repas commun, au cours duquel on se nourrit normalement autant de mots échangés que d’aliments45. De même que Julia n’avale presque rien et dissuade Mario de continuer à manger, dans Werther, le moment du repas qui est filmé est justement celui où Alberto refuse du fromage. Tout se passe comme si la symbolique si importante du partage qui préside à tout repas pris avec d’autres, était niée. La négation du plaisir de l’échange est liée à la négation du plaisir de consommer. Il n’y a aucun rapport entre le sens de ces scènes de repas dans les films de Pilar Miró et un autre schéma archétypal que l’on trouve à la fois dans une fable de La Fontaine : Le rat des villes et le rat des champs, et dans le fameux épisode de Sancho Panza gouverneur de l’île de Barataria, dans Don Quijote de la Mancha. Dans la fable IX du livre I de La Fontaine, le rat des champs sursaute à chaque bruit annonciateur d’un danger, et préfère retourner aux champs, en déclarant :
Adieu donc. Fi du plaisir
Que la crainte peut corrompre !
60À Barataria, le repas du pauvre Sancho est sans cesse interrompu par l’intervention de fâcheux, et le narrateur tire des effets comiques de la répétition des obstacles à la satisfaction du plaisir. Le surmoi de l’écuyer n’étant pas développé comme celui de son maître, Sancho ne trouve aucun réconfort dans une éthique de la privation et de l’ascèse. On connaît aussi l’effet onirique, fantasmagorique que Buñuel a tiré de son film Le charme discret de la bourgeoisie, tout entier construit sur l’incapacité d’un groupe de personnes à terminer un repas pris ensemble.
61Mais dans les films de Pilar Miró, la perspective est tout autre : il ne s’agit pas d’un plaisir interrompu, mais de l’impossibilité quasi ontologique des personnages à éprouver du plaisir à la fois dans les retrouvailles avec autrui et dans le partage de la nourriture. On verra dans la troisième partie de cette étude comment le plaisir solitaire que procurent les rapports sexuels est lui, bien réel, mais rejoint parfois la destruction de l’être, dans sa radicalisation et sa violence.
62Parmi la galerie de tous ceux qui peuplent les neuf films de Pilar Miró, deux seulement semblent gourmands : Miguel, dans La petición, est gourmand du poulet et de la tarte meringuée que confectionne sa mère, gourmand du corps de Teresa, gourmand de tous les plaisirs de la vie. Cette obéissance aveugle au principe de plaisir le mène à sa perte. Le premier repas auquel on assiste est donc le goûter de Teresa et Miguel, au moment de leurs retrouvailles, lorsque Teresa revient du couvent où elle a passé les années de l’adolescence. Ce goûter est pris à l’office, ce qui est un détail chargé de signification étant donné la symbolique des lieux à l’intérieur de l’Hôtel de. Marsan. En effet, avec la complicité de Francisca, Teresa profite de l’absence de sa mère pour prendre le goûter avec Miguel à l’office, investissant le lieu de la domesticité, préfiguration de l’empire qu’elle s’octroie sur la personne de Miguel, effectuant en conquérante le premier pas vers sa conquête. On a exactement le même schéma dans El perro del hortelano, où le valet Tristán s’empiffre à la cuisine, lieu où son malheureux maître qui vient de recevoir un soufflet vient chercher consolation : la comtesse investit les lieux de façon inattendue et après le don généreux de deux mille écus à Teodoro, s’en va en croquant avec délices et provocation un fruit confit.
63Dans Werther, c’est précisément autour de la table que le couple séparé expose à l’enfant son désir de reprendre une vie commune. Cette table est d’ailleurs immense, séparant spatialement les personnages, établissant une froideur dans la conversation, en accord avec la froideur d’Alberto, ses gestes compassés, ses paroles mesurées. La configuration des personnages dans l’espace suffit à faire comprendre, avant même l’issue de la discussion (le petit billet de l’enfant) que le souhait d’Alberto ne se réalisera pas. Lorsque Carlota comprend qu’elle s’est trompée, que l’enfant n’a nulle envie de revivre avec son père et qu’elle non plus n’est pas prête à la reprise d’une vie commune, elle prend sa voiture pour aller retrouver le Professeur. Mais il est trop tard, celui-ci vient juste de se suicider : le repas a duré trop longtemps, conduisant à la mort du Professeur.
64Dans El pájaro de la felicidad, Carmen doit subir à table les reproches de son fils d’abord (à Madrid), les récriminations de sa mère ensuite (en Catalogne), et ce n’est que lorsque cette dernière quitte la table qu’elle se sent à l’aise, en confiance avec son père, pouvant pour une fois se laisser aller aux confidences. Ils sirotent ensemble de la liqueur, et la douceur de ce moment partagé est celui que la langue espagnole désigne sous le joli nom de « sobremesa », la détente qui prolonge le repas.
65Dans Gary Cooper..., l’éclatement de la cellule familiale est tel que les personnages ne se trouvent jamais réunis pour un repas. La mère rappelle à Andrea en partant que c’est bientôt son anniversaire, mais les chances de retrouvailles à cette occasion sont si faibles qu’elle se contente de lui demander de ne pas oublier de lui téléphoner. On trouve la même impossibilité de rapprochement entre Victor et son père dans Hablamos... puisque Victor, qui n’a pas vu son père depuis longtemps, ne trouve pas le temps de déjeuner avec lui et reprend immédiatement l’avion pour Madrid. Par une ironie cruelle, comme une gradation du pessimisme par rapport au film précédent, le père de Victor lui demande à l’aéroport de faire au moins l’effort de ne pas rater son enterrement.
66Le seul tableau d’harmonie familiale est dans ce même film, mais c’est pour montrer la solitude du protagoniste qui en est exclu : c’est le moment où Victor ramène son fils chez María Rosa, son ex-femme, qui a trouvé avec son compagnon, Hans, et leurs deux fillettes, un certain équilibre. C’est le moment du goûter, où les deux petites réclament à grands cris leur ration de beignets (churros). Le goûter : comme une expression en mode mineur du repas, comme une métaphore du bonheur, lui aussi mineur, de María Rosa (qui essaie en vain auprès de Victor d’obtenir le divorce). Il y a aussi dans le même film une scène de repas qui n’est pas familiale, et qui, elle, se déroule dans l’atmosphère gratifiante de l’irrésistible ascension professionnelle de Victor. C’est le repas privé qui réunit celui-ci et son chef Ballester, juste après la conférence de presse. Mais là encore, Victor n’a que le temps de goûter une ou deux huîtres et un peu de vin blanc, et doit s’interrompre pour retourner d’urgence à Almonacid, à cause d’une manifestation écologiste.
67Si la consommation d’aliments n’est jamais envisagée avec délectation, et est le plus souvent interrompue comme sont brisées (ou jamais nouées) les relations interpersonnelles, la consommation d’alcool, elle, est quasiment omniprésente, comme une consolation indubitable. C’est la seule consolation qui reste à l’ancienne maîtresse du père du Professeur, mais elle permet aussi un moment de précieuse intimité avec le père dans le deuxième volet de El pájaro..., avec Nani dans le troisième. Parfois au contraire, la consolation est bien illusoire, comme dans le cas de l’alcoolisme invétéré de Luis María46, qui est un des éléments de sa déchéance dans Hablamos...
L’alcool permet de résoudre une contradiction inhérente à la nature humaine. Contradiction entre deux nécessités, la première est celle d’être un individu social, d’exister dans une structure sociale (...) l’autre est de ne pas renier cette force incitatrice qu’est l’instinct,
écrit Gilbert Durand47.
68Le film Hablamos esta noche, en dépit du fait que Victor repousse continuellement toute discussion sur des sujets trop dérangeants (le divorce que lui réclament Julia d’une part, Maria Rosa de l’autre, les rapports homosexuels de son fils, et surtout la faille découverte par Luis Maria dans le sous-sol de la centrale), est un film assez bavard, et celui qui présente le plus grand nombre de scènes de repas. Enchaînant avec la thématique sexuelle de la séquence où Victor reconduit Clara et où celle-ci lui fait des avances à peine voilées, la séquence suivante montre un Luis Maria très éméché qui évoque crûment, geste à l’appui : « Ah ! cet été 52... ces Françaises, ces Anglaises... » C’est la fin du repas, et passant devant sa femme pour aller s’asseoir au salon, Luis Maria lui donne un baiser sonore comme pour s’excuser. Les deux hommes évoquent alors des souvenirs de jeunesse dont la femme est exclue : elle reste d’ailleurs complètement silencieuse et ne vient même pas s’asseoir à côté d’eux. Ainsi, les conversations au cours des repas évincent toujours quelqu’un, soit qu’il se sente de trop, soit que le dialogue ne puisse se nouer, ou qu’il tourne court.
2.2. Le « fading » de la mère
69Dans Gary Cooper..., il est une scène fondamentale qui remplace le traditionnel repas familial, c’est celle où Andrea rend visite à sa mère. Celle-ci s’habille pour se rendre à un concert de Rostropovitch dans une soirée de gala présidée par la reine au bénéfice d’un organisme de bienfaisance. La mère ne se souvient pas quelle cause il s’agit de soutenir, ce qui prouve qu’elle n’en a cure. Il ne s’agit même pas d’entendre de la bonne musique, mais simplement de se montrer, comme on le voit aux préparatifs et aux questions anxieuses sur son aspect physique et sa tenue. Pilar Miró reprend ici, dans une veine moins satirique, le thème si fréquemment et si cruellement illustré par Francisco de Goya de la vieille coquette à sa toilette48. À l’intérieur du film, il fait écho à la coquetterie du personnage de Huis clos qui demande à Garcin s’il a un miroir : vanité qui se poursuit au-delà même de la mort49. Au contraire, si Andrea, juste avant de sortir de chez elle pour se rendre chez sa mère (non sans avoir fait l’acquisition d’un vase antique dans une foire aux enchères), s’est regardée dans le miroir, c’était pour contempler son corps en se demandant avec angoisse s’il serait encore en vie après l’opération.
70Ce décalage entre la gravité d’Andrea, tout entière préoccupée par l’idée de l’éventualité de sa propre mort, et la futilité de sa mère, uniquement préoccupée de son aspect extérieur, est aussi rendu par le dialogue. Tous les reproches sont de l’ordre du paraître : l’aspect vestimentaire d’Andrea par exemple. Le fait que la mère se plaigne du peu de nouvelles que lui donne sa fille pourrait être interprété comme un intérêt de la mère pour la santé de sa fille, mais il n’en est rien ; ce n’est que l’expression du souci du « qu’en dira-t-on » : « Tu vas, tu viens, et tu laisses ta mère sans nouvelles »50. Elle ajoute aussitôt qu’elle doit acheter des revues pour être au courant. Mais à la question directe d’Andrea : « Et tu l’es ? », elle ne répond pas et détourne la conversation : « Mon Dieu, j’aurais dû aller chez le coiffeur ! »51. Elle ne pose aucune question personnelle à sa fille, ne s’enquiert ni de ses problèmes, ni de ses réussites.
71Toutefois, elle n’est pas seule responsable du manque de communication. L’impossibilité à l’établir vient en partie aussi, quoique dans une moindre mesure, d’Andrea. Quand sa mère lui demande si elle lui trouve mauvaise mine, ce n’est pas sa mère qu’elle regarde en répondant qu’elle est très belle, mais une photo de première communiante, dont on ignore s’il s’agit de la mère ou de la fille. Toute image paternelle est donc évacuée (pas de photo de mariage par exemple) et dans l’intimité de ce tête-à-tête, le fiasco de la rencontre ne se fera sentir que plus douloureusement. Andrea semble contempler la photo avec une certaine nostalgie : c’est probablement l’expression du regret d’un temps où l’histoire aurait pu s’écrire différemment.
72C’est Christiane Olivier qui analyse avec une grande acuité les rapports mère-fille dans son ouvrage Les enfants de Jocaste52. Elle démontre à quel point la théorie mise en place par Freud est incomplète, puisque le complexe d’Œdipe ne concerne que le rapport du petit garçon à sa mère. Elle rappelle aussi que Freud a reconnu à la fin de sa vie que la sexualité féminine restait « un continent noir »53. Se proposant de l’explorer, elle revient aux origines de la vie et constate la dissymétrie fondamentale entre la situation du petit garçon, objet désiré par la mère, et la petite fille qui n’est un objet œdipien pour personne, son père étant le plus souvent absent de la maison. Cette insatisfaction marque profondément et durablement le caractère de la femme. Les protagonistes femmes des films de Pilar Miró sont un exemple éclatant de cette argumentation : elles sont marquées au sceau d’une insatisfaction permanente.
73Après avoir reposé la photo de sa mère, Andrea va s’asseoir sur le lit, dans un coin sombre de la chambre. Lorsque la mère a fini de se remaquiller, elle prend ses jumelles de théâtre pour observer sa fille. C’est là un geste doublement symbolique. Tout d’abord, il crée la distance infranchissable entre sa fille et elle. Au lieu d’aller vers elle ou de l’amener à la lumière pour mieux la voir, la mère signifie par là qu’elle est comme au théâtre. Sa fille est pour elle un personnage plutôt qu’une personne, quelqu’un qui mène une vie publique que l’on observe de loin sans bien la comprendre. Andrea est sur la scène, exposée au regard des autres et le regard de sa mère ne sera pas différent de celui des autres : impitoyable, détaillant les fautes de goût, les traces de fatigue... Sa fille n’appartient plus à sa vie privée, elle est une étrangère irrévocablement mise à distance. Dans cette scène voyeuriste qui incommode Andrea, l’objet qui est « normalement » pour une mère objet d’amour, est ici absentifié, remplacé par son reflet.
74Les jumelles de théâtre redoublent métaphoriquement la pulsion scopique propre au spectateur et au dispositif cinématographique lui-même, « rendez-vous manqué du voyeuriste (le spectateur) et de l’exhibitionniste (l’acteur) », ainsi que le rappelle Christian Metz, puisqu’il y a toujours ce hiatus entre le temps du tournage et le temps du spectacle, où ce ne sont pas les mêmes personnes qui sont présentes (différence fondamentale entre le théâtre et le cinéma). « Ce sont davantage de « choses » que l’écran présente à notre emprise et absente de notre prise »54.
75C’est ce terrible double jeu de présence-absence que représente la mère avec ses jumelles. L’appareil optique qui « redouble » en quelque sorte la vision (en la grossissant), reproduit aussi symboliquement la situation primitive de la petite fille, mise à distance par sa mère, ou tout du moins, non désirée. Au contraire, la dyade mère-enfant offre la vision de la parfaite complétude lorsqu’il s’agit du petit garçon. C’est le rêve platonicien de l’androgyne55, figuré dans l’iconographie chrétienne, dans toutes ces représentations du bonheur parfait que constituent les statues et les peintures de la Vierge à l’enfant56. Christiane Olivier dit que la rivalité mère-fille disparaît quand la fille est mère à son tour. Le pessimisme quant aux possibilités d’évolution de la relation mère-fille étant absolu dans le film, Andrea ne peut avoir d’enfant et donc ne peut se réconcilier avec sa mère57. Dans l’hypothèse favorable où la possibilité n’en serait pas exclue, il faudrait aussi prendre en compte les préjugés sociaux de la mère : Andrea n’étant pas mariée avec Mario aurait toutes les « chances » d’être vouée aux gémonies par sa mère. Dans les films de Pilar Miró, la femme ne s’affranchit d’ailleurs pas totalement des préjugés sociaux reposant sur la conception de la famille. Ainsi, on peut remarquer que Carmen, qui est comme un double d’Andrea, une Andrea qui aurait vieilli, demande avec insistance à Nani, lors de leur première rencontre : « Mais vous êtes bien mariés, n’est-ce pas ? »58, comme si elle avait repris à son compte les exigences de respectabilité que sa mère avait à son égard, et ceci bien qu’elle ait « dérogé » à ce statut de femme mariée, en ayant divorcé. Toujours la difficulté des hommes et des femmes à être cohérents...
76Andrea prend une initiative désespérée, vouée à l’échec : elle tente d’interdire le narcissisme à sa mère en s’interposant entre elle et son miroir, ce qui provoque l’indignation. Ce plan configure l’impossibilité pour Andrea de régresser avant le « stade du miroir »59, (ce qui serait une manière de repousser très loin l’échéance de la mort, de la rendre même improbable). Andrea ne sait que trop que la fusion est impossible et qu’elle est douloureusement renvoyée à son irréparable solitude. Elle fait pourtant encore semblant de prendre au sérieux les plaintes de sa mère (« dimanche, je me suis sentie mourir »), déplaçant sa propre angoisse sur celle de sa mère, pour lui poser la question fondamentale : « si c’était vrai que tu allais mourir, qu’aurais-tu à me dire60 ? »
77Aucune parole d’amour ne sort de la bouche maternelle : prétextant son retard, la mère prend la fuite. Le don de la bague est un substitut, mais en l’absence de toute parole d’amour qui réponde à l’attente angoissée de la fille, il est impuissant à exprimer l’amour. Il n’est là, encore, que comme expression de vanité, au sens de l’Ecclésiaste61. (« Ce n’est pas du toc », dit-elle)62. C’est pourquoi Andrea remet la bague dans son écrin quand sa mère a quitté la chambre. Elle se venge aussitôt de l’indifférence de sa mère en embrayant sur le sujet de l’argent, disant que c’est pour lui en demander qu’elle était venue. Les jumelles et le miroir, signes inéquivoques de voyeurisme et de narcissisme, servent mieux que de longs discours à prouver l’incommunication définitive entre les deux êtres. Le drame d’Andrea n’est pas le drame le plus répandu dans les pays latins, où prédomine celui de la mère abusive, tyrannique, qui exerce un chantage affectif permanent sur ses enfants. Le film étant pour une grande part structuré par des expériences autobiographiques, le schéma œdipien se trouve largement modifié, ou plutôt, dans une perspective psychanalytique, il s’agirait d’une tentative de retour au stade pré-œdipien (le stade du miroir évoqué plus haut).
78La structure œdipienne d’une mère castratrice n’apparaît qu’une fois dans l’œuvre de Pilar Miró, dans El crimen de Cuenca, où, égarée par son amour possessif envers son fils, Juana dénonce un crime imaginaire dont il aurait été la victime63. Le fils a fugué pour échapper à l’emprise de sa mère. C’est donc encore, de façon détournée, la faute des parents si une telle violence et une telle injustice se sont déchaînées. Il est intéressant de remarquer que la mère de « El Cepa » est aussi interprétée par Mary Carrillo : deux rôles bien différents de « mère indigne ».
79Dans Tu nombre..., les membres du quatuor familial s’opposent suivant le schéma œdipien : d’un côté, le père et sa fille, de l’autre, la mère et son fils. Le plan le plus suggestif est celui de la victoire des troupes franquistes entrant triomphalement dans Madrid : Julia et son père se serrent l’un contre l’autre, contemplant avec désolation l’allégresse générale à laquelle participent Luis et sa mère. Le conflit avec une mère autoritaire ou égoïste, la recherche un peu vaine d’une complicité durable avec le père : une constante à travers tous les films de Pilar Miró. Dans le dernier film, soulignons un détail particulièrement symbolique : Julia est couchée après une nuit d’orgie et on entend une voix off qui chante les couplets de la défense de Madrid (nouvelle version du chant populaire « De los cuatro muleros ») : c’est précisément en entendant « mamita mía » que Julia est prise de nausées.
80Dans Gary Cooper..., ce n’est pas l’amour jaloux d’une « Génitrix »64. Il ne s’agit pas non plus d’une mère répressive comme la Doña Paula que Clarín a dépeinte dans La Regenta, et qui réalise la castration symbolique de son fils en l’obligeant à embrasser la carrière sacerdotale. Encore s’agissait-il dans ces deux cas de rapports entre une mère et son fils. Mais la mère d’Andrea est également à l’opposé de la Bernarda Alba qui exerce l’autorité absolue d’une matriarche sur ses filles (telle que l’a dépeinte Federico Garcia Lorca dans La maison de Bernarda Alba65). Il ne s’agit pas non plus de la rancœur de la fille vis-à-vis d’une mère vénérée par les foules, qui brille au firmament des stars, comme dans le cas de la chanteuse interprétée par Marisa Paredes dans Tacones lejanos (Talons aiguilles, Pedro Almodóvar, 1991)66. En effet, Andrea est en un certain sens un exemple de réussite professionnelle, et incarne, ainsi que nous l’avons déjà rappelé, cette nouvelle Espagne, où le travail est pour les femmes un instrument de liberté et une possibilité d’épanouissement. Le drame d’Andrea, ce n’est donc pas la rivalité (professionnelle et amoureuse), ce n’est pas non plus l’amour excessif (du côté maternel ou du côté filial) qui peut se transformer en haine, le drame absolu, c’est le vide. Loin du « complexe d’Électre », c’est ce que Roland Barthes appelle le « fading » de la mère :
Le fading de l’objet aimé, c’est le retour terrifiant de la Mauvaise Mère, le retrait inexplicable d’amour, le délaissement bien connu des Mystiques : Dieu existe, la Mère est présente, mais ils n’aiment plus. Je ne suis pas détruit, mais laissé là, comme un déchet67.
81Le « fading » de la mère atteint son apogée avec le film Beltenebros, puisque, ainsi que nous l’avons déjà mis en lumière dans la première partie, ce film consacre l’évanouissement même de la structure relationnelle mère-fille, la réalisatrice (en accord avec les deux scénaristes, Mario Camus et Juan Antonio Porto) ayant fait de la deuxième Rebeca Osorio une femme à l’origine mystérieuse, mais sans lien de parenté avec la première.
82L’indifférence de la mère affecte Andrea dans ses rapports amoureux, puisqu’elle cherche désespérément des preuves d’amour de Mario, sans y parvenir. La dernière tentative qu’elle fait pour se réconcilier avec lui est vouée à l’échec dès le début de la scène, puisqu’Andrea essaie d’imposer le dialogue à un moment où il est manifestement impossible : lors des premiers secours portés aux victimes d’un attentat terroriste.
83Pour Christiane Olivier,
Le couple, c’est le fantasme des retrouvailles avec une mère encore jamais rencontrée : non étouffante pour l’homme et désirante pour la femme.
84Il est clair que les retrouvailles n’ont jamais lieu.
2.3. L’extension du « fading »
85Andrea ne semble plus être objet de désir pour personne. C’est de là que vient la nécessité de faire l’amour avec Julio, pour se prouver à elle-même qu’elle existe encore, qu’elle est un être vivant. Cependant son initiative qui surprend Julio – contrepoint de Mario en image du parfait innocent et aussi de l’homme fragile et désemparé – doit beaucoup au dépit, au désir de vengeance, malgré ses dénégations. La séquence a en effet lieu juste après la découverte de la trahison de Mario qui la trompe avec Marisa, une collègue de travail, et c’est Andrea qui vient « relancer » Julio chez lui. En dernier ressort, le seul homme qui la connaisse bien et qui répondra à son appel sera Bernardo, mais le désir ne sera plus alors que le souvenir du désir, ainsi que l’analysera avec lucidité la protagoniste68 :
Je n’aurais pas pu vivre avec toi, mais il me semble que je pourrais mourir en paix à tes côtés69.
86Le « fading » de la mère se retrouve à des degrés divers dans toute l’œuvre de Pilar Miró. L’enfant se sent abandonné quand sa mère est partie quelques jours avec le Professeur, dans Werther. C’est ainsi qu’il cherche refuge auprès de son grand-père. Carlota, malgré son amour pour son fils, s’avère incapable de lui poser à temps la seule question indispensable, celle de son désir quant à la reprise éventuelle d’une vie commune avec Alberto. De son côté, c’est encore l’absence de la mère, disparue trop tôt, qui semble peser comme un handicap sur les fragiles épaules de Carlota. On peut lire la scène où le Professeur et Carlota sont au cimetière, sur la tombe de la mère de cette dernière, comme une ironie un peu cruelle : lorsqu’une mère est parfaite (Carlota en fait un bel éloge), c’est qu’elle est morte. Elle peut alors être idéalisée dans le souvenir. Lorsque la réalisatrice n’est pas prisonnière d’un scénario (s’étant donné à elle-même en l’occurrence la fidélité au roman de Gœthe comme une obligation), elle ne brosse jamais le portrait de la « bonne mère » : celle-ci est inexistante. Ainsi, bien que ne prenant jamais une dimension tragique, et encore moins mélodramatique, l’indifférence de la mère est radicale, sans espoir de changement70.
87Dans La petición, la mère de Teresa fait preuve d’une totale méconnaissance de sa fille. Dans son cas, c’est son éducation bourgeoise qui l’aveugle. Elevée dans le rigorisme des principes (ce qu’il ne faut pas faire, ce qu’une jeune fille ne doit pas savoir...), elle est incapable de décrypter la réalité : celle de la terrible violence qui est en chacun de nous71, et qui s’exprime sans frein chez Teresa. Le portrait de la mère inconsciente est rattaché dans ce cas de façon beaucoup plus nette encore que dans Gary Cooper... à la critique sociale : les stupides préjugés bourgeois pervertissent les sentiments et sont une barrière à la compréhension entre les êtres. Un roman de Michel del Castillo traduit l’atmosphère oppressante sous le franquisme et l’hypocrisie des familles bourgeoises. La citation suivante pourrait s’appliquer parfaitement aux parents de Teresa, ce qui prouve s’il en était besoin que la lecture de l’œuvre n’acquiert tout son sens qu’en tenant compte de l’époque à partir de laquelle s’exprime l’instance d’énonciation :
Aucune vie n’anime ces personnages, qui expriment et miment les sentiments. Ils ne sont rien d’autre que leurs masques. Derrière la façade d’harmonie, on trouve la peur, comme si chacun redoutait, s’il sortait de son rôle, de laisser échapper un secret inavouable72.
88La nouvelle de Zola est tout entière en focalisation interne, l’hôtel de Marsanne étant vu par les yeux de Julien (le muet dans le film). Le récit de Zola ne décrit ni les parents ni les domestiques. Il est donc certain que le scénario adopté par la cinéaste privilégie d’une part la personnalité de Teresa et d’autre part, le filmage des codes sociaux en vigueur. On voit la mère de Teresa, obligée de combler son ennui par d’insignifiantes occupations : par exemple, contrôler le travail du jardinier. La tonnelle du parc qu’elle évoque au cours du repas lui rappelle des souvenirs amoureux que son mari ne daigne pas partager :
– Tu ne peux pas imaginer la quantité de broussailles qui ont poussé autour de la tonnelle... Tu te souviens, Alfredo ?
– De quoi ? (sans regarder sa femme). La viande sent un peu le brûlé... – ... De la tonnelle. (Voyant qu’il ne répond pas, elle poursuit)...73
89Ce dialogue tout en décrochages, avec un personnage qui refuse de répondre à la demande pressante d’un autre, est une situation typique et récurrente des films de Pilar Miró. Ainsi, l’absence de véritable dialogue entre Andrea et sa mère est bien de la même nature. Avide de reconnaissance, et ayant été déçue et blessée par sa mère, Andrea demande à Begoña, sa collègue de travail, s’il est vrai qu’elle la déteste ; Begoña hausse les épaules, lui répond qu’elle est folle, et ne dit rien de plus. Le manque de reconnaissance de la part de la mère induit chez Andrea un comportement de demande, d’attente par rapport aux autres, d’autant plus sûrement voué à l’échec qu’il emprunte des formes agressives pour s’exprimer. D’une façon générale, Andrea semble ignorer superbement les autres femmes parmi lesquelles elle n’a pas d’amie. À cet égard, la réplique d’un technicien de la Télévision est révélatrice :
C’est la première fois que je te vois intéressée par ce que dit une femme qui ne soit pas Jane Fonda74,
lui dit-il lorsqu’elle regarde avec attention l’enregistrement de Sonia Velasco, la femme de Bernardo, venue participer à un Congrès sur la restauration des Monuments Historiques. Ainsi, si les rapports avec les hommes sont le plus souvent marqués par la rivalité ou l’agressivité, envers les femmes, c’est l’indifférence qui prédomine le plus souvent. Ce caractère est accentué il est vrai par le fait que la profession d’Andrea est une profession exercée surtout par des hommes.
90Dans La petición, le personnage de la mère a ce même besoin de reconnaissance que laisse fugitivement percer Andrea dans la scène avec Begoña. Chez la mère de Teresa, ce sentiment nous fait soupçonner une quantité de frustrations et de rêves enfouis, une sorte de bovarysme qui peut attirer temporairement la sympathie. En parallèle, le même drame est suggéré en mode mineur dans la domesticité. En effet, Francisca, dont le mari est probablement décédé depuis longtemps (il n’en est pas fait mention), sépare d’un air mi-bourru, mi-nostalgique la jeune domestique chargée de la lessive et Pedro qui lui conte fleurette. Elle a cette réflexion : « Pourquoi donc faut-il que les jeunes deviennent vieux ? », ce qui lui attire l’insolente réplique de Pedro : « Il y a quelque chose qui te manque75 ? »
91Le personnage de Teresa est bien éloigné de cette nostalgie de l’amour. On voit son visage en gros plan : regard coulissant vers son père (elle a compris l’allusion aux premiers émois amoureux), léger sourire ironique, son visage est un livre ouvert pour le spectateur. Il faut l’aveuglement engendré par l’hypocrisie sociale pour que les parents croient à son innocence. Cela se révèle plus clairement encore par le discours. Au lieu d’embrayer sur le sujet anodin fourni par la mère, elle saisit au vol le prétexte (il s’agit d’aménager l’ancienne maison de l’oncle Armand), pour demander : « Que sais-tu de lui, papa ? » Les parents refusent de répondre, bien que la mère se montre moins évasive que le père :
Cela nous a coûté assez de peine et d’argent qu’on l’envoie... là-bas au lieu de le mettre en prison...
92Mais c’est l’avis paternel que sollicite Teresa :
Papa, tu ne crois pas que j’ai l’âge pour que nous parlions de cela et de beaucoup d’autres choses d’une façon naturelle et simple76 ?
93Le spectateur pourrait croire dans un premier temps que la réserve des parents est due à la présence du domestique. Mais il n’en est rien : lorsque ce dernier sort, n’ayant pu satisfaire sa curiosité, la caméra le suit à l’office comme pour signifier que Teresa n’en saura pas plus et que ses parents n’abordent avec elle que des sujets aseptisés. Ainsi, le décrochage dans le dialogue est une structure établie : A s’adresse à B, qui ne répond pas et s’adresse à C. Mais A et C ne donnent aucune réponse à B etc... Le triangle archétypal familial s’avère hautement pathogène.
94De son côté, Francisca, qui règne sur la domesticité, n’est pas délivrée des préjugés de classe de ses maîtres. Ainsi, elle voit bien que son fils est attiré par Teresa, mais elle ne soupçonne à aucun moment l’ampleur du drame. Elle aussi ignore la violence contenue qui est en son fils ; les conseils qu’elle lui donne sont attendrissants car elle fait preuve d’une sollicitude inexistante dans l’aristocratie ou la grande bourgeoisie (telle qu’elle est présentée dans les films dont nous nous occupons) : « mange davantage, ne travaille pas trop tard... » Mais elle ajoute : « ne sors pas le soir ».
95Cette fois, sa perspicacité est en défaut : il vaudrait mieux pour Miguel qu’il « sorte le soir », car le danger n’est pas au-dehors, mais au-dedans, au-dedans de la maison bien sûr, et au-dedans de chacun de nous77. Francisca ignore tout de la perversité de Teresa. Étant la fille de M. de Marsan, il va de soi que c’est une jeune fille au-dessus de tout soupçon. Peut-être en cela la bourgeoisie est-elle l’héritière de la mentalité aristocratique qui liait les qualités morales à la naissance. Mais ce qui constituait pour l’aristocratie un devoir moral (la naissance) n’est plus pour la bourgeoisie qu’un désir de paraître, une vanité de classe, la peur du scandale, comme le révèle l’attitude des parents dans l’affaire de « l’oncle Armand ».
96La première scène du film nous renseigne tout de suite sur la naïveté de Francisca (elle qui a pourtant élevé Teresa), quand elle ne comprend pas que Teresa (enfant) a mordu férocement l’oreille de son fils. Tout au plus a-t-elle un peu d’intuition en ce qui concerne la petite fille, lorsqu’elle lui dit : « Toi, il ne t’arrive jamais rien de mal »78. Toutefois, comme souvent dans ce film, l’attitude des personnages est ambiguë et peut s’interpréter de différentes façons. Lorsque Miguel crie à cause de la douleur que lui procure la morsure, Francisca doit bien reconnaître la voix de son fils, et pourrait légitimement s’inquiéter d’abord pour lui. Or, elle s’écrie d’abord : « Teresa ! » Est-ce la crainte inconsciente et refoulée que la demoiselle de Marsan représente un danger pour son fils, ou au contraire l’amour pour Teresa qui surpasse presque celui qu’elle a pour son fils ? Ambiguïté qui ne sera pas levée.
97En dépit de l’opposition topographique et symbolique entre la salle à manger et l’office, Miguel et Teresa sont tous deux traités par leurs mères comme des enfants. La symétrie des répliques est frappante : « Ne sors pas le soir » recommande Francisca, « mais tu n’étais qu’une petite fille quand cela est arrivé ! »79 s’exclame stupéfaite la mère de Teresa quand celle-ci reconnaît être au courant depuis le début des frasques de son oncle. Habile à adopter l’hypocrisie de sa classe, c’est Teresa qui corrige sa mère lorsqu’elle évoque le « délit » de l’oncle Armand : « tu veux dire, sa maladie ».
98N’ayant pu établir de conversation avec ses parents, Teresa essaie de se retirer mais son père lui enjoint d’attendre et s’essuie les lèvres en un geste infiniment long. Après la prière, Teresa pourra enfin dire bonsoir avec un baiser conventionnel. Par montage sec, le plan suivant, provoquant un fort effet de contraste, sera celui de Teresa adossée à la porte, regardant vers le haut, dans l’attente impatiente du plaisir.
99Dans El pájaro de la felicidad, la mère de Carmen ne comprend pas non plus sa fille. Elle croit que l’engagement politique de Carmen et les déceptions qui s’ensuivirent l’ont conduite à se « réfugier » dans la maison paternelle. Le personnage est une caricature (même s’il n’est pas développé, l’ébauche en est convaincante) des personnes âgées appartenant à la droite traditionnelle et qui ont vécu la disparition du régime franquiste comme une tragédie, fantasmant la venue des socialistes au pouvoir comme un danger réel pour leur intégrité physique80.
100Dans le plan fixe qui inaugure la représentation du repas familial, le trio des parents et de la fille est présenté selon la même disposition topographique que dans La petición : la mère à gauche, le père en face, présidant la table, et Carmen à droite. L’analogie, par-delà les différences dues au changement d’époque, est ainsi soulignée.
101En revanche, à l’inverse de La petición, El pájaro... présente une certaine complicité (malgré des limites vite atteintes) entre un père et sa fille (c’est d’ailleurs le seul cas), peut-être comme un signe, encore assez léger toutefois, d’affaiblissement du pessimisme dans le cas précis de ce film de 1993. Le père avoue ainsi à sa fille : « Je te comprends à moitié, comme toujours, ma fille... »81. Symboliquement, le père dans El pájaro... accepte de perdre une partie de sa toute-puissance, manifestée par la parole : c’est lui qui corrige le mensonge inventé jadis par les parents pour que Carmen ne souffre pas de l’abandon d’un amour de jeunesse. La mère ayant failli à son rôle maternel, c’est le père qui par sa capacité de tendresse, se substitue à elle et qui indique à sa fille la Mère mythique qui nous fait vivre et qu’il convient de chérir : la terre. Les explications techniques qu’il fournit à sa fille en lui faisant faire « le tour du propriétaire » peuvent être entendues à un niveau symbolique. Ainsi, il explique :
L’année dernière, on a arraché ces pins. Comme ils étaient encore bien, on les a mis en pots et on a protégé leurs racines avec un filet82.
102La transplantation s’avère bénéfique si l’on prend la précaution de protéger les racines : en accord avec son père, Carmen l’entend bien ainsi en ce qui concerne son propre destin : retrouver ses racines permet de trouver la force d’aller de l’avant.
103L’image du paysage de pépinières parcouru par les deux protagonistes, appuyée par le discours paternel, établit une analogie entre terre et être humain. Nous reviendrons dans la troisième partie sur cette importance de la nature magnifiée, qui permet un certain dépassement de la solitude. Le plan d’ensemble qui montre Carmen et son père passant derrière un rideau de cyprès souligne cette importance conjointe de l’image (la beauté du paysage) et du son (le discours paternel). En effet, dans une perspective réaliste, le spectateur ne pourrait percevoir que la rumeur d’une conversation, mais la reconstruction filmique le comble d’un plaisir totalisant. Ainsi que le dit Michel Chion,
La dissociation du point de vue et du point d’écoute permet de libérer la caméra des servitudes de l’intelligibilité du dialogue, et de situer librement les personnages dans l’espace tout en maintenant avec eux par la voix le lien de l’attention et de l’identification83.
104Au vu de cette scène d’une intimité retrouvée, et de beaucoup d’autres qui montrent la quête de la compréhension et de la tendresse, on peut en inférer que Pilar Miró ne reprendrait pas exactement dans les mêmes termes le célèbre anathème que lançait André Gide en 1897 : « Familles, je vous hais ! »84. Ce qui est détestable, c’est plutôt la comédie sociale que des générations se sont senties obligées de représenter, et qui dénature les rapports entre les membres de la famille. Grâce au séjour de Carmen à Ripoll (dans la division tripartite du film, la séquence catalane est de beaucoup la plus courte : à peine plus d’un quart d’heure), les retrouvailles avec le père sont comme le rêve fugitif de ce que pourrait être le bonheur familial si les rapports étaient fondés sur la spontanéité et la tendresse. Ce qui est haïssable, c’est en revanche la comédie d’un Contreras (dans El crimen...) jouant au sentimental et s’écriant : « Celle qui me fait de la peine, c’est cette pauvre mère ». Dans le système mironien, le vent de la liberté ne peut souffler que si l’on balaie toute cette hypocrisie.
105L’éducation reçue pendant les années de plomb du franquisme a le plus souvent des effets dévastateurs : le changement de mentalité est impossible, et Andrea est la seule à faire l’analyse lucide de la situation : « Moi aussi je suis la petite bourgeoise qu’on m’a appris à être »85, dit-elle à Julio lorsqu’il se plaint de sa compagne Pilar, apparemment « libérée » et progressiste, et qui exige de lui un divorce immédiat. Andrea n’est pas dupe des mutations de la société espagnole en cette époque de transition démocratique, elle pense que les schémas mentaux n’évoluent pas aussi vite que la législation, et explique à Julio qu’il se berce d’illusions parce que cela l’arrange de croire au « mythe » de la femme libérée.
106Les deux films qui se font le plus l’écho des mutations sociales sont ceux qui correspondent justement à la fin de la transition démocratique, avant l’arrivée des socialistes au pouvoir, Gary Cooper... et Hablamos... Ainsi, tous deux évoquent le problème du divorce (la Loi, défendue par le Ministre de la Justice, Francisco Fernández Ordóñez, fut très discutée et finalement votée en 1981)86. Andrea déclare aussi sur le ton de la provocation à son patron qui s’étonne de ce soudain voyage inévitable qu’elle prétexte pour refuser le tournage de Los pazos de Ulloa qu’elle fait toujours coïncider les avortements (c’est-à-dire les voyages à Londres) avec les fins de tournage. Ce ne sera qu’en 1985 que l’avortement sera légalisé en Espagne87.
107D’autre part, il est bien difficile de retrouver les chemins de la tendresse lorsque personne ne vous les a enseignés, et c’est ce que dit Carmen à son fils Enrique pour expliquer, sinon excuser, l’indifférence dont elle a fait preuve envers lui pendant tant d’années. Si l’on considère El pájaro... comme une reprise du discours intimiste initié avec Gary Cooper..., et habité par une protagoniste un peu plus âgée mais assez semblable (le rôle joué par la même actrice renforce l’illusion), on peut entrevoir un affaiblissement du pessimisme par le fait que le dernier plan de Gary Cooper... mettait en scène l’endormissement dû à l’anesthésie comme un possible chemin vers la mort, tandis que El pájaro... s’ouvre sur le regard de Carmen posé sur son fils. Certes, le baromètre des relations entre eux est au plus bas, mais la vie est toujours là, comme en témoigne le dernier plan du film (Carmen avec son petit-fils dans les bras)88.
108Les enfants héritent des névroses de leurs parents, et dans la sombre perspective des films de Pilar Miré, aucun couple durable ne semble pouvoir s’établir (mis à part les vieux couples qui restent ensemble par habitude, comme les parents de Carmen). C’est ainsi que le jeune Enrique quitte sa compagne Nani, malgré la naissance d’un bébé. C’est ainsi qu’Andrea renonce à Mario (Gary Cooper...), et que Julia renonce à Victor (Hablamos...).
109Enfin, l’incompréhension entre deux êtres qui semblaient pourtant « faits l’un pour l’autre » comme le dit l’expression populaire dans sa naïveté, atteint son apogée avec la brouille entre Carmen et Eduardo (El pájaro de la felicidad). En effet, Carmen a cherché réconfort auprès de lui quand elle se sent « envahie » par l’arrivée de sa belle-fille et de son petit-fils. Mais Eduardo la prie de régler seule ses problèmes et ajoute : « Le fait que quelqu’un attende quelque chose de moi me perturbe »89.
110Plus tard, Carmen lui redit cette phrase mot pour mot lorsqu’il regrette son geste d’humeur et souhaite la revoir. La conduite mimétique ne permet pas la réconciliation. À la fin du film, Carmen renonce à téléphoner à Eduardo. Les films se caractérisent tous par des tentatives de rapprochement entre les êtres, qui, toutes, demeurent infructueuses. De même à la fin de Tu nombre..., Julia lance un long regard à Angel qui était venu au cimetière pour la revoir, mais elle remonte en voiture sans lui avoir adressé la parole. Dans la plupart des films classiques, le héros était le plus souvent voué au triomphe, suivant en cela le schéma narratif des contes de fées dégagé par Vladimir Propp90. Le schéma mironien est inversé : les couples semblent tous (excepté peut-être celui de El perro del hortelano) voués à l’échec. Le déterminisme est aussi rigoureux dans ce sens qu’il l’était jadis dans l’autre sens. Dans la plupart des cas, les rapports au sein des couples se caractérisent aussi par une lutte de chacun pour imposer à l’autre sa propre volonté. D’autre part, chacun refuse d’entrer dans la sphère d’intérêt de l’autre : c’est là généralement une plainte récurrente exprimée par la femme. Le domaine d’Andrea est celui de la fiction, celui de Mario le reportage. Alberto ne s’intéresse pas au travail de Carlota, ni Victor à celui de Julia (et réciproquement).
111Dans la scène où Andrea est au lit avec Julio, celui-ci essaie de la convaincre de reprendre une vie commune avec Mario, mais elle répond honnêtement : « Mario veut être le centre de tout... et moi aussi ».
112Dans son livre Le sexe et l’effroi, Pascal Quignard retrace la conception du couple dans l’Antiquité romaine, particulièrement dans le moment qui marqua le passage de la République à l’Empire : certains aspects sont surprenants, voire choquants pour notre mentalité contemporaine, comme cette interdiction faite à la matrone de connaître la volupté, cette incompatibilité déclarée entre la passion amoureuse et la cohabitation conjugale, cette dernière tenant du pacte (« pacte de reproduction et de domiciliation ») et non de la complicité érotique. Cette institution romaine du mariage, que l’Église catholique a reprise et consolidée en la sacralisant, c’est très exactement ce que repoussent tous les personnages des films de Pilar Miró. Chaque protagoniste femme est une femme dominatrice mais ce n’est pas une « domina » au sens latin du terme : ce n’est pas sur une maison (une « domus » peuplée de nombreux habitants) qu’elle entend régner. Ainsi, Andrea vit seule, même si elle partage son lit de temps à autre avec Mario. Victor fait de même avec Julia et bien qu’ils soient amants depuis cinq ans, il déclare à Clara qu’il ne vit « pas nécessairement » avec Julia. Lorsqu’il existe, le « pacte de domiciliation » est rompu, comme dans le cas de Carmen et Fernando (comme il a été rompu avec Enrique). La rupture de ce pacte est si traumatisant que Carmen ne souhaite pas le renouveler avec Eduardo. Dans certains cas, il est même mortifère puisque c’est le projet de reprise de la vie commune entre Carlota et Alberto qui provoque le suicide du Professeur. Bien loin d’assurer aux protagonistes un certain bonheur, le mariage semble pourvoyeur de désordre, de malheur, de destruction. De façon subtile, le chien envoyé à Carmen par son ex-mari semble bien être une prise « à rebrousse-poil » de la fidélité. La fidélité conjugale n’existe pas et Carmen trouve un malin plaisir à dire à Enrique qu’elle n’aime pas les chiens, sachant qu’ils sont pour lui une véritable passion. Mais Enrique lui répond sur le même mode en lui envoyant un chien ; au-delà de la provocation que peut signifier ce geste, il laisse pressentir que le chien peut apprivoiser Carmen, comme le Petit Prince de Saint-Exupéry apprivoisait le renard, sur les indications de celui-ci. C’est le sens des plans où l’on voit d’abord Carmen regarder la cage et exprimer à haute voix son étonnement, puis le chien qui lèche les barreaux de sa cage en regardant vers Carmen et se couche, comme apaisé. La figure champ-contrechamp qui s’établit d’habitude dans une conversation à deux personnages, est ici utilisée entre le chien et sa nouvelle maîtresse.
113Issus d’une union toujours désastreuse, les enfants ne connaissent qu’à de rares moments l’entente avec leurs géniteurs. Le seul changement générationnel d’un film à l’autre, entre les relations d’Andrea avec sa mère et celles de Carmen avec son fils, est peut-être une plus grande facilité pour dire sans égards les mots les plus blessants. Andrea se contentait de dire à sa mère : « Vraiment, tu n’aurais rien à me dire ? » (si tu allais mourir demain). Enrique dit brutalement à sa mère, qui lui donne un baiser spontané, au début du film : « Ne me dis pas que maintenant tu es travaillée par le sentiment ! »91. Toutefois, au terme de la discussion, quand Carmen a promis de l’aider, dans une tentative tardive de « réparer » l’abandon dans lequel elle l’a tenu jusqu’alors, il semble regretter sa dureté et rend à son tour à sa mère le baiser spontané qu’elle lui avait donné en début de soirée.
114Les rapports entre père et fils, s’ils sont moins fouillés, ne sont guère plus chaleureux. Enrique dit qu’il n’a jamais invité son père à dîner. Victor n’a pas le temps de déjeuner avec le sien : à l’aéroport, absorbé dans ses pensées, il est déjà dans la queue des passagers quand son père le rappelle pour lui dire au revoir. Victor veut alors l’embrasser, mais son père le repousse92 tout en lui disant espérer qu’il assistera au moins à son enterrement.
115Victor emmène son fils au restaurant mais ne parvient pas à parler avec lui de son homosexualité. Lorsque María Rosa explique à Victor le « problème » de Claudio, elle le fait dans une salle de gymnastique du collège où elle travaille. Le lieu choisi, sombre et désert, convient au secret dont il est d’usage d’entourer ce sujet délicat. Maria Rosa déclare : « Je préfère qu’il vive son homosexualité en liberté »93. Symboliquement, au moment où elle fait cette déclaration, les deux personnages se trouvent devant la fenêtre grillagée qui évoque irrésistiblement la prison. La profondeur de champ montre ici que la société est loin d’avoir adopté le libéralisme de la mère. Victor profite de la circonstance pour reprocher à son ex-femme d’avoir mal élevé Claudio et d’avoir détruit leur couple alors que l’enfant était encore jeune.
116Dans sa jeunesse, Victor jouait pourtant la comédie de l’affranchissement des valeurs reçues. Chez Luis Maria, tous deux évoquent leurs souvenirs, quand le père de Victor, qui était colonel94 avait découvert durant l’été 1952 les lectures des jeunes garçons : Sartre et Camus, et les avait censurées. Ils racontent comment ils avaient recouvert L’étranger avec une couverture de Gironella95 ou de Luca de Tena. Ces révoltes n’ont en réalité guère laissé de traces chez Victor, qui a suivi l’itinéraire classique de l’abandon des idéaux de jeunesse pour adopter un carriérisme effréné. Victor s’avère incapable de parler à son fils : ce n’est pourtant pas de l’indifférence, comme dans le cas de la mère d’Andrea. Il se montre en effet jaloux de l’intérêt que Claudio porte à d’autres hommes (Luis Maria, Hans). Il semble vouloir le protéger, mais s’y prend de la façon qui conduit le plus sûrement à la rupture, ainsi lorsqu’il ne trouve pas d’autre solution que d’agresser physiquement le professeur de chimie de Claudio, avec lequel ce dernier entretient des rapports homosexuels. Le désir de Victor de protéger physiquement son fils est connoté de façon ironique dans la séquence où il l’emmène déjeuner. Ils sont tous deux en voiture et tout à coup, Victor jure, exaspéré : « Bon Dieu ! La ceinture ! » Surpris, Claudio demande : « Quelle ceinture ? », et son père répond : « la ceinture de sécurité ». Dans sa bouche, le mot « sécurité » est ironique, lui qui refuse obstinément de faire effectuer les nouveaux contrôles qui s’imposent dans le sous-sol de la centrale, là où Luis Maria a détecté une faille. Dans sa vie privée, pour lui-même et pour ses proches, Victor exige donc le respect de normes précises de sécurité96, qu’il néglige complètement lorsqu’il s’agit de la collectivité, surtout lorsqu’elles sont en balance avec son propre intérêt, à savoir l’avancement de sa carrière.
117Finalement, ceux qui semblent le moins qualifiés pour élever les enfants sont bien les parents. Après les mères, leur égoïsme et leur froideur, les pères : tour à tour « démissionnaires » et violents comme Victor (Hablamos...), ou trop dirigistes et rigoristes, comme Alberto (Werther), ils courent droit à l’échec. Les enfants (ou adolescents) ne trouvent appui et encouragement qu’auprès de figures fugitives, extérieures par rapport au groupe familial : le Professeur, dans Werther, Hans97 ou Luis Maria pour le Claudio de Hablamos... Et sur ces trois personnages cités, deux se suicident, abandonnant ainsi l’enfant ou l’adolescent qu’ils avaient temporairement soutenu. Le fils de Carlota est l’exemple même d’un enfant-symptôme, produit direct d’une famille schizophrénisante qui sera impuissante à le sauver.
118Quant au Professeur dans Werther, quel est le legs que lui fait son père mort ? Celui de la maison d’abord, où il connaîtra le désespoir de l’abandon, et surtout, un paquet de vieilles lettres d’amour et un revolver, avec lequel il se suicidera finalement. Comme Claudio dans Hablamos... ne peut parler avec son père, le Professeur n’a jamais pu parler avec le sien. À la femme qui s’étonne qu’il n’ait jamais été au courant de leur liaison, il réplique : « C’est à peine si j’ai eu l’occasion de parler avec lui »98. La découverte des lettres (de sa mère, mais aussi de la maîtresse de son père) semble induire le schéma du double impératif contradictoire (« double bind »). Mais cette fois, au lieu de stipuler « sois comme moi », « mais pas en tout » (ne touche pas à ta mère), il indique : « sois comme moi » (volage, un « voyageur », selon les paroles même attribuées à Ossian et chantées dans l’opéra de Massenet qui ponctue le film), mais aussi « sois différent » (fixe ta libido). Le professeur résoudra cette double injonction grâce au deuxième objet mortifère envoyé d’outre-tombe : le revolver. La démarche d’aller voir la femme qui fut aimée de son père est une tentative pour combler l’absence du père. Mais comme dans l’histoire d’Œdipe, le fantôme de Laios n’a rien d’autre à envoyer à son fils que la mort.
119Dans le livre de Gœthe comme dans l’opéra de Massenet, les revolvers (ils sont deux) appartiennent à Albert, et le fait de les prêter à Werther apparaît clairement comme la vengeance d’un mari jaloux et excédé. Mais dans le roman comme dans l’opéra, c’est Charlotte elle-même qui remet au valet de Werther les pistolets réclamés par son maître. Ainsi le redoublement de l’objet mortifère répond-il à un désir de mort plus ou moins conscient de la part d’Albert et de Charlotte à l’encontre de Werther, comme seul moyen de les tirer tous trois d’une situation inextricable.
120Le déplacement dans le film sur la personne du père mort est hautement symbolique : ce sont toujours les parents qui empêchent leurs enfants de vivre. Le cadeau empoisonné qu’ils leur font, quand ce n’est pas la tristesse de la vie, c’est directement la mort. Le cinéma de Pilar Miró paraît en ce sens se démarquer de la plupart des films des années 70 et 80 en Espagne : ainsi que le démontre Marsha Kinder dans son chapitre sur la narration œdipienne dans le cinéma espagnol et sa subversion99, l’agressivité envers le père se déplace souvent sur la personne de la mère (elle cite le matricide dans Pascual Duarte et dans Furtivos).
121Malgré la rigidité et une certaine inconséquence dont Carlota fait preuve en disant à son amant qu’elle ne veut plus le voir, et ceci avant d’avoir eu l’explication décisive avec Alberto et l’enfant, Carlota est lavée du soupçon « d’homicide involontaire », et c’est bien le père qui, par-delà la mort, a envoyé le revolver à son fils.
122De même la mère de Miguel dans La petición est-elle involontairement et indirectement la cause de la mort de son fils. C’est en effet Francisca qui a provoqué les retrouvailles de Miguel et de Teresa. C’est elle qui est l’artisan de son propre malheur. Dans la séquence qui suit immédiatement ses tendres remontrances à son fils, lorsqu’elle a quitté la pièce, Miguel prend une rose et la respire avec délice. Cette rose rouge, substitut érotique de l’être désiré, a été posée sur la table par Francisca elle-même en servant à goûter aux jeunes gens ; bien au-delà de l’ornement, la fleur est symbolique : la mort se transmet avec l’amour, d’abord des parents aux enfants, puis entre partenaires sexuels.
123Ce triste panorama des relations parents-enfants doit être complété par celui des frères et sœurs. Marquant l’appartenance à une époque de chute libre de la natalité (c’est le cas général en Europe, mais encore plus accentué en Espagne)100 et faisant le portrait d’une classe sociale aisée (à l’exception de El crimen de Cuenca), le cinéma de Pilar Miró ne montre aucune véritable fratrie101. La protagoniste de Gary Cooper... ne veut pas voir son frère (qui n’apparaît pas à l’écran), et Victor semble indifférent au souvenir de Charo, sa sœur qui s’est suicidée dix ans auparavant. Il faut des circonstances aussi horribles que celle du « crime de Cuenca » pour qu’un clan familial donne l’impression de se ressouder (tardivement) autour de son « chef ». En dépit des différences d’époques et de milieux, la réalisatrice a insisté sur les liens qui existent d’une famille à l’autre, induisant le public, et ceci contrairement à ses habitudes, à établir le rapport entre ses différents films, à faire jouer l’intertextualité. Ainsi, elle a déclaré que les parents de Teresa dans La petición pourraient être les grands-parents d’Andrea dans Gary Cooper... Cette intention déclarée montre qu’au-delà de l’ancrage temporel et spatial de surface, une lecture plus vaste est autorisée, voire recommandée, à savoir la critique permanente et sans complaisance de la société de l’après-guerre dans laquelle la réalisatrice a vécu les dures années de son enfance. De la même façon, un lien subtil est établi entre les deux films intimistes, parmi d’autres critères plus explicites (nous reviendrons plus tard sur l’intertextualité), par un détail patronymique : lorsque Carmen demande à Nani comment s’appelle l’enfant, celle-ci répond « Andrés ». Le bébé est aussi, en quelque sorte, le petit-fils d’Andrea.
2.4. Le manque de solidarité : un problème générationnel ?
124La question est de savoir dans quelle mesure le manque de solidarité constaté dans les actions des protagonistes est à mettre au compte du drame historique vécu par le pays (la guerre et l’après-guerre), ou pour le formuler de façon plus brutale, dans quelle mesure le régime politique peut être tenu pour responsable du manque d’amour. La réponse à cette question ne peut être tranchée de façon univoque. Certes, Pilar Miró a déclaré, au moment de la sortie de Gary Cooper... :
Notre génération a été élevée dans le silence. Jamais on ne nous a donné d’explications sur rien, jamais on ne nous a demandé ce que nous ressentions. Nous sommes une génération dans sa majeure partie non solidaire, nous ne savons pas nous aimer102.
125Cette déclaration rejoint en effet toute une expérience générationnelle dont on voit le reflet dans le cinéma des dernières années du franquisme et celles de la transition démocratique. Le cinéma de Victor Erice (que Pilar Miré admirait beaucoup) présente des protagonistes repliés sur eux-mêmes, handicapés de la parole, souvent incapables d’extérioriser leurs sentiments103.
126Toutefois, dans la scène entre Andrea et l’acteur qui joue le personnage de Garcin dans l’adaptation de Huis clos, l’acteur (remarquablement interprété par Agustín González) conseille à Andrea de ne pas révéler aux autres la vérité sur son état. Il argumente :
Les gens n’aiment pas trop les moribonds (...) En fait, chez les vivants non plus il n’y a pas tellement de solidarité.
127Cette première partie de son discours a une portée universelle : l’égoïsme, le repli sur soi, semblent de tous les temps et tous les pays. Mais il lui fait part ensuite de sa propre expérience :
Lorsqu’on m’a mis en prison à Carabanchel, il y a quinze ans, pour corruption de mineur, il n’y a eu qu’une seule personne de la profession pour venir me voir : le mineur104.
128L’ancrage dans la réalité historique du franquisme rappelle à nouveau les raisons premières de ce manque de solidarité. Condamnant sans équivoque l’héritage politique et social du pays, le message filmique semble hésiter entre l’attribution de tous les maux au régime dictatorial, et un pessimisme humain plus radical. Ainsi, les échecs relationnels semblent parfois liés à une psychologie des profondeurs plus qu’à des raisons purement circonstancielles, pour douloureuses qu’elles eussent été. C’est pourquoi il serait faux d’attribuer entièrement le pessimisme de Beltenebros à une évolution personnelle et collective due à l’expérience du désenchantement politique. Tous les films de Pilar Miró sont empreints d’un certain pessimisme, sur lequel nous reviendrons dans la troisième partie. Dès le premier film, on perçoit toute l’ambiguïté105 (et aussi la richesse) du contenu, car le « mal à l’état pur » incarné par Teresa ne peut être entièrement attribué à l’hypocrisie dans laquelle elle a été élevée. Pilar Miró a déclaré s’être inspirée en partie du film de Joseph Losey : Le Messager106 pour construire l’atmosphère de son film. Le film de Losey raconte l’histoire d’une jeune et belle aristocrate anglaise du siècle dernier qui utilise les services d’un jeune garçon ami de son frère pour aller porter des messages à son amant, métayer de la ferme voisine. Victime des préjugés de classe, la jeune femme ne peut bien sûr épouser celui qu’elle aime. L’enfant découvre les lois qui régissent la hiérarchie sociale.
129La différence radicale dans La petición, c’est que Teresa devient maîtresse avant d’avoir été élève dans l’art de l’hypocrisie, art qu’elle utilise comme une arme. Sa vie est le déploiement d’une stratégie pour concilier de façon permanente ses intérêts et ses passions. Le personnage est cynique et apparemment inaccessible à la souffrance morale. Ainsi, la critique sociale reste présente à tout moment, mais à l’arrière-plan, en profondeur de champ, comme dans cette scène de l’office où l’on voit Francisca faisant la leçon à Miguel, tandis qu’au fond, le domestique lutine la servante.
130La critique sociale dans les films de Pilar Miré ne peut en rester à un constat désespéré : elle s’appuie sur un espoir de changement. L’engagement politique qui a été celui de la réalisatrice pendant toute sa vie (et sa participation active à la vie politique de son pays par l’acceptation successive de deux hauts postes de responsabilité) en atteste, et ceci malgré les désenchantements dus à l’exercice du pouvoir et à l’expérience douloureuse de l’ostracisme au sein même de sa famille politique. La filmographie de Pilar Miró établit un constat souvent négatif des relations humaines, mais de toutes les relations humaines, la famille se trouve être la quintessence de tous les conflits, de toutes les incompréhensions, de tous les manques d’amour.
131Une formule de Jean Cocteau pourrait assez bien résumer cette attitude complexe, qui fait le grand écart entre pessimisme et volontarisme : « En fin de compte, tout s’arrange, sauf la difficulté d’être ».
3. Le rejet de la religion
3.1. Un postulat d’ordre général
132Le rejet de la religion s’inscrit tout naturellement dans la diégèse des films étudiés comme la condamnation d’une société hypocrite pour laquelle la religion était un instrument de domination des masses, une façon commode de les maintenir dans l’obéissance de l’oligarchie, alliée de l’Église. C’est là le schéma mis en évidence dans El crimen de Cuenca, où, le personnage du curé Don Rufo correspondait bien au portrait que brossait déjà Jean-Jacques Rousseau d’une Église corrompue :
La religion ne sert que de masque à l’intérêt, et le culte sacré de sauvegarde à l’hypocrisie107.
133L’appartenance à la stricte obédience catholique était alors exigible, sous peine d’être traité en paria. C’est ainsi que le père de « El Cepa » déplore la disparition de son fils en disant : « Mon fils avait la crainte de Dieu », ce qui signifie qu’il était un bon fils et un homme respectable (nul ne mentionne sa déficience mentale, rendue apparente seulement par l’image). À l’inverse, Gregorio et León sont des êtres dangereux car ils ne respectent pas l’Église et les institutions établies.
134À l’époque du franquisme, l’Église est encore l’alliée objective de la dictature militaire. C’est pourquoi dans Gary Cooper..., film dont l’histoire se déroule au début de la transition démocratique, la scène où Andrea renvoie de façon expéditive l’aumônier de l’hôpital a une valeur, axiologique, même si Bernardo lui ôte une partie de son importance en attribuant cette attitude au caractère bien connu d’Andrea.
135Le prêtre n’est pas désagréable, il s’excuse d’avoir dérangé, et en arrivant, il s’adresse en termes amicaux à Andrea, en la tutoyant, ce qui accentue le contraste avec la réponse (« Non, vous ne pouvez pas m’aider, allez-vous en, s’il vous plaît ! »), et surtout le ton très sec employé par Andrea et son regard furibond. Avec l’agressivité qui correspond à son tempérament, Andrea exprime à ce moment l’affranchissement des valeurs imposées pendant l’enfance et la jeunesse. C’est toujours bien là une expérience générationnelle, car la jeunesse des années 90 n’ayant pas connu la coercition, ne ressent pas le même besoin d’émancipation et réagit plus généralement par l’indifférence. C’est le cas statistique de la jeunesse réelle, et aussi de celle présentée par les films de fiction, car l’Église n’y apparaît plus jamais au cœur d’une problématique. Andrea, dans la véhémence de sa réaction, est encore le porte-parole de la réalisatrice. Le rejet de l’Église en tant qu’institution108 va de pair avec le rejet de l’Armée dont on voit un exemple significatif par la moue d’Andrea quand elle découvre dans la malle aux souvenirs les médailles militaires de son père.
136Mais le rejet de l’institution s’étend apparemment aux contenus de la foi transmis par l’Église. Ceux-ci ne sont à aucun moment discutés, ils sont plutôt ignorés. Nulle angoisse métaphysique chez Pilar Miró, à la façon d’un Bergman par exemple. Mais par ailleurs, il n’y a pas non plus de satire féroce à l’encontre des prêtres ou du discours religieux, comme il en existait chez Buñuel, dont on connaît le mot d’esprit : « Je suis athée, grâce à Dieu ! » Le problème semble avoir été réglé une fois pour toutes : Dieu est absent et l’homme (ou la femme) ne s’en soucie guère. Il existe cependant certains plans qui ont une valeur ironique, une très légère saveur buñuelienne. C’est, dans La petición, le plan fugitif qui montre la mère de Teresa assise sur un canapé à côté d’un évêque : rond et rubicond, celui-ci est la caricature des riches prélats qui partagent avec la bourgeoisie qu’ils cautionnent les honneurs et la richesse. C’est encore plus la scène de l’église : Teresa feint de prier, alors qu’en fait elle n’est attentive qu’à ce qui se passe autour d’elle et parvient à diriger de main de maître les trois personnages qui se succèdent dans l’église : Francisca (qu’elle fait attendre dehors, prétextant avoir oublié son gant), le muet (à qui elle demande de le ramasser), et Miguel (à l’intention duquel elle dépose la clé dans le bénitier). Chacun des trois personnages accomplit très exactement ce qu’elle exige d’eux. La scène montre de façon éclatante la duplicité et l’habileté de Teresa. Elle est orchestrée comme un ballet : pendant que le muet se penche pour ramasser le gant, Teresa dépose la clé, et ensuite Miguel donne de l’eau bénite au muet, cette courtoisie feinte évitant au muet d’apercevoir la clé dans le bénitier. En revanche, le spectateur la voit parfaitement, grâce au gros plan sur le bénitier avec la clé : l’objet du culte est instrumentalisé, détourné de sa fonction initiale pour permettre la débauche dans le secret. Il y a donc une ironie dans le gros plan qui clôt la scène de l’église.
137Par fondu enchaîné on passe à une scène de divertissement : « un dimanche au bord de l’eau ». Il s’agit cette fois de l’eau du lac, sur les berges duquel s’active la fanfare : la musique populaire et festive est un évident contrepoint au silence précédent de l’église, en principe propice au recueillement. Le montage s’avère encore plus ironique avec les plans suivants, qui montrent en plein cadre des canards qui crient et battent des ailes, mis en parallèle par le montage alterné avec les nageurs qui font la course. La fête en plein air (par opposition au bal à l’hôtel de Marsan, où tout se déroule conformément à l’étiquette), c’est la liberté que chacun goûte avec délice : Francisca renonce à chaperonner Teresa, les amoureux s’embrassent sous l’ombrelle, un homme fait la sieste, son chapeau sur la figure, et la petite fille soulage sa vessie : la caméra nous montre aussi, de façon humoristique, ses fesses en plein cadre, insistant sur l’érotisation générale de l’environnement humain.
138Dans La petición, il ne s’agit pas du rejet de l’Église en tant qu’institution et des hommes qui l’incarnent, mais de la mise en place d’une perversion totale des valeurs : Teresa reprend à son compte l’hypocrisie familiale et en use pour cacher les effets de son érotisme destructeur. Son attitude n’est jamais formellement désapprouvée, même si la scène des coups de rame répétés portés au muet est d’une extrême violence, et que le crime ne répond à aucun « impératif » vital pour Teresa : le muet ne risque pas de la dénoncer. Le meurtre ne semble pas répondre non plus à l’inconvénient d’avoir à partager avec un homme socialement très inférieur le secret compromettant de la mort de Miguel, ni bien sûr à celui d’avoir des rapports amoureux avec un autre, ce qui pourrait constituer pour une Teresa dénuée de tout scrupule une nouvelle expérience intéressante. La violence de la scène insiste au contraire sur le refus de toute contrainte (une promesse à tenir, voilà bien quelque chose d’insupportable). D’autre part, dans la perspective « sadique » qui peut éclairer quelques attitudes du personnage, les coups terribles qu’elle porte au malheureux peuvent lui procurer une certaine jouissance, même si là encore, les images ne permettent pas de l’assurer, d’autant plus qu’il n’y a à aucun moment une focalisation interne du personnage, aucun monologue intérieur, aucun dilemme.
139La seule condamnation évidente est celle de la société qui rend possible une telle violence. La dissimulation réussit fort bien à Teresa, dont le dernier plan met en valeur le menton levé avec arrogance et l’air de défi qu’elle porte dans les yeux en ouvrant le bal avec son fiancé109. Dans la même tonalité pessimiste que celle que nous avons déjà dégagée, les innocents sont des victimes offertes au sadisme de ceux qui sont à un moment donné les maîtres de leur territoire : ils subissent ainsi tortures (El crimen...), peine de mort (La petición, Beltenebros), viol (El pájaro...), attentats (Gary Cooper..., Tu nombre. Les criminels sont rarement inquiétés. La justice des hommes semble s’exercer à contre-emploi, même s’il existe des effets compensatoires, assez rares et toujours trop tardifs pour réparer le mal : la vérité est rétablie, innocentant Gregorio et León, le commissaire Ugarte est démasqué et tué par Darman, Carmen trouve l’apaisement dans le Sud où elle s’est installée, les assassins de Jaime et des miliciens sont tués à leur tour...
140Dans Tu nombre envenena mis sueños, le recours à la prière est présenté comme une preuve de faiblesse : on voit ainsi le père de Julia, affalé dans son fauteuil, craignant tout de la guerre et préférant fermer les yeux sur les activités des tueurs qu’il héberge, déclarer : « Je vais prier un peu, c’est la seule chose qui me soulage... »
141En net contrepoint, l’autre personnage de père, celui de Jaime, reprenant le discours anti-clérical en vigueur chez les républicains, dit à Julia que les miracles ne sont que des bêtises inventées par les curés. Mais il ajoute que pourtant, cela lui semble un miracle de pouvoir encore se lever chaque matin. Remarquons que dans le livre, c’est Angel Barciela qui tient des propos anticléricaux : cette caractéristique est donc déplacée dans le film sur d’autres personnages de moindre importance, comme la toile de fond idéologique du camp républicain. Ce déplacement permet d’éviter la dispersion psychologique du personnage de Barciela, tout entier tourné vers la recherche obstinée d’une vérité dérangeante, puis dévoré par sa passion pour Julia.
142Dans ce film également, comme dans La petición, c’est parfois le montage qui a valeur ironique : alors qu’on vient de souligner que c’est la nuit de Noël, le plan suivant enchaîne sur le repas bruyant et peu raffiné des filles de la revue et de leurs accompagnateurs masculins au cours duquel le « directeur artistique » de la revue se vante d’être le meilleur spécialiste en « culs féminins » de toute la ville et en énumère la classification cocasse et vulgaire dont il est l’auteur. La séquence se termine par un numéro de flamenco improvisé sur la table, et où la liberté revendiquée dans les chants est au premier chef une liberté sexuelle.
143Le refus de Julia d’adhérer totalement à l’espoir de son premier amant dans « les lendemains qui chantent » a une résonance très « mironienne ». Il est très probable que Leguina, écrivant ce livre pour son amie Pilar Miró, ait adopté son point de vue en critiquant les « intellectuels militants, prêtres d’une nouvelle religion », lors de l’ébauche du portrait de Jaime.
144Quant à la justice de Dieu, elle n’existe pas et « la mort de Dieu », l’absence de toute transcendance n’est pas pour rien non plus dans le pessimisme qui se dégage de chaque film. Il y avait par exemple la manifestation de la justice divine dans l’univers médiéval très noir du film Le nom de la rose (Jean-Jacques Annaud, 1986) : l’inquisiteur qui cherchait à échapper à la colère des paysans versait dans un fossé et s’empalait sur une herse. Le simple carton qui se superpose aux photos des principaux responsables des maux endurés par Gregorio et León souligne qu’ils n’eurent à comparaître devant aucun tribunal : ils ont eu la « chance » d’être déjà morts et de n’avoir aucun compte à rendre. Le constat est fait, simplement, comme l’expression d’un double regret : celui que les responsables n’aient pas été punis, et celui, sous-jacent, que la Justice ait perdu une possibilité de se réhabiliter, en émettant pour une fois une sentence équitable.
145Ainsi, la religion n’est pas vraiment combattue, mais ignorée. Elle n’existe plus, comme effet bénéfique, que dans l’ordre esthétique : Bernardo, responsable de la restauration de monuments historiques, s’occupe dans Gary Cooper... de restaurer une église romane aux alentours de Madrid. Son émule, Carmen, dans El pájaro..., restaure des tableaux anciens. La scène de la Visitation de la Vierge Marie à sa cousine Élisabeth, peinte par Murillo, par l’utilisation qui en est faite dans le film, permet un bel éloge de la peinture religieuse espagnole.
3.2. Gary Cooper que estás en los cielos : le titre, un cas de dénégation
146C’est donc tout un « catéchisme » qui est rejeté en bloc. Voilà du moins la conviction profonde que l’on entrevoit. Mais un problème d’interprétation se pose alors quant au titre du film Gary Cooper que estás en los cielos. Est-il à interpréter uniquement comme une bonne plaisanterie, comme un pied de nez à l’institution religieuse ? L’admiration qu’Andrea voue à l’acteur Gary Cooper et l’importance que prennent dans le film les différentes occurrences des « prières » qui lui sont adressées en sont un démenti immédiat et absolu.
147Le titre : Gary Cooper qui es aux cieux, est certainement le titre le plus réussi de Pilar Miré. En effet, par l’allusion religieuse qu’il renferme, il se situe du côté des grands titres mythiques du cinéma, comme À l’est d’Eden110 par exemple. D’emblée, le titre intrigue ou choque, mais ne peut laisser indifférent. C’est un titre « coup de poing ». Il fonctionne d’abord comme une provocation. C’est en effet une parodie de la prière enseignée par Jésus à ses apôtres comme expression de la foi : « Notre Père qui es aux cieux »111. Ici, c’est une star du cinéma hollywoodien qui est substituée à Dieu le Père. Selon le schéma œdipien, il s’agit de l’image transfigurée du père. Dans une perspective freudienne, la première expérience n’est pas celle de Dieu, que le petit enfant ne peut qu’ignorer, mais celle du père, qui est la puissance tutélaire, à la fois protectrice et menaçante. Le Père est cette figure de l’autorité suprême qui condense pour l’adulte la figure crainte de Dieu, véhiculée par l’éducation religieuse112, celle du père réel, fugitivement mais efficacement évoquée par la moue de dégoût d’Andrea lorsqu’elle retrouve dans la malle aux souvenirs les décorations militaires, et celle du Père symbolique, le Père de l’Espagne (même s’il s’agit d’une paternité usurpée) : Franco. Comme le « Generalísimo » a incarné l’ordre militaire suprême, il est en ce sens le Père (symbolique) du père (celui d’Andrea dans la diégèse). Tous deux ont aussi en commun d’avoir disparu. Le vide peut être comblé, dans l’imaginaire d’Andrea, par les acteurs de cinéma113 : c’est le sens de la succession des plans (rejet des médailles puis plaisir pris à contempler les photos).
148Pour le spectateur croyant, le titre peut apparaître comme un sacrilège. Pourtant, il n’y a sacrilège que si l’existence de la divinité est reconnue. S’il n’est point de divinité, il n’est point de sacrilège. Mais la réalité est plus complexe que ses apparences syllogistiques.
149Octave Mannoni114 examine ce problème de la croyance à partir de la notion freudienne de désaveu (« Verleugnung »), s’appliquant au petit garçon :
L’enfant, prenant pour la première fois connaissance de l’anatomie féminine, découvre l’absence de pénis dans la réalité, mais il désavoue ou répudie le démenti que lui inflige la réalité afin de conserver sa croyance à l’existence du phallus maternel.
150La croyance continue donc après la découverte de la réalité, selon la formule qui d’après le thérapeute, revient fréquemment dans les analyses : « Je sais bien mais quand même... » Le décodage de la phrase « Gary Cooper qui es aux cieux... » peut ainsi s’effectuer selon le schéma mis en lumière par Mannoni à la suite de Freud : « Je sais bien (que Dieu n’existe pas)115, mais quand même (il doit pouvoir m’aider) »116. La structure (« Je sais bien, mais quand même ») est complétée par le déplacement (Gary Cooper à la place de Dieu), figure si fréquente dans les rêves, et développée également par les écrits freudiens. Quant à l’invocation contenue dans le titre du film, elle est complétée par la supplication d’Andrea (qui saute ainsi directement à la dernière ligne de la prière) : librame de todo mal. On remarque que la dimension collective (« délivre-nous du mal ») est remplacée par la demande individuelle : « délivre-moi ». Devant la mort, Andrea, comme tout être humain, est seule. L’expérience enfantine du sentiment de faiblesse et du besoin d’amour est ainsi retrouvée et décuplée : la surpuissance enveloppante peut seule délivrer de la faiblesse. En dépit de son refus de la divinité à l’âge adulte, elle réinvente une prière, une prière païenne adressée à son « dieu » symbolique : l’archétype de l’acteur de cinéma. Pourquoi Gary Cooper et pas un autre ? Pilar Miró a répondu de façon très séduisante à cette question :
Chaque fois que je voyais un film de Gary Cooper, le monde changeait. Il n’y avait que lui pour arriver au dernier moment, et me tendant la main, me faire monter sur son cheval. Il n’y avait que lui d’assez honnête pour en finir d’un regard avec la peur que me causaient mon père, les bonnes sœurs et les amygdales117.
151L’acteur apparaît donc comme un substitut paternel : il est le shérif courageux qui incarne l’ordre moral, mais aussi la figure idéale qui tempère la loi par l’amour. Il est à lui seul un raccourci de la fonction symbolique du cinéma : la libération de l’angoisse (de toutes les angoisses) par la projection et l’identification118. Comme l’indique le Dictionnaire des symboles 119 à l’article « Père » :
Le père est non seulement l’être que l’on veut posséder ou avoir ; mais aussi celui que l’on veut pouvoir devenir, être ou valoir.
152Cet idéal du moi est répété trois fois sur l’affiche du film, comme une reproduction du désir jusqu’à l’infini. Ce rôle affectif de l’image se double d’un modèle esthétique : Pérez Millán, à propos du tournage de El crimen de Cuenca, rappelait les consignes répétées de Pilar Miró à ses interprètes : « Soyez comme Kirk Douglas, comme Gary Cooper, dont on dirait qu’ils ne font rien120... »
153Elle propose aux acteurs de suivre comme modèles ceux qui ont été les siens. Le désir mimétique peut ainsi s’exercer par personne interposée.
154On reviendra plus tard sur Gary Cooper, archétype d’acteur et archétype de personnage dans le cinéma américain, et qui incarne la figure la plus haute dans ce processus de mythification du cinéma propre à tous les films de Pilar Miró.
155Pour l’instant, l’analyse du titre du film nous a permis de mettre en évidence le mécanisme subtil des phénomènes de croyance-incroyance. L’incroyance religieuse est ancrée dans les convictions déclarées des personnages, elle fait partie du contenu manifeste et conscient, est le fruit de la réflexion et de la révolte politique et sociale. Mais devant la menace imminente de la mort, l’inconscient résiste et laisse affleurer la prière. Le contenu de la prière, il est vrai, est expulsé, mais la trace mnémique de la forme, remontant à l’enfance subsiste, intacte. L’objet du désir (Gary Cooper, figure de substitution du Père) est un objet perdu. Mais c’est là l’essence même du cinéma, un sujet que nous reprendrons dans la troisième partie de cet ouvrage.
Notes de bas de page
1 La situation des deux personnages à ce moment-là est assez semblable à celle qui est développée par Sydney Pollack, dans un film que Pilar Miró apprécie : The way we were (Nos plus belles années, 1973). La femme interprétée par Barbara Streisand, militante communiste acharnée, ne peut comprendre le goût de son amant (Robert Redford) pour les conversations mondaines et les plaisanteries aux dépens d’autrui qui ne servent qu’à se mettre en valeur.
2 Cf. les déclarations de Mercedes Sampietro (Annexes) qui aurait préféré une esthétique plus « néo-réaliste ». Pilar Miró reconnaît l’évolution du personnage au cours du film : Al principio era una señorita pija y poco a poco se convierte en una mujer despreocupada de su aspecto y relaciones sociales. (El Periódico, 06.05.93).
3 Interprétée avec conviction par Asunción Balaguer, la femme de Francisco Rabal. On peut apprécier la façon dont Pilar Miré dans tous ses films a su révéler des talents (Mercedes Sampietro, Daniel Dicenta) et aussi rendre hommage à de grands artistes déjà d’un certain âge : Asunción Balaguer, Alfredo Mayo, Mary Carrillo, Fernando Rey...
4 Maurice et Serrano, op. cit., p. 53. L’ironie de l’expression « Movimiento nacional » pour désigner un système particulièrement immobiliste n’a échappé à personne.
5 Suivie de la répétition de la pièce de Ruiz de Alarcón, la séquence des « joyeuses ramasseuses de tomates » fait penser à un charmant tableau d’opérette : la critique sociale en est complètement absente. Rien de plus éloigné du film de John Ford, The grapes of wrath (Les raisins de la colère, 1940).
6 Román Gubern, non sans humour, lui oppose une autre idée très juste : la société moderne est souvent le reflet du cinéma (il donne l’exemple des blue-jeans de James Dean que tant de jeunes adoptèrent aussitôt, mais la liste des exemples serait infinie). Cf. Espejo de fantasmas, op. cit.
7 On s’y perd un peu dans les noms, car les acteurs s’appellent par leurs prénoms bien sûr, et non par ceux des personnages de la pièce : le personnage d’Inés est « Maria » (Alicia Hermida) et celui d’Estelle « Carmen » (Amparo Soler Leal). L’acteur Agustin González se trompe d’ailleurs en disant : ¿ A quién golpeabas tú ? ¿ A María, al decorador...? (« Sur qui voulais-tu taper, sur Maria, sur le décorateur...? »). Il aurait dû dire « Carmen » : c’est avec Carmen qu’Andrea ne peut s’entendre. Dans la pièce, le personnage d’Inés a la violence à fleur de peau, mais elle reconnaît les crimes qu’elle a commis. Estelle au contraire ajoute l’hypocrisie et la lâcheté au narcissisme.
8 En ce qui concerne le prix que Pilar Miré reçut au festival de Télévision de Montecarlo en 1967, elle répond de la même façon qu’Andrea (autre indice autobiographique), en disant qu’elle ne le méritait pas et qu’elle préfère d’autres choses qu’elle avait faites et qui n’auraient jamais obtenu de prix. Cf. Annexes : Entrevista a Pilar Miré 20.06.94.
9 Espero que este premio a un programa sin pretensiones estimule a dar más oportunidades y más libertad a todos los que quieran hacer cosas en esta casa.
10 Esa bruja se casó con el hombre de mi vida dit Andrea.
11 L’exemple le plus célèbre de cette figure est sans doute celui de la fin du film : The Great Dictator, (Le Dictateur, 1940), où Charlie Chaplin rompt le pacte d’illusion et s’adresse longuement au spectateur en fixant l’objectif de la caméra.
12 Cf. Christian Metz : L’énonciation impersonnelle ou le site du film, Méridiens Klincksieck, 1991.
13 Cuando me dejen, cuando encuentre un productor que se deje convencer...
14 El crimen de Cuenca est encore sous séquestre, et ne sera autorisé qu’en Août 1981.
15 Gilles Deleuze, L’image-mouvement, Éd. de Minuit, 1991, p. 8.
16 Un productor a quien pueda engatusar con mi tremendo talento...
17 John Ford hizo 70 películas, Howard Hawks 58, Alfred Hitchcock 50... yo no quiero ser menos. En réalité, ce sont 138 films en tout qui furent réalisés par John Ford (de 1917 à 1966), mais beaucoup ont été perdus ou sont inconnus (en particulier une soixantaine de films muets, signés du nom de « Jack Ford » entre 1917 et 1928).
18 La retórica de la postguerra se aplicaba a desprestigiar los conatos de feminismo que tomaron auge en los años de la República y volvía a poner el acento en el heroísmo abnegado de madres y esposas, en la importancia de su silenciosa y oscura labor como pilares del hogar cristiano. (Destine, 1996, p. 93). La société était dominée par un moralisme bien-pensant et étriqué (« cursilería pacata »).
19 Un exemple de l’échec retentissant d’une famille en vue est donné par El Desencanto, (J. Chávarri). Cf. première partie.
20 Dans le sous-chapitre : « La difficile émancipation féminine », les auteurs de l’Espagne au XXe siècle (op. cit.) rappellent : « La persistance d’une relative marginalité des femmes est bien mise en relief par leur contribution aux ressources provenant du travail, où elles n’interviennent que pour 18,6 % contre 81,4 % pour les hommes, une des proportions les plus faibles de toute l’Europe (...) Néanmoins, les femmes gagnent du terrain dans la société espagnole où, en 1992, elles représentaient déjà presque la moitié des techniciens et membres des professions libérales ». (p. 133)
21 Dans la première partie de crise économique mondiale (1975-1981), la paralysie de l’effort technologique constitue un trait spécifique de l’économie espagnole. Cf. L’Espagne au XXe siècle, p. 221.
22 ¿ Quieres decir que puedo tomarme un desquite porque me has puesto los cuernos con Almonacid ?
23 El Periódico, 22.09.82 : Pilar Miró escribe un guión, dirige una película y ataca de nuevo al hombre. (Cf. première partie).
24 Par ailleurs, dans El pájaro... Carmen, lorsqu’elle découvre que Nani s’est enfuie avec le bébé après le dur accueil qu’elle lui avait réservé la veille au soir, prend sa voiture pour les rattraper sur le chemin et s’excuse en reconnaissant en termes crus : Ayer me porté como una hija de puta. Pero no soy así... creo que no soy así.
25 Nièce d’un membre influent du conseil d’Administration, ce qui lui permet d’avoir accès à la centrale.
26 La réalisatrice trouve le moyen de citer au passage ses auteurs préférés.
27 Hopewell, op. cit., p. 100 : Los nombres que un director pone a sus personajes constituyen un buen indice del modo en que percibe el mundo.
28 Mythe forgé par la nouvelle de Prosper Mérimée publiée en 1845, relayée par l’opéra de Georges Bizet en 1874, reconnu comme un chef-d’œuvre de la tradition lyrique française.
29 « En ce temps-là, l’androgyne était un genre distinct et qui, pour la forme comme pour le nom, tenait des deux autres, à la fois du mâle et de la femelle » (189é). Cf. Dictionnaire des symboles, op. cit. : « Les croyances les plus anciennes rejoignent ici les leçons les plus actuelles de la biologie, l’être humain ne naît jamais totalement polarisé dans son sexe ».
30 ¡ Qué culo ! / Olvidate del culo y dime cómo la puedo localizar (« Quel cul ! / Oublie son cul et dis-moi plutôt comment je peux la joindre »).
31 Lo mío es diferente.
32 Contrairement à celui de Julia dans Tu nombre...
33 En el edificio de contención es donde está ubicado el reactor y sus partes vitales son : las barras de combustible, las barras de control, el moderador, el fluido réfrigérante y el caloportador que circula a través del núcleo...
34 Aubier Montaigne, coll. bilingue, 1971. En espagnol, Andrea dit : Pienso que no cae un gorrión sin que intervenga la Providencia. Si no ocurre hoy, ocurrirá luego. Si no ocurre luego, tendrá que ocurrir. Parque nadie sabe qué abandona ni cuando es oportuno dejarlo. Hay que estar preparado.
35 ¿ Siempre eliges los momentos asi para citar a tus autores ? Lo del gorrión caído no me ha gustado nada, me parece una alusión poco delicada... : « Tu choisis toujours ces moments-là pour citer tes auteurs préférés ? L’histoire du petit oiseau tombé ne m’a pas plu du tout, c’est une allusion qui manque de délicatesse... »
36 Cf. Werther, op. cit., note de la page 121 et précisions du Larousse Universel (2vol.) de 1923, Paris. Les « poèmes gaéliques » d’Ossian, publiés en Angleterre en 1763, sont sans doute la plus réussie des supercheries littéraires. Le poète écossais Macpherson avait prétendu recueillir dans les campagnes d’Écosse des chants populaires très anciens qu’il faisait remonter au barde légendaire du IIIe siècle, fils de Fingal, roi de Morven. Herder, ami de Gœthe, était enthousiaste des chants épiques d’Ossian où il pensait reconnaître une poésie authentiquement populaire. Macpherson (1738-1796) était un poète de grand talent, son recueil eut un succès immense et une influence profonde sur la littérature romantique. La supercherie ne fut reconnue que bien plus tard.
37 Por el antiguo parque solitario y helado/ ahora mismo dos sombras errantes han pasado/ Sus ojos están muertos, su voz es apagada/ Apenas si de sus palabras se oye nada./ Por el antiguo parque solitario y helado/ ahora mismo dos sombras errantes han pasado./ – ¿ Recuerdas todavía el éxtasis de amor ? Teresa l’interrompt pour donner la réponse féminine à la demande masculine : – ¿ Por qué quieres que lo recuerde mejor ? (Thème verlainien de la froideur et de l’indifférence féminines, bien en accord avec la thématique du conte zolien.)
38 Cf. Marquis de Sade : La philosophie dans le boudoir (Union Générale d’Édition, 1972, coll. 10/18), [1795],
39 On a un bon exemple des effets esthétiques que l’on peut tirer de l’éclairage aux bougies et de sa disparition dans la scène où Teresa quitte sa chambre, faisant éteindre les bougies par Francisca et laissant le muet seul en compagnie du mort (reflets de la lune ou de lueurs extérieures à travers le rideau en dentelle sur le visage du muet). Cf. l’ouvrage du directeur de la photographie, Néstor Almendros, Días de una cámara (Seix Barral, 1990), sur le travail effectué à la lumière des bougies dans le film L’enfant sauvage (F. Truffaut, 1969).
40 Tout cinéphile français pensera inévitablement à la fameuse scène du repas des domestiques dans La règle du jeu (Jean Renoir, 1939) : les domestiques, pour la plupart, reprenaient en mode mineur les manières des maîtres, et la décontraction n’était pas vraiment de mise. L’arrivée du personnage de Marceau (Carette) introduisait justement un élément nouveau qui séduisait Lisette (Paulette Dubost)...
41 Cf. également le gag burlesque du domestique qui entre si brusquement dans la cuisine qu’il manque de renverser le verre de lait que Francisca a préparé pour son fils.
42 Bazin, op. cit., p. 75. La valorisation positive de la profondeur de champ chez André Bazin est le corollaire de sa critique du montage. Pilar Miró a usé des deux procédés avec une égale réussite.
43 El rey del río, 1995, avec Gustave Salmerón, Achero Mañas et Alfredo Landa. Le thème de la nourriture abondante est également développé dans Demonios en el jardin (1983) et dans La mitad del cielo (1987). Cf. « La nourriture chez Manuel Gutiérrez Aragón : présentation et rôle dans Demonios en el jardín », Jean-Pierre Castellani, in Hispanística XX, n° 5, « Média et représentation dans le monde hispanique au XXe siècle », Université de Bourgogne, 1987. Par ailleurs, Remains of the day est un film de 1994, avec Anthony Hopkins et Emma Thompson.
44 Bruno Bettelheim : Psychanalyse des contes de fées, Robert Laffont, 1988, p. 267.
45 Voir Julia Kristeva : Histoires d’amour, Denoël, 1994, (la phase orale de l’organisation de la libido).
46 La fin de la guerre arrive apparemment à temps pour stopper cette possible déchéance de Julia dans Tu nombre...
47 Figures mythiques et visages de l’œuvre (De la mythocritique à la mythanalyse), Dunod, 1992, p. 266.
48 Les deux exemples les plus célèbres sont le tableau Les vieilles (Las viejas, o el Tiempo), intitulé également ¿ Que tal ? (collections du Musée de Lille) et une eau-forte de la série Los Caprichos, « Hasta la muerte » (n° 55).
49 Rappel de la pièce de Jean-Paul Sartre (Gallimard, 1992) : trois personnages qui ne se connaissent pas se retrouvent après leur mort enfermés dans une même pièce pour l’éternité ; ils comprennent bientôt que « l’enfer, c’est les autres ».
50 Vas y vienes, y tu madre sin enterarse.
51 Dios mío, ¡ hubiera tenido que ir a la peluqueria !
52 Christiane Olivier, Les enfants de Jocaste, Éd. Denoël, 1980.
53 Sigmund Freud, Ma vie et la psychanalyse : « Nous connaissons moins bien la vie sexuelle de la petite fille que celle du petit garçon. N’en ayons pas trop honte : la vie sexuelle de la femme adulte est encore un Continent noir pour la psychologie. » (1925). Dans La vie sexuelle, ouvrage tardif, Freud pose enfin la question : « Que réclame la petite fille de sa mère ? (...) Elle avait pour objet premier sa mère ; comment trouve-t-elle son chemin jusqu’à son père ? Comment, quand et pourquoi s’est-elle détachée de sa mère ? » (cité par C. Olivier, p. 43).
54 Le signifiant imaginaire, op. cit., p. 86.
55 Cf. Le Banquet.
56 Carmen redécouvrira tardivement cette complétude. Cf. les scènes où elle tient son petit-fils dans les bras, à Almería, contrastant avec sa maladresse la première fois qu’elle en fait l’expérience, à Madrid.
57 Il est une autre lecture de l’impossibilité d’Andrea à être mère : sa mère ne lui a pas ouvert les portes de la vie et pourrait être à l’origine de l’évanouissement du rêve d’enfant. D’un point de vue masculin, c’est ce qu’exprimait Hervé Bazin dans son terrible roman, Vipère au poing (Éd. Grasset, 1948) : « Celui qui n’a pas cru en sa mère, celui-là n’entrera pas dans le royaume de la terre » (pastiche de l’évangile : « Celui qui n’a pas cru en mon Père, celui-là n’entrera pas dans le royaume des cieux ».) Il ajoutait : « Toute foi me semble une duperie, toute autorité un fléau, toute tendresse un calcul.... Je ne suis solidaire que de moi-même ».
58 Pero ¿ os habéis casado, verdad ?
59 Cf. Jacques Lacan, Écrits (Seuil, 1995) : « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du Je ».
60 Mamá, si fuera cierto eso que dices, que te vas a morir, ¿ qué tendrías que decirme ?
61 « Vanités des vanités, tout n’est que vanité », Qohéleth ou L’Ecclésiaste, 12, 8.
62 C’est exactement ce que dira la propriétaire du tableau de Pantoja dans El pájaro de la felicidad : En esta casa no ha habido nunca baratijas.
63 Remarquons qu’on ne voit jamais, et pour cause, la mère et son fils dans le même plan : c’est la demande de l’acte de décès de sa mère par José Maria Grimaldos qui permet la résolution finale, comme une délivrance du fils, étendue symboliquement aux innocents accusés injustement.
64 Cette œuvre de François Mauriac publiée en 1924 connut en France un grand succès. L’auteur fait dans ses romans le portrait impitoyable de la grande bourgeoisie pour laquelle il n’est pire péché que le scandale. C’est aussi l’attitude des parents de Teresa dans La petición.
65 La casa de Bernarda Alba, pièce dont Mario Camus fit un film en 1987. Se reporter également à la belle galerie de « matriarches » du cinéma espagnol, souvent représentées assises comme sur un trône, et dont Marsha Kinder rassemble les photos dans son ouvrage (pages 236-237) : Bernarda Alba, la grand-mère de Mamá cumple tien años (Carlos Saura, 1979), et celle de La mitad del cielo, (Manuel Gutiérrez Aragón, 1986), que M. Kinder qualifie de « cigar-smoking phallic mother » (Blood Cinema. The reconstruction of national identity in Spain, University of California Press, 1993).
66 Dans Tacones lejanos, l’admiration inséparable du ressentiment devant la mère parfaite que ressent Rebeca (Victoria Abril) et qui la renvoie à sa propre insuffisance est un rappel explicite du film d’Ingmar Bergman, Sonate d’automne, 1977.
67 R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux, p. 130. « Fading », de l’anglais « to fade » : se faner, se décolorer, s’éteindre.
68 Le personnage est interprété par Fernando Delgado (qui était le phalangiste de deux générations dans La prima Angélica, de Carlos Saura).
69 Bernardo, no habría sido capaz de vivir contigo, pero me parece que podría morir en paz a tu lado.
70 C’est ce qui fait la différence avec un film comme Alas de mariposa (1992), de Juanma Bajo Ulloa, où le conflit est terrible, mais qui autorise à la fin un retour de tendresse.
71 La méconnaissance de la violence est un trait permanent des sociétés modernes. Cf. René Girard, La violence et le sacré et Des choses cachées depuis la fondation du monde.
72 Le crime des pères, Seuil, 1993.
73 No sabes la cantidad de maleza que ha crecido en torno al cenador.../ ¿Te acuerdas, Alfredo ?/ ¿ De qué ? Sabe un poco a quemado/... Del cenador. Il est permis de voir une ironie dans le traitement formel du thème de la tonnelle. La seule fois où elle apparaît à l’écran, c’est au générique de début, où l’on voit Teresa et Miguel enfants, la parcourant sagement et s’éloignant vers le fond. On assiste ensuite au jeu du « cheval » et à la cruauté de Teresa (contraste marqué avec le souvenir romantique de la mère). Le lieu de prédilection de Teresa ne sera plus la tonnelle (lieu de l’amour platonique), mais la serre (lieu de l’amour charnel). Cf. Troisième partie.
74 Es la primera vez que te veo poner atención a lo que dice otra mujer que no sea Jane Fonda... Rappelons que les opinions politiques de l’actrice Jane Fonda contre les grandes options du gouvernement américain ne peuvent que lui attirer la sympathie d’Andrea (et au-delà, de Pilar Miró).
75 ¿ Por qué se harân viejos los Jóvenes ? / ¿ Echas algo en falta ?
76 Trabajo y dinero nos costó que le enviaran a... esa casa, en lugar de meterle en prisión. Hija mia.../Papá, ¿ no crees que tengo edad suficiente para que hablemos de eso y de otras muchas cosas de una forma natural y simple ?
77 Cf. les « gouffres intérieurs » auxquels Luis Buñuel avait d’abord pensé faire allusion dans un titre envisagé pour son premier film (Un chien andalou) : Prohibido asomarse al interior (« Défense de se pencher au-dedans »). Voir Mi último suspiro.
78 A ti no te pasa nunca nada.
79 Si eras sólo una niña pequeña...
80 Sur le tournage de cette scène, voir le récit qu’en fait Pilar Miró dans l’interview du 31.10.94 (Annexes). La mère de Carmen est interprétée par Mari Carmen Prendes. Voici ce qu’en dit un ouvrage de référence sur les acteurs espagnols, El cine español en sus intépretes (C. Aguilar et J. Genover, Verdoux, 1992) : A lo largo de dos décadas de considerable actividad cinematográfica, mantiene por lo común la misma tipología de mujer madura, habitualmente suegra o esposa, bien cascarrabias, bien autoritaria, que la veteranía de la actriz colorea con la suficiente convicción como para que no pueda hablarse de clichés. (« Tout au long de deux décennies d’une considérable activité cinématographique, elle incarne souvent la même typologie de femme mûre, habituellement épouse ou belle-mère, revêche et autoritaire, que l’expérience de l’actrice colore d’assez de conviction pour qu’on ne puisse pas parler de clichés ».)
81 Les rapports père-fille étaient très fouillés dans un film de Carlos Saura, Elisa vida mia (1977), l’un des seuls à poser de façon si approfondie la problématique de l’Œdipe de la femme.
82 El año pasado, arrancamos esos pinos. Como estaban bien, los pusimos en macetas, y protegimos sus raíces con una rejilla.
83 Michel Chion, Le son au cinéma, op. cit., p. 52.
84 « Familles, je vous hais, foyers clos, portes refermées, possessions jalouses du bonheur ». (Les nourritures terrestres, Le livre de poche, 1971).
85 Yo también soy la pequeña burguesa que me enseñaron a ser.
86 Cf. L’Espagne au XXe siècle, op. cit. Le nombre des divorcés ou séparés légalement a presque doublé entre 1981 et 1991, passant de 241 000 à 456 000, c’est-à-dire de 64 à 117 pour 10 000. Dans le même temps, les chiffres en France passaient de 63 à 84.
87 En France, la loi Veil sur l’IVG date de 1975. En Espagne, près de dix ans après le vote de la loi autorisant l’interruption volontaire de grossesse, il y a 45 000 avortements pour l’année 1994 (dont 14 % de femmes âgées de 20 ans ou moins, ce qui montre l’insuffisance de l’emploi de méthodes contraceptives). Cf. El Pais International, 07.10.96.
88 Les rapports entre l’image et le son seront étudiés dans la troisième partie : le son (le poème d’Angel González) dément en grande partie la confiance en la vie inspirée par l’image. Dans le système mironien, il n’est pas de bonheur sans mélange.
89 El hecho de que alguien espere algo de mí me perturba. Dans une scène de Huis clos qui n’est pas représentée dans Gary Cooper..., le personnage d’Estelle disait : « Je ne peux pas supporter qu’on attende quelque chose de moi. Ça me donne tout de suite envie de faire le contraire ». (sc.5)
90 Vladimir Propp, Morphologie du conte, Poétique/Seuil, 1992 [1ère publication : 1928],
91 ¡ Madré, no me digas ahora que te trabaja el sentimiento !
92 Les baisers entre hommes adultes sont impensables en Espagne. De la part du père ce serait une marque de sénilité (le retour à l’enfance) que d’accepter un baiser de son fils : sa dignité ne le lui permet pas. En revanche, les accolades sont le propre de l’amitié virile (cf. le dernier plan de El crimen...) Victor remarque que Claudio est devenu un jeune homme lorsqu’il se sépare de Luis María avec une poignée de main.
93 Si es homosexual, prefiero que lo viva en libertad.
94 Il n’est pas dans notre propos de nous référer constamment à la biographie de la réalisatrice, ce qui serait une perspective réductrice. Cependant, comme Ingmar Bergman, Pilar Miró porte la marque douloureuse de son enfance et son œuvre apparaît souvent comme une tentative d’exorcisme de ses démons intérieurs. Le détail du père militaire (comme dans Gary Cooper...) en est un indice parmi d’autres. Par ailleurs, la réalisatrice a déclaré qu’elle avait tourné la scène avec la mère dans Gary Cooper... en pensant à ce qu’aurait été une conversation avec sa propre mère si elle avait pu lui parler. Le manque de communication était donc encore pire dans la réalité.
95 Cf. J. Maurice et C. Serrano, op. cit., p. 210 : « José Maria Gironella, que sa sensibilité idéologique rapproche du régime, mais qui connaît un grand succès avec son volume sur la guerre civile, Un millón de muertos (1961), dans lequel le ton triomphaliste des « vainqueurs » se fait moins sensible ».
96 Cf. la séquence de l’arrivée à la centrale d’Almonacid : dans le bureau de Luis Maria, Victor donne à Clara un casque avant de commencer la visite, en précisant que le port en est obligatoire. Rappelons qu’en Espagne, le port de la ceinture de sécurité sur route et autoroute avait été rendu obligatoire avant de l’être en France. En revanche, la mesure ne s’étend à la circulation en ville que depuis 1992.
97 La référence à la « libération sexuelle » des Hollandais configure un certain complexe espagnol qui s’exprime en l’occurrence par l’agressivité. Victor demande à Maria Rosa : / Hans aplaudió ? Los holandeses deben de estar más liberados que nosotros, ¿ no ?
98 Apenas tuve ocasión de hablar un poco con él.
99 M. Kinder, op. cit., p. 197 (Chap. 5 : « The spanish œdipal narrative and its subversion »).
100 Le taux de natalité en Espagne n’a cessé de baisser depuis le milieu des années 1970. L’indice de fécondité est descendu en Espagne à 1,2 en 1993, l’un des plus faibles du monde avec l’Italie. Avec une population qui vieillit, l’inquiétant horizon d’une possible croissance zéro se rapproche. Cf. L’Espagne au XXe siècle, op. cit.
101 Seule exception à la règle : Tu nombre..., où Julia fait preuve d’un surprenant attachement à son frère.
102 Nuestra generación se ha educado en el silencio. Nunca nos han dado explicaciones sobre nada, nunca nos han preguntado qué sentíamos. Somos una generación, en la mayoría de los casos, insolidaria, no sabemos amarnos. El Socialista, n° 184, 17-23.12.80 (articulo de Miguel Rubio).
103 En ce qui concerne le cinéma générationnel, cf. première partie. Pour l’analyse du cinéma de V. Erice, se reporter à la thèse de Pascale Thibaudeau : Image, mythe et réalité dans le cinéma de Victor Erice, Université de Poitiers, 1995.
104 A la gente no le gustan los moribundos (...) La verdad es que entre los vivos tampoco hay demasiada solidaridad. Hace quince años, cuando me metieron en Carabanchel, acusado de haber corrompido a un menor, sólo una persona de la profesión se dio una vuelta por la cárcel : el menor.
105 C’est cette ambiguïté qui a fait écrire à un journaliste que Pilar Miró est « James Dean au féminin ». On sait que J. Dean avait été surnommé « le rebelle sans cause », tant il s’était identifié à son personnage dans La fureur de vivre (Rebel -without a cause), Nicholas Ray, 1955.
106 The Go-Between, 1970, (scénario d’Harold Pinter), avec Julie Christie et Alan Bates.
107 Émile, liv. IV, 560 (Classiques Larousse, 1966).
108 Cf. les déclarations de Pilar Miró, déjà citées, selon lesquelles les parents de Teresa dans La petición pourraient être les grands-parents d’Andrea. Teresa, comme Pilar Miró, a été élevée dans un collège tenu par des religieuses.
109 L’individu et son ambition sociale : thème largement développé dans la littérature du 19e siècle. Cf. l’attitude de Rastignac à la fin du roman Le Père Goriot (Balzac) : « Et pour premier acte du défi qu’il portait à la Société, Rastignac alla dîner chez madame de Nucingen ».
110 A l’est d’Eden : célèbre adaptation cinématographique du roman de John Steinbeck par Elia Kazan (1955), avec un acteur mythique : James Dean.
111 C’est Jésus qui enseigne à ses apôtres que Dieu est « Père » : le sien et celui de toute l’humanité. À la Loi de Moïse (Ancien Testament : les Dix commandements), se substitue un « commandement nouveau » : celui de l’amour (puisque Dieu est Père, les hommes sont frères).
112 En ce sens, il est certain que le spectateur de la même génération que la réalisatrice est un destinataire privilégié, qui peut se reconnaître dans une expérience générationnelle.
113 De nombreux films espagnols de l’époque franquiste se font l’écho du rêve américain. Penser par exemple à Bienvenido, Mr. Marshall (Berlanga, 1952), où le maire du village de Villar del Río se rêve en cow-boy.
114 Octave Mannoni : Clefs pour l’imaginaire ou l’autre scène, Seuil, 1985, p. 10.
115 O. Mannoni cite en note, p. 16, les Pensées de Blaise Pascal : « Quand la parole de Dieu, qui est véritable, est fausse littéralement, elle est vraie spirituellement ». (Elle est véritable quand même).
116 Ce clivage de croyance qui induit des comportements en apparence illogiques est illustré dans un film interprété par Gary Cooper : Sergeant York (Howard Hawks, 1941). Le héros divisé accepte finalement de transgresser l’interdit (« Tu ne tueras point ») qui avait été jusqu’alors sa règle de vie, pour obéir à un autre impératif : « Défends ta patrie ». Il résout ainsi le double impératif contradictoire (« double bind », selon l’expression de Gregory Bateson dans sa théorie de la schizophrénie).
117 El País, 25.11.80 : Cada vez que veía una película de Gary Cooper, el mundo camhiaba. Sólo él podia llegar en el último momento y, tendiéndome la mono, subirme a la grupa de su caballo. Sólo él era lo suficientemente íntegro para acabar con una mirada con el miedo que me producían mi padre, las monjas y las amígdalas.
118 Le mythe forgé par le cinéma (le rôle de cow-boy courageux et intègre incarné indéfectiblement pendant toute une carrière) est plus fort que la réalité. Ainsi, Le train sifflera trois fois fut interprété, entre autres choses, comme une fable contre le maccarthysme. Et pourtant, en 1947, l’acteur soutint Mac Carthy, en compagnie de Ronald Reagan, de Robert Taylor et de Walt Disney, anticommunistes enragés. Toutefois, Gary Cooper ne s’enorgueillit jamais de ses positions du moment et ne les mentionna plus jamais au cours de sa carrière.
119 Jean Chevalier et Alain Gheerbrant : Dictionnaire des symboles (Robert Laffont, 1993).
120 Pérez Millán, op. cit., p. 140. Cf. également l’interview de Mercedes Sampietro (Annexes), à propos de la restriction par Pilar Miró de toute liberté interprétative chez ses acteurs.
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