Chapitre premier. Les choix idéologiques : la clarté du discours
p. 123-179
Texte intégral
1Pilar Miró a toujours refusé l’embrigadement et le sectarisme. À un journaliste qui lui demande un jour si son activisme politique a une influence sur le genre de cinéma qu’elle fait, elle répond en déplaçant le sens réel de la question :
Non. Le parti ne me fait pas penser d’une certaine façon. C’est moi qui suis au parti à cause de ma façon de penser1.
2En fait, la macro-structure de ses films est déterminée par une cohérence thématique et idéologique : celle d’une constante lutte en faveur des libertés individuelles et collectives. L’énumération des libertés individuelles revendiquées ne peut prétendre à être exhaustive : droit au divorce (Hablamos esta noche), à la liberté sexuelle (tous les films à l’exception de El crimen...), au libre exercice d’un métier pour la femme (Gary Cooper..., Werther, El pájaro...), et même droit au suicide (Werther, Hablamos...). Sur le plan collectif, c’est le droit des peuples à s’exprimer, à vivre en démocratie et non sous la férule dictatoriale, le droit à la justice et au respect de l’intégrité physique et morale (El crimen..., Beltenebros, mais aussi tous les autres films, à un moindre degré). Le film El crimen... est le premier, chronologiquement, à revendiquer le droit à la justice, tout en établissant un rapport entre cinéma et vérité.
1. El crimen de Cuenca : la marche vers la vérité
1.1. Une esthétique du dévoilement
3Le plaidoyer pour la liberté que met en scène El crimen de Cuenca adopte le schéma narratif de la reconstruction des faits. En ce sens, il mérite l’hommage de l’historien qui peut tenir le film « comme un des lieux où la mémoire s’incarne aujourd’hui »2, rappelant à tous un fait exemplaire, et rappelant par là le danger toujours présent de la résurgence de la barbarie. En effet, le cas du crime de Cuenca est exemplaire à plus d’un titre. Il ne s’agit pas d’un cas oublié, mais bien pire, d’un cas de déformation qui subsista dans l’imaginaire collectif. En effet, malgré le jugement de révision de 1926 qui innocenta pleinement Gregorio et León et rétablit la vérité, « l’intoxication » préalable avait été si forte par la divulgation des couplets de Luis Esteso (les couplets de l’aveugle sur lequel démarre le film), que le fameux « crime » avait gardé une consistance dans les campagnes espagnoles. On disait ainsi, de façon familière pour désigner quelque chose d’horrible, « c’est pire que le crime de Cuenca », comme si ce « crime » avait vraiment existé. En fait, il a existé dans l’imaginaire de tout un peuple.
4Sans avoir la même portée que des films comme Le chagrin et la pitié (Marcel Ophuls, 1969), ou Shoah (Claude Lanzmann, 1985), celui de Pilar Miró s’inscrit donc dans la lignée des films de dénonciation politique qui se fixent comme objectif de réveiller et d’éclairer la mémoire collective. Il ne s’agit pas, comme dans les deux films cités précédemment, de montrer à une nation une réalité qu’elle a voulu ignorer (en l’occurrence l’horreur des camps nazis), mais d’effacer une erreur, ou comme eût dit Don Quichotte, de « redresser un tort » : œuvre toujours aussi digne d’éloge que périlleuse et ardue. Nous avons déjà exposé dans la première partie l’interdiction qui frappa le film et les poursuites judiciaires engagées contre son auteur. Tentant de cerner le concept de « résistance », Dominique Noguez rappelle :
Ce n’est pas résister que célébrer d’anciennes résistances, sauf – le critère est sûr – si elles scandalisent encore3.
5Ainsi, la dimension individuelle qui s’attache au départ au « cas » du crime de Cuenca, acquiert une dimension collective à deux niveaux : par le traitement filmique que Pilar Miró donne à l’histoire, et par la réception du film, qui devint emblématique pour tout le pays. Cette dimension collective apparaît d’ailleurs avant même le début du film, puisqu’un double pluriel, celui des destinateurs et celui des destinataires s’inscrit sur l’écran : « Nous dédions ce film aux habitants de Osa de la Vega »4.
6La reconstitution des faits ne s’effectue pas sur le mode de la recherche de témoignages à partir du présent, ce qui aurait été théoriquement concevable, les descendants de Gregorio étant encore vivants au moment du tournage. Sans chercher de compromis avec le documentaire, c’est par les chemins de la fiction (des acteurs interprètent les protagonistes, même si les habitants des villages ont servi de figurants pour les scènes de foule) que s’instaure la recherche de la vérité. Ceci n’exclut nullement la recherche de l’authenticité. En tournant sur les lieux mêmes de l’action, la réalisatrice utilise toutes les ressources du réel. Ainsi par exemple a-t-elle raconté comment l’équipe avait fabriqué une boue pour les bains que prennent les habitants au début, lorsque Grimaldos disparaît, et comment, en arrivant sur place, ils virent que la coutume persistait et que la véritable boue produisait un bien meilleur effet que celle qu’ils avaient élaborée5.
7D’autres éléments sont de puissants opérateurs d’effets réalistes, comme par exemple la musique de vielle (zanfonía) qui accompagne la démarche heurtée de « El Cepa ». Cet instrument traditionnel typiquement castillan induit chez le spectateur espagnol un fort processus de reconnaissance. Le deuxième élément est constitué par les couplets de l’aveugle dont les deux occurrences sont puissamment suggestives et s’inscrivent dans une tradition populaire bien connue.
8La structure narrative sous-tend clairement la dénonciation de l’injustice. Elle fait partie du discours idéologique qui dénonce la collusion des pouvoirs politique, judiciaire et religieux. Ainsi la reconstitution des faits suit un axe linéaire qui s’attache à dévoiler progressivement le rôle de chacun dans la condamnation de deux innocents.
9Le générique d’ouverture, centré sur le personnage de l’aveugle qui psalmodie ses couplets, ne suggère pas directement la violence, mais le mensonge : le sujet du film est bien le rétablissement de l’erreur judiciaire par la révélation de l’injustice subie dans toute son ampleur par Gregorio et León. Pilar Miró n’était pas d’accord au début pour démarrer le film sur le plan de l’aveugle. C’était une idée du producteur, Alfredo Matas, qui souhaitait reproduire les couplets interprétés sur scène par Luis Esteso. Le générique adopté est finalement l’heureux résultat d’un compromis, où le narrateur secondaire (l’aveugle) est un narrateur récusé : tout consiste à rétablir la vérité, à démentir sa façon de raconter l’histoire.
10Ainsi que le rappelle Gilbert Durand6, l’aveugle est un homme qui vit dans les ténèbres7, et la lumière étant l’hypostase de la vérité, a contrario, les ténèbres symbolisent l’erreur. Toutefois, la figure de l’aveugle n’est pas univoque dans l’histoire des mythes : l’aveuglement volontaire d’Œdipe correspond à une castration comme une autopunition du double crime de parricide et d’inceste, tandis que Tirésias semble multiplier ses dons divinatoires grâce à sa cécité. L’animal symbolique de la déesse de la sagesse, Athéna, résume cette ambiguïté : la chouette y voit clair pendant la nuit, quand les autres ont cessé d’y voir. Mais en rupture par rapport à cette tradition savante8, la conscience populaire a affecté d’une valence négative le borgne et l’aveugle. En ce qui concerne le cinéma, et reprenant la tradition picaresque espagnole9, (le premier maître de Lazarillo était un aveugle fourbe, despotique et avaricieux dont l’enfant se vengeait cruellement), Luis Buñuel a extirpé la figure de l’aveugle comme modèle de sagesse -qu’il interprète comme une mystification de la bourgeoisie moralisatrice prêchant la vénération des vieillards et des handicapés- et consacré la figure de l’aveugle malfaisant10, en particulier dans son film Los olvidados (1950). Dans El crimen de Cuenca, l’incantation introductive à tous les détails de « l’horrible crime de Cuenca » est une adresse œdipienne à la collectivité dans les relations familiales qui l’unissent et la fondent, usant d’abord du principe de redondance : « Parents qui avez des enfants », puis du principe d’extension : « Enfants qui avez des parents, parents qui avez des cousins, et cousins qui avez des belles-mères... »11. Après l’annonce emphatique du « crime », l’interpellation est répétée, suivant les procédés de la littérature orale, pour attirer l’attention et la curiosité de l’auditoire. Durant cette complainte, la caméra s’approche progressivement, dans un plan d’ensemble en légère plongée, au fur et à mesure que des spectateurs potentiels s’approchent pour entendre le récit. Les spectateurs de cinéma sont appelés à entrer progressivement dans le film, imitant le mouvement des paysans d’autrefois lorsqu’ils se rapprochaient du conteur.
11Quand l’aveugle apparaîtra pour la seconde fois, avec l’indication : « Mira de la Sierra, 21 août 1920 », la caméra le reprendra exactement sous l’angle où elle l’avait laissé, en premier plan, racontant le crime et la « deuxième partie » de l’histoire, à savoir le châtiment purgé par les deux « criminels ». Puis, un zoom arrière réinstalle l’angle de prise de vue dans la position initiale du film (plan d’ensemble en légère plongée), suggérant cette fois qu’il convient de prendre du recul par rapport à ces sornettes. Ces deux mouvements de caméra, par leur précision et leur effet de symétrie, sont signifiants quant au rapport que le film entretient avec la vérité à redécouvrir. Ainsi, Michel Chion soulignait le rapport entre le visuel et la révélation dans un film comme City Lights (Les lumières de la ville), car le film s’ouvre par le dévoilement d’un groupe statuaire allégorique, pour se terminer par une scène d’yeux dessillés12.
12Ici aussi il s’agit « d’ouvrir les yeux » et les multiples plans de regards de Gregorio et de León sont aussi les effets antithétiques de l’aveugle au discours trompeur, comme révélateurs de la vérité humaine13. El crimen de Cuenca est la peinture d’une société paysanne qui utilise le langage avec parcimonie. Les regards expriment plus que les paroles.
13Sur le dernier mot de l’introduction, à la fin du zoom avant qui prend en plein cadre la visage de l’aveugle14, l’image s’immobilise alors que le personnage a encore la bouche ouverte15. La musique de la vielle se substitue alors au discours. Le mouvement progressif de la caméra a métaphorisé l’objet : ici, l’aveugle qui s’apprête à divulguer le mensonge. Plein de détails horribles16, le « romance » flatte les goûts du public, et est sûr de faire recette (comme on le voit dans la deuxième occurrence, juste avant la découverte de la vérité, quand « El Cepa » fait partie de l’assistance). Ce « genre » est comme un lointain ancêtre du cinéma, avec son bonimenteur, comme au temps du muet, mais paradoxal par sa cécité, qui montre aux spectateurs médusés une sorte de bande dessinée avant la lettre qui représente l’histoire, tout en psalmodiant, ce qui établit ainsi un lien entre l’élément visuel et auditif de la narration, auquel est associé un accompagnement vocal qui se rapproche du chant.
Depuis la nuit des temps, ce sont les voix qui montrent les images et donnent au monde un ordre des choses, et qui le font vivre et le nomment
écrit Michel Chion17. Mais ici le montreur d’images induit en erreur son public. Suivant le régime antithétique de l’obscurité (l’aveuglement) et de la lumière, le cinéma s’oppose au récit colporté, en se proposant de rétablir la vérité. « L’œil » de la caméra a capté les différentes étapes de la condamnation et de la torture de deux innocents et va retracer leur itinéraire : c’est la métaphore qui se met en place dès les premières images du film. Par cette représentation, le film entier se pose d’emblée comme une enquête qui va révéler la fausseté de la rumeur populaire. Ces images ont donc une valeur symbolique et le premier plan de la narration n’est pas à interpréter seulement comme un flash-back par rapport à l’ouverture du film : il s’agit d’abord d’examiner les faits.
14Les premiers plans du film après le générique montrent l’angoisse d’une mère qui cherche son fils dans les roseaux au bord du fleuve. Elle tombe sur plusieurs hommes qui ont pris un bain de boue et sèchent au soleil. L’étrangeté du spectacle est rendue par certains plans subjectifs (nous voyons ces corps boueux comme les voit Juana), par le mutisme vaguement hostile de ces hommes immobiles, parfois allongés (c’est le cas pour deux d’entre eux), dans une posture qui fait inévitablement penser à la mort, et par une musique inquiétante. Le tout contribue à créer une atmosphère qui rende vraisemblable le soupçon qui naît à l’instant même dans l’esprit de Juana : son fils a été assassiné.
15C’est sur ce soupçon devenu conviction qu’enchaîne le plan suivant, présentant la porte extérieure du Tribunal de Belmonte. Le spectateur est informé du changement de lieu et de date par un carton qui apparaît : « Belmonte, 12 septembre 1910 ». C’est la forme de reconstitution « objective » des faits choisie par la réalisatrice. Si l’on excepte le tout premier carton, qui constitue une précaution oratoire vis-à-vis des détracteurs du film, et le tout dernier qui explique les faits qui ont suivi (la révision du procès, et le décès prématuré des responsables), le film compte en tout dix cartons placés en sous-titres dont la fonction consiste en une pure indication spatio-temporelle, depuis la date du 28 août 1910, jusqu’à celle du 17 février 1926. Cette présentation offre deux avantages : la rapidité et la précision.
16Le son qui se superpose à l’image de la porte entrouverte du Tribunal de Belmonte est la voix hystérique de la mère, criant qu’on a assassiné son fils. C’est là un autre procédé : l’anticipation du son sur l’image. Nous entendons la voix et la caméra pousse pour nous la porte du Tribunal, nous donnant à voir dans le plan suivant la source de la voix et la scène complète. Dans Le son au cinéma, Michel Chion précise :
Le son hors-champ provoque dans le plan une tension vers l’ailleurs, et vers le futur en faisant attendre la réponse que promet le plan suivant.
17Dans la forme donc, la mise en scène suit le cheminement d’une révélation, d’une herméneutique. Il y a dans le film quatre occurrences de cette anticipation du son sur l’image. Quand Anselmo et Juana quittent la ferme du « Palomar », où ils sont venus insulter Gregorio et les siens, on entend une voix neutre, officielle, qui annonce l’avis de recherche de José María Grimaldos, édicté par le juge d’instruction de Belmonte, Don Antonio Rodriguez de González. Dans ce cas, la voix reste off, alors que la première fois, il s’agissait d’une voix hors-champ qui passait dans le champ au plan suivant. Mais la voix qui lit l’avis de recherche s’incarne, si l’on peut dire, dans les gros plans de mains qui transmettent l’avis, celles qui l’affichent et celle qui le dépose sur la table, auprès d’un tricorne de garde civil, et devant le drapeau espagnol (plan fugitif mais qui symbolise le pouvoir de la « Benemérita »). La troisième fois, c’est la voix du député conservateur Martinez de Contreras, lequel est au chevet de Don Francisco, le patron de Gregorio et León, et que l’on entend dire : « Calmez-vous, don Francisco », tandis qu’on voit à l’image le médecin qui porte sa serviette, traversant la nuit à pas pressés, accompagné de la bonne qui est allée le quérir. Il y a d’ailleurs à cet instant une ellipse, peut-être involontaire, car le plan suivant montre l’intérieur de la chambre : le médecin regarde Contreras et fait un signe de la tête signifiant qu’il ne peut plus rien. C’est le curé qui lui succède, apportant le viatique, et il est suivi non pas de la bonne, mais de l’enfant de chœur, comme il se doit.
18La quatrième et dernière fois, c’est lorsque Gregorio, qui a retrouvé la « liberté » (mais qu’est-ce que la liberté quand tout le monde le croit coupable ?) travaille comme cantonnier à la réfection de la route en pilant des cailloux (image qui suggère les travaux forcés des bagnards). On entend alors ce qui est présenté dans le plan suivant, à savoir la lecture à haute voix par Contreras de la lettre du curé de Mira de la Sierra demandant à don Rufo un extrait de naissance de José Maria Grimaldos ainsi qu’un certificat de décès de sa mère, pour qu’il puisse se marier. Alors que le premier et le troisième cas nous présentent des anticipations qui permettent d’actualiser un hors-champ très proche dans l’espace, car il s’agit seulement de passer du dehors au dedans (du tribunal, ou de la chambre du mourant), le deuxième et le quatrième cas établissent une jonction entre deux lieux distants, et surtout radicalement hétérogènes. En effet, à la ferme du Palomar s’oppose le Tribunal de Belmonte d’où est lancé l’avis de recherche : le lieu n’apparaît pas directement, il reste parfaitement abstrait, limité à ce ballet de mains qui évoque la transmission de l’ordre. Enfin, au lieu de travail de la route sous la lumière aveuglante du soleil, s’oppose celui, bien connu, du patio ombragé de l’auberge où le juge Isasa prenait ses repas et où maintenant se sont retrouvés le député et le curé, ce dernier ébahi et apeuré par la possibilité d’une monumentale erreur commise. Le député est d’ailleurs présenté comme plus répugnant que le prêtre, car ayant commis sciemment l’injustice, il cherche à se protéger en tâchant de circonvenir le curé afin de faire disparaître la lettre : « Donnez-moi cette lettre, je saurai bien quoi en faire... »18
19L’esthétique adoptée sert donc le propos idéologique du dévoilement de la vérité, par l’utilisation dramatique des différents montages entre l’image et le son qui créent une tension et projettent le spectateur vers l’avant. Il ne s’agit pas toujours d’une anticipation du son sur l’image, mais parfois d’une tension antithétique créée entre deux plans par les effets conjugués du son et de l’image ou par le choc de deux images. Un exemple très clair du premier cas se trouve au début du film, quand la mère de José Maria Grimaldos répète dans le bureau du juge, de façon obsédante : « Assassins, ce sont des assassins ! » et le plan suivant enchaîne sur Gregorio qui surgit de derrière un buisson, armé d’un fusil. Le doute s’insinue l’espace d’une seconde dans l’esprit du spectateur : les parents de José Maria auraient-ils raison ? Mais très vite, le doute est dissipé, Gregorio s’exclame en effet : « León, ce lapin est à moi et j’ai bien l’intention de le manger ! »19
20Les deux hommes ne sont pas des assassins : s’ils utilisent des fusils, ce n’est que pour tuer des lapins. L’image dément l’affirmation d’une mère hystérique. Il convient de remarquer au passage à quel point la présentation de la chasse est originale : la fonction qui lui est dévolue est de montrer le moment idyllique dans la vie de deux amis qui connaissent encore la liberté et l’insouciance. Cette vision est à l’opposé de nombreux films espagnols de l’époque, où la chasse (qui était le passe-temps favori de Franco) apparaît comme la métaphore des pulsions violentes des hommes, le film le plus emblématique à cet égard étant La caza (La chasse) de Carlos Saura (1965)20. Le démenti apporté par l’image constitue une pièce supplémentaire à la démonstration effectuée par le film : il est bien facile d’emprunter une fausse piste, et le spectateur lui-même en fait l’expérience.
21Au son démenti par l’image répond le choc de deux images antithétiques juxtaposées, comme lorsqu’à l’horrible scène de torture où Gregorio a le palais transpercé par un tisonnier, succède le plan du juge Isasa qui utilise son couteau et sa fourchette, instruments qui servent à percer et à couper, mais ici seulement la chair tendre d’une poire qu’il pèle soigneusement pour le dessert. Le montage met en évidence une ironie féroce, très efficace instrument de dénonciation, d’autant plus que la scène suivante est un retour au cachot où une autre horrible torture a lieu : on arrache les ongles de León. Ainsi que l’avait démontré en son temps Lev Koulechov, dont le nom est resté attaché à celui de son célèbre « effet », la création d’un sens que les images ne contiennent pas objectivement en elles-mêmes, procède de leur seul rapport. Dans ce cas précis du film de Pilar Miró, chaque image a un sens, mais le montage qui rapproche les deux plans crée un supplément de sens, renforçant encore l’horreur des tortures par la mise en évidence de l’indifférence et du cynisme de ceux qui les ont ordonnées21.
22Deux cas sont légèrement différents, avec intervention d’une voix off anonyme et « administrative » lisant l’acte qui a motivé l’image que l’on voit à l’écran : ainsi, la lecture des chefs d’inculpation et des conséquences matérielles pour les deux hommes (confiscation d’une partie de leurs biens) s’effectue sur l’image de l’arrivée à la prison de León, menottes aux poignets.
23Plus tard, lorsque « La Varona » a signé sa fausse déclaration et que les médecins ont eux aussi consenti à déclarer mensongèrement que les détenus n’ont subi aucun dommage physique, la femme de Gregorio déambule en pleurant, avec sa fille dans les bras, uniquement suivie d’un chien, et l’on entend alors la lecture de l’acte définitif d’accusation. Dans ces deux derniers cas, la voix « over » s’avère un moyen efficace de résumer la situation en donnant connaissance seulement des fragments de textes nécessaires à la compréhension.
24Certains effets proviennent du même effort de clarification rapide : ainsi, un peu comme au théâtre, le secrétaire obséquieux du nouveau juge Isasa présente le visiteur, le député Martínez de Contreras, et assez comiquement, insiste ensuite davantage sur la personne de son supérieur, plus pour informer le spectateur que Contreras, qui est déjà au courant : « C’est le fils de l’ancien ministre de Cánovas... »22 Et il poursuit en faisant l’apologie du juge, véritable expert pour faire avouer les coupables récalcitrants, la fonction projective de cette allusion étant ainsi soulignée.
25De façon moins traditionnelle, certains raccords sont des raccourcis saisissants, comme dans le plan où l’on assiste à la fin du procès dans la salle d’Audience (il s’agit d’un plan d’ensemble). Le plan suivant est resserré sur León, assis et dans la même attitude que dans le plan précédent, et l’on entend la voix de son avocat qui dit : « Bon. Nous avons réussi à à vous éviter le pire, qui semblait inévitable. Vous avez la vie sauve »23.
26Et León demande : « combien ? » (il s’enquiert auprès de son avocat du nombre d’années de prison qu’inflige la sentence). Apparemment, le personnage n’a pas bougé, et pourtant nous ne sommes plus dans le même lieu : León a réintégré sa cellule et se trouve en tête à tête avec son avocat. Le montage donne à voir ensuite alternativement la cellule de Gregorio et celle de León, insistant sur la communauté de réaction des deux victimes, dont les dialogues avec leurs avocats respectifs se répondent en écho. Le montage alterné contribue aussi à amplifier l’effet dramatique, en créant un suspense : les deux condamnés posent obstinément la même question à leurs avocats, tandis que ces deux derniers, intimement persuadés de l’innocence de leurs clients, tardent à répondre. Ainsi, à la question de León (« Combien ? »), son avocat lui répond : « Mon ami, vous devez la vie à votre aveu... »24 On passe ensuite à la cellule de Gregorio où celui-ci dit qu’il préférerait la mort, et son avocat lui parle de l’obligation d’être fort. Ce n’est qu’en revenant au cachot de León et à sa même question, qu’on obtient enfin la réponse : « Dix-huit ans », réponse dont l’avocat s’efforce aussitôt d’atténuer l’effet : « Moins les années que vous avez passées à Belmonte, moins les remises de peine que vous ne manquerez pas d’avoir... dix ans tout au plus »25.
27D’autre part, la volonté de clarté et d’objectivité dans l’exposé des faits passe par une grande sobriété dans l’usage des ponctuations filmiques : la quasi totalité des transitions entre les séquences s’effectue par coupe franche. La première exception est un fondu au noir sur le gros plan des bottes de Contreras, qui, à travers la porte, entend l’ultime confession de Don Francisco, accusant du meurtre de Grimaldos ses deux employés. Puis, dans les images évoquées plus haut, représentant l’errance de « La Varona » après sa fausse déclaration, deux fondus enchaînés se succèdent assez rapidement, colorant la scène d’un certain lyrisme (renforcé par les sanglots de la femme, les cris de l’enfant, les aboiements du chien, la musique « de fosse »), comme l’écho formel au débordement d’une souffrance trop longtemps contenue. Par ailleurs, ces deux fondus peuvent aussi exprimer la compression du temps : comme il a été exposé dans la première partie, Pilar Miró a amèrement déploré de n’avoir pas eu les moyens de montrer la foule poursuivant et harcelant « La Varona » à travers les rues. Deux autres fondus pendant le procès ont le sens inéquivoque de l’ellipse du discours des avocats. Si l’on compare la ponctuation avec celle de Werther, qui comporte vingt fondus enchaînés, on voit aisément que l’on peut donner aux fondus, outre la signification temporelle propre à chaque film, le sens d’un épanchement émotionnel qui est loin d’être favorisé par les images de El Crimen de Cuenca.
28Le récit filmique suit ainsi le schéma général d’un dévoilement progressif de la vérité, comme un itinéraire qui va du grossier mensonge colporté par les couplets de l’aveugle jusqu’à la « réapparition » du soi-disant mort à la fin. Ce faisant, il désigne très clairement les responsables de l’erreur judiciaire, ceux qui ont rendu possible le déchaînement de la violence, et ceux qui l’ont exercée.
1.2. Le schème de la révolte
29Le processus du déchaînement de la violence et du rituel de sacrifice démarre dans cette société rurale de type archaïque exactement comme le décrit René Girard dans son livre La violence et le sacré, lorsqu’il écrit :
Pour que le soupçon de chacun contre chacun devienne la conviction de tous contre un seul, rien ou presque n’est nécessaire. L’indice le plus dérisoire, la présomption la plus infime va se communiquer aux autres à une vitesse vertigineuse et se transformer presque instantanément en une preuve irréfutable (...) La ferme croyance de tous n’exige pas d’autre vérification que l’unanimité irrésistible de sa propre déraison.
30En effet, lorsque les parents vont faire enregistrer la disparition de leur fils, le juge essaie de calmer la mère hystérique, mais le père vient à la rescousse en disant : « Que Monsieur le secrétaire vous dise comment sont Gregorio et León ! », et le secrétaire du juge s’empresse de répondre : « Une sale engeance, Monsieur le juge, une sale engeance... »26
31En espagnol, c’est le mot « sang » qu’il emploie (la métaphore d’un sang qui est vicié). C’est exactement ce que constatera lors du procès l’un des deux avocats : « Tout le monde réclame du sang ». Le « mauvais sang » doit être versé pour purifier le village27. La communauté, menacée de perpétuels conflits, se recompose dans la haine que lui inspirent certains de ses membres, qu’elle désigne comme « victimes émissaires »28.
32Nous verrons par la suite que cette haine est habilement utilisée par les groupes oligarchiques qui manipulent le peuple et utilisent à leur profit toutes les pulsions violentes qui animent le monde rural de la province. C’est ce qui fait la grande différence avec le processus qu’analyse René Girard : le point de départ est le même, mais la récupération politique de la violence est immédiate. La pulsion de départ est ici la haine qui oppose les deux villages voisins, Osa de la Vega (celui des supposés « assassins ») et Tres Juncos (celui de la supposée « victime »). Les raisons manifestes de cet affrontement sont politiques, même si des raisons latentes, plus obscures, ne sont pas révélées, à l’instar des oppositions séculaires entre deux familles ou deux clans dont l’origine se perd dans la nuit des temps, et qui a toujours la même vigueur en dépit de l’absence de motifs rationnels (c’est le cas des « vendettas », ou de l’antagonisme entre les familles dans la pièce de Shakespeare, Roméo et Juliette).
33L’opposition entre les deux villages est posée dès le début : le conservateur et le libéral, celui qui s’incline devant l’ordre social comme étant immuable, et celui qui place son espoir de changement dans la révolte contre l’ordre établi. Ainsi, le père du disparu explique au juge que son fils « avait la crainte de Dieu », ce qui n’est pas le cas de Gregorio et León. En même temps, l’expression formelle de cette violence réciproque entre les villages rivaux multiplie les effets de miroir entre les adversaires, comme dans la tragédie grecque où les protagonistes se répondent vers pour vers dans une opposition d’éléments symétriques – stichomythie –, prolongement verbal ou bien signe avant-coureur du combat physique. Ainsi, Juana, la mère de « El Cepa », insulte Gregorio et sa femme en leur répétant : « Assassins ! » Et « La Varona » de répondre aussitôt, d’un air terrible qui ne permet pas de douter de la vérité de ses paroles : « Si vous le répétez, je vous tue ! »29
34Et pour assurer plus d’efficacité au rituel, conformément à la mentalité superstitieuse de la population rurale de l’époque, la nécessaire expulsion de Gregorio et León s’assimile à la conjuration du démon : Juana asperge d’eau bénite les murs de la maison, ce qui déchaîne la fureur de « La Varona ». Au début de la même séquence, un autre signe à connotation religieuse a déjà annoncé la désignation des victimes émissaires. En effet, León entre dans le champ de la caméra, observant avec calme la charrette qui a amené Juana et Anselmo et qui les attend à la porte. Il tient entre ses bras un agneau : selon l’iconographie chrétienne, León apparaît comme la victime désignée pour être immolée, de la même façon que Jésus est « l’agneau de Dieu », l’archétype de la victime innocente. Ainsi que le rappelle Roger Odin dans Cinéma et production de sens30, la connotation présuppose la dénotation. Dans un plan précédent, on a vu un troupeau de moutons dans la campagne : les moutons ne constituaient alors qu’un des éléments de la représentation du monde rural. Un peu plus tard, quand León apparaît avec l’agneau dans les bras, le sens est clairement symbolique.
35Le sacrifice rituel ne peut s’exercer que s’il n’existe aucun risque de vengeance. Effectivement, personne ne prendra activement la défense de Gregorio et León. L’avocat du premier sera même désigné d’office, pour répondre aux impératifs d’une parodie de justice. Les deux avocats se rendent compte au procès que les témoins de la défense semblent s’être mis d’accord pour ne pas comparaître. « La Varona » elle-même, à l’inverse de Médée, accuse son mari pour défendre ses enfants. Une seule personne porte quelque secours aux accusés : appelée « la bonne Samaritaine » par le juge Isasa, il s’agit de sa servante, Alejandra (interprétée par Mercedes Sampietro). C’est elle qui permet finalement la découverte de la vérité en rapportant à la famille de Gregorio la conversation entendue entre le curé et le député Contreras.
36Plusieurs plans sont symboliques de l’unanimité (à l’exception d’Alejandra) de la population contre Gregorio et Leon : très vite, pas seulement celle du village de la « victime », mais également d’Osa de la Vega, qui ne veut pas être assimilée à des « assassins ». Le premier plan dans la chronologie diégétique prouve de façon détournée, par le discours et non par la monstration, (car les moyens matériels ont manqué pour cela, comme il a été expliqué dans la première partie) l’existence d’une communauté disposée à sacrifier deux de ses membres31. Il s’agit de la séquence où don Francisco, le patron des deux hommes, vient signifier à Gregorio que León est renvoyé. À Gregorio qui proteste, il réplique, comme un père le ferait pour de jeunes enfants, qu’il sait ce qui leur convient à tous deux et qu’il agit pour leur bien. Après quoi, prêt à partir, il se retourne pour ajouter :
Ah ! Et coupez-moi ces roseaux : lorsque le vent souffle, les gens du village disent que c’est la voix du pauvre « Cepa » qui réclame justice32.
37Par métonymie, on assiste donc à la propagation de la médisance du village voisin, qui se communique à la nature. La communauté exige l’expulsion des victimes émissaires, et le patron des ouvriers agricoles s’en fait le messager : la pression est si forte qu’il se laisse convaincre de la culpabilité des deux hommes, après avoir initialement pris leur défense. Cette brève scène à la porte de « El Palomar » illustre le stade intermédiaire dans l’attitude du patron : après la certitude de l’innocence, l’insinuation du doute, qui mènera finalement à la certitude de la culpabilité et à la confession à l’article de la mort, facteur déclenchant de l’arrestation de Gregorio et León, et de l’escalade de l’horreur dans le système répressif. L’anecdote de la voix du « pauvre Cepa » qui parle à travers les joncs est une préfiguration de l’hallucination collective qui saisit les habitants du village, dont certains affirment au procès avoir vu le bûcher allumé par les deux complices pour brûler le corps de Grimaldos33.
38Gregorio, toujours impulsif, réagit au renvoi de son ami en accusant formellement Contreras de manipuler l’opinion publique34. Cette vivacité est présentée dans le film comme ce qui cause la perte des deux hommes, incapables d’assister sans rien dire aux abus de pouvoir, à la corruption, à l’injustice et au mensonge35. Il s’attire cette réponse étonnante de son patron : « Si nous gagnons les élections, nous autres conservateurs, c’est parce que Dieu le veut ».
39En effet, pour préserver ses biens et sa parcelle de pouvoir, don Francisco, qui est un « cacique » local, doit accepter d’être une pièce du système. Il est alors plus confortable de se convaincre que ce système a été mis en place par la volonté de Dieu et qu’il importe de le préserver coûte que coûte. Un homme sans méchanceté comme don Francisco ne peut pourtant s’empêcher d’apercevoir les injustices : en signifiant le renvoi de León, il a reconnu que León était un homme « loyal ».
40Après le départ de son patron, Gregorio se précipite avec fureur sur les roseaux, à coups de faucille, en criant : « Nom de Dieu ! » La rébellion prométhéenne36 de Gregorio (en termes freudiens, le désir de meurtre du Père) prend pour objet toutes les figures paternelles : celle du patron et celle du député tout-puissant s’associent en un processus de condensation à celle de Dieu lui-même, présenté par l’oligarchie au pouvoir comme l’instigateur et le garant de structures sociales inamovibles. Gilbert Durand écrit :
Le surmoi est avant tout l’œil du Père, et plus tard l’œil du Roi, l’œil de Dieu, en vertu du lien profond qu’établit la psychanalyse entre le Père, l’autorité politique et l’impératif moral37.
41Ce lien profond est magistralement démontré plus tard dans le film, lorsque Contreras va voir León dans son cachot pour le soudoyer, le convaincre de « collaborer » en accusant son ami. À cette tentative de récupération, León oppose son hostilité farouche en crachant au visage de Contreras. Le plan suivant est l’illustration de la « punition » de León : suspendu par les parties génitales, seuls ses pieds et ses mains l’empêchent, tant qu’il tiendra bon, de subir la mutilation. L’autorité politique et morale est aussi celle qui se donne tout pouvoir sur le sexe. Pascal Quignard rappelle que l’étymologie de « fascisme » est la même que celle de « fascinus », le « phallos » des Grecs38.
42La révolte de Prométhée, archétype mythique de la liberté de l’esprit, symbolise le passage d’une pensée religieuse à une pensée profane, de la soumission (à Dieu, au Père, au pouvoir politique) à la rébellion. Ainsi donc, l’outil psychanalytique semble bien réconcilier diverses lectures qui se voulaient inconciliables39 et le cinéma politique de dénonciation s’enrichit de l’apport de différents niveaux de lectures possibles, de l’étude anthropologique de René Girard à la mythocritique de Gilbert Durand.
43Le deuxième plan qui montre cette fois, non par un discours rapporté, mais en images, l’unanimité des villageois contre les « assassins » est la scène de la reconstitution des faits qui se déroule au cimetière. Lorsqu’ apparaissent les deux hommes, menottes aux poignets et encadrés par la Garde Civile, la foule les insulte, et sans la protection des gardes, elle procèderait à un lynchage en règle. Spectacularisées par le cinéma40, ces scènes ressortissent effectivement à la violence primitive analysée par Girard.
44En même temps, la séquence de la reconstitution est exemplaire pour montrer comment la violence est récupérée et manipulée par la collusion des pouvoirs politique, judiciaire et clérical. Elle démarre sur un gros plan des mains de Contreras : il retire ses gants avec soin, puis tire sa montre de son gousset pour consulter l’heure. Contreras, assis dans sa calèche, sur la place de l’église, lève son chapeau pour saluer, et le contrechamp révèle celui à qui s’adresse le salut : le juge Isasa installé dans une autre calèche. Le sergent de la garde civile est à sa droite, au pied du véhicule. Sont ainsi figurés en raccourci tous les pouvoirs : le politique et le judiciaire qui agissent ensemble pour maintenir les masses dans l’ignorance et l’obéissance, avec l’aide de l’Église, et disposant à sa guise du bras exécuteur de la Garde Civile41. Dès que les accusés sont arrivés et qu’ils ont passé la porte du cimetière, c’est le curé qui est en tête du groupe, montrant qu’il est ici dans son « territoire », et le juge vient d’ailleurs le saluer, l’assurant qu’on ne créera pas de dommage à cette terre consacrée. Cette assurance prend par la suite la coloration de l’humour noir quand on voit le total irrespect avec lequel les gardes remettent sommairement un peu de terre sur les ossements et les chaussures entassés pêle-mêle dans la fosse commune du cimetière, par ailleurs en pitoyable état. La misère du peuple est ainsi mise à nu par les images de sa dernière demeure. Dans cette scène de reconstitution, le juge jette aux accusés la canne qu’il porte ce jour-là en leur disant de s’en servir comme du corps de la victime, le pommeau représentant la tête et l’embout les pieds. La canne est ainsi affectée d’un double signe de pouvoir. Tout d’abord, les bâtons, sceptres, mains de justice, constituent des symboles phalliques qui sont d’universels emblèmes du pouvoir (qu’il soit monarchique, religieux, ou judiciaire). Le juge Isasa dispose chez lui d’une impressionnante collection de cannes ouvragées (signe de multiplication de la puissance et de la richesse). D’autre part, son injonction semble signifier un autre pouvoir : celui de donner vie, comme Dieu qui peut transformer la glaise pour en faire un homme, puisqu’un objet inanimé devient, comme par œuvre de magie, le corps d’un paysan.
45Gregorio et León sont contraints d’improviser, de jouer la comédie d’un enterrement qui n’a jamais eu lieu, puisque pour justifier le fait qu’on n’ait pas retrouvé le corps de Grimaldos, la rumeur populaire aussi bien que le pouvoir judiciaire sont d’accord pour inventer toute une histoire : le corps a dû être enterré dans le cimetière. Après les recherches infructueuses, la deuxième version sera que le corps a été brûlé, puis les os écrasés avec de grosses pierres et les cendres dispersées42. Ainsi la Justice agit à l’inverse de ce qu’elle est censée faire : au lieu de mener une enquête à partir d’un cadavre et d’indices, elle cherche des preuves pour justifier l’affabulation. Dès lors, la réalité n’est plus que celle du fantasme : celle de la cruauté que l’on attribue aux autres parce qu’on la porte en soi. Lorsque l’avocat de Gregorio essaie d’appuyer son système de défense sur le fait que « El Cepa » a disparu, mais que l’on n’a aucune preuve de sa mort, il y a de telles protestations dans la salle que le Président est obligé de la faire évacuer. Revoyant ensuite leur système de défense, les deux avocats plaident alors la culpabilité avec circonstances atténuantes, et inventent de toutes pièces l’épisode de la lutte entre les deux hommes et « El Cepa ».
46Chaque pièce du pouvoir oppressif est dotée de son symbole axiologique. On a déjà signalé le gros plan sur les bottes de Contreras, pourvues d’éperons : la canne qui peut frapper, les bottes qui écrasent : signes sans équivoque du pouvoir arbitraire. Le bureau de l’ancien juge était fort dépouillé : Isasa l’a complètement modifié, signalant à Contreras qui apprécie le changement de mobilier que « la Justice doit être revêtue de dignité ». Plusieurs fois, la caméra insiste sur le lourd crucifix en or qui orne le bureau du nouveau juge. L’objet a une fonction plus importante que les objets du culte pour le prêtre, car ces derniers ne sont que les ornements traditionnels de la charge sacerdotale, tandis que le crucifix sur le bureau du juge signifie l’alliance objective avec le pouvoir ecclésiastique, en même temps qu’il dénonce le détournement du sens symbolique de la Croix : le Christ a été crucifié parce qu’il apportait un message d’amour, et la Justice use encore des mêmes supplices à l’encontre des innocents.
47Face au pouvoir tricéphale auquel ils se trouvent confrontés, Gregorio et León sont démunis. Seul, le bref passage où Gregorio coupe les roseaux à coups de faucille, montre une révolte agissante. Le plan parallèle en ce qui concerne León est figuré par le plan où il crache au visage de Contreras. Le reste du temps, les deux hommes n’ont que leur regard (que la caméra met en valeur) pour signifier leur innocence et leur révolte. Épuisés, ils finissent tous deux par accepter que leurs avocats plaident la culpabilité pour insister sur les circonstances atténuantes et ainsi leur sauver la vie. À l’avocat de Gregorio qui lui dit de penser à ses enfants, celui-ci répond qu’il pense à eux et se maudit d’être aussi lâche. Ce n’est que la fin du film qui donne une valeur exemplaire et universelle à la révolte contre l’injustice.
1.3. Le montage convergent
48La construction de la séquence finale de El crimen de Cuenca repose sur le montage alterné de trois groupes convergents : celui de Gregorio et de sa famille, celui de León, d’abord seul, puis bientôt suivi par des villageois, et celui de « El Cepa », encadré par deux gardes civils et suivi d’une foule de villageois. La rencontre des trois groupes sur la grand-place du village consacre l’éclatement de la vérité, à savoir l’innocence de Gregorio et León, et l’ignominie des accusateurs, responsables de l’erreur judiciaire. La marche des trois groupes convergents est donc hautement symbolique. C’est la vérité elle-même qui est en marche.
49Si l’on considère que la fin du film est justement structurée par cette marche, on choisira de découper la séquence à partir de la sortie de « El Cepa » de sa maison (lorsque les gardes viennent le chercher pour le conduire au Tribunal de Belmonte). C’est là en effet que commence la « longue marche » (non en distance réelle parcourue, mais en distance symbolique) de chacun des protagonistes involontaires du drame. Ce dénouement relativement bref (7’25), mais intense, s’inscrit dans le cadre plus large du dernier volet de l’œuvre. On peut considérer que celui-ci s’ouvre par le « romance » de l’aveugle expliquant les circonstances du crime et les conditions de détention des « coupables ». Dans l’économie du récit, le « romance » permet de faire l’ellipse sur dix ans de prison, en même temps qu’il sert de révélateur puisque le spectateur « reconnaît »« El Cepa » parmi les auditeurs. On peut rappeler à ce propos la volonté expresse de la réalisatrice de ne faire apparaître « El Cepa » que vers la fin du film. Elle explique :
J’ai dû discuter pas mal avec le producteur car je voulais que « El Cepa » n’apparaisse pas au début du film, comme c’était prévu, mais presque à la fin, comme cela s’est finalement passé. Matas prétendait que l’on ne comprendrait pas qu’il s’agissait de « El Cepa ». Mais je lui ai répondu : « Si je ne sais pas tourner de façon à ce que les gens comprennent tout de suite que celui qu’on voit est bien « El Cepa », alors, c’est que je ne sais pas faire le film43.
50Après le retour de « El Cepa » dans la nuit (une nuit qui symbolise bien toujours le doute : on ne sait guère si le paysan attardé continue à se « cacher » par peur, par habitude, par incompréhension des conséquences dramatiques de sa fugue, ou bien pour les trois raisons à la fois), on assiste à un autre retour : celui de Gregorio chez lui, après sa sortie de prison.
51Depuis le moment où « El Cepa » sort de chez lui après avoir protesté de son innocence jusqu’à celui où l’image devient fixe sur le gros plan qui réunit Gregorio et León, (tandis qu’apparaissent en surimpression des extraits de la sentence du jugement de révision en date du 10 juillet 1926), on compte 39 plans en 7’25. Pour ce film, ce n’est pas là une multiplication de plans, puisque si l’on compare avec la séquence de la reconstitution de « l’enterrement » du corps, qui a lieu au cimetière en présence de toutes les autorités, on s’aperçoit que pour une durée sensiblement égale (7’15), la scène du cimetière comporte 59 plans, c’est à dire que la fragmentation y est supérieure. D’une façon générale, c’est tout le film qui est construit selon un rythme haché qui donne les différents points de vue : échanges multiples de regards entre les personnages, nombreux gros plans sur les visages expressifs et inserts de gestes et objets significatifs (les gants et la montre-gousset de Contreras, les cannes du juge Isasa, les tricornes de la Garde Civile...) La comparaison avec un film intimiste est éclairante : dans El pájaro de la felicidad, la séquence de la réconciliation entre Carmen et Nani par exemple, ne compte que 32 plans pour 11 ’20.
52D’autre part, les mouvements de caméra sont rares. Dans cette séquence finale, si l’on excepte quelques recadrages (la caméra remonte des pieds de Grimaldos à son buste par exemple), il n’y a que deux zooms : un sur le visage de León lorsque Gregorio le regarde, et le zoom final, pour aboutir au très gros plan sur les deux visages rapprochés de Gregorio et León. La caméra laisse venir à elle les personnages (arrivés au premier plan, ils sont flous si l’on fait arrêt sur image) et soit les cadre ensuite de dos (ce qui donne une vision différente) soit les recadre de face, le filmage traduisant ainsi la marche ininterrompue.
53À la scène de l’arrestation de Grimaldos par les gardes civils, suit un plan de l’intérieur de la maison de Gregorio, où les femmes repassent sa chemise. Cette scène est traitée comme un tableau, qui pourrait s’intituler « Les repasseuses » à l’instar de la célèbre toile de Velázquez Las hilanderas (Les fileuses, 1657 ?). Dans le tableau, on trouve le même équilibre des volumes, la position de deux femmes au premier plan, la solennité (due dans ce cas à la scène mythologique représentée au fond : la confrontation entre Minerve et Arachné, épisode tiré des Métamorphoses d’Ovide) malgré la simplicité des ouvrières de la fabrique de tapis. Dans le film, le tissu du vêtement est ritualisé comme l’est la tapisserie dans le tableau. Il y a une valeur plastique du plan, une image très construite : c’est toujours le cas dans El crimen de Cuenca, mais cet exemple le rend clairement perceptible. La composition du plan est ici particulièrement soignée : la fille aînée, debout à droite, finit de repasser. En face d’elle, sa mère, « La Varona », assise, passe la chemise à Gregorio (chacun est doté du rôle qui correspond à la hiérarchie familiale). Au deuxième plan, une corde où sèche du linge. Tous les gestes s’effectuent dans un silence recueilli pénétré du sens d’un rituel solennel : Gregorio, fort de son innocence enfin reconnue, s’habille pour affronter le village.
54Le plan suivant nous fait découvrir le retour de León. Nous avons évoqué dans la première partie le dépit de la réalisatrice qui aurait aimé disposer de plus de temps et de moyens financiers pour effectuer une reproduction plus exacte des faits, et en particulier du retour de León, entouré lui aussi par les siens. Mais l’indigence du moment mène parfois au génie d’une séquence, car ici le choc des contraires entre le groupe compact autour de Gregorio et la solitude de León, renforcée par l’alternance de plans rapides, offre un contraste symbolique qui rend d’autant plus fort l’impact de la fusion finale. C’est dire que le montage alterné des trois séries joue à la fois sur l’antagonique et l’identitaire. León était de condition sociale encore inférieure à celle de Gregorio ; c’était lui qui gardait le troupeau et que le patron, don Francisco, prenait la décision de renvoyer à cause de la médisance du village. Ainsi, malgré la volonté initiale de la réalisatrice de « coller » le plus possible à la réalité historique, l’obligation des choix, voire des sacrifices, mène non à la reproduction de la réalité, mais à son interprétation44. La rencontre des trois groupes arrivant très exactement au même moment sur la place du village est un artifice qui permet de frapper les consciences, de rendre exemplaire le message de la vérité rétablie et de l’injustice dénoncée. C’est la mise en scène de l’Histoire qui rend celle-ci accessible aux masses. On connaît l’exigence éthique d’Eisenstein, qui écrivait :
Le cinéma a pour devoir de saisir par les cheveux le spectateur abasourdi et, d’un geste impérieux, de le mettre face aux problèmes actuels,
55et aussi sa formule célèbre :
Le cinéma soviétique doit fendre les crânes !45
56Cette métaphore s’applique pleinement au film El Crimen de Cuenca, dont les scènes de torture impressionnèrent de nombreux spectateurs (certains abandonnèrent la salle lors des projections). Le chemin choisi par Pilar Miró est bien celui de la dénonciation qui ne recule pas devant la monstration de la violence. La volonté didactique passe, comme dans le cinéma soviétique, par une reconstruction du monde grâce à l’agencement des plans par le montage et par la composition à l’intérieur de chaque plan. Dans la dernière séquence, il s’agit d’opérer une reconstruction dynamique de la réalité qui tend à conquérir le spectateur.
57Le film joue par exemple de la photogénie de José Manuel Cervino (gros plan soutenu du visage de León se découpant sur le ciel blanc : un visage « intensif » selon l’expression de Gilles Deleuze) et du contraste d’autant plus accentué entre entourage (Gregorio) et solitude (León), que la silhouette de León se découpe sur un paysage aride ourlé d’oliveraies, si caractéristique de l’Espagne (région de la Manche et Andalousie). La charrette s’éloigne à gauche, le chien attaché entre les roues (on songe à un plan de Viridiana de Buñuel), tandis que León poursuit seul, sortant du cadre à droite.
58Le plan suivant met en scène le clan Gregorio sortant de la maison et initiant la marche à son tour : ici, la hiérarchie est inversée, le groupe du personnage dominant étant présenté en dernier. À ce moment précis démarre la musique qui ponctue très exactement la marche de la famille. Ce sera pendant cette séquence le leitmotiv que nous pouvons appeler « de Gregorio ». En même temps, ce leitmotiv a un effet de pantomime : l’action musicale est synchrone par rapport aux images46.
59Les effets d’oppositions ne sont pas seulement perceptibles d’un plan à un autre, mais aussi à l’intérieur de chaque plan : nouveau signe connotatif de l’Espagne rurale, les hommes et les femmes vêtus de noir qui se détachent sur le fond éclatant des murs des maisons blanchies à la chaux.
60Le dixième plan nous ramène à Grimaldos, toujours encadré par les gardes civils. Ces derniers ont la tête baissée : l’illustre Corps porte le poids d’une lourde responsabilité. Au contraire, dans les plans qui les représentent, Gregorio et León ont en permanence la tête haute, et ces plans font un contraste saisissant avec ceux où ils arrivaient, menottes aux poignets, bousculés et conspués par la foule (les gardes devaient alors les protéger du lynchage), pour la reconstitution de l’enfouissement du supposé cadavre de Grimaldos. Exalté par la présence de la foule qui vient grossir les rangs de ceux qui le suivent, « El Cepa » crie à tous qu’il est vivant, que c’est bien lui. Dans ce bloc compact de neuf plans, on remarque à nouveau la complémentarité entre musique et image. Le leitmotiv qui correspond au personnage de Grimaldos est la lancinante ritournelle d’une vielle. Cet instrument populaire et traditionnel remplit la fonction de connotation de l’ambiance rurale. Mais c’est aussi le premier air qu’on entend dès le début du film, sur les images de l’aveugle qui récite son boniment de l’abominable histoire du « crime de Cuenca ». Par métonymie, l’air de vielle est donc le « crime » lui-même et la « victime », Grimaldos. Elle signifie le mensonge colporté et l’homme vivant qui prouve l’existence du mensonge.
61L’être est ridiculement petit (il semble avoir une tête de moins que les gardes civils qui l’escortent), et avec ses jambes torses et son béret enfoncé jusqu’aux oreilles, c’est le stéréotype du paysan niais47, un peu demeuré, qui a donné lieu à tant de motifs littéraires et folkloriques48. La musique, âpre et discordante en même temps que répétitive, convient à la démarche heurtée du personnage. Les deux thèmes musicaux, doublés chacun d’un effet de pantomime, sont donc installés, dans une volonté de concilier la signification intellectuelle et la dimension émotionnelle du montage.
62Le onzième plan donne un autre point de vue sur le groupe de Grimaldos, pris cette fois de dos. C’est la tenue vestimentaire qui se détache alors, chaque couvre-chef dénotant l’appartenance sociale de chacun à un groupe différencié : les bérets et les casquettes pour les paysans, les châles en laine sombre pour les femmes, les tricornes pour les gardes, les chapeaux gansés de noir pour les bourgeois. Ces vêtements sont des objets qui fonctionnent comme synecdoques des individus, au même titre que le lorgnon de Smirnov, le médecin du Potemkine, même si l’utilisation qui en est faite n’est pas la même49.
63D’autres gardes sont à cheval, en profondeur de champ, dominant la population, marquant symboliquement le contrôle exercé sur elle. Les plans hachés qui font alterner rapidement les pieds de Grimaldos dans la poussière, sa figure exaltée et les plans d’ensemble de la foule, génèrent un rythme de plus en plus trépidant et un accroissement de la tension. Cette tension est perceptible dans les plans suivants où alternent le groupe de Gregorio, et celui de León, suivis par une foule silencieuse de plus en plus nombreuse jusqu’à la convergence finale : la caméra est placée du côté de Gregorio et filme en légère plongée. Le deuxième groupe apparaît sur la droite : « El Cepa » s’en détache aussitôt pour se jeter aux pieds de Gregorio tandis que le groupe de León s’arrête à quelque distance, visible en profondeur de champ. Le seul à parler, c’est « El Cepa » qui implore pardon, alléguant qu’il ne savait rien. Ce point n’est en fait pas clair dans le film. Lorsque Grimaldos entend le « romance » de l’aveugle, on voit qu’il comprend qu’il s’agit de lui. D’après le sous-titre, il s’agit du 21 août 1920. Or, Gregorio sort de prison le 20 février 1924. On peut penser que sans la demande de papiers officiels pour se marier, la vérité n’aurait pas été révélée car Grimaldos ne se serait jamais manifesté. Inconscience d’un esprit attardé ou volonté de rester caché ? Le plan où pour rentrer chez lui, José Maria semble s’enfuir dans la nuit, et ne répond qu’un bredouillement à la question du garde : « José Maria, tu rentres chez toi ? » semble être un argument en faveur de la deuxième hypothèse, mais le film ne tranche pas vraiment.
64La supériorité et la dignité des deux hommes réhabilités aux yeux du village ne s’exprime pas par la parole mais par la démarche et le regard50. Gregorio ne se baisse pas pour relever Grimaldos, il l’attrape par les revers de sa veste et le soulève. Puis il regarde León, s’approche de lui et les deux hommes s’étreignent.
65Le schéma de cette séquence finale peut être résumé ainsi : 3 plans pour « El Cepa », puis 6 plans pour l’ensemble Gregorio-León-Gregorio, 9 plans pour « El Cepa », à nouveau 6 plans pour Gregorio-León, suivis de 3 plans pour Gregorio et « El Cepa », de 3 plans pour León et Gregorio (séparés), puis de 6 plans de Gregorio et León (réunis), pour terminer par trois plans plus hétérogènes : « El Cepa » reniflant et hoquetant, « la Varona » laissant couler une larme, enfin le zoom avant pour finir sur un très gros plan des visages rapprochés, de profil et se regardant, de Gregorio et León. L’agencement des plans suit donc un schéma strictement ternaire : trois comme les trois protagonistes de l’affaire, et ses multiples (6 et 9). Venant après une discontinuité organisée de séquences par épisodes, chacune des images est comme le résumé symbolique d’un stade, dans la chaîne d’une évolution irréversible.
66Ce montage convergent ne peut pas ne pas évoquer l’analyse du montage de 14 plans du film d’Eisenstein, Le cuirassé Potemkine (1925) par son auteur51, où il dégage toute une série de caractéristiques formelles : le motif de l’arc de cercle, l’opposition entre le pair et l’impair, l’un et le multiple, les directions horizontales des regards vers le hors-cadre et les bras agités verticalement.
67Il s’agit de la séquence où les habitants d’Odessa, fraternisant avec l’équipage révolté, lui envoient des vivres. Le montage fait alterner les plans du cuirassé, des yoles qui s’élancent vers lui et des habitants qui regardent de la rive et font des signes d’amitié et d’allégresse.
Tout converge afin de créer un sentiment d’union entre la foule sur le rivage, les canots et le cuirassé, qui culmine avec l’apparition du drapeau rouge, « principe d’unification » à la fois plastique (...) et idéologique de la séquence52.
68L’accolade des deux hommes dans le film de Pilar Miró joue le même rôle que l’apparition du drapeau rouge dans celui d’Eisenstein. En dépit des déclarations de la réalisatrice, qui a surtout insisté sur la destruction des deux hommes résultant de l’action barbare d’oligarchies alliées, l’ultime séquence constitue une réhabilitation qui prend la forme d’une apothéose. Le spectateur, qui ne voit pas la rancœur, l’amertume, les souvenirs des souffrances physiques et morales, peut conserver en mémoire l’image réconfortante de la marche53. La fiction opère ce que l’Histoire avait omis de faire.
69Parlant du sens univoque de l’interprétation des films d’Eisenstein, Roland Barthes disait qu’il « foudroie l’ambiguïté ». Il en est de même ici, où la marche doit idéologiquement s’interpréter de la même façon que le dénouement des films d’Eisenstein. Le peuple en marche est comme la métaphore du socialisme, car le marxisme est un messianisme qui vit dans l’attente de la victoire du prolétariat. Mais le lyrisme, l’enthousiasme, l’efficacité politique ne s’atteignent qu’à travers un travail formel minutieux. Il est donc normal que, partageant les grandes options idéologiques de son illustre prédécesseur, la cinéaste s’engage résolument sur les mêmes chemins formels au moment du tournage et du montage. Le projet idéologique qui s’approprie la forme eisensteinienne du montage convergent sert de base à la mythologie d’une transformation espérée. Dans les films d’Eisenstein, les épreuves par lesquelles passent le peuple sont à la mesure du futur radieux qui se manifeste dans l’épilogue.
70Dans le cadre restreint de l’Espagne du 20e siècle, la proclamation de la Seconde République le 14 avril 1931 avait pu représenter un espoir de mettre fin aux injustices. Après les horreurs de la guerre et la longue dictature franquiste, le passage à la démocratie représente certainement pour la réalisatrice comme pour beaucoup d’Espagnols au moment du tournage du film, en 1979, l’aboutissement d’une longue marche. Contemporain de l’instance d’énonciation, le spectateur de 1981 identifie la marche de Gregorio et León (laquelle se déroule sous la dictature de Miguel Primo de Rivera, pendant le règne d’Alfonso XIII) comme celle des opprimés de toujours, qui se poursuit imaginairement jusqu’en 1981 et au-delà. Le récent échec de la tentative de coup d’État du 23 février lui rappelle que les anciens démons ne sont pas morts et constitue pour le film une actualisation que la réalisatrice n’imaginait pas au moment du tournage.
71De plus, l’autorisation tardive du film et la justice enfin rendue à la réalisatrice servent d’épreuve cathartique à une grande partie d’Espagnols qui peuvent enfin entrevoir un aboutissement heureux, même s’il est temporaire, à la marche symbolique des paysans de Osa de la Vega. En dédiant le film aux habitants du village, Pilar Miró manifeste d’ailleurs sa volonté de souligner la dimension collective du drame.
Le conflit des fragments en tant que démarche formelle ne prend son sens idéologique que par référence à la dialectique marxiste fondée sur l’opposition et le dépassement des contraires54.
72Ainsi, le choc des contraires (au moment du procès, tous étaient contre Gregorio et León) est dépassé à la fin par la fusion (la longue accolade entre les deux hommes dans un moment d’émotion où la foule reconnaît son erreur), comme dans Le cuirassé Potemkine où l’escadre envoyée pour mater la rébellion du cuirassé, fraternise finalement avec ses matelots. La convergence n’a de sens que par la fusion.
73Il est cependant une autre référence cinématographique que la réalisatrice avait constamment à l’esprit, et qui est attestée par les admonestations de Pilar Miró à ses interprètes, leur donnant comme modèles Kirk Douglas et Gary Cooper. Il s’agit bien sûr du western, où la rue principale bordée des caractéristiques maisons en planches, est généralement le théâtre d’un affrontement final qui voit le triomphe de la justice. Et l’on peut penser à Gunfight at OK Corral (Règlement de comptes à OK Corral, John Sturges, 1956), où Kirk Douglas interprète le célèbre Doc Holiday, venu au secours du shérif – Burt Lancaster – contre le clan des Clanton, et toujours au film de Fred Zinnemann, High Noon (Le train sifflera trois fois, 1952), où le shérif Kane – Gary Cooper – est seul à affronter la bande de Frank Miller. Ces deux exemples de films sont représentatifs de la fonction narrative et symbolique de l’espace dans le western, que l’on retrouve dans la scène finale de El crimen de Cuenca. Les auteurs de Géographies du western soulignent que
le westernien type étant un instable, le déplacement est l’essence du film. Ce mouvement est un en-soi : le vrai héros n’arrive jamais55.
74Cette importance du déplacement est bien sûr soulignée par le plan final de nombreux films (dont les deux que nous venons de citer) et qui consacre la disjonction du héros et de l’espace des exploits : image emblématique du cow-boy solitaire (consacrée également par la bande dessinée, ainsi que le montre l’exemple de Lucky Luke56) disparaissant dans le lointain sur son cheval. (Dans le cas de High Noon, c’est le couple de Kane et sa femme – Grace Kelly –, qui abandonne la ville dans un attelage). Ce plan final de disjonction a eu pour précédent l’épisode du combat contre les hors-la-loi, qui, lui, est toujours le résultat d’une conjonction, d’une convergence des acteurs du drame. Dans le cas de Gunfight..., les héros sont séparés en deux groupes, tirant un feu nourri sur les bandits. À la fin, Doc Holiday (Kirk Douglas) rejoint Wyatt Earp (Burt Lancaster) sur le seuil de la maison où s’est réfugié le jeune Bill (dernier survivant de la bande), pour lequel le shérif avait une certaine affection. C’est ainsi « Doc » qui le tue, évitant à son ami de le faire.
75Dans High Noon, la jeune femme du sherif, réfugiée dans une maison, assiste horrifiée au duel qui oppose son mari (de l’autre côté de la rue) aux bandits. Malgré sa répugnance envers les armes à feu et toute manifestation de violence (c’est une « quaker » convaincue), elle intervient pour sauver la vie de Kane en tirant sur l’un des bandits qui allait l’atteindre. Dans les deux cas, il y a bien résolution d’un conflit après le tir croisé de trois groupes situés dans des positions stratégiques et rapprochées. Le schéma de l’itinéraire accompli dans l’espace par les protagonistes est donc bien similaire à ce que nous trouvons dans la scène finale de El crimen..., où le groupe de Gregorio, celui de León et celui de « El Cepa » convergent vers le point de rencontre de la place du village. La fonction narrative du déplacement est doublée d’une fonction sociologique et psychologique, ainsi que le rappellent J. Mauduy et G. Henriet dans Géographies du western :
Le trajet n’est pas seulement d’ordre matériel. Ainsi dans Le train sifflera trois fois, le périple de Gary Cooper dans la ville ne procède pas uniquement de sa volonté d’agréger un groupe de citoyens. C’est un moyen de se retrouver soi-même57.
76Quand Gregorio retrouve León, c’est bien une façon de retrouver un autre lui-même, quelqu’un qui a souffert les mêmes épreuves que lui, la seule personne au monde qui le comprenne parce qu’il est exactement dans la même situation que lui : c’est le sens de l’étreinte finale entre les deux hommes, isolés du reste du monde par la communauté d’une expérience horrible et indescriptible. Ainsi, le zoom qui vient cadrer en très gros plan les visages rapprochés des deux hommes les isole aussi bien que le faisait pour le cow-boy solitaire le plan qui le montrait s’éloignant à la fin du western : dans les deux cas, il s’agit d’une expérience unique qui reste incommunicable au monde des autres personnages de la diégèse.
77Convergence de trois groupes dans un espace symbolique, unicité d’une expérience qui isole du reste du monde, interprétation dépouillée d’acteurs élevés à une dimension mythique : il y a bien une communauté de pensée cinématographique entre le western traditionnel et la réalisation de la séquence finale de El crimen de Cuenca. Ainsi, l’inspiration puise tout autant à la source du western américain (Ford, Hawks, Sturges, Zinnemann...) qu’à celle du montage-choc inventé par Eisenstein. Formellement, la fonction idéologique du trajet permet dans les deux cas la révélation de la vérité et de la justice, même si le héros pour Hollywood est le shérif solitaire, tandis qu’il est pour Eisenstein le peuple opprimé.
78On pourrait évoquer, par ailleurs, d’autres références cinématographiques, comme par exemple le film d’Elia Kazan : ¡ Viva Zapata ! (1952), film auquel il est fait référence dans Gary Cooper... (c’est une des cartes qui fait partie de la collection d’Andrea). L’agglomération progressive de la foule des villageois dans El crimen rappelle celle des paysans mexicains dans le film de Kazan, où la vue de leur nombre croissant oblige la petite troupe de militaires à libérer le chef révolutionnaire mexicain (interprété par Marlon Brando) qui marchait, la corde au cou. L’épisode est comparable par le dynamisme de la marche et par le sens conféré à la force d’une collectivité, qu’elle soit simple témoin (comme dans la scène finale de El crimen), acteur (scène de la reconstitution au cimetière) ou victime (comme dans le film d’Eisenstein, la fameuse scène des escaliers d’Odessa, qui suit immédiatement le ralliement des habitants au cuirassé).
79L’œuvre d’art est ainsi définie comme un processus dynamique qui retrace l’histoire de l’homme dans son devenir. Le deuxième film de Pilar Miró à être situé dans un contexte politique très précis est Beltenebros : il apparaît cependant bien différent, tant dans les contenus explicites de l’œuvre que dans les moyens formels utilisés.
2. Beltenebros ou l’empire du doute
2.1 Les héros et les traîtres : le retour d’Hermès
80Le début du film constitue une « attaque » particulièrement frappante, puisqu’il s’agit d’un long plan-séquence, le seul de cette amplitude dans l’œuvre de Pilar Miró, dont le style est en général plutôt rapide et nerveux, au moins dans les phases d’action. On y voit Darman et Rebeca descendre un interminable escalier à la gare d’Atocha, pour se rendre aux quais. L’ouverture progressive du diaphragme fait passer de l’obscurité au faible éclairage de la gare. On retrouve ce passage, cette fois inversé, à la fin du film, avec le fondu au noir sur lequel se termine l’histoire quand le train pénètre dans le tunnel : c’est ainsi que la fiction naît de l’inconnu pour y retourner. Le filmage en continu, grâce à l’utilisation du « steadycam », un harnais spécial qui évite les tremblements de la caméra portée tout en gardant la souplesse, insiste sur la descente dans les entrailles de la terre, qui connote. ici le secret, le désir des protagonistes de rester cachés et d’échapper à leurs poursuivants58. La toute première image est celle du couple que l’on voit de dos : un couple qui tourne le dos à son passé, mais qu’une caméra indiscrète va suivre pour nous en apprendre davantage.
81« Ils sont à notre recherche » est la première parole du film, prononcée par Rebeca. La technique même du plan-séquence fait penser à un précédent célèbre : le début de Touch of Evil, d’Orson Welles (La soif du mal, 1958), où un couple, celui-là heureux et insouciant (c’est un couple de jeunes mariés) croise une voiture dans la rue ; un peu plus loin, la voiture explose. Le même poids du destin s’attache aux personnages dans les deux cas, et la caméra, en ne lâchant pas ses personnages, crée le lien du suspense, de l’attente angoissée pour le spectateur. Mais dans Beltenebros, le couple ne déambule pas dans la rue comme dans Touch of Evil, il s’enfonce dans les entrailles de la terre59. Là où l’instance énonciatrice prenait complètement en charge la révélation de la vérité dans El crimen de Cuenca, suivant un processus d’avancée régulière et irréversible, il s’agit ici de la plongée au cœur des ténèbres. Comme le début se passe chronologiquement à la fin de l’histoire, l’accent est donc mis sur le fait que l’accession à la connaissance ne permet pas de sortir de l’obscurité. Darman y a toujours été plongé, et il n’est pas sorti de la clandestinité. Conformément au titre, le film est bien celui de l’ombre persistante : tout au plus le dénouement (la mort du commissaire) permet-il de passer de l’erreur – sur la personne responsable du démembrement de l’organisation – au doute – sur le sens de la vie et le sens de la lutte.
82Nous avons exposé dans la partie précédente la première apparition à l’écran du commissaire Ugarte (lorsqu’il va répondre au téléphone) en disant qu’elle n’est pas exempte d’une certaine ambiguïté : il y a un doute sur l’identité du personnage : Ugarte et Valdivia ne font-ils vraiment qu’un ? Ce n’est que dans la séquence qui suit la chanson de Gilda, dans la « Boîte Tabou », c’est-à-dire un peu moins d’un quart d’heure plus tard, que le doute se dissipe. C’est le moment où le commissaire fait venir Rebeca, lui demande d’enfiler la robe de la première Rebeca et lui demande pourquoi elle a choisi ce nom. Il s’agit bien de Valdivia, qui fut très amoureux de la femme de Walter et qui est séduit maintenant par la coïncidence du nom entre les deux femmes (à défaut d’une ressemblance physique, comme dans le livre, où elle s’expliquait par la filiation). La première image d’Ugarte à l’écran est donc une image cryptique, ce que Román Gubern appelle également une image-labyrinthe, dans la tradition hermétique60. Pourtant, en dépit du « brouillage » de la perception instauré au début (épaisse fumée, manque d’éclairage), il existe des signes qui mettent sur la voie de l’identification du commissaire et de la machination dont il est l’auteur. Et tout d’abord, la manie compulsive de la cigarette. Elle avait déjà été remarquée par Darman lors de leurs retrouvailles dans les combles du cinéma, en 1946. Darman avait dit, surpris : « Avant, tu ne fumais jamais ». Cette nouvelle habitude semble avoir coïncidé avec le passage au franquisme, comme un changement comportemental révélant un bouleversement plus profond. Lors de cette première entrevue, Darman avait également remarqué que la blessure de Valdivia n’avait pas l’air bien grave. Déjà à cette époque, Darman était donc passé tout près de la vérité sans la reconnaître, aveuglé par la fidélité à des idéaux communs.
83Il est encore un autre signe qui aurait pu mettre Darman sur la piste dès 1946, lors du cas Walter, et c’est l’assiduité avec laquelle il poursuivait Rebeca. L’accusation contre Walter n’était-elle pas aussi un moyen commode de se débarrasser de lui61 ? En effet, Walter ne semble pas être un personnage charnière dans l’organisation (il dit de lui-même « j’ai toujours été un homme tranquille »), mais ce point, comme beaucoup d’autres détails de la construction narrative, reste inexpliqué.
84Le deuxième indice physique est cette fragilité des yeux qui l’oblige à porter des lunettes à verres épais et fumés. Figure hermétique qui aime à se dissimuler, il ne porte pas des lunettes pour y voir plus clair (selon l’usage le plus répandu), mais inverse la fonction : c’est pour mieux se cacher. Voyeur impuissant répétant à l’infini la pulsion scopique du témoin invisible du strip-tease à la « Boîte Tabou », le commissaire perd ses lunettes au moment où il est touché au sexe. Le symbole politique de celui qui vit dans l’ombre (comme l’indique son surnom : « Beltenebros ») pour mieux espionner les autres62 se double donc d’un symbole sexuel. Dans le roman, la comparaison entre la lueur des cigarettes et celle des yeux était explicite.
85On retrouve aussi le travestissement, l’aveuglement (au sens figuré comme au sens propre), la tromperie, qui s’attachait déjà à la figure de l’aveugle, auteur du fameux « romance » dans El crimen de Cuenca. On sait que Freud, dans son analyse de L’homme au sable, fait des lunettes un symbole de « l’inquiétante étrangeté », et met en relation la crainte infantile pour les yeux et la peur de la castration63. Cette peur se trouvera justifiée par l’image, quand Darman visera Ugarte au sexe. De qui craint-on la castration si ce n’est du père ? Et justement, la scène de la mort d’Ugarte intervient à l’issue d’un bref mais exemplaire dialogue entre les deux hommes. À Darman qui est enfin sorti de « la nuit de l’erreur », Valdivia-Ugarte lance : « L’orgueil t’aveugle et tu ne prends même plus de précautions »64.
86L’inversion est étonnante : l’aveugle accuse l’autre de cécité, et se dévoilant pour la première fois en pleine lumière (comment peut-on être plus exposé que devant la toile de l’écran ?), agit comme il reproche à Darman de le faire : sans précautions. Les phrases que se lancent les deux protagonistes se répondent en écho : « Tu as toujours été un héros, Darman », dit ironiquement Valdivia-Ugarte. Il dévoile ainsi sa jalousie de perdant face à un modèle toujours hors d’atteinte, plus séduisant, plus courageux, plus sûr de lui et pour comble, plus chanceux. Lors de leur première entrevue dans le film, (qui est fondamentale car c’est la seule fois où les deux hommes s’expriment de façon un peu personnelle), Valdivia disait à Darman, admirant la coupe de son costume : « On voit que tu vis bien ! » Et Darman se défendait en disant : « La vie a été dure pour nous ». Sur le plan matériel, pour le spectateur qui a vu la maison cossue de Scarborough au début du film, cette affirmation n’est pas crédible, et il est certain qu’on ne peut pas mettre sur le même plan ceux qui sont restés à Madrid et ceux qui sont partis. Là encore, il ne s’agit pas de chercher plus loin dans le réalisme sociologique : le riche bourgeois bibliophile qui vit en Angleterre ne correspond guère à la figure authentique du réfugié politique espagnol. Valdivia a donc quelques raisons objectives d’envier Darman. La réplique de ce dernier, dans la séquence finale du cinéma, est plus étonnante : « Je croyais que tu étais le meilleur »65.
87Pour Darman aussi, Valdivia était donc un modèle, une figure paternelle : le coup de feu tiré au sexe est ainsi d’une certaine façon, le meurtre du Père. Quand Valdivia-Ugarte dit à Darman d’un air sardonique : « Je regrette de t’avoir déçu », Darman réagit en termes de vengeance personnelle : « Tu vas le payer ! »66.
88« L’inquiétante étrangeté » de Beltenebros est à coup sûr la rivalité entre ces deux figures archétypales, en apparence contradictoires, que sont Darman et Ugarte. Avant de cerner de plus près la nature extrêmement complexe de leurs relations, il convient de remonter à la définition traditionnelle du héros et du traître pour vérifier si les personnages répondent de façon satisfaisante à cette exacte distribution des rôles.
89Román Gubern rappelle que la sentence (de tradition platonicienne) qui prétend que « le visage est le miroir de l’âme » a conduit à représenter le héros resplendissant de beauté, et le méchant comme un personnage physiquement répugnant67.
90Avec ses grosses lunettes, sa petite stature et son crâne dégarni, Valdivia-Ugarte correspond à la typification cinématographique du traître. N’ayant pu résister au désir de se montrer (qu’est-ce qu’un expert de la manipulation des hommes si son génie reste méconnu ?), tel un histrion, il gesticule sur la scène68. Conformément à la plus pure tradition de western, les balles des policiers n’atteignent pas le « héros », Darman, qui parvient à tous les neutraliser. C’est à ce moment que la pellicule s’embrase (au moment opportun) et Ugarte hurle : « Éteignez cette lumière ! » Aveuglé, il est touché par les balles de Darman et s’écroule tandis que le cinéma entier est envahi par les flammes. La pellicule qui s’embrase semble à première vue l’instrument d’une justice immanente qui permet le châtiment du traître. Dans une perspective structuraliste greimassienne, (rappelons que les systèmes de narration ayant été élaborés bien avant l’apparition du cinéma, les fonctions des personnages de films peuvent être analysées avec les outils forgés pour la littérature par Propp ou Greimas), on pourrait dire également que le feu remplit la fonction actantielle d’adjuvant pour les personnages « positifs », Darman et Rebeca, leur permettant de s’enfuir. Mais dans cette représentation parodique où le cinéma se prend lui-même comme référent (le déroulement simultané à l’action d’un film célèbre : They died..., n’en est pas la moindre preuve), le sens initial de la lutte contre l’oppression dictatoriale ne s’est-il pas perdu quelque peu ? On est loin des convictions idéologiques, de l’univers radieux qui attend les masses lorsqu’elles seront libérées des oppressions, de l’assomption de la vérité et de la fraternité telle qu’on l’a vue à la fin de El crimen de Cuenca. Le discours politique existe toujours, mais en toile de fond. Le discours que le cinéma tient sur lui-même est ce qui occupe le devant de la scène, et le « grand imagier » s’amuse à manipuler les conventions narratives inhérentes au genre. Ugarte ne revient pas sur les raisons de sa trahison. N’exprimant aucun regret de sa conduite, il est l’archétype du méchant de cinéma, ou son précédent théâtral, comme le personnage de lago dans Othello de Shakespeare. Autre exemple de fourberie, il peut reprendre à son compte la célèbre réplique : « I am not what I am », lui qui ricane en se vantant de s’être inventé de toutes pièces une mort glorieuse.
91Il y a certes une évolution du personnage depuis la première entrevue dans les combles du cinéma, mais elle va dans le sens de la schématisation psychologique, et d’une outrance quasi « esperpentique »69. Plus qu’un fourbe habile, il apparaît à la fin comme un histrion ridicule, et même comme un nouveau vampire (il ne peut supporter la lumière du jour et meurt entouré par les flammes, recroquevillé en position fœtale). Beltenebros convoque tour à tour plusieurs genres cinématographiques : essentiellement le film noir, auquel il emprunte son cadre, son style, le physique des personnage70, et même la référence au film-culte Gilda, certains traits de western (Darman jouant de la gâchette et buvant sec avant d’aller seul à la rencontre de son destin... dans une salle de cinéma) et les situe dans le cadre spatio-temporel espagnol de la lutte contre le régime franquiste, posant ainsi le problème de l’engagement politique. La subversion est bien celle de la convocation de multiples genres sans que le film appartienne à une quelconque classification.
92Darman est connoté au début comme héros traditionnel qui part défendre la justice. En effet, lorsque l’homme de liaison vient en Angleterre pour lui signifier sa nouvelle mission, il répond : « Message reçu », et son correspondant lève alors les yeux de l’ouvrage qu’il feuillette : une édition originale datant de 154671 d’un livre de chevalerie. Un insert fait voir la page de garde qui représente un chevalier armé de pied en cap, prêt pour le départ. L’association se fait inconsciemment avec le personnage de Darman, avec peut-être la légère ironie de l’anachronisme. À côté de Darman, auprès de la fenêtre, se trouve également un superbe cheval en bronze : cohérence des associations visuelles. Et pourtant, Darman ne se sent pas un héros. Il réprimande durement le jeune Luque qui l’appelle « Capitaine ». Il ne souhaite pas être mis sur un piédestal. Son seul mérite est son sang-froid, sa maîtrise des armes à feu. Mais il sait, au fond de lui, qu’il est manipulé depuis le début, depuis le jour où on lui a fait croire que Walter était un traître à supprimer. En dépit de son apparent détachement, le personnage, inféodé à une organisation, garde une certaine naïveté politique, comme en témoigne l’affirmation péremptoire à Walter selon laquelle les Alliés vont envahir l’Espagne pour la sauver de la dictature. Walter, désabusé, répond que l’Espagne importe moins aux Alliés que n’importe quelle tribu d’Afrique72.
93Darman aurait pu découvrir à temps la vérité, car Valdivia, répondant à la question qu’il posait lors de leur première entrevue dans le film : « Pourquoi devient-on un traître ? », avait dit la vérité, mais alors que ses propos pouvaient s’interpréter comme se rapportant exclusivement à Walter. Là encore, le comble de la perfidie (ou plus simplement, de l’habileté), est peut-être de mentir en ne disant strictement que la vérité : tout, ou presque, est vrai, mais l’erreur porte sur la personne. À ce moment de la conversation, le zoom sur le lit de camp où ils sont assis s’accentue légèrement, alors que le plan reste fixe, pour ne pas détourner l’attention par des mouvements d’appareil de ce qui est fondamental en cet instant : le dialogue. Valdivia donne à ses paroles une portée générale, qui pourrait très bien s’appliquer à d’autres qu’à Walter : « Pourquoi trahit-on ? ». Pour expliquer les motifs de la trahison, Valdivia retire ses lunettes, qui sont une représentation figurée du mensonge. Le geste est symbolique : à ce moment-là, il dit la vérité. En fait, pendant toute la conversation, il ne ment qu’une fois, lorsqu’il déclare (mensonge incontournable pour décider Darman à tuer Walter) que Walter lui a tendu un piège. Pascal Bonitzer fait remarquer, à propos du drame shakespearien :
Lorsque lago, par le stratagème du mouchoir, fait croire à Othello que Desdemona le trompe avec Cassio, il ment sans doute, mais ce n’est pas là l’important. L’important, c’est la crédulité d’Othello, son amour vulnérable à cause de la couleur de sa peau, qui fait le succès de la machination73.
94Un gros mensonge exige en effet un adversaire crédule (ou bien une foule manipulée, comme dans le cas de El crimen de Cuenca).
95Le reste du discours que tient Valdivia à Darman est fort intéressant car il va à l’encontre de l’image outrancière du traître présentée à la fin (laquelle n’est pas sans rappeler les premiers « méchants » du cinéma muet, au physique exagéré pour dissiper toute équivoque). À la question : « pourquoi trahit-on ? », Valdivia répond à Darman – et se répond à lui-même :
Par lassitude. L’isolement est plus fort que tout. Les idéaux s’en vont et il ne reste rien. Peut-être est-ce que tu perds tes forces, ou alors on te promet quelque chose, ou bien on te torture ». Il ajoute ensuite : « Malgré la guerre, je me souviens de ces années comme des meilleures. Il n’y avait pas à penser, il n’y avait qu’à croire : en nous-mêmes et en la victoire. Après, est venu tout le reste : la clandestinité, la peur, la police. Tout a changé74...
96Ainsi, l’affirmation péremptoire de Bernal : « Personne ne change », est contredite par l’expérience de Valdivia. La torture, le chantage, les mille recours des régimes d’oppression, changent les hommes. L’héroïsme des camarades ne se conjugue plus qu’au passé. Le personnage de Valdivia a déjà trahi, et pour qui serait prêt à l’entendre, c’est le seul moment où il en exprime le regret. Dans El crimen de Cuenca, la spectacularisation des scènes de torture ne laissait apparaître clairement que la dégradation physique. Peut-être est-ce dans ce sens que Vicente Molina Foix déplorait le processus de « désidéologisation » du film : pris dans le réseau d’une insoutenable violence, le spectateur est conduit à des réactions émotionnelles qui peuvent évacuer dans une certaine mesure la réflexion politique. Nous avons démontré pourtant à quel point le processus idéologique était à nouveau porté à son apogée dans la dernière séquence. Dans Beltenebros, c’est le mécanisme inverse qui se produit : ayant posé clairement les motifs des attitudes contrastées de Darman et de Valdivia dans un premier temps, le film dilue progressivement les certitudes idéologiques dans le doute, doute renforcé par une esthétique baroque et de multiples références au genre cinématographique qui est un mélange de policier, espionnage et thriller (un histrion qui meurt sur une scène, le héros et la jeune femme qui s’enfuient, le cinéma en flammes...) Mais là encore, la fin échappe à l’univocité de la codification. Généralement, soit le héros a une fin tragique (comme dans High Sierra, par exemple, interprété par Humphrey Bogart), soit il défait les méchants (par la supériorité de son esprit ou de sa force, ou bien grâce au facteur chance), comme dans tous les films de Hitchcock. Ici, c’est l’incertitude seule qui s’impose quant au devenir des protagonistes. Rebeca demande, angoissée : « Qu’allons-nous devenir ? » et Darman répond : « Nous allons continuer à vivre », comme si en réalité, la vie était un fardeau qu’il fallait bien accepter.
97Pilar Miró avait tourné les deux fins possibles, le train qui s’engage dans le tunnel et qui en ressort, et la solution qui a finalement été préférée : le train s’engage dans le tunnel, fondu au noir, c’est la fin du film. Sur le plan narratif, et c’est le premier niveau de signification, l’avenir des personnages se présente donc comme un tunnel dont on ne voit pas le bout. La vie antérieure de Darman, une vie cossue de bibliophile grand bourgeois... et marié, serait-elle brusquement remise en question ? Entreprendrait-il avec une prostituée qu’il connaît à peine et qui ne l’aime pas une vie de fugitif ? Ces interrogations narratives sont balayées, transcendées par cette image du tunnel à laquelle correspond une interprétation idéologique et même, dans une certaine mesure une dimension métaphysique (au-delà, il n’y a rien, c’est le noir, le néant). La lecture idéologique de cette fin s’éclaire également de l’apport de l’outil psychanalytique. Le déni de l’inceste (entre Ugarte et la jeune Rebeca) ne fait que confirmer sa réalité au niveau du texte profond. La Loi du Père, incarnée par un commissaire sadique et libidineux, qui est le bras armé du pouvoir (exercé par un général lui aussi petit, chauve et laid), cette Loi est mise en échec dans Beltenebros, par la mort ritualisée du commissaire touché d’abord au sexe. Mais on ne sait pas très bien par quoi elle est remplacée : Darman, héritier de la guerre et du franquisme, et porteur symbolique des doutes propres non seulement aux années soixante (époque diégétique du « cas Andrade ») mais aussi à l’époque de l’instance d’énonciation, n’est pas sorti du tunnel. Le pessimisme de l’entrée dans le tunnel est renforcé par le placement, juste après le fondu au noir et avant le générique de fin, de la citation de Cervantes qu’Antonio Muñoz Molina avait mise en exergue du roman, et qui rappelle à la fois l’omniprésence du danger et l’incertitude de l’avenir :
Quelquefois, on fuyait sans savoir pourquoi, d’autres fois on attendait sans savoir qui75.
98Ainsi, la fin du film apparaît plus dynamique que la fin du roman, mais ce dynamisme n’apporte guère de coefficient supplémentaire d’espoir, puisque la fuite (qui n’existait pas dans le roman), déjà incertaine quant à son issue, est de plus connotée comme dépourvue de sens. Le sens de leur vie semble échapper complètement aux protagonistes. La mort du traître marque aussi la dissolution du héros. À l’inverse du mythe prométhéen consacré par El crimen de Cuenca, où les protagonistes sont revêtus à la fin par l’aura héroïque de la lumière, Beltenebros illustre le triomphe du doute, la faillite des certitudes. Etudiant la nouveauté radicale que constituait l’œuvre de Baudelaire, Gilbert Durand voyait dans Les fleurs du mal l’intériorisation de la dualitude, figure hermétique par excellence. On retrouve dans ce surnom de « Beltenebros » le même oxymoron que dans le titre baudelairien. D’un côté, la beauté, de l’autre les ténèbres : la dualitude même de Lucifer ou Méphistophélès, chez qui la séduction et le mal vont de pair.
99D’autre part, c’était là le surnom que le chevalier Amadís de Gaula se choisissait lorsqu’il se retirait dans un site désert (comme plus tard Don Quichotte dans la Sierra Morena), désespéré par un message d’Oriana, qui, abusée, lui reprochait d’avoir été infidèle. Amadís est le parangon des chevaliers vertueux et le récit merveilleux de ses aventures est le seul livre de chevalerie que le curé et le barbier du Don Quichotte décident de ne pas brûler (au chapitre VI). L’ambiguïté du personnage du film (comme celle du personnage du roman de Muñoz Molina) est donc déjà présente dans le surnom qu’il porte : le « méchant » se choisit le même nom que le héros meurtri par l’amour, et la constance avec laquelle il s’intéresse à la jeune femme qui porte le même nom de Rebeca Osorio suggère la persistance et l’étendue du sentiment amoureux. Et ceci est vrai en dépit du fait que les images insistent sur la brutalité du désir et de son assouvissement, dans les scènes parallèles de Valdivia avec la première Rebeca et du commissaire avec la deuxième Rebeca. Aussi le titre du film (comme celui du livre) constitue-t-il le premier terme d’un code herméneutique, comme celui que dégage Roland Barthes dans la nouvelle de Balzac : Sarrasine76. Cette coincidentia oppositorum : Valdivia pour le côté héroïque, Ugarte pour le côté démoniaque, on la retrouve au niveau des relations entre les personnages, où chacun des hommes est tour à tour victime et bourreau. Darman est victime de la machination ourdie par Ugarte, mais Ugarte est finalement victime de la vengeance de Darman. Ugarte est le bourreau de nombreux camarades, mais Darman a été sans le vouloir le bourreau de Walter. Dans ce réseau de rôles interchangeables, l’héroïsme ou la traîtrise semblent bien dépendre des circonstances. Rien de plus éloigné du message de El crimen..., où les rôles sont clairement définis et historiquement justifiés. Le schéma narratif est également antithétique entre les deux films. El crimen part d’une disjonction (deux innocents brutalement arrachés à leur vie et plongés dans l’enfer du cachot et de la torture) pour aboutir à une conjonction (la réhabilitation judiciaire et sociale figurée par les retrouvailles sur la place du village). Au contraire, Beltenebros part d’une conjonction : les retrouvailles du protagoniste avec les mêmes lieux et la même situation que par le passé, dans une sorte de fatalité que le film de Jean-Pierre Melville, Le cercle rouge (1970) démontrait déjà remarquablement d’une autre façon (à un moment donné, tous se retrouvent inéluctablement dans le même cercle), pour aboutir à une disjonction : la mort du commissaire et l’incendie du cinéma consacrent la liquidation du passé, et Darman s’enfuit avec Rebeca.
100Si l’on regarde à nouveau les personnages de Darman et Ugarte à la lumière des concepts que Freud a dégagés dans ses Essais de psychanalyse appliquée, on y trouve une explication de cette dualitude. Citant les travaux de Ludwig Jekels, Freud rappelle que Shakespeare partage souvent un seul caractère en deux personnages. Ainsi en est-il de Macbeth et Lady Macbeth :
Elle incarne le remords après le crime, lui, le défi ; ils épuisent à eux deux toutes les possibilités de réaction au crime comme le feraient deux parties détachées d’une unique individualité psychique, copies, peut-être, d’un unique prototype.
101Darman également incarne le remords, comme Ugarte le défi. Ils sont bien comme deux moitiés du même personnage, deux potentialités différentes d’évolution.
102Ces personnages archétypaux de la littérature acquièrent une « inquiétante étrangeté » quand la rivalité gémellaire s’installe au cœur même d’un personnage, en le dédoublant : ainsi Docteur Jekyll et Mr Hyde, ou Dorian Gray et son portrait. Dans Beltenebros, dans une plus grande complexité de structure, les deux figures du double coexistent : celle de Darman contre Valdivia, celle de Valdivia contre Ugarte (résumée dans l’oxymoron de son surnom), mettant ainsi en scène le vertige des miroirs. Dans le conte d’Hoffmann analysé par Freud, L’homme au sable, l’image du père est décomposée en ses deux contraires : Coppélius menace d’aveugler l’enfant, tandis que le bon père lui sauve les yeux par son intervention. Ici, le « bon père » (Valdivia) est déjà mort, victime de sa propre fable. Le « mauvais » (Ugarte) doit à son tour disparaître. Ainsi, son irruption sur la scène est une sorte de suicide. En défiant Darman et en s’exposant (il connaît ses qualités de tireur), il s’offre en quelque sorte à la mort. Ayant tué le « bon » en lui, il ne peut vivre privé de la moitié de lui-même.
103Quant à Darman, il est, comme Hamlet, hanté par les spectres : celui de sa victime (Walter), et celui de son double, de son autre lui-même, Valdivia. Comme Hamlet, il s’est d’abord trompé de cible : il a tué Walter à la place de Valdivia, comme Hamlet tue Polonius à la place de Claudius. C’est finalement la lutte fratricide (comme celle de Hamlet contre Laertes) qui l’emportera sur le conflit œdipien. Drame plus archaïque que le patricide, c’est un fratricide que l’on retrouve ici sous une forme déguisée. Rien de plus espagnol que ce duel, reproduisant le meurtre initial d’Abel par Caïn, et qui a même donné lieu au néologisme « caïnisme ». Il s’agit de deux frères ennemis, ex-camarades. Chacun a voulu voir en l’autre à un moment donné un modèle paternel, mais au-delà, tous deux sont fils d’une Espagne elle-même divisée : l’Espagne rouge et l’Espagne nationaliste. « Que Dieu te garde, / petit Espagnol qui viens au monde. / Une des deux Espagnes /te glacera le cœur »77, écrivait le poète Antonio Machado. La plus grande trahison est finalement celle de l’Histoire. L’histoire, qui en rend compte, se dévore elle-même. Aucune avancée n’est possible dans un monde de ténèbres.
104Hermès, messager de Zeus auprès des dieux des Enfers, assurait le voyage, le passage entre deux mondes : quelle image cinématographique plus aboutie que celle du train pour évoquer le passage ? C’est par la fuite en train que s’inaugure le film, et qu’il se termine, en une parfaite structure cyclique. Ce que l’on pourrait appeler « l’épilogue » du film (la partie rajoutée par l’adaptation filmique par rapport au récit scriptural) reprend les personnages là où on les avait laissés au début, et ne permet aucun progrès, si ce n’est l’avertissement bienveillant du contrôleur qui prévient les deux fuyards : il leur faudra bientôt franchir à pied la frontière portugaise78.
105L’entrée dans le tunnel s’oppose ainsi à une autre fin, celle d’un film d’anthologie, qui fit l’objet d’études approfondies de la part des analystes du cinéma : North by Nortwest (La mort aux trousses, d’Alfred Hitchcock, 1959)79. On a là un cas fréquent de citation inconsciente (et ici complètement détournée du sens initial) de la part d’un auteur de cinéma80. Dans le film d’Hitchcock, on se souvient du saisissant raccord entre la main du héros (interprété par Cary Grant) qui aidait l’héroïne (Eva Marie Saint) à remonter du gouffre où elle allait tomber (dans le cadre grandiose des figures sculptées des présidents des États-Unis du mont Rushmore), et la même main qui poursuivait l’effort ascensionnel, cette fois pour l’aider à atteindre la couchette la plus élevée du wagon-lit. L’entrée dans le tunnel qui suivait immédiatement avait une signification sexuelle évidente, en même temps que le clin d’œil du cinéaste (une façon habile de censurer la scène d’amour). La fin de Beltenebros apparaît d’autant plus pessimiste si l’on repense à cette « citation » complètement inconsciente de la part de la réalisatrice.
106Rien ne s’applique mieux à Beltenebros que ces phrases de Gilbert Durand à propos de Baudelaire :
Le temps lui-même n’est jamais pensé en termes de progrès, mais de remords où Maintenant dit : « Je suis Autrefois », et l’avenir – magnifique expression oxymoronique ! – n’est que « l’Empire familier des ténèbres futures81.
107C’est aussi ce qui arrive au cinéma lorsqu’il se penche sur l’incertitude du destin humain, et refuse le classicisme d’un récit définitivement clos, rassurant dans les certitudes qu’il instaure. Confronté à de multiples difficultés, et ne possédant pas encore un scénario bien établi au moment du tournage, Michael Curtiz dans son film Casablanca (1942)82, à la question posée : « Et l’histoire se termine bien ? » faisait répondre : « Je n’en connais pas la fin ». Le spectateur, qui ignore son propre futur, reste également dans l’incertitude quant à celui des êtres de fiction. Cette absence de clôture du récit, dans le cas de Beltenebros, peut aussi être interprétée à la lumière des événements historiques qui ont marqué l’époque à partir de laquelle s’exprime l’instance d’énonciation. Pérez Millán l’a souligné de façon très précise :
Qu’elle le veuille ou non – car sur ce point elle repousse avec véhémence l’idée selon laquelle les films auraient un rapport direct avec les expériences conjoncturelles de leurs créateurs –, une série de circonstances concrètes ont conduit à ce qu’elle réalise ce film immédiatement après avoir abandonné la discipline d’un parti dans lequel elle avait milité pendant quinze ans83...
108Si l’on passe d’une considération biographique à une dimension collective plus large, on trouvera certes la même évolution vers un certain désenchantement. L’époque de tournage de El crimen... coïncidant avec la transition démocratique, consacre ce que nous avons appelé le schème de la révolte, le mythe prométhéen exprimant toujours la victoire de l’homme historique, quelle que soit la dureté des épreuves pour y parvenir. Au contraire, après la force donnée par les victoires (la mort de Franco en 1975, puis les élections législatives de 1982 gagnées par le PSOE), 1991 est plutôt l’époque des désillusions, de la défaite de certains idéaux, de l’usure du pouvoir du gouvernement socialiste, des questionnements quant à l’avenir... Très souvent au cours d’interviews, Pilar Miró souligne que sa jeunesse avait coïncidé dans le temps avec la montée de grands idéaux, la croyance parfois naïve en ce qu’elle nomme « les valeurs humaines ». Parvenue à l’âge mûr, elle ne ressent que tristesse et désillusion par rapport à tant d’espérances84 et identifie ce sentiment comme une expérience générationnelle. Cette évolution, qui est par ailleurs assez répandue, se marque ainsi formellement dans Beltenebros. On y trouve la construction temporelle de l’obsession lancinante du remords, la froideur des personnages-archétypes, l’histrionisation du traître, enfin l’entrée dans un tunnel sans fin, qui marquent un cruel démenti au rêve utopique consacré par la marche prolétaire de la fin de El crimen85... Pour garder une référence cinématographique et idéologique, on peut dire que le tunnel dans lequel s’engage Darman est celui de la fin d’un rêve. Il vient matérialiser le regret que l’utopie de Meet John Doe (L’homme de la rue) de Franck Capra86 : « les gens libres peuvent changer le monde », ne puisse être réalité.
2.2. La photo ou le leurre référentiel
109Dans Beltenebros, lorsque Darman plonge dans son bain et que les images affluent comme autant de flashs du passé récent, il en est une qui nous montre Bernal expliquant à Darman la mort de Valdivia attaché à une chaise pour être fusillé, car il ne tenait plus debout après les tortures qu’il avait subies. Le plan suivant est un zoom sur une photo prise pendant la guerre civile, représentant Valdivia et Darman dans un groupe de miliciens. Ce plan très bref constitue un double processus de falsification. En effet, la photo souvenir est présentée comme si elle authentifiait l’héroïsme de Valdivia. Or, il ne s’agit en fait que du rappel de la vie commune de plusieurs camarades qui fraternisaient dans la défense d’une même cause. Dans la mesure où l’on peut associer dans la synchronicité l’image et le son, ce qui reste indiscernable car on ne voit pas qui tient la photo en main au moment où l’on entend la voix de Bernal, la photo passe comme une authentification du discours de Bernal, même si ce n’est pas lui qui la présente à Darman. L’interprétation la plus plausible est en effet que Darman se remémore le passé et entend la voix de Bernal lui expliquer la mort de Valdivia.
110Tout ceci est inclus dans l’insert subjectif du bain, qui est lui-même inclus dans le grand flash-back englobant que constitue la majeure partie du film, entre le prologue et l’épilogue dans la gare et le train. Le déploiement des temps englobés apparaît alors vertigineux. Quoi qu’il en soit, Bernal comme Darman se laissent tous deux aveugler, trompés par l’émotion qui les envahit au souvenir d’un passé idéalisé, et ils lisent ce qui s’est passé après à la lumière de cette photo, opération que suit naturellement le spectateur. C’est le premier leurre de la photographie, qui, comme le dit Roland Barthes87, authentifie que « ça a été ». Convaincu que les hommes ne changent pas, Bernal ne peut que croire à la fable forgée par les nationalistes, version selon laquelle Valdivia serait mort fusillé après être resté silencieux sous la torture. Ainsi, comme dans El crimen de Cuenca, un homme « de bonne foi », abusé, contribue d’autant plus sûrement à la divulgation de l’erreur qu’il est convaincu de la vérité de ce qu’il affirme. Terrible leçon politique qui porte à réfléchir et à questionner les faits avant de prendre pour une évidence ce qui n’est qu’un leurre. Dans les deux cas, la conséquence est extrêmement grave : dans le cas du « romance » de l’aveugle, il fait croire de façon durable à toute une génération que deux innocents sont d’horribles assassins. À l’inverse, Bernal, en accordant à Valdivia son certificat d’héroïsme, lui permet de saboter l’organisation, sous la nouvelle identité du commissaire Ugarte. À la suite de Bernal, tout le monde, y compris Darman, se laisse abuser, causant ainsi la mort de Walter et de bien d’autres, qui n’apparaissent pas dans l’univers diégétique mais sont seulement évoqués. Pour se sortir de l’erreur, Darman n’a que le doute qui s’insinue dans son esprit en entendant les cris de Rebeca lui répétant l’innocence de Walter. Mais une voix, même si elle a l’accent de la vérité, peut tromper, et longtemps, Darman restera dans le doute.
111La photo, dans son ensemble contextuel est donc un leurre. Elle redouble la première rencontre avec Bernal, qui avait démarré par une séance de projection de diapositives (« on commence toujours par une photo » avait remarqué Darman). Bernal avait alors montré à Darman une photo de famille d’Andrade, où on le voyait auprès de sa femme, un enfant dans les bras. Allant au-delà de ces apparences paisibles, Bernal avait cru qu’il s’agissait d’un traître. C’est dire qu’il se trompe deux fois sur le sens de l’image. Le réseau de « preuves » fabriqué par Ugarte (essentiellement, un compte bancaire en Suisse alimenté pour Andrade, et le fait étonnant qu’il réussisse à s’échapper du fourgon de la Police, menottes aux mains) est bien fait pour faire passer Andrade pour un traître. Abusé, Bernal lit alors les deux photos à l’inverse de leur sens réel : c’est le héros qui passe pour un traître et le traître qui passe pour un héros.
112D’autre part, le signifiant lui-même reproduit ce processus du leurre à un autre niveau, le niveau référentiel, établissant un brouillage, une confusion entre diégèse et réalité extérieure au film. En effet, la photo représente un groupe de miliciens88. Au premier rang, à côté de Valdivia, on reconnaît Pilar Miró elle-même qui lève le poing dans la même attitude que son voisin. Elle est la seule à être assise sur une chaise, et l’attitude joyeuse et triomphante qu’affiche tout le groupe contraste avec la voix off de Bernal qui parle à ce moment-là de la mort de Valdivia, attaché à une chaise. Les photographies prises par Robert Capa pendant la Guerre Civile incluaient souvent une milicienne. Il s’agit donc d’un leurre référentiel, invitant le spectateur à lire le visage de la réalisatrice du film comme un des visages de la diégèse. Ce procédé n’est pas sans rappeler, dans un contexte différent, qui n’était pas politique, les apparitions fugitives de Hitchcock dans ses films, ainsi que les photos incluses dans la diégèse où l’on reconnaît le réalisateur parmi des inconnus. C’est le cas par exemple dans Dial M for murder, (Le crime était presque parfait, 1954). Mais alors que chez Hitchcock, le procédé a une évidente dimension ludique (le jeu de cache-cache avec le public : quand va apparaître sa silhouette débonnaire et bien connue ?) et est banalisé par un narcissisme complaisant dans la répétition fréquente de son apparition au cours de ses films89, il a une tout autre valeur chez Pilar Miró. Par son caractère unique, il prend une valeur exemplaire, et dont le sens est idéologique. Si la photo « truquée » de Beltenebros « authentifie » bien quelque chose, c’est le désir de la cinéaste de s’identifier à une milicienne (et non pas aux acteurs qui en jouent le rôle). Sautant l’étape fictionnelle (les acteurs interprétant les personnages de la diégèse), la photo va directement à la source référentielle : la lutte des républicains. Pilar Miró n’a jamais été actrice90, c’est pourquoi son visage ne peut se lire comme celui de Hitchcock (qui incarne souvent un homme passant simplement dans la rue, jouant ainsi le rôle d’un figurant). Ici, point d’ambiguïté, nous avons affaire à ce que nous pourrions appeler une « énonciation personnelle » (un autre cas sera étudié un peu plus loin). Le caractère furtif de l’exhibition (en cela, comme chez Hitchcock) n’enlève rien à son acuité.
113Il s’agit bien « d’inventer la mémoire », selon la propre expression d’Antonio Muñoz Molina à propos de son œuvre romanesque. La photo surgit dans le flot des souvenirs de Darman qui se succèdent à toute allure, mimant la rapidité des phénomènes de conscience. Le procédé en appelle donc à la vigilance du spectateur : si celle-ci s’est relâchée, le spectateur peut fort bien ne pas apercevoir la réalisatrice91. C’est d’ailleurs ce qui arrive pour un spectateur étranger non averti, puisque Pilar Miró n’est pas, comme Alfred Hitchcock, une figure universellement connue. La photo produite par Bernal induit donc deux modes distincts de réception : un mode « innocent », où l’illusion référentielle se trouve confortée, et un mode « lucide », où ce qui est révélé, c’est le rêve de la réalisatrice elle-même. L’utilisation de la photo est un nouvel exemple du double visage d’Hermès, messager des dieux que l’on représente aux carrefours, et qui indique le chemin à suivre. Le film Beltenebros tient tout entier dans cette incertitude fascinante, dans l’indécision constante : les héros et les traîtres existent-ils ? Les moyens formels reproduisent l’indécision, entre l’évocation du Madrid de l’après-guerre (dont nous avons montré dans la première partie l’aspect désincarné), et l’utilisation constante d’un métadiscours, à travers la référence au cinéma américain des années quarante.
3. Les autres films : les contenus politiques et sociaux
114El crimen de Cuenca et Beltenebros sont les deux films dont le contenu diégétique est le plus clairement politique. Cependant, même si la dénonciation d’un régime ou d’un système d’oppression n’est pas directement le sujet des autres films, tous comportent, à des degrés divers, des allusions au contexte politique et social. Ce contexte dans lequel s’inscrit la diégèse se confond d’ailleurs souvent avec celui de l’instance d’énonciation.
3.1. Victor et Mario : la méritocratie au masculin
115Dans son ouvrage sur le cinéma américain contemporain, et le « recyclage » qu’il fait subir aux grands mythes fondateurs de nos pays du bassin méditerranéen, Román Gubern étudie les règles du jeu social, fondé sur la nécessaire relève par les jeunes du rôle assumé jadis par les patriarches devenus déclinants. Ce déterminisme biologique est illustré dans la mythologie grecque par la lignée d’Uranus, Chronos et Zeus. Mais dans nos sociétés modernes, la radicalisation du libéralisme comme système économique selon le modèle américain change les règles du jeu :
Contrairement à l’éthique égalitariste du marxisme, l’éthique de la méritocratie a établi de façon lapidaire : « à chacun selon ses capacités », revendiquant sous un nouveau langage le darwinisme social qui pose les bases d’une société duelle, dans laquelle cohabitent les gâtés du système et les indigents92.
116Mario, dans Gary Cooper..., et plus encore Victor, dans Hablamos..., sont de purs produits de cette éthique de la méritocratie, et sont tous deux lancés dans une trajectoire qui les conduit au sommet, de la presse politique et de reportage pour le premier, de la direction de centrale nucléaire pour le deuxième. Mario et Victor sont tous deux les prototypes des carriéristes prêts à tout pour assurer leur réussite personnelle, et qui ne s’encombrent ni de sentiments ni de considérations éthiques concernant la collectivité.
117La littérature avait déjà fait de l’ambition et du pouvoir des sujets fondamentaux de ses fictions, Stendhal ayant par exemple créé un archétype universel avec le personnage de Julien Sorel en 1830 (Le Rouge et le Noir).
118Le personnage de Victor est plus développé que celui de Mario, puisqu’il est le protagoniste du film, tandis que Mario ne dépasse pas le statut de personnage secondaire. Mais même dans le cas de Victor, la rapidité de son ascension professionnelle est certes un thème important, mais pas le sujet fondamental du film.
119Nous avons déjà souligné à quel point il est malaisé de cerner le sujet principal, dans les méandres des déboires personnels que connaît le protagoniste et qui font l’objet du récit, inextricablement mêlés au récit de ses succès professionnels. Pilar Miró a déclaré ne jamais avoir été tentée pour ce film par un schéma classique, entre autres, dans les films de gangsters : « rise and fall », c’est-à-dire l’ascension suivie de la chute93. En fait, ce schéma est celui-là même de l’évolution de la vie, de l’organisation puis de la destruction de la matière, schéma figuré par exemple emblématiquement par la course du soleil dans le ciel. Gilbert Durand, dans Les structures anthropologiques de l’imaginaire, distingue les symboles thériomorphes, nyctomorphes et catamorphes. Sur cette dernière catégorie, il écrit :
La troisième grande épiphanie imaginaire de l’angoisse humaine devant la temporalité nous semble devoir être fournie par les images dynamiques de la chute.
120Le rappel brutal de notre humaine condition terrestre est représenté entre autres par les mythes d’Icare, de Tantale, de Phaéton94. On peut considérer que de nombreux films amputent le récit d’une partie de la phase ascendante ou bien descendante. C’est le cas de presque tous les films de Luchino Visconti, par exemple95. Dans le cas du cinéma hollywoodien, Autant en emporte le vent (Victor Fleming, 1939) prend le personnage de Scarlett O’Hara au sommet de sa gloire pour faire intervenir très vite la tourmente de la guerre et le drame qui les emporte tous. Au contraire, des films comme Citizen Kane (Orson Welles, 1941)96, ou bien Barry Lyndon (Stanley Kubrick, 1975), qui retracent tous deux l’itinéraire d’un homme dévoré par l’ambition et la revanche qu’il veut prendre sur la société, sont composés selon une symétrie quasi parfaite entre les deux phases successives. L’homme qui voulut être roi (John Huston, 1975) suit le même schéma narratif mais situe la totalité du film comme un récit dont l’embrayage initial annonce le dénouement tragique (un peu à la façon de Beltenebros). Cet itinéraire d’ascension suivie par la chute spectaculaire peut comporter des connotations morales, dans le sens où les Romains aimaient à rappeler que « la roche Tarpéienne est proche du Capitole », et dans le sens où l’iconographie médiévale des roues de Fortune se charge aisément d’un message religieux qui prêche le mépris du monde. C’est peut-être cette ambiguïté qu’a voulu délibérément fuir la réalisatrice, qui n’entend ajuster son message à aucune conception morale, encore moins moralisatrice97, en choisissant d’arrêter le film Hablamos esta noche alors que Victor n’a pas encore atteint les sommets professionnels auxquels il aspire. Il est certain que la fréquence artistique et la charge symbolique du schéma ascension-chute est d’une telle prégnance que le film donne une sensation d’inachevé. Le parcours de Victor correspond au schéma tronqué : seule subsiste la phase ascensionnelle, sans pourtant que la fin arrêtée sur un Victor triomphant dans sa carrière, mais affaibli physiquement et moralement par l’accumulation des problèmes qu’il a dû affronter98 puisse s’interpréter dans un sens optimiste. On sent bien ce que la situation de Victor a de fragile, de précaire : l’insistance sur les relations étroites entre les intérêts économiques et politiques donne à penser que le poste occupé par Victor est ce qu’on appelle familièrement un « siège éjectable »99. La fin de Hablamos... est donc déjà empreinte de la même coloration d’indécision qui marquera plus tard Beltenebros.
121Il n’entrait pas dans les intentions de la réalisatrice de matérialiser la menace qui pèse sur la centrale. C’est pourquoi on peut comparer la façon dont le récit se poursuit d’une façon radicalement différente du schéma narratif de Beltenebros. Beltenebros commence par la fuite d’un couple poursuivi par la police. Le plan-séquence qui accompagne les personnages permet de rendre plus évidente leur crainte et de donner un poids réel à la menace qui pèse sur eux. Plus tard, le flash-back explicite les circonstances qui ont rendu cette fuite nécessaire. Au contraire, les premières images de Hablamos..., où l’on voit le bateau des ingénieurs qui vérifient la hauteur de l’eau dans les sous-sols (nous reviendrons sur le symbolisme de ces images dans la troisième partie), ne sont suivies d’aucune concrétisation. Victor donne ses conclusions à Luis Maria dès la sortie du souterrain, et ce sont les premiers mots du film : « Ne cherche pas à semer la panique sans nécessité »100. De cette façon, la lecture finale est encore d’une polysémie indécidable. Le spectateur est en effet autorisé à croire que la faille détectée par Luis Maria n’est que le produit de son imagination morbide, prête à envisager les pires catastrophes depuis l’accident du pont dont il fut tenu pour responsable en tant qu’ingénieur constructeur.
122C’est l’interprétation de Victor, puisqu’il déclare à Julia que Luis Maria est un être peu sûr de lui101, (sûreté et sécurité ont la même étymologie). Comment assurer la seconde si l’on ne possède pas la première ? A contrario, la calme assurance de qui se croit hors d’atteinte du danger ne signifie pas l’inexistence de celui-ci. Le responsable de la sécurité dans une centrale nucléaire se doit bien entendu de contrôler tous les dangers qu’on lui signale. Victor a dans un premier temps autorisé les vérifications géologiques prônées par Luis Maria (même si c’était de mauvaise grâce). Il change d’avis lorsque son supérieur, Ballester, lors de leur deuxième entrevue (au cours du déjeuner à peine ébauché, interrompu par l’annonce de la manifestation écologique à Almonacid), lui explique que la réussite de la centrale conditionne aussi sa propre promotion. Ballester dit qu’il va proposer – et se charge de faire approuver – la candidature d’Ibáñez au poste de chef de division des centrales nucléaires espagnoles.
123Le film est très clair sur un point : l’opinion émise est que si l’on ne permet pas l’accès aux centrales, c’est que l’on a quelque chose à cacher : en l’occurrence, que la sécurité n’est pas garantie, loin de là. C’est le sens du plan où l’on voit Luis Maria prendre à part Victor dès son arrivée. Le plan suivant montre les deux hommes devant le poster du PSOE. Puis un autre plan (toujours en plan moyen) est celui de Clara faisant semblant de regarder les annonces épinglées au tableau, tout en regardant vers les ingénieurs. Le troisième plan fait la synthèse des deux plans alternés précédents : dans une vue d’ensemble du bureau, Clara est au premier plan, de dos, tendant l’oreille pour saisir des bribes d’un discours qui dément de façon si radicale le discours officiel102, tandis que Victor, en profondeur de champ, déclare abruptement à Luis Maria, clôturant la discussion, qu’ils en parleront le soir.
124Le filmage du poster du PSOE dans le bureau de Luis Maria correspond à une volonté politique évidente : celle de montrer le Parti Socialiste sous le jour favorable d’un parti non encore corrompu, préoccupé de la sécurité des citoyens. C’est le terrain idéologique de l’affrontement entre les deux hommes, Luis María étant resté fidèle à ses idéaux de jeunesse103. Cet intérêt porté à la collectivité se double d’une foncière honnêteté, non exempte d’une certaine naïveté : sa reconnaissance envers Victor lui fait croire à une amitié durable, et l’empêche de croire à la duplicité. Ainsi Victor lui soutire aisément le renseignement qui lui manque : l’identité du « corrupteur » de Claudio. Luis María apparaît aussi comme le défenseur des libertés d’expression : à Victor qui veut intervenir en force contre les manifestants, il crie qu’il ne s’agit pas de terroristes, mais d’écologistes.
125Nous avons lors de la conférence de presse un bel échantillon des arguments de façade de Victor, ainsi que de l’aisance avec laquelle il dissimule la vérité, même si le moment est présenté précédemment par Villalba, le responsable de la communication, comme une épreuve aisée à surmonter, les journalistes n’ayant pas apparemment une pleine liberté pour s’exprimer. Victor a en effet dit à Villalba qui lui signale dès le début du film (après le prologue que représente la scène du cimetière et l’adieu au père) la nécessité de tourner un programme pour la Télévision : « Attention à la Télé, hein ? Nous l’avons sous contrôle, j’espère ? »104
126À cela, son interlocuteur répond affirmativement, ajoutant qu’il n’aura qu’à dire quelques mots et poser en train de signer des papiers. Il va même jusqu’à ajouter : « demain, je t’envoie le scénario ». Aussi le spectateur n’a-t-il aucun doute quant à l’élaboration du programme de Télévision : les dés sont pipés, tout est fabriqué d’avance. La conférence de presse viendra démentir cet optimisme de Villalba car les journalistes, en êtres intelligents et responsables (la réalisatrice ne les présente jamais autrement), posent des questions dérangeantes (les femmes en particulier). Une première journaliste pose en effet la question de la sécurité dans les centrales de façon générale, tandis qu’une deuxième demande ce qui arriverait en cas de conflit international et d’isolement de l’Espagne105, tout en remarquant entre parenthèses, de façon humoristique, que l’adhésion de l’Espagne à l’OTAN rend improbable cette hypothèse106. Voilà encore un clin d’œil à l’actualité de l’époque. Ainsi que le rappellent Jacques Maurice et Carlos Serrano,
À son arrivée au pouvoir, González se trouve devant le fait accompli : Leopoldo Calvo Sotelo, éphémère successeur de Suárez, a obtenu du Parlement l’adhésion à l’OTAN...
127Le pays serait-il sûr de recevoir les fournitures nécessaires au bon fonctionnement des centrales ? La souveraineté nationale est à la merci de l’équilibre des multinationales. Victor répond de façon très astucieuse que tous les pays consommateurs de pétrole arabe ont été affectés dans leur souveraineté, y compris les États-Unis. La référence à la situation réelle est bien posée : le choc pétrolier de 1973 est encore dans tous les esprits et les gouvernements des pays consommateurs essaient de trouver des solutions alternatives.
128Il est significatif par ailleurs que Victor soit stimulé intellectuellement par les interventions de séduisantes jeunes femmes, alors qu’il est irrité par celles des journalistes hommes : il demande à ces derniers de s’en tenir strictement au cas d’Almonacid, et les renvoie aux dépliants pour les détails techniques concernant les mesures prévues en cas d’accident (évacuation de la zone). Cette attitude lors de la conférence de presse vise aussi à asseoir l’image de séducteur du protagoniste (qui sera développée ultérieurement, lors de la mise en place de ses rapports avec Clara de la Mora). Quant à Ballester, il répond directement à la question agressive d’un journaliste qui s’inquiète des répercussions pour les contribuables, en disant qu’il souhaite que la hausse des tarifs annoncée par le gouvernement soit suivie d’effet.
129Vers la fin du film, peu avant l’annonce du suicide de Luis Maria, Ballester demande à Victor, dans le taxi qui les emmène du siège d’HIMESA, quelle ampleur aurait pu prendre l’histoire des nouveaux sondages réclamés par Luis Maria. Victor essaie encore de s’en tirer par une pirouette, disant que lorsqu’il s’agit du nucléaire, il se produit le même phénomène que pour l’adultération des aliments : la propagation de la panique est un fait habituel et reconnu107. Mais cette fois-ci, le mensonge est manifeste : la falsification de l’huile de colza dont le scandale éclata en Espagne en 1979, fit de nombreuses victimes, et la peur n’est pas un phénomène d’hystérie collective : les craintes ne sont pas sans fondement et la cupidité ou la soif de pouvoir de quelques-uns confère malheureusement à l’allusion une actualité quasi permanente. En fait, cette association d’idées entre les deux phénomènes, qui vient spontanément à l’esprit de Victor, est très révélatrice : il s’agit bien, dans les deux cas, de falsification : de denrées, et/ou de données sur la nature du danger.
130Victor veut avant tout préserver ses intérêts : son ambition professionnelle est le moteur de toute sa conduite. La liberté d’expression ne peut que nuire à sa carrière et c’est pourquoi il la contourne si brillamment surtout quand la curiosité est incarnée dans une jolie personne. Ballester, qui est plus âgé et n’a peut-être pas les mêmes talents, se montre exaspéré par la conférence de presse, qualifiant les journalistes de « nouvelle Inquisition ». Il s’agit là d’une inversion qui ne manque pas de piquant. Le Saint Office torturait et faisait jadis périr ceux qui ne respectaient pas à la lettre les lois d’une Église dont le pouvoir excédait tout autre pouvoir, et était craint par le pouvoir monarchique lui-même. Maintenant, les hommes au pouvoir se posent en victimes de ceux qui accèdent enfin, avec bien des difficultés, à la parole. Les technocrates comme Victor ont d’ailleurs appris à utiliser le nouveau langage, celui des écologistes, pour retourner des arguments contre eux et se battre à armes égales. Victor félicite Villalba pour les dépliants « astucieux » conçus comme propagande pour la centrale nucléaire108.
131La revendication de la liberté d’expression apparaît dans Gary Cooper... dans le cadre de deux professions, assez liées toutes deux : la presse écrite (Mario est un journaliste politique à El Pais, spécialiste des questions de politique étrangère) et la réalisation de fictions pour la Télévision (Andrea). Tous deux doivent lutter dans l’exercice de leur métier. Lorsqu’Andrea rend visite à Mario au journal, il lui montre une des lettres de menaces anonymes qu’il reçoit journellement. Mario apparaît ainsi comme un jeune journaliste, certes ambitieux et carriériste, mais qui se bat pour une juste cause : la diffusion de l’information. Il est d’emblée frappant d’observer l’opposition entre l’aspect valorisé positivement de la profession exercée par Mario et au contraire le danger que représente pour la collectivité la façon dont Victor entend la sienne. D’un point de vue personnel, l’image globale est cette fois à l’inverse : vulnérable malgré son apparente froideur, bloqué sur ses positions et réfractaire à tout épanchement (mais c’était déjà le cas d’Andrea dans Gary Cooper...), plus étoffé et développé, le personnage de Victor est certes plus sympathique que le personnage de Mario.
132Mario est donc le type même du jeune journaliste talentueux et représente le cauchemar des technocrates comme Victor, qui craignent de voir révélés au grand jour de nombreux secrets inavouables. Toutefois, tous deux considèrent la conférence de presse (Mario pose les questions tandis que Victor y répond) comme une corvée. De façon surprenante, Mario arrive même à y échapper, bien qu’il n’ait rien à dire à sa compagne. Mario travaille à El Pais, et collabore aussi à Cambio 16, dont on voit la couverture et quelques pages lorsque Bernardo prend un café à la clinique en attendant de retourner dans la chambre d’Andrea. L’intérêt de cet insert se situe à plusieurs niveaux. Du point de vue des personnages, le fait que Bernardo s’arrête sur l’article de Mario marque probablement l’intérêt qu’il porte à la vie d’Andrea. Mais surtout, il marque l’intérêt des citoyens pour l’intense vie politique de leur pays. Après coup, le film manifeste la qualité que révèlent certains documents, auxquels on reconnaît un caractère prémonitoire. Ainsi, aucun film de Pilar Miré n’évoque la tentative de coup d’État de Tejero, survenue à l’Assemblée pendant la séance du vote d’investiture de Calvo Sotelo en remplacement d’Adolfo Suárez. Mais avec le recul du temps, ce titre : « Le jour où Suárez aurait pu tomber » nous rappelle, en même temps que la tension extrême perceptible à l’époque, que le chef du gouvernement est tombé assez peu de temps après, et que les circonstances de la passation de pouvoir sont restées gravées dans les mémoires. Cela est d’autant plus vrai que l’insert du titre de la revue intervient peu de temps après les images de l’attentat terroriste : la douleur d’Andrea – ses larmes dues à la faillite de sa relation avec Mario et à la crainte de la mort – se confondait alors avec l’inquiétude de tout un pays, établissant ainsi un système de correspondances entre l’état personnel de la protagoniste et l’état de la collectivité nationale. De plus, l’article dont Mario est l’auteur porte sur l’OTAN, sujet qui sera à nouveau mentionné par une journaliste dans la conférence de presse de Hablamos esta noche, marquant ainsi la continuité de l’intérêt envers les affaires politiques du pays.
133La réalisation de programmes dramatiques pour la Télévision ne comporte pas les mêmes risques que le travail dans un grand quotidien tenant des libertés, mais elle est porteuse de symboles très forts. Mario et Andrea représentent ainsi les deux pôles d’intérêt permanents de la réalisatrice : la vie politique du pays, et la culture dans toute sa richesse. Le choix d’objets culturels qui expriment une éthique de la rébellion (la pièce de Sartre et l’émission de Victor Manuel et Ana Belén, en partie censurée), établit un lien constant entre les deux pôles. C’est ce qui fait que Gary Cooper... ne souffre d’aucun affaiblissement de son unité, à l’inverse de ce qui arrive parfois dans Hablamos..., et, dans un contexte différent, dans Werther. À propos de l’émission Victor Manuel-Ana Belén, on voit les hésitations des instances dirigeantes de la Télévision. En effet, Diego vient annoncer à Andrea qu’il a réussi à convaincre les « chefs » de laisser passer l’émission intégralement. Mais Andrea a déjà effectué les coupures et n’entend pas remanier à nouveau la bande. Elle ajoute que cela lui plaît même mieux ainsi109.
134Marisa (reporter photographique à El País) veut interviewer Andrea sur ce qu’elle est en train de faire et lui dit aimablement : « Huis clos : c’est une pièce importante, non ? » Andrea lui répond : « Oui, surtout si on l’avait faite il y a dix ans »110, marquant ainsi le regret du décalage de l’Espagne par rapport aux libertés des autres pays d’Europe, et le retard culturel à combler. Cette réponse mordante peut aussi être interprétée comme un certain pessimisme propre à la réalisatrice, toujours encline à voir la réalité sous un jour négatif. Les années qui suivirent la mort de Franco furent aussi vécues par le pays comme une formidable libération : le soulagement et l’euphorie marquèrent également une époque fertile en créations artistiques, mais ces sentiments n’affleurent pas dans le cinéma de Pilar Miré.
135Ainsi, des choix politiques très clairs étaient affirmés dans les trois premiers films de la réalisatrice, instaurant un véritable militantisme en faveur de la liberté de pensée, d’expression, et de création artistique. C’est toujours la même lutte contre l’oppression qui est célébrée dans Beltenebros, mais on a vu tous les doutes qu’elle engendrait, et la fin des certitudes idéologiques quant à l’efficacité de la bonne volonté des hommes pour venir à bout des manipulations, des tromperies, des abus de pouvoir. L’éthique est toujours la même, ce qui subit une dégradation, c’est la confiance en l’avenir.
3.2. La vérité et la justice : une quête inassouvie
136Un proverbe espagnol bien connu proclame que « chacun est le fils de ses œuvres111 C’est aussi la perspective existentialiste de Huis clos, œuvre de référence dans Gary Cooper... « Nous sommes ce que nous avons choisi d’être » dit Garcin dans la pièce. En plein accord avec cette éthique, Andrea poursuit à la Télévision un travail de création, destiné au plus grand nombre, et caractérisé par son exigence de qualité. Sa rigueur, son sens du travail bien fait, servent l’idéal d’une œuvre artistique utile à la société : faire une télévision intelligente, mettre la culture à la portée du plus grand nombre, voilà des buts que la protagoniste (comme la réalisatrice dont elle est à ce stade le porte-parole) s’est fixés.
137D’autre part, la question que pose aussi le film : « Qui suis-je ? » revient à dire : « Comment suis-je pour les autres ? » Andrea n’élude pas non plus cette question et poursuit avec lucidité et courage une auto-analyse, dont le parcours emblématique, la réflexion sur la condition humaine, se déroule sous nos yeux selon le crescendo que suit la narration jusqu’au long travelling final vers la salle d’opération. Nous étudierons dans la troisième partie la solitude insurmontable d’Andrea dans son face à face avec la mort.
138La vérité sur soi-même, l’exigence de justice pour la collectivité humaine où l’on s’inscrit, sont des thèmes récurrents à travers la filmographie de Pilar Miró. Ainsi, le film réalisé entre les deux charges politiques successives qui lui furent confiées, Werther, comporte une intéressante réflexion sur la liberté des hommes, problème qui agita l’humanité depuis la fondation des premières cités. Les contenus politiques sont certes moins développés que dans Gary Cooper... et Hablamos..., mais ils n’en sont pas moins présents. Un nouveau problème se pose avec acuité : celui du droit de l’individu à vivre et s’épanouir selon ses choix et son tempérament et non selon les critères de conduite que la société prétend lui imposer.
139En tant que professeur de grec, le protagoniste s’intéresse à la cité antique d’Athènes et en dépit de l’actualisation du récit gœthien, certaines concordances avec les problèmes soulevés dans l’Antiquité sont soulignées. Le premier cours de grec auquel nous assistons dans Werther, est de la part du Professeur une intéressante défense et illustration des Sophistes, un groupe de philosophes très contestés, traités par Platon en particulier de marchands d’illusions112. La réhabilitation par le Professeur d’une pensée controversée est conforme au portrait général d’un homme qui « est en désaccord avec le monde qui l’entoure et qui refuse d’accepter les règles du jeu qu’on lui impose »113.
140Pour expliquer la pensée des Sophistes, le Professeur rappelle la consécration qu’ils firent de « la force magique de l’éloquence », en démontrant que toute proposition est susceptible de s’interpréter de deux façons opposées. Il prend des exemples concrets : « La maladie est-elle bonne ou mauvaise ? »« Mauvaise » répond une élève. « Non, pour le médecin, elle n’est pas mauvaise ». Ces exemples sont tirés des Antilogies de Protagoras, où la vision d’un réel contradictoire et l’affirmation de l’immanence réciproque des contraires conduit en effet au rejet de la croyance en la vérité absolue. L’homme apparaît alors comme la seule mesure possible. L’incessante quête d’une vérité insaisissable semble bien être un discours qui peut facilement être interprété comme un méta-discours. Socrate, à qui le Professeur rend un vibrant hommage n’était-il pas lui aussi, un innocent injustement condamné ? Le motif de la condamnation de Socrate fut l’accusation de ne pas reconnaître les dieux et de corrompre la jeunesse. Le Professeur, lui, se suicide parce que son amour semble sans avenir, après la décision de Carlota de reprendre la vie commune avec Alberto. Mais il y a plus d’une concordance avec la situation de Socrate, et tout d’abord, son métier d’enseignant, dans une matière où le petit nombre d’élèves – élèves qui plus est très motivés et attentifs –, permet un enseignement de type socratique, de maître à disciples. En ce sens, bien qu’appartenant au même établissement scolaire, il semble bien que le Professeur et Beatriz n’aient pas du tout le même « profil » d’élèves. Beatriz se méprend d’ailleurs sur le sens du geste de son collègue qui a renoncé à enseigner à nouveau dans cet établissement. Elle croit que son ami est animé du même besoin de justice et que son renoncement est motivé par son opposition à la politique menée par le Directeur. Lui ne la détrompe pas (le meilleur des hommes ne refuse pas une interprétation flatteuse pour son amour-propre). Or, la soif d’absolu ne peut s’étendre à plusieurs domaines : Werther est amoureux et s’il prend si chaleureusement la défense de Jérusalem, c’est qu’il trouve en lui son propre double. Le Professeur admire Beatriz pour son énergie à défendre les plus faibles, mais ne peut la suivre sur le terrain des luttes collectives. Son énergie ne peut s’employer à fond qu’en faveur de l’épanouissement intellectuel et affectif des individus, et pour la défense de son amour. Encore ne luttera-t-il que très peu pour le défendre, consacrant ainsi l’esthétique du perdant chère au cœur de Pilar Miró.
141Le Professeur donne de plus des cours particuliers au fils d’Alberto, et ce dernier lui reproche de lui avoir laissé fréquenter un « assassin » quand il apprend que Jérusalem, employé par le Professeur à de petits ouvrages, a tué le frère de sa maîtresse. Sans être aussi violente que l’accusation portée contre Socrate de « corrompre la jeunesse », on voit bien ce que l’attitude d’Alberto comporte de censure d’une conduite marginale (le Professeur vit comme un bohème, un être mélancolique et peu social), inquiétante pour un homme aussi rigoriste qu’Alberto. Encore le scénario n’a-t-il pas compliqué la situation comme dans le roman, puisque dans le film, Alberto ignore que le Professeur est l’amant de son ex-femme, et la jalousie n’entre donc pour rien dans ses critiques. Cette situation répond en outre au critère de libération sexuelle dû à l’actualisation du récit : étant séparée de son mari, Carlota vit comme elle l’entend et n’a de comptes à rendre à personne.
142Ce que l’on a écrit de Socrate pourrait aisément s’appliquer au Professeur :
Pour tous ceux qui pensent que l’évidence de l’autorité doit l’emporter sur l’autorité de l’évidence, que l’ordre et la stabilité ne sauraient souffrir les crimes de non-conformisme, et de lèse-société, Socrate ne pouvait être que l’ennemi de la Cité114.
143Le personnage du Professeur conserve, comme Socrate, cette qualité rare : l’indépendance d’esprit115. Et l’ouvrage que le Professeur traduit avec tant de ferveur, avant de jeter au feu son travail, devenu brusquement aussi inutile que sa vie, est une tragédie d’Eschyle, Le Prométhée enchaîné, nouveau signe s’il en était besoin, d’un refus de compromission avec des règles exécrées. Les exemples pris dans l’Antiquité ne font que conforter les convictions profondes exprimées différemment de film en film. Un autre sophiste que Protagoras, le philosophe Thrasymaque, dénonçait la loi, dans laquelle il ne voyait qu’un instrument de pouvoir et non l’énoncé rationnel qu’elle prétend être. Cherchant la justice, il affirmait ne trouver que la justification, c’est-à-dire l’effort pour légitimer après coup une puissance de fait, et donc pour transformer une force en droit. C’est exactement ce qui se passe dans les deux anecdotes secondaires du récit de Werther. En effet, les enfants incapables de s’intégrer au système éducatif en sont impitoyablement rejetés, au nom de l’intérêt général, qui est en l’occurrence l’intérêt particulier du Directeur de l’établissement, soucieux de respectabilité et de rendement.
144C’est aussi le cas de Jérusalem, coupable de vouloir instituer dans la société l’amour comme motivation supérieure au lucre. Ce sera à la fin le cas du Professeur, digne émule du paysan amoureux, mais intellectuel capable d’étayer par des arguments ce qui chez le paysan n’est que le pur mouvement du cœur.
145Allant jusqu’au bout de l’individualisme, et vivant dans un régime dictatorial, Julia, la protagoniste de Tu nombre envenena mis sueños, se fait justice elle-même, et la protagoniste n’est pas désavouée : la vengeance se substitue à la justice quand le régime s’est imposé par la force et non par le droit.
146La vérité et la justice sont évidemment liées : faire éclater la vérité, c’est rendre justice. Mais dans cette tâche ardue, le temps est un ennemi : exercer la justice, c’est d’abord éviter qu’une injustice ne soit commise. C’est pourquoi le Professeur prend fait et cause pour Jérusalem et tente de convaincre le juge pour qu’il comprenne la vérité de l’homme. Mais le juge reste sceptique : il a tendance à croire que tous les hommes règlent leur conduite selon les mêmes valeurs (la valeur fondamentale de notre monde actuel étant celle de l’argent). Lorsqu’une injustice grave a été commise, il est trop tard pour « réparer » : on ne ressuscite pas les morts (ceux de Beltenebros : Walter et Andrade, ceux de Tu nombre... : les miliciens tués en traîtres par les hommes de Montilla), on n’efface pas les tortures et les sévices (subis par les innocents dans El crimen de Cuenca). Gregorio et León ne pourront plus jamais vivre comme « avant ». Le spectateur ne peut pas ne pas entendre dans ce discours la contestation d’une réalisatrice qui a été injustement poursuivie par des tribunaux. Dans une grande cohérence d’ensemble, le scepticisme quant aux institutions établies semble dès lors mironien aussi bien que werthérien et protagoréen.
3.3. L’élimination des faibles : les fausses justifications
147El crimen de Cuenca, Werther et Hablamos esta noche sont des films qui donnent à entendre que la société écrase les plus faibles, et se donne à elle-même les justifications de sa conduite. Nous avons déjà analysé le sens de dénonciation politique dont est porteur El crimen... Les deux autres films posent avec acuité le problème du suicide et de la « non assistance à personne en danger » qui caractérise l’attitude de la plupart des membres de l’entourage des victimes. Le cas du Professeur est particulier en ce que son suicide est causé par un désespoir d’amour, qui a pu s’épanouir dans le terrain favorable d’une nature dépressive. Malgré ses efforts, Beatriz ne peut le sortir de son désespoir.
148C’est dans les anecdotes secondaires qu’il faut chercher la véhémente dénonciation d’un système social qui exclut les plus démunis. Ainsi, Beatriz fait remarquer au Directeur du collège que le maintien dans l’établissement des élèves en difficulté scolaire ne dépend nullement de leurs efforts, de leur bonne volonté ou d’une amélioration de leurs performances, mais uniquement du niveau social de leurs parents. En effet, des enfants de milieux défavorisés ont été renvoyés, alors qu’ils n’étaient pas pires que d’autres, qui ont la chance que leurs parents aient des revenus importants. Les inégalités sociales et le traitement de faveur dont bénéficient toujours les riches, sont ici dénoncés, et Beatriz le fait avec tant de conviction et de sincérité (reconnaissant devant le Professeur qu’elle est formidable « seulement à moitié » car elle a besoin de son salaire et reste dans l’établissement en dépit de son opposition radicale à la politique qui y est menée) qu’elle exprime de toute évidence des convictions profondément ancrées chez la réalisatrice. Par ailleurs, personne ne s’occuperait du fils d’Alberto et Carlota, malgré sa crise autistique inquiétante, si ses parents n’avaient recours au Professeur pour lui donner des cours particuliers et le sortir de son isolement. Il est d’ailleurs à remarquer que c’est Alberto qui en a le premier l’initiative : le mérite lui en revient, malgré les paroles rassurantes par lesquelles il veut dissimuler aux autres et se dissimuler à lui-même la vérité : « Mon fils est juste un peu en retard etc... » La tâche pédagogique à laquelle se donne avec ardeur le Professeur (d’abord découragé par ses efforts infructueux et qui comprend la nécessité de sortir l’enfant de l’école et de sa maison pour l’ouvrir au monde) fait partie d’un ensemble plus vaste qui est l’effort humain pour transmettre aux générations futures ce qui fait le meilleur de l’homme : des outils de réflexion, l’esprit de curiosité, et aussi la tolérance et le sens de la justice. L’idéal pédagogique werthérien revu par Pilar Miré semble très proche de celui de Montaigne : « une tête bien faite plutôt qu’une tête bien pleine ». Le Professeur passionne ses élèves de grec par son talent de narrateur qui fait revivre Socrate et ne se contente pas d’une transmission normative d’un savoir grammatical. Il sait aussi développer l’imaginaire de l’enfant en lui racontant les légendes des bateaux échoués sur les côtes rocheuses, ou faire comprendre la croissance des arbres par de poétiques associations anthropomorphiques. Les capacités imaginatives et le goût de la rêverie sont des caractéristiques qui rapprochent le Professeur et Carlota : elle les a héritées de sa mère, comme le Professeur les a héritées de sa grand-mère.
149C’est dans un autre domaine que s’exerce la soif de justice du Professeur et son indignation devant une société qui rejette tout ce qu’elle ne comprend pas, tout ce qui n’est pas conforme à son idéal moderne de performance et de profit. Il plaide chaleureusement auprès du juge la cause de Jérusalem, affirmant que l’ amour-passion n’est pas une invention et qu’il peut encore être le moteur des actions, et même la justification d’une vie. En fait, le personnage antagonique du Professeur, ce n’est pas vraiment Alberto. Alberto ne le comprend pas et lui donne à entendre qu’il pourrait bientôt cesser de donner des leçons à son fils, mais c’est un personnage qui n’est pas exempt d’une certaine bonté, et d’une complexité psychologique intéressante même si elle n’est qu’ébauchée. Ainsi, il exclut toute violence de ses réactions, et n’a qu’un petit sourire malheureux quand Carlota lui avoue qu’elle n’est pas prête à reprendre la vie commune, ce qui donne à penser qu’il aime Carlota, à sa façon. Ainsi que nous le développerons plus tard, le drame est ici au cœur de l’être humain, qui poursuit toujours un désir inaccessible (être aimé autrement qu’il ne l’est). El pájaro de la felicidad reprendra cette quête vouée à l’échec116.
150Le véritable personnage antagonique du Professeur se trouve dans un autre film : c’est Victor dans Hablamos... Il n’a ni hésitation quant au traitement à faire subir aux plus faibles, ni remords après l’avoir fait. Son attitude envers Luis Maria est à cet égard exemplaire. Le film est ponctué par six entrevues entre les deux hommes. Ce sont eux que l’on voit dans le plan d’ouverture « embarqués » dans le même bateau. Mais les plans suivants se chargent bien vite de nous montrer l’opposition entre eux, la divergence de leur destin et de leur caractère. C’est la première phrase du film, qui consiste en un avertissement de Victor à Luis Maria, déjà lourd de sous-entendus menaçants. Mais il n’en dit pas plus, expliquant qu’il doit se rendre à San Sebastián pour l’exhumation des restes de sa sœur. Dès le début est ainsi annoncé ce qui est le titre du film : le refus de Victor d’entreprendre ou de poursuivre une conversation sur un sujet qui lui déplaît et qu’il refuse de prendre en considération (ici, la crainte, puis la certitude de Luis Maria de l’existence d’une faille dans les sous-sols de la centrale). Tous les efforts des proches de Victor consistent à l’obliger à parler : de la sécurité de la centrale, de son divorce, des problèmes de Claudio, de la carrière de Julia. La stratégie de réponse de Victor consiste essentiellement dans la fuite. C’est encore ce que nous voyons lors de la deuxième entrevue entre les deux hommes, avec l’alibi de la présence de Clara (« Nous en parlerons ce soir »). La troisième entrevue, la plus longue, est celle qui comprend la séquence chez Luis Maria. La conversation se poursuit ensuite dans la rue, puis chez Victor, que Luis Maria raccompagne chez lui. La quatrième occurrence n’est qu’une brève conversation téléphonique entre les deux hommes (à propos de la manifestation écologiste). La cinquième fois, Luis Maria vient « relancer » Victor au siège de l’entreprise, à Madrid, et la dernière fois, il s’agit d’une violente discussion à Almonacid, où Luis Maria comprend l’inutilité de son rôle de « responsable de la sécurité », ce qui déclenche directement son suicide. C’est après la mort de Luis Maria que Victor joue la comédie de l’ami fidèle et affligé, qui ne comprend pas les raisons de son acte. Il trouve ainsi un merveilleux alibi dans le précédent de sa sœur Charo, déclarant à Marina : « Ils s’arrogent le droit de ne rien dire ». Victor remporte ainsi la palme de l’hypocrisie et du mensonge (défaut peu fréquent chez les personnages mironiens, si l’on excepte Teresa dans La petición) : c’est en effet lui qui refuse le dialogue de façon persistante dans le film, mais il est facile de charger un mort des fautes que l’on a soi-même commises. La seule éthique de la méritocratie est ainsi l’élimination des plus faibles. La duplicité, plus que l’ambition dévorante, font de Victor un personnage négatif. Les failles dans le discours de Victor sont facilement percées à jour par le spectateur et dénoncées par l’instance narratrice. De même que sa comparaison avec l’adultération des aliments pour expliquer les phénomènes de panique collective était plutôt malvenue, dénonçant implicitement ce qu’elle prétendait cacher, à savoir la réalité objective du danger, de même sa comparaison entre les deux suicides entraîne pour le récepteur une condamnation sans appel du personnage. Victor ne s’aventure pas jusqu’à arguer des lois de la génétique pour expliquer le suicide de son « ami », mais la révélation de la duplicité de son discours favorise la réflexion sur la responsabilité humaine face au désespoir d’autrui, et pose à nouveau la solidarité comme une exigence morale, comme dans Gary Cooper..., où l’attitude de l’acteur cabotin montrait assez que ce n’est pas un lien social très répandu. Sans être « moraliste », le contenu du message a une dimension morale : une morale laïque sans laquelle toute idéologie de lutte pour un progrès humain resterait vide de sens. L’indignation que soulève l’attitude de Victor est renforcée par le fait que tous les autres personnages sont mystifiés : seul le spectateur a été le témoin des discussions entre Victor et Luis Maria. Même un personnage d’ordinaire aussi perspicace que Julia se laisse abuser par la comédie de Victor : « Je suis désolée, cela doit être très dur pour toi » dit-elle, loin d’imaginer le soulagement que représente pour son ex-amant la disparition du défunt.
151À l’inverse de Charo qui a été enterrée, mais sans sépulture à perpétuité, de façon à ce que l’exhumation ravive les souvenirs (l’enfouissement est une métaphore courante du refoulement), Luis Maria est incinéré, et la métaphore est ici celle d’un anéantissement total, dont Victor se fait scandaleusement l’agent, dans ce plan à l’effet un peu appuyé où il est l’un de ceux qui portent le cercueil dans le crématorium117.
152La défense des faibles est la défense de ceux qui se trouvent mis par la société dans une situation d’infériorité, comme Gregorio et León dans El crimen... pour des raisons politiques, ou Luis Maria dans Hablamos... à cause d’un malheureux accident passé (l’effondrement du pont dont il a été tenu pour responsable, et qui l’obsède : c’est précisément ce sentiment de culpabilité qui exaspère Victor). Les films de Pilar Miró ne prennent pas la défense de ceux qui sont faibles par tempérament : la réalisatrice n’a que mépris pour ce genre de faiblesse. Nous allons d’ailleurs aborder bientôt la condition féminine et nous verrons à quel point la femme qui est majoritairement représentée est une femme forte. C’est aussi pourquoi le suicide du Professeur dans Werther est davantage présenté comme résultant d’une « dépression » antérieure à la diégèse et comme une fascination de la mort, que comme un véritable désespoir d’amour. Ou plutôt, le désespoir est interprété de façon convaincante par l’acteur Eusebio Poncela (nous avons dit dans la première partie que les larmes sont de vraies larmes, et qu’il est à fond « dans » son personnage), mais les raisons de ce désespoir sont insuffisamment justifiées par la narration. Toutefois, on verra plus tard que la résolution narrative n’est pas ce qui préoccupe Pilar Miró au premier chef. Si le Professeur est un « perdant », c’est par « la force du destin », et non à cause de son manque de tempérament. Au contraire, c’est un personnage attachant car il est doté d’une véritable personnalité. Dès le début, on ne l’imagine guère formant avec Carlota un couple bourgeois, comme celui que la Charlotte de Gœthe forme avec Albert. Nous voyons bien à présent en quels termes se posent les difficultés d’adaptation du récit werthérien : la tension entre des exigences idéologiques (Carlota doit être une femme « libre » et non conformiste, au moins dans une certaine mesure) et un goût romantique (le « héros » est par essence tragique) engendre une situation peu convaincante, par absence de justifications narratives au déclenchement du drame. C’est par d’autres chemins que la résolution du drame (le suicide) emporte l’adhésion du spectateur : ceux de l’expressivité de la musique et du symbolisme des images, que nous analyserons dans la troisième partie de cette étude.
Notes de bas de page
1 Hoja del lunes, 20.09.83 : El partido no me hace pensar de una manera determinada, sino que yo estoy en el partido por mi forma de pensar.
2 « Cinéma et Histoire autour de Marc Ferro » (CinémAction, n° 65, Corlet-Télérama 1992), Préambule de François Garçon.
3 « Résister, le prix du refus » (Revue Autrement, Série Morales, n° 15, Mars 1994). Article de D. Noguez : « Le vilain petit cygne ».
4 Dedicamos esta película a los habitantes de Osa de la Vega.
5 Cf. Pérez Millán, op. cit., p. 141.
6 Gilbert Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Dunod 1992 [1ère éd. : Bordas, 1969], p. 101 : « Les ténèbres entraînant la cécité, nous allons trouver dans cette lignée isomorphique, plus ou moins renforcée par les symboles de la mutilation, l’inquiétante figure de l’aveugle ».
7 « Les ténèbres ont aveuglé ses yeux », JN I, 11. Cité par René Girard in Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset 1995 [1978].
8 Dans sa pièce de théâtre Luces de Bohemia, où il définit « l’esperpento », Ramón del Valle-Inclán préfère la tradition savante : le seul à faire une analyse lucide de la situation est le poète aveugle, Max Estrella.
9 Lazarillo de Tornes, Éd. bilingue Aubier Flammarion, 1968 [1554],
10 La conjuration des aveugles malfaisants est une figure puissamment développée par le romancier argentin Ernesto Sábato dans Sobre héroes y tumbas (Biblioteca de Bolsillo, 1987).
11 Padres que tengáis hijos, hijos que tengáis parientes, parientes que tengáis primos, y primos que tengàis sue gras !...
12 Michel Chion fait cette analyse du film de Charlie Chaplin (1931) dans La toile trouée (La parole au cinéma), Cahiers du Cinéma, 1988. Charlot est un pauvre hère qui dort sur les genoux de la statue (au grand scandale de ceux qui viennent l’inaugurer), et c’est grâce à ses économies que la petite marchande de fleurs subit une opération qui lui fait retrouver la vue.
13 Ceci à l’inverse du film Hablamos esta noche, film de la modernité urbaine où l’intensité des paroles a tendance à se perdre dans la quantité. Toutefois, dans El crimen..., certains regards ne sont pas l’expression de la vérité, mais de la complicité, comme celui échangé entre le juge, le député et le curé, qui décide du sort de Gregorio et León (le plan suivant montre l’arrestation brutale de Gregorio).
14 Contrairement aux aveugles de Buñuel, celui-ci porte des lunettes opaques : on le soupçonne d’emblée d’être un faux aveugle, et cette fausseté laisse augurer que les couplets qu’il colporte ne sont que sornettes inventées. Lui-même est travesti, comme son discours, et ses moustaches, à l’inverse de celles de Gregorio, doivent pouvoir s’arracher sans faire usage de tenailles.
15 « Le lieu symbolique d’émission de la voix, la bouche », M. Chion, op. cit., p. 119.
16 L’art espagnol a élevé l’horreur à une catégorie esthétique : « el tremendismo »
17 M. Chion, op. cit., p. 54.
18 Déme esa carta, sabré gué hacer con ella...
19 ¡ León, este conejo es mioy me lo pienso comer !
20 Dans son ouvrage, Blood cinema, Marsha Kinder fait l’amalgame, citant plusieurs films où la chasse est emblématique de la violence, et incluant El crimen de Cuenca dans sa liste (où figurent aussi Furtivos, de J.L. Borau (1975), et Los santos inocentes, de Mario Camus (1984) : The hunt, which is a common vehicle in many cultures for narrativizing violence allegorically... En revanche, dans Werther, la chasse peut être perçue comme une allégorie de la violence : c’est Alberto qui la conduit, personnage aux antipodes du sensible Professeur, lequel ne conçoit pas l’être aimé comme un trophée de chasse.
21 Cf. Esthétique du film, op. cit., p. 163 : « La célébrissime expérience consistant à faire suivre un même gros plan inexpressif d’un acteur par divers plans (une table bien garnie, un cadavre, une femme nue, etc...), et à constater que le gros plan d’acteur prend, en fonction de son voisinage, diverses valeurs, expérience qui est souvent interprétée exclusivement dans le sens d’une démonstration des pouvoirs langagiers, syntagmatiques, du cinéma, fut aussi la première occasion d’apercevoir la possibilité de diriger, par un travail adéquat du matériau filmique, les réactions du spectateur ».
22 Hijo del que fue Ministro de Cánovas...
23 Bien. Hemos conseguido liberarles de lo que parecía inevitable. Ha salvado usted la vida.
24 Amigo, le debe usted la vida a su propia confesión.
25 Dieciocho años, menas los que han estado encerrados en Belmonte, menos los indultos que sin duda les corresponderán, diez años, diez años como máximo.
26 ¡ Mala sangre, señor juez, mala sangre !
27 Y si alguien tiene que pagar, que pague dit Contreras à Juana en lui donnant de l’argent pour la convaincre de déposer sa plainte.
28 René Girard étudie le mécanisme à l’œuvre dans la tragédie de Sophocle, Œdipe Roi, archétype qui inspira abondamment la littérature, comme par exemple la Fontaine dans sa fable : Les animaux malades de la peste (Livre 7, fablel). (La différence est qu’Œdipe était coupable de violence, même s’il ne voulait pas l’exercer contre la personne de son père, alors que dans la fable, la faute retombe sur l’âne, le plus innocent de tous. Du mythe d’Œdipe, Freud ne garde que l’aspect individuel : le rapport au père et à la mère).
29 ¡ Como lo repita, la mato !
30 Roger Odin, Cinéma et production de sens, A. Colin, 1990.
31 Suivant le schéma exposé par Girard, il s’agirait d’un mécanisme de sauvegarde de la cohésion du groupe par l’expulsion d’une violence qui pourrait se déchaîner d’une autre manière, mettant en péril sa stabilité.
32 ¡ Ah ! y cortar esas cañas, que a la gente del pueblo le ha dado por decir que cuando sopla el viento, es la voz del pobre « Cepa » que pide justicia.
33 Cf. la première partie de cette étude. L’avocat de León s’étonne, à l’issue des débats : Hablan todos como si lo hubieran visto desde la primera fila de platea.
34 II ajoute même (violence verbale qui plaidera plus tard en sa défaveur) : / Le corto el cuello ! (« Je vais lui couper le cou ! »). Plus tard, lorsque le sergent rase Gregorio dans le cachot, il le menace, (et cette fois-ci le geste rend la menace vraisemblable) de lui trancher la gorge.
35 Cf. la discussion qui oppose le premier juge et Contreras, en présence de don Francisco : le juge explique que Gregorio a déclenché une bagarre en voulant prendre la défense de son ami León.
36 Prométhée était le fils du Titan Japet et le frère d’Atlas. Pour le punir d’avoir volé le feu divin afin de le donner aux hommes, Zeus le fit enchaîner à un rocher sur le Caucase où un vautour devait éternellement lui dévorer le foie, mais Héraclès le délivra de ses tortures.
37 Les structures anthropologiques de l’imaginaire, op. cit., p. 170.
38 Pascal Quignard, Le sexe et l’effroi (Gallimard, 1996) : « Le pouvoir, à Rome, lia en un seul faisceau la puissance sexuelle, l’obscénité verbale, la domination phallique et la transgression des normes statutaires » (p. 38).
39 R. Girard se borne à admettre : « La lecture rituelle tolère toutes les interprétations idéologiques et n’en appelle aucune ».
40 Le déchaînement irraisonné de la violence était fort bien exposé dans un film de Julien Duvivier : Panique, (1946), où toute la ville se liguait contre Monsieur Hire (Michel Simon), pour l’accuser (comme dans le cas de El crimen de Cuenca), d’un crime qu’il n’avait pas commis. Voir aussi The Chase (La poursuite impitoyable, Arthur Penn, 1966), avec Marlon Brando, Jane Fonda et Robert Redford.
41 C’est le juge qui fait pression sur la mère de « El Cepa » pour qu’elle présente une dénonciation en règle, et c’est lui qui autorise le sergent à user de la torture (sans jamais prononcer le mot) pour faire avouer les accusés.
42 Le « romance » de l’aveugle rajoute un luxe de détails délirants : les deux hommes ont écrasé la tête de « El Cepa » avant de faire du boudin avec ses entrailles. Écraser la tête est signalé comme scandaleux car c’est « la partie noble de l’homme » (¡ noble parte del hombre !). Peu après, on découvre en gros plan la tête de demeuré de « El Cepa » : l’ironie est ici féroce.
43 Cf. Pilar Miró, in Pérez Millán, p. 142 : Tuve que discutir bastante con el productor : yo queria que « El Cepa » no apareciese al principio de la pelicula, como estaba previsto, sino casi al final, cuando realmente ocurrió. Matas argumentaba que entonces no se iba a entender que era « El Cepa ». Pero le contesté : Si no sé rodar de manera que la gente entienda en se guida que ése que se ve es « El Cepa », entonces es que no sé hacer la película.
44 Jean-Claude Carrière rappelle en outre que certains films qui se donnent comme des « documentaires », comme Las Hurdes, de Luis Buñuel, sont recomposés et mis en scène, de l’aveu même de leurs auteurs. (Le film qu’on ne voit pas, Plon 1996).
45 Au-delà des étoiles, cité par Pierre Beylot : « Le chantre du montage-roi » in « Les conceptions du montage » (CinémAction n° 72, Corlet-Télérama, 1994).
46 Cf. Michel Chion, qui analyse ce procédé musical et rappelle qu’il a fait fortune dans le dessin animé, où on l’appelle aussi « mickeymousing » (Le son au cinéma, Cahiers du Cinéma, 1994, p. 105).
47 « La Varona » disait, lors de la confrontation avec les parents de José María : « Cepa », si. Pero no por lo pequeño, sino por lo borrachos que son sus padres (« Pied de vigne, oui ; mais pas à cause de sa taille, à cause de l’ivrognerie de ses père et mère »).
48 L’acteur Guillermo Montesinos signe ici une belle composition. On le reconnaît à peine dans son travestissement de chauffeur de taxi dans Mujeres al borde de un ataque de nervios (Femmes au bord de la crise de nerfs), de Pedro Almodóvar (1988).
49 Cf. Roger Odin, qui parle du « paradigme des chapeaux » dans Pépé le Moko (Julien Duvivier, 1937) : « paradigmes qui prennent leur source non dans le langage cinématographique, mais dans le monde que le film prend comme référence ». (Cinéma et production de sens, p. 99).
50 Cf. les explications de Pilar Miré : No me cansaba de decirles que no hicieran gestos de ningún tipo, que todo tenía que expresarse con los ojos. – Vosotros, como Kirk Douglas, como Gary Cooper, que parece que no hacen nada –, les repetia constantemente. J.A. Pérez Millán, p. 140 (« Je ne me lassais pas de leur dire de ne faire aucune mimique ; – Soyez comme Kirk Douglas, ou Gary Cooper, dont on dirait qu’ils ne font rien –, leur disais-je constamment »).
51 In Le film : sa forme, son sens (texte écrit en 1934 pour mettre fin aux accusations de formalisme dont Eisenstein faisait l’objet). L’ouvrage de Jacques Aumont et Michel Marie : L’analyse des films reproduit les schémas dessinés par Eisenstein.
52 Pierre Beylot, op. cit., p. 46
53 Ce qui n’empêche pas que les scènes de tortures reviennent à l’esprit, comme les images d’un obsédant cauchemar. Cf. Troisième partie de cette étude.
54 Pierre Beylot, op. cit., p. 43.
55 J. Mauduy et G. Henriet, Géographies du western. Nathan, 1989, p. 152.
56 Cf. A. Gardies, Le récit filmique, Hachette, 1993, p. 81.
57 Mauduy et Henriet, op. cit., p. 154.
58 Cf. Edmond Raillard : « Générique : Considérations sur l’entrée en matière au cinéma », Hispanística XX, « Style et image au XXe siècle », Université de Bourgogne, 1994. Cf. également pour le tournage de cette séquence en « steadycam » : Owen Thompson, op. cit. Par ailleurs, Dominique Villain rappelle que ce système moderne de portage, mis au point par l’opérateur Garrett Brown, rend l’image plus fluide et entraîne un changement important du rapport de l’opérateur à la machine, du réalisateur à l’opérateur (il n’a plus à courir derrière), et du spectateur à l’image (il ne se demande plus : « où suis-je ? »). L’œil à la caméra, op. cit., p. 41.
59 Le thème d’un couple qui tente d’échapper à ses poursuivants, a donné lieu à de multiples occurrences au cinéma. À titre d’exemple : Spellbound (La maison du Docteur Edwards, Hitchcock, 1945), où les personnages incarnés par Gregory Peck et Ingrid Bergman descendent aussi un escalier pour parvenir au train (en liaison avec le thème psychanalytique du film : la femme psychanalyste doit faire affleurer à la conscience de son « patient » l’épisode traumatique et refoulé de son enfance).
60 R. Gubem, Del bisonte a la realidad Virtual (La escena y el laberinto), Anagrama, 1996.
61 Pendant les années de la République et la guerre civile, parmi les « Rouges », s’était établie la liberté sexuelle. (cf. le film de Ken Loach : Land and Freedom, 1995, qui montre la vie des miliciennes combattant à côté des hommes dans les tranchées). Mais le cas de Walter et Rebeca est un peu différent. Celle-ci rencontre clandestinement Valdivia et affirme à Darman qu’elle est « la femme de Walter » en dépit des apparences. La mort de son mari la rend folle et elle ne garde que mépris pour son assassin.
62 Cf. le roman : El que habita y mira en la oscuridad, sin más luz que la de los cigarrillos que resplandecen como ojos. La lueur des cigarettes semble se substituer à sa vue déficiente : c’est l’image panoptique inquiétante d’un être au pouvoir surhumain qui est suggérée, comme dans le film Le diabolique Docteur Mabuse, de Fritz Lang, déjà cité, où les caméras de l’hôtel figurent « mille yeux » qui ne laissent rien hors de leur surveillance.
63 Sigmund Freud : Essais de psychanalyse appliquée, NRF 1971 : « L’inquiétante étrangeté », analyse de la nouvelle d’E.T.A. Hoffinann : L’homme au sable, dans Les Contes nocturnes.
64 Te ciega la soberbia y ni siquiera tomas precauciones.
65 Siempre fuiste un héroe, Darman / Creía que eras el mejor.
66 Lamento haberte defraudado / ¡ Lo vas a pagar !
67 Gubem, op cit., p. 101. Penser par exemple au moment où M. le Maudit se contemple avec désolation dans la glace. Quelques films prennent courageusement le contrepied du cliché, montrant la bonté qui se dissimule sous des dehors repoussants (Elephant Man, David Lynch, 1980).
68 Cf. troisième partie. Citons pour mémoire l’équivalent visuel dans la mise en scène du moi, que constitue le discours électoral de Kane qui a lieu dans un théâtre, devant une gigantesque affiche du candidat. La fin de Citizen Kane était aussi une crémation : on brûle tout ce qui a appartenu au grand homme, même « Rosebud ».
69 Valle-Inclán (1866-1936), créateur de l’esperpento, l’a défini ainsi : « Los héroes clásicos reflejados en los espejos cóncavos, dan el Esperpento. El sentido trágico de la realidad española sólo puede darse con una estética sistemáticamente deformada » (Luces de Bohemia, 1924, Austral 1973, p. 106). (« Les héros classiques reflétés dans les miroirs concaves donnent l’esperpento. Le sens tragique de la réalité espagnole ne peut être rendu que par une esthétique systématiquement déformée »).
70 Cf. le « look » du détective privé qu’imposa Humphrey Bogart dans Le faucon maltais (1941) : chapeau mou et gabardine (le mégot est déplacé sur le personnage de Valdivia), emploi de héros sec et bourru mais incorruptible.
71 Un scénario original que nous avons eu le loisir de consulter disait : 1496, et il s’agissait alors de l’édition princeps du roman Amadís de Gaula lui-même.
72 Le dialogue du film reproduit fidèlement celui du roman. Pour cette époque, se reporter également à J. Maurice et C. Serrano, op. cit., p. 41 : « La victoire des Alliés avait redonné espoir aux dirigeants de l’opposition franquiste. Ils comptaient sur les démocraties occidentales pour les aider à rétablir la République ».
73 Pascal Bonitzer : Décadrages, Peinture et cinéma, (Cahiers du cinéma, Éd. de l’Étoile, 1995).
74 ¿ Par qué alguien traiciona ? / No lo sé. / Por cansancio ; el aislamiento acaba contigo. Porque los ideales se van y no queda nada. Quizás se te acaban las fuerzas o te prometen algo, o te torturan... A pesar de la guerra, recuerdo aquellos años como los mejores. No había mucho que pensar, sólo era necesario creer : en nosotros y en el día de la Victoria, sólo creer. Después, vino todo lo demás : la clandestinidad, el miedo, la policía. Todo cambió...
75 Unas veces huian sin saber de quién y otras esperaban sin saber a quién. (Don Quijote, II, LXI). Il s’agit de l’épisode où Don Quichotte rencontre le bandit catalan Roque Guinart, lequel craint perpétuellement d’être dénoncé par les siens et est contraint à fuir sans cesse.
76 S/Z, Seuil, 1991.
77 Españolito que vienes / al mundo te guarde Dios. / Una de las dos Españas / ha de helarte el corazón.
78 La figure du contrôleur sympathisant (il rend même à Darman l’argent que celui-ci lui a donné) surgit là où on ne l’attendait guère : les transports publics étaient plus généralement peuplés d’indicateurs qui renseignaient la police franquiste. Francisco Casares interprète ici un rôle à contre-emploi de celui qu’il interprétait dans El crimen de Cuenca, où il était l’épouvantable sergent responsable des tortures.
79 Cf. Raymond Bellour, L’analyse du film, op. cit.
80 Cf. Annexes : Interview de Pilar Miró du 31.10.94.
81 Figures mythiques et visages de l’œuvre, op. cit., p. 276.
82 D’abord interdit en Espagne, le film fut finalement autorisé en 1946, mais amputé des allusions à la participation de Rick (Humphrey Bogart) au combat des républicains espagnols.
83 Op. cit., p. 259 : Quiera ella o no – porque en este punto se niega cou vehemencia a que las películas se relacionen directamente con las vivencias coyunturales de sus creadores –, una serie de circunstancias concretas condujeron al hecho de que hiciese esta película inmediatamente después de abandonar la disciplina de un partido en el que había militado desde hacia quince años...
84 Dans le même ordre d’idées, la constatation s’impose aux historiens de l’abîme idéologique entre un vingtième siècle traumatisé par l’universalité et la violence des conflits, et angoissé par l’avènement de maux imprévus, et le dix-neuvième siècle, qui crut réellement que le progrès technique allait changer le monde et apporter aux hommes le bonheur universel, comme l’époque de l’Ancien Régime finissant en France avait pu croire que l’abolition des privilèges consacrerait l’avènement de la justice et de l’égalité. L’Espagne ayant connu une longue période d’endormissement idéologique pendant le franquisme, on peut considérer qu’avec un peu de retard, elle connut l’explosion des idéaux dans les années 70, et la déception vingt ans plus tard.
85 Nous parlons ici en termes idéologiques. Il est évident que si l’on considère en revanche le choc émotionnel produit par le film, El crimen... est difficilement supportable, tandis que Beltenebros ne favorise que très peu l’identification et constitue un spectacle non traumatisant.
86 Interprété par Gary Cooper, Meet John Doe, 1941, connut un grand succès en Espagne (en espagnol : Juan Nadie).
87 La chambre claire, Éd. de l’Étoile, Gallimard, Le Seuil, 1984.
88 Photo reproduite par Pérez Millán, p. 252.
89 Cf. Hitchcock-Truffaut, Gallimard 1993, p. 35 : Hitchcock apparaît pour la première fois dès The lodger (Le locataire, 1926), son premier vrai film : « Plus tard, c’est devenu une superstition et ensuite c’est devenu un gag ».
90 Sauf dans Luciano, œuvre collective réalisée à l’EOC (cf. 1ere partie), où elle incarnait de façon fugitive son propre rôle : l’une des journalistes travaillant à l’élaboration du journal télévisé.
91 Cf. l’argumentation développée par Jean-Claude Carrière dans son livre : Le film qu’on ne voit pas, Plon, 1996. L’auteur recense quelques cas frappants où des phénomènes inconscients conduisent à une distorsion de la perception du spectateur.
92 Román Gubem, Espejo de fantasmas (De John Travolta a Indiana Jones), Espasa Calpe, 1993. Capítulo « Llegar a más » : Al contrario de la ética igualitarista del marxismo, la ética de la meritocracia estableció lapidariamente « a cada uno según su capacidad », reivindicando con un nuevo lenguaje el darwinismo social que establece las bases de la llamada sociedad dual, en la que conviven los económicamente satisfechos y los indigentes, (p. 77)
93 Cf. Interview de Pilar Miró du 26.02.95 (Annexes).
94 Mythes évoqués par Teodoro dans El perro... pour traduire la menace que représenterait pour lui une trop grande ambition.
95 Le seul film de Pilar Miró qui suive ce schéma général d’ascension (nullement dans un sens social, mais dans le sens de l’épanouissement affectif du personnage) suivie de la chute (la perte de l’être aimé) est Werther.
96 Personnage inspiré par William Randolph Hearst (1863-1951), propriétaire d’une chaîne de journaux, qui développa les procédés de la presse à sensation (cf. les anecdotes racontées par Raoul Walsh dans Un demi-siècle à Hollywood).
97 Rappelons par exemple que dans les deux premiers films : La peticiôn, et El crimen de Cuenca, les innocents sont châtiés, tandis que les criminels sont indemnes : les valeurs du Bien et du Mal sont brouillées. Au contraire, dans Tu nombre..., le dénouement est « politiquement correct ».
98 Clara lui dit à la fin, quand il vient la chercher sur le court de tennis : ¿ Estás tan jodido como pareces ? (« Tu es aussi mal fichu que tu en as l’air ? »)
99 Encore que le gouvernement socialiste n’ait pas pratiqué « l’épuration administrative », consolidant ainsi l’image de la transition démocratique effectuée en douceur, sans « rupture » (cf. les déclarations de Juan Antonio Porto dans les Annexes à propos du prototype du commissaire Ugarte).
100 No te empeñes en crear alarmas innecesarias.
101 Luis Maria es un ser inseguro.
102 Luis Maria répète : Hay que suspender la puesta en marcha (« Il faut suspendre la mise en route »).
103 Cf. le passage où il évoque leurs lectures de jeunesse : Sartre et Camus.
104 ¡ Cuidado con Televisión, eh ! ¿ La tendremos controlada, supongo ?
105 Rappel au passage du traumatisme subi par l’Espagne, restée en dehors des deux guerres mondiales, mais marginalisée pendant les années du franquisme. Au moment du tournage de Hablamos..., près de quatre ans séparent encore l’Espagne de l’entrée dans la Communauté Économique Européenne.
106 C’est le 12 mars 1986 que le gouvernement socialiste proposera et obtiendra par référendum le maintien au sein de l’OTAN. Dix ans plus tard, en novembre 1996, sans organiser de nouveau référendum, le gouvernement de José Maria Aznar fera approuver par les Députés la complète intégration à l’OTAN.
107 Es fácil que cunda la alarma.
108 Muy bien, muy astutos. Estáis asimilando a toda velocidad el lenguaje de los benditos ecologistas (« Très bien, c’est astucieux. Vous assimilez à toute allure le langage de ces maudits écologistes »).
109 Ahi tienes tu muestra de prevenciones. Están hechos todos los cartes. ¿ Los quieres ver ? Rappelons que pour La petición, Pilar Miró refusa absolument tout type de censure.
110 Es una función importante, ¿ no ? / Sí, sobre todo si se hubiera hecho hace diez años.
111 Cada uno es hijo de sus obras.
112 Cf. Que sais-je ? n° 2223, Les Sophistes (Gilbert Romeyer Dherbey) et n° 899 : Socrate (Jean Brun).
113 Déclaration de Pilar Miró dans La Vanguardia du 08.09.86 : Werther es un hombre que está en desacuerdo con et mundo que le rodea y que se niega a aceptar las reglas del juego que se le imponen.
114 Cf. Que sais-je, op. cit., p. 38.
115 Le film évacue d’autres caractéristiques de Socrate, comme son opposition à certains philosophes sophistes, entraînés trop loin par leur passion de la rhétorique, qui les a parfois conduits à se préoccuper uniquement de l’efficacité du discours, aux dépens de sa véracité. L’enseignement de Socrate n’est pas une rhétorique, mais une maïeutique : faire redécouvrir à l’interlocuteur la vérité qui est en lui.
116 Todos queremos más o menos lo mismo : que nos entiendan, que nos quieran, que nos escuchen, que nos cuiden... (discussion avec le père : « Nous voulons tous plus ou moins la même chose : qu’on nous comprenne, qu’on nous écoute, qu’on s’occupe de nous... »). La longueur de l’énumération traduit l’ampleur d’une exigence insatisfaite.
117 Le plan est filmé de l’intérieur du crématorium (comme le plan de Gary Cooper... où la porte de l’ambulance se referme sur la caméra) et ainsi l’effet de surprise est renforcé : on découvre brusquement Victor au premier plan, portant le cercueil.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Pilar Miró, vingt ans de cinéma espagnol (1976-1996)
Ce livre est diffusé en accès ouvert freemium. L’accès à la lecture en ligne est disponible. L’accès aux versions PDF et ePub est réservé aux bibliothèques l’ayant acquis. Vous pouvez vous connecter à votre bibliothèque à l’adresse suivante : https://0-freemium-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oebooks
Si vous avez des questions, vous pouvez nous écrire à access[at]openedition.org
Référence numérique du chapitre
Format
Référence numérique du livre
Format
1 / 3