Chapitre IV. Genèse et réception des films
p. 45-120
Texte intégral
1Avant de nous placer au cœur de l’œuvre filmique, il nous semble nécessaire de considérer les deux bouts de la chaîne : en amont, les circonstances qui ont présidé à la réalisation de chaque film, et en aval, la réception qui est réservée à chaque nouvelle création. En effet, la façon dont une œuvre est perçue par la critique, par le public, et même par les autorités gouvernementales (qui exerçaient naguère encore leur pouvoir de censure) retentit à son tour sur les conditions de réalisation et de réception des prochains films. Pilar Miré s’est d’ailleurs révoltée contre ce déterminisme auquel elle ne pouvait rien changer et qui conditionne le public, allant jusqu’à déclarer : « Je crois fermement qu’il faudrait voir les films sans savoir qui est le metteur en scène »1.
1. La petición
2Pilar Miró a expliqué l’enchaînement de circonstances fortuites qui l’ont menée à réaliser ce premier film, inspiré d’une courte nouvelle de Zola, inconnue du grand public : Pour une nuit d’amour. Juan Tébar en avait trouvé la traduction dans une anthologie de Ramón Menéndez Pidal, et ils avaient travaillé ensemble pour l’inclure dans un programme télévisé, mais le sujet étant un peu osé pour l’époque, ils l’avaient abandonné. Léo Anchoriz, qui avait élaboré le scénario avec Pilar Miré, apprit que le producteur Miguel de Echarri2 cherchait un film espagnol ayant un certain label de qualité et lui confia le document, sans grand espoir. Echarri fut intéressé...
3Certains critiques s’étonnèrent que le premier film de Pilar Miró fût un « film d’époque ». En fait, le hasard a créé les conditions favorables à la réalisation de cette première œuvre, venant ainsi combler un désir exacerbé par une longue attente.
4Pour ce passage au grand écran, Pilar Miró poursuit indubitablement dans la même veine : l’adaptation des œuvres classiques qui avait fait son succès à la Télévision. Le cadre est celui de la bourgeoisie du 19ème siècle, que Pilar Miró excelle à retranscrire.
5Et cependant, d’une façon ou d’une autre, elle se démarque toujours des récits dont elle s’inspire. C’est ce que nous verrons, dans l’ordre chronologique, pour La peticiôn, Werther, Beltenebros et Tu nombre envenena mis sueños. Il s’agit toujours d’une adaptation « libre », c’est-à-dire qui modifie certains éléments narratifs tout en restant fidèle à l’esprit du récit d’origine.
1.1. Histoire du récit d’origine3
6La nouvelle d’Émile Zola est d’abord parue dans Le Messager de l’Europe, revue russe à laquelle l’auteur collabore de 1875 à 1880. Destiné à des lecteurs étrangers, le récit s’y fait volontiers didactique et descriptif. La plupart des récits publiés dans Le Messager de l’Europe sont ensuite repris dans la presse française : c’est le cas de celui-ci, paru dans L’Écho universel, en juillet 1877. Après 1880, Zola renonce au journalisme, et son œuvre de fiction se limite aux romans. En 1882 cependant, Zola choisit, parmi ses contributions au Messager de l’Europe, six récits d’époques et de genres différents, pour composer son premier recueil, intitulé Le Capitaine Burle, éponyme du premier récit.
7Il est un détail que la réalisatrice ignorait, c’est que la trame dramatique du récit zolien lui a été fournie par un épisode des mémoires de Casanova, une aventure qui lui serait arrivée lors de son séjour à Madrid, en 1767. L’auteur de la notice de la collection de la Pléiade, Roger Ripoll, note avec sagesse : « aventure dont la réalité est peu probable ». Il n’est donc pas sans intérêt de remarquer que le récit entretient un rapport (pour lointain qu’il soit, cependant indéniable), avec le mythe de la femme espagnole, abondante source d’inspiration au 19e siècle, de Charles Nodier : Inés de las Sierras (1837), à Prosper Mérimée : Carmen (1845).
8Mais la figure fascinante de la femme fatale (depuis Thérèse Raquin, qui porte le même prénom que Mademoiselle de Marsanne) est certes aussi une figure de la mythologie personnelle de Zola. Elle n’est pas étrangère non plus à celle de Pilar Miró.
1.2. Pilar Miró et sa lecture de Zola
Ce film est une étude très ambiguë du mal, qui est personnifié par la fille d’une riche et respectable famille du siècle dernier. La position sociale de la protagoniste, Teresa, lui permet d’avoir l’initiative dans ses relations avec le fils de la gouvernante. Elle utilise celui-ci pour donner libre cours à son sadisme, et un jour, tandis qu’il font brutalement l’amour, l’amant trépasse. Teresa demande à un jardinier sourd-muet de l’aider à se débarrasser du cadavre, après quoi elle se défait également de son complice en l’assommant à coups de rame. Elle revient ensuite tranquillement à sa fête de fiançailles pour danser avec son futur époux, avec lequel on peut soupçonner qu’elle ne tardera pas à engager, si elle ne l’a déjà fait, des rapports sexuels également sadiques.
9C’est en ces termes que John Hopewell résume l’argument du film. On remarquera la formulation : « si elle ne l’a déjà fait » ; la réflexion est savoureuse, car le critique britannique oublie ici son objectivité, et montre à quel point le film fait fonctionner l’imaginaire spectatoriel. Pure extrapolation, cette remarque est une intéressante projection fantasmatique. Corrigeons au passage une légère erreur : le muet n’est pas jardinier mais employé à la poste, et voisin de l’hôtel de Marsanne. La situation décrite par le film est par ailleurs originale et non dépourvue d’une certaine ironie : dans la plupart des récits où la protagoniste est une femme « fatale », celle-ci se débarrasse d’un mari gênant pour vivre librement avec son amant4. Dans le film, Teresa se débarrasse (même si elle ne l’a pas tué volontairement) du corps encombrant de son amant pour contracter avec un autre les liens du mariage. La situation n’était pas si claire dans la nouvelle, que Zola concluait de façon expéditive :
Trois mois plus tard, Mlle Thérèse de Marsanne épousait le jeune comte de Véteuil. Elle était en robe blanche, elle avait un beau visage calme, d’une pureté hautaine.
10L’auteur ne nous a pas présenté auparavant le comte de Véteuil. En revanche, le film ébauche le portrait de Mauricio de Uribe5, le futur mari, pendant cette fameuse soirée de bal, qui constitue la seconde partie du film, la plus dramatique, celle qui ménage le suspense et les effets d’une violence décuplée à la fin.
11Les critiques, guidés par les déclarations de Pilar Miró elle-même, ont fait remarquer que le protagoniste de Zola n’était pas muet. Mais ils ont passé sous silence la différence substantielle du dénouement : dans le texte, Julien (le muet du film, privé de nom autant que de parole), se suicide.
12Le traitement filmique fait donc subir des changements significatifs au récit d’origine. La nouvelle de Zola commence par le portrait détaillé du personnage masculin : Julien Michon, expéditionnaire à la poste. Il s’est fait un camarade d’un muet : intéressant déplacement, c’est le personnage qui devient muet dans le film, ce qui le situe d’emblée comme marginal, en évitant d’aller plus avant dans la complexité psychologique6.
13Timide et lourdaud, sa seule consolation est la musique : il en joue en secret dans sa chambre et les notes s’envolent vers l’hôtel de Marsanne, situé en face de son logis.
La vieille flûte de bois jaune semblait jouer ses airs anciens devant le château de la Belle au bois dormant7...
14Le château va s’éveiller avec le retour de la belle, revenue du couvent où elle a été élevée. Le personnage de Julien est plus riche dans le récit, présenté comme l’ennemi juré du « petit Colombel », clerc de Maître Savournin et frère de lait de Mlle Thérèse de Marsanne. Celui-ci se moque de Julien lorsqu’il le voit jouer de la flûte, et Julien le hait.
Julien savait que le clerc de notaire était reçu chez les Marsanne, ce qui lui crevait le cœur, non qu’il fût jaloux de cet avorton, mais parce qu’il aurait donné tout son sang pour être une heure à sa place... Sa répulsion devint plus grande, le jour où il s’aperçut que l’avorton n’était pas laid de visage, une tête ronde de chat, mais très fine, jolie et diabolique, avec des yeux verts et une légère barbe frisée à son menton douillet8.
15La mère du jeune homme, Françoise, depuis longtemps à l’hôtel de Marsanne, veillait maintenant sur Thérèse. La description de Thérèse est révélatrice d’une figure féminine typifiée par le récit fantastique :
Et il eut presque peur d’elle, tant elle était différente de l’image gaie qu’il s’en était faite. Elle avait surtout une bouche un peu grande, d’un rouge vif et des yeux profonds, noirs et sans éclat, qui lui donnaient un air de reine cruelle9.
16Un peu plus loin, le narrateur ajoute :
Elle aimait le sang, car elle avait du sang aux lèvres, et la pâleur de sa face venait de son mépris du monde.
17Femme fatale et mystérieuse, femme-vampire également, elle s’inscrit bien dans une tradition littéraire, mais s’en éloigne par d’autres côtés, l’œuvre n’appartenant pas au genre fantastique, à l’inverse de nombre de récits du siècle dernier, d’Espagnols, comme El beso (Le baiser) de Gustavo Adolfo Bécquer, ou de Français séduits par leurs voyages outre-Pyrénées (La morte amoureuse de Théophile Gautier par exemple). Dans le récit zolien subsistait toutefois un aspect fantastique : Julien était en quelque sorte hypnotisé par le mort qui l’entraînait dans les flots, malgré son désir initial de posséder la demoiselle, comme prix du service qu’il lui rendait :
Les bras du mort se nouèrent autour de son cou... Cela était certain, le petit Colombel avait voulu l’emmener (...) Il n’avait plus qu’un besoin irrésistible, celui de dormir, dormir toujours (...) Julien balbutia trois fois le nom de Thérèse. Puis il se laissa tomber, roulé sur lui-même, comme un paquet, avec un grand jaillissement d’écume. Et le Chanteclair reprit sa chanson dans les herbes.
18L’adaptation cinématographique choisit une option bien différente, celle du crime délibéré, noircissant encore le personnage féminin. Et si la femme était bien le démon10 ? Une lecture superficielle du film ne semblerait pas démentir, à première vue, l’orthodoxie d’un 19e siècle puritain qui ne concevait la femme que dans deux rôles irréconciliables : vierge puis mère, ou bien putain. Il va sans dire que l’intention de la réalisatrice est à l’opposé de cette lecture-condamnation de la femme. Comment donc expliquer cette radicalisation du personnage, incarnation du mal absolu ?
19L’insistance des plans où Teresa assène au muet des coups de rame répétés, jusqu’à ce qu’il coule sans s’être défendu, et le contraste avec le retour tranquille au bal où la belle affiche un air altier et un sourire énigmatique, est une traduction maximaliste du personnage féminin, dans laquelle la réalisatrice se démarque totalement du récit de Zola. À propos de cette radicalisation du personnage, c’est peut-être une phrase de Josefina Molina qui peut fournir une clef :
Nous avons tous été élevés – mais surtout nous, les femmes – dans une série de principes qui étaient ceux des bonnes intentions, des bonnes manières. Et en réponse, il y a une fascination qu’exerce la méchanceté11.
20Interviewée à ce sujet, Pilar Miró semble osciller entre deux thèses légèrement contradictoires :
Le personnage est « méchant » parce que c’est ainsi, non parce qu’il a décidé de l’être, c’est sa morale à lui. Je peux traiter ce genre de personnage parce que j’y crois, c’est-à-dire qu’il y a là quelque chose de moi : je crois à la méchanceté naturelle12...
21Mais par ailleurs elle déclare :
Je crois que Teresa est ainsi comme réaction à un genre d’éducation absolument hypocrite...
22Disons pour résoudre cette légère contradiction, issue d’un débat polémique toujours rouvert et jamais résolu, que l’amoralité du personnage peut être le fruit conjoint de l’hérédité et du milieu, pour rester dans l’interprétation moderne du naturalisme zolien. Le personnage peut aussi être vu comme un fantasme masculin : celui de la projection anthropomorphique de la mante religieuse, qui tue son partenaire pendant l’accouplement.
23Vis-à-vis de son deuxième partenaire, celui-ci potentiel (le « muet »), Teresa ajoute la perfidie à la cruauté : lorsqu’ils touchent au but de leur lugubre promenade, et que l’homme décharge son pesant fardeau dans la barque amarrée, dans un geste compatissant Teresa essuie sa face couverte de sueur puis l’embrasse. Mais ce n’est que ruse destinée à lui redonner force et courage pour jeter le cadavre dans le lac. La Véronique va se transformer en bourreau. Son geste l’assimile à une Sainte Femme, c’est- à-dire à l’opposé de ce que la tradition judaïque avait déjà fixé comme la figure archétypale de la femme éminemment dangereuse pour l’homme : Dalila, Judith, Salomé13...
24Comme dans le « romancero » traditionnel (Romance del enamorado y la muerte : « Romance » de l’amoureux et de la mort), l’homme considère la femme comme objet de désir avant de réaliser qu’elle n’est que sa propre mort. Et dans la séquence suivante, la voix de soprano, que Pilar Miré regrette d’avoir voulu placer à tout prix, souligne avec emphase l’aspect fantomatique de la barque glissant dans la brume.
25C’était une lutte qui dans le texte provoquait la mort de Colombel :
Ce n’était plus un jeu. Un souffle froid d’homicide battait sur leurs têtes. Il se mit à râler. Elle, craignant qu’on ne les entendît, le poussa dans un dernier et terrible effort. La tempe heurta l’angle de la commode, il s’allongea lourdement par terre14.
26Dans le film, cette lutte est remplacée par l’orgasme : ce n’est que lorsque Teresa l’a éprouvé qu’elle voit que la tête de Miguel a heurté le montant du lit et qu’il est mort. Le galop effréné, à l’instar de ceux qu’ils effectuaient dans leur enfance, avait préfiguré ce décalage : Miguel commençait à ressentir du plaisir lorsque sa cavalière cessait d’en avoir et voulait que la course prenne fin.
27Qu’Ana Belén interprète le rôle de Teresa est certainement déterminant dans le fait que le personnage féminin passe au premier plan, éclipsant celui du muet, à partir de qui tout était vu dans le récit. Le muet n’a aucune densité psychologique : pas de haine envers Miguel. Et si son regard tourné vers Teresa est significatif, la fascination et le trouble qu’il ressent ne sont pas explicites comme dans la nouvelle :
La robe était une robe de soie blanche, toute garnie de fleurs d’églantier, des fleurs blanches au cœur teinté d’une pointe rouge... Elle fut comme un grand bouquet15.
28L’inversion du symbole de la robe immaculée comme une robe de mariée, censée représenter la pureté de l’âme et du corps, est reprise dans le film.
29Pas de hargne chez le muet dans le film, et pas non plus chez Miguel : « On ne doit pas dire de mal d’un amoureux », dit-il à Teresa, lorsqu’elle se plaint du son monotone de la flûte de son voisin16.
30La scène de l’église montre de façon exemplaire le chassé-croisé des hommes dans la vie de Teresa : cette dernière fait tomber son gant et demande au muet de le lui ramasser, pendant qu’elle glisse dans le bénitier la clé de sa chambre destinée à Miguel. Suivant le jeu, Miguel donne de l’eau bénite au muet qui ainsi n’aperçoit pas la clé que Miguel ramasse ensuite. Miguel, comme les autres hommes, n’existe que comme un jouet dans les mains de Teresa. Son personnage, interprété avec justesse par Emilio Gutiérrez Caba, n’est pas étoffé (à l’exception d’une brève allusion à sa satisfaction d’être « l’homme de confiance » du notaire), et l’on ne sait d’ailleurs rien de sa vie en dehors de ses apparitions à l’hôtel de Marsan.
31La différence de statut social que lui rappelle sa mère et que Pérez Millân place en exergue de son chapitre est fondamentale, il est vrai :
C’est une différence importante, que tu ne dois jamais oublier... parce que les autres ne l’oublient pas.
32Elle configure les rapports de domination non exempts de sadisme (épisode où elle le brûle avec la bougie), que Teresa entretient avec Miguel et auxquels celui-ci se prête avec perversité. Ce rapport sado-masochiste existait déjà dans le récit où les épisodes de l’enfance intervenaient sous forme d’analepse dans la troisième partie : « À six ans elle commença à torturer le petit Colombel... »
1.3. La construction temporelle
33Le récit filmique a recours au flash-back, mais d’une façon un peu confuse : il n’est en effet pas évident au premier abord que le fondu enchaîné à la fin de la deuxième séquence ouvre sur un retour vers le passé proche. Cette deuxième séquence est celle où Teresa fait signe au muet de venir la rejoindre. Lorsqu’il est dans sa chambre, après s’être assurée qu’elle ne s’est pas trompée en pensant qu’il la désire de façon obsédante, elle réclame son aide et promet de se donner à lui. Elle tire ensuite le rideau du lit d’un geste brusque et les deux personnages échangent un long regard. Pour le spectateur, qui ne voit pas le cadavre de Miguel sur le lit, la scène ne devient compréhensible que dans la deuxième partie du film, quand la narration reprend au présent (épisode du bal, du transport nocturne du cadavre pour le jeter dans le lac, du meurtre du muet et du retour de Teresa au bal). Il est dommage que le retour en arrière ne soit pas signifié de façon plus nette, car en elle-même la figure du rideau de lit tiré est un signe efficace de connotation théâtrale : au théâtre, le fait de tirer le rideau annonce le changement de décor souvent associé à un changement temporel (passage à un autre acte). Le rideau peut donc parfaitement assumer la fonction d’une ponctuation visuelle (redoublant ainsi le fondu enchaîné), mais il aurait fallu l’emphatiser davantage pour que le signe fût évident. D’autre part, c’est Teresa qui tire le rideau : signe de son omnipotence. Non seulement elle commande aux hommes, mais de façon symbolique ici, au temps.
34Par ailleurs, les critiques ont souligné avec raison l’aspect invraisemblable de la situation : que la belle ait le temps d’effectuer tous ces déplacements, de se changer, puis de réapparaître tranquillement sans attirer le moindre soupçon est un élément qui n’est pas crédible et qui peut nuire à la cohérence du récit filmique.
35Par ailleurs, Juan Antonio Pérez Millán souligne que les signes de ponctuation à l’intérieur du film ne sont pas stables dans leur signifié, puisque le flash-back s’ouvre par un fondu enchaîné, mais que d’autres fondus (le film n’en compte pas moins de dix) n’ont pas le sens d’un retour sur le passé. Enfin, quand on revient à la situation présente (après la mort de Miguel, la situation inextricable de Teresa, qui ne peut se sortir de ce mauvais pas que grâce à l’intervention du muet), la transition se fait cette fois par un fondu au noir. Le fondu au noir avait servi au début du film, mais pour marquer une ellipse importante, entre l’époque de l’enfance de Teresa et Miguel et le moment de la nuit fatidique où Miguel et le muet trouvent tous deux la mort (il s’agit d’un plan de la table dans la chambre du muet ; le chat s’y repose, et en arrière-plan, la fenêtre entrouverte laisse passer la lueur de la bougie avec laquelle Teresa fait signe à son voisin).
36L’ellipse suivante, d’un mois environ, entre l’arrivée de Teresa à la maison paternelle et ses retrouvailles avec Miguel (Francisca lui fait la surprise au goûter, tandis que Teresa chantonne en faisant distraitement de la peinture), est figurée cette fois non par un fondu au noir, mais par un fondu enchaîné. Il est vrai qu’un metteur en scène n’est nullement astreint à la stabilité des signifiés des ponctuations qu’il emploie à l’intérieur d’un même film, mais les fréquents changements dans La petición n’aident pas le spectateur à trouver des points de repère dans une structure narrative déjà complexe. D’autres aspects de la construction temporelle du récit sont en revanche pleinement efficaces, comme le montage alterné employé à trois reprises, et qui contribue puissamment à l’élaboration de la critique sociale, ainsi que nous le démontrerons dans la deuxième partie. Les rapports entre les personnages (Teresa et Miguel, Teresa et ses parents, Miguel et sa mère) sont montrés avec subtilité, de même que l’espace est extrêmement construit : en particulier, l’espace intérieur de la maison, avec l’opposition entre la salle à manger et l’office.
37Nous reviendrons sur les rapports entre les personnages et sur le traitement de l’espace, car celui-ci configure habilement les oppositions sociales. De façon plus générale, quelques plans laissent paraître le cadre espagnol17 donné à l’action (essentiellement les vues extérieures de l’hôtel de Marsan et le porche de l’église devant lequel passe un troupeau de moutons). Mais le cadre spatio-temporel est un ancrage de surface qui autorise une lecture très actuelle, voire espagnole de la critique sociale, c’est- à-dire coïncidant avec le moment à partir duquel s’exprime l’instance énonciatrice : l’hypocrisie des rapports sociaux engendrée par le poids du régime franquiste.
1.4. Après le film : succès et revers
38John Hopewell fait justement remarquer :
Le fait de réaliser un film qui ne faisait aucune condamnation explicite de la nécrophilie, du sadisme, de l’assassinat, et de l’amoralité en général, fut une démonstration des changements considérables qui avaient eu lieu en 1976, ainsi que de l’anachronisme des normes de censure de 197518.
39La nouvelle arme contre la censure est donc la campagne de presse : Pilar Miró l’organisa avec l’aide d’amis du métier et obtint que le film soit montré sans coupures. Malgré ce succès, elle dut attendre trois ans avant de réaliser son deuxième film : « La seule chose qui intéressait les producteurs, c’était que je mette dans un lit le plus grand nombre de personnes possible », disait-elle avec humour. Le film fut sélectionné pour représenter officiellement l’Espagne aux festivals de Téhéran et de Belgrade. Par ailleurs, les commentaires de la presse espagnole lui furent favorables. La revue Cambio 16 écrivit par exemple :
Il a trois qualités qu’on voit rarement réunies dans les films qu’on fait ici : sensibilité, intelligence, et maîtrise du langage cinématographique.
40Le même article ne faisait qu’un reproche, dont Pérez Millán se fait également l’écho : l’étirement de la narration pour atteindre une durée de 90 minutes, sans que soient développées toutefois les possibilités offertes par les personnages secondaires19. La même revue signalait la prise de risque :
Comme réalisatrice de télévision, elle n’est discutée par personne, mais elle sait qu’à présent, au cinéma, elle joue gros20.
41C’est avec son prochain film que les risques encourus prendront une dimension effrayante.
2. El crimen de Cuenca
42Juan Antonio Pérez Millán remarque, au début du chapitre consacré à ce
film :
Une fois de plus, était sur le point de s’accomplir la vieille tradition cinématographique selon laquelle le film qui allait consolider définitivement sa carrière, et lui causer aussi, dans son cas, une dramatique série de conflits de toutes sortes, serait à l’origine ce qu’on entend habituellement par une « œuvre de commande »21.
2.1. Histoire de « l’affaire »
43En effet, Juan Antonio Porto22, qui avait travaillé longuement sur le sujet, l’avait proposé au producteur Alfredo Matas, qui avait adopté l’idée, mais imposé Lola Salvador comme scénariste. C’est pourquoi le générique annonce : « scénario de Salvador Maldonado23 et Pilar Miró, sur une idée de Juan Antonio Porto ».
44Le film fut tourné sur les lieux où s’étaient déroulés les faits. Les seuls problèmes extérieurs au tournage furent les désagréments causés par les soupçons dans la province de Cuenca concernant l’image négative que le film serait censé proposer de cette même région. Pérez Millán cite la teneur du journal local, Diario de Cuenca :
Habitant de Cuenca... évite à tout prix la première, maintenant imminente, du film El crimen de Cuenca, pour notre honneur, pour nos beautés qui sont un cadeau du Ciel... Cendrillon a beaucoup de princes qui la couvrent de louanges, seule une sorcière veut sa mort.
45Cette déclaration montre bien la renaissance de la psychose qui s’était emparée des habitants au moment de la disparition du berger José Maria Grimaldos, allant jusqu’à l’affabulation de son assassinat par Gregorio Valero et León Sánchez. Pilar Miró est désignée à la vindicte publique, et cette nouvelle victime expiatoire permet à une collectivité d’échapper au poids d’une faute trop lourde à porter pour qu’on ne tente de l’étouffer et de la nier. Le terme de « sorcière » rappelle la pratique inquisitoriale de l’autodafé (pour s’en tenir à un contexte espagnol), qui se double dans la diégèse du signe du mensonge : les habitants de Osa de la Vega avaient déclaré avoir vu le feu allumé par Gregorio et León pour brûler les restes de Grimaldos. Il ne s’agit donc que d’un feu imaginaire, celui qu’on accuse Gregorio et León d’avoir allumé. C’est au feu qu’on jetait autrefois les sorcières et les fanatismes de tout temps et de toute contrée menacent toujours de le rallumer24.
46Le film fut prêt en décembre 1979, sa sortie étant programmée par de nombreuses annonces dans les salles de cinéma et également à la télévision. Mais alors que le permis d’exploitation accordé par le Ministère de la Culture semblait n’être qu’une simple formalité depuis la récente promulgation de la Constitution de décembre 1978 (dont l’article 20 garantissait la liberté d’expression), celui-ci ne fut pas accordé dans les délais impartis. Bien plus, le 12 décembre, la Direction Générale du Cinéma fit savoir à la maison de production que le film pouvant contenir des scènes constitutives de délit, le dossier était soumis au Ministère de la Justice, qui disposait de deux mois pour se prononcer. Le 13 décembre, la nouvelle est annoncée dans les médias. Le lendemain, la scénariste Lola Salvador Maldonado présente à la presse son livre, dont la publication n’est frappée d’aucun interdit. L’image semble inquiéter les autorités beaucoup plus que l’écrit. Il est probable qu’on peut évoquer conjointement la perte d’audience de l’écrit dans cette société de fin de siècle, et « l’illusion de réel » toujours importante au cinéma, et plus encore lorsqu’il comporte, comme ici, des scènes de torture propres à heurter la sensibilité du public. Nous verrons toutefois plus tard que les motifs invoqués contre le film ne sont pas ceux-là.
47Remarquons pour l’instant que la fille et le petit-fils de Gregorio Valero assistent à la présentation du livre, insistant pour que la lumière soit enfin faite sur l’affaire dont leur père et grand-père fut la victime. Cette présence symbolique place d’emblée le débat, avant même qu’il n’éclate, sur le terrain politique, justifiant s’il en était besoin la démarche de la réalisatrice : rétablir la vérité et réhabiliter des innocents.
48La polémique va se déchaîner et la presse ne s’y trompe pas, qui lui donne le nom « d’affaire », établissant le parallèle avec l’affaire Dreyfus25, pour faire remarquer qu’on croyait ces temps révolus26. C’était effectivement l’époque en Espagne où l’on pensait enfin pouvoir se réapproprier le passé collectif, et mettre à plat les faits historiques marqués jusque là d’interdit de représentation. Le sous-titre de l’ouvrage de l’américaine Marsha Kinder qui porte sur la violence du cinéma espagnol, est tout à fait significatif : « La reconstruction de l’identité nationale »27. Ce fut donc le piège de cette période dite de « transition démocratique » : croyant la censure abolie, la réalisatrice, en accord avec le producteur, ne prit aucune précaution et traita les faits comme elle l’entendait, adoptant un code de représentation réaliste, à l’inverse de la génération précédente de cinéastes, qui adoptaient souvent la forme allégorique, où le sens n’est pas immédiatement donné et doit être décrypté (cas des films de Carlos Saura).
49C’est l’Armée le prochain protagoniste de « l’affaire », le Tribunal militaire lançant le 2 février un ordre de séquestre sans même que producteur et réalisatrice en soient avertis. Un « procès » kafkaïen commençait pour la réalisatrice. Le 28 mars 1980, la Garde Civile se présenta au domicile de Pilar Miró, qui se trouvait en voyage aux États-Unis. Le 15 avril, le Tribunal militaire lui intentait un procès. Motif : injures à la Garde Civile.
50La presse se fit l’écho de ce que cette condamnation avait de choquant : il ne s’agissait nullement de protéger la sensibilité du public, mais de « défendre les bourreaux ». C’est-à-dire, en d’autres termes, que les autorités militaires craignaient l’assimilation dans l’opinion publique entre les tortures exercées par quelques-uns et l’attitude de la totalité de l’illustre Corps d’Armée. En fait, la conjoncture était on ne peut plus défavorable pour la réalisatrice : le 26 novembre 1979, alors qu’elle mettait la dernière main à son film, le PSOE avait réclamé au Parlement une commission d’enquête sur des tortures pratiquées au Pays Basque28. Il est donc clair qu’au plus haut niveau, on craignait l’amalgame. Ajoutons, comme pièce supplémentaire au dossier, que le Ministre de l’intérieur de l’époque, Ibáñez Freire, avait été Directeur Général de la Garde Civile29.
51Il est intéressant de souligner que dans cette affaire, la seule inculpée fut la réalisatrice, et non le producteur par exemple. Implicitement, c’était reconnaître que le metteur en scène est le seul « auteur » véritable de l’œuvre. C’est ce que savent tous les acteurs : qu’ils ne sont que des médiateurs, le réalisateur étant le seul à « voir » mentalement son film et à savoir exactement le résultat final qu’il souhaite obtenir. En l’occurrence, Pilar Miró eût préféré un autre genre de reconnaissance. La conjoncture politique ne permit que trop rarement de substituer l’hommage à l’outrage.
52Auparavant, le film avait été sélectionné pour le festival de Berlin : il y fut présenté sans recevoir aucun appui de la part du Ministère30, qui avait essayé par tous les moyens d’empêcher sa participation (interventions auprès de la réalisatrice et du producteur pour qu’ils ne présentent pas le film, pressions sur le Directeur du festival, Moritz de Hadeln et sur les membres du jury...) L’accueil du festival fut très chaleureux.
53La solidarité s’organisa autour de Pilar Miré, qui devint pour le pays l’un des symboles de sa liberté toute nouvelle et déjà menacée. La dénonciation fut unanime dans le monde de la culture et du cinéma. La presse releva les commentaires indignés de nombre d’artistes (entre autres, celui d’Amparo Soler Leal, épouse du producteur et actrice interprétant dans le film le rôle de « La Varona », la femme de Gregorio).
54Au Parlement, le PSOE lança le débat. Les interventions furent d’autant plus dures que le nouveau Ministre de la Culture, Ricardo de la Cierva (entré en fonction le 18 janvier 1980, avec Carlos Gortari à la Direction Générale) commença par affirmer : « Quand j’entends l’expression « juridiction militaire », je me mets au garde-à-vous »31, pour déclarer ensuite que son prédécesseur était responsable de l’interdiction du film, et que pour sa part, il aurait agi différemment.
55Le porte-parole du PSOE, Alfonso Guerra, interpella le gouvernement sur le rôle joué dans cette affaire par le Ministère de la Culture, qui semblait plus représenter les intérêts du Ministère de la Justice ou de l’intérieur que protéger la liberté d’expression stipulée par la Constitution. Il réclamait également la réforme du vieux code de Justice militaire, toujours repoussée par le groupe parlementaire de l’UCD, et s’indignait en outre que la narration de faits remontant à près de 70 ans pût constituer un délit, que ce fût le récit qui fût condamné et non les faits (les tortures qui avaient été pratiquées pour extorquer l’aveu des prisonniers). L’échange verbal fut si vif que la séance du 14 mai 1980 dut être interrompue.
56Quant à la réalisatrice, elle dut affronter un procès militaire (elle ne risquait pas moins de six ans de prison). Son avocat, Joaquín Ruiz Giménez Aguilar, demanda d’abord le transfert du jugement à un tribunal civil, puis le non-lieu. C’est finalement ce qu’il obtint, après le vote de la réforme : les délits commis par un civil ne pourraient plus relever de la juridiction militaire. Pérez Millán souligne à quel point les nouvelles circonstances créées par la tentative de coup d’État du 23 février 1981 contribuèrent à un dénouement juridique plus rapide de l’affaire32.
57El crimen de Cuenca put enfin sortir sur les écrans le 15 août à Barcelone et le 17 août à Madrid : en plein été, en catimini en quelque sorte, pour éviter de nouveaux problèmes. Comme précaution supplémentaire, on ajouta avant le générique du début l’inscription suivante :
Ce film à caractère historique relate des faits survenus voilà plus de 65 ans, qui firent l’objet d’un procès et d’une sentence. Cette dernière fut révisée et annulée par la Cour d’appel. Le film ne comporte aucune intention d’offense à une quelconque personne, province, institution ou à un Corps de l’État, qui tous méritent le plus grand respect des citoyens.
58Remarquons au passage l’ironie implicite du méta-discours ; de nombreux films, revendiquant leur condition de pure fiction, prennent la précaution de préciser : « Toute ressemblance avec des faits ou personnes existant ou ayant existé ne serait que pure coïncidence ». Ici au contraire, le film se fonde sur l’Histoire, et prie simplement les institutions concernées d’oublier leur susceptibilité.
2.2. Réception
59Le film, précédé par une campagne médiatique sans précédent, eut un immense succès : plus de deux millions six cent mille spectateurs en Espagne33. Mais aucun spectateur n’aurait plus un regard vierge sur le film, comme le souhaitait la réalisatrice. Plus de dix ans après ces pénibles événements, elle confiait à Pérez Millán :
Ce qui est arrivé avec ce film est comparable à ce qui arrive si tu as un enfant et qu’on lui donne une telle correction qu’on le laisse invalide pour la vie. Décérébré et dans une petite voiture jusqu’à la fin de ses jours. Et après, on te demande : « Mais cet enfant, il était normal, avant ? » Et toi, tu sais que oui, mais tu ne peux plus rien faire.
60Il convient toutefois de relativiser cette déclaration : s’il est indubitable que la mise sous séquestre du film puis le procès subi ont représenté un traumatisme pour la réalisatrice, il n’en demeure pas moins que El crimen est un film abouti qui a redressé une erreur judiciaire, et qu’il fut aussi un grand succès commercial, ce qui, avec le recul des années, pourrait légitimement être un sujet de satisfaction.
61En France, le film ne sortit qu’en mars 1984, et la presse se montra très favorable. Le Figaro titrait « Pilar Miró : la vérité à tout prix », reconnaissant : « Le cinéma espagnol frappe très fort à notre porte avec Le crime de Cuenca... »34. Le festival de Bastia avait déjà consacré le film en lui attribuant le premier prix, deux ans auparavant.
62Après le rappel de cette métaphore du film vu comme un enfant maltraité, Pérez Millán conclut son chapitre sur l’urgente nécessité d’engendrer un nouvel « enfant » cinématographique : Gary Cooper que estás en los cielos. Celui-ci parlera symboliquement de l’impossibilité d’être mère...
3. Gary Cooper que estás en los cielos
3.1. Les circonstances
63L’interdiction du film El crimen de Cuenca, le procès, et tous les conflits suscités par l’affaire ne semblaient pas créer un climat favorable au tournage d’un nouveau film. Les conditions financières étaient on ne peut plus délicates, aucun producteur n’étant prêt à soutenir l’entreprise d’une réalisatrice dont la dernière création était encore sous séquestre. Pourtant, Pilar Miró allait relever ce nouveau défi, créer sa propre maison de production et se lancer à corps perdu dans le travail, pour faire le film le plus personnel de sa filmographie.
64En fait, le scénario original était prêt depuis le printemps 1978. Il avait été écrit en collaboration avec Antonio Larreta35. Mais comme toujours, le projet avait dû rester dans un tiroir, en attente36. Ensuite, on avait proposé à Pilar Miré El crimen... et Gary Cooper... s’était trouvé repoussé à plus tard. C’est donc paradoxalement au choc produit par El crimen... que l’on doit l’éclosion en 1980 de Gary Cooper...
65Le processus d’écriture du scénario, comme toujours le résultat d’une collaboration, connut aussi plusieurs étapes. Dans une première version, la protagoniste était professeur de lycée. Suivant le conseil avisé d’un collaborateur, la réalisatrice renonça à une élaboration artificielle pour installer la protagoniste dans le milieu qu’elle connaissait si bien, celui de la Télévision.
66L’objet de la narration est le laps de temps décisif de trois jours dans la vie d’Andrea Soriano avant l’opération qui peut lui coûter la vie. Croyant être enceinte, elle va voir le gynécologue, qui lui apprend la gravité de son état : un début de cancer de l’utérus, et l’urgence de l’opération. La réalisatrice, qui avait subi en 1975 sa première opération du cœur, exprime « de l’intérieur » l’angoisse devant la mort, la vaine recherche d’un appui, d’une aide quelconque. Pérez Millán souligne que parlant en connaissance de cause, elle n’a pas besoin de recourir aux effets dramatiques à sensation. Elle va directement à l’essentiel, avec la simplicité d’un drame personnel et quotidien.
3.2. Un problème de terminologie : « l’autobiographie »
67Pour « meubler » l’axe central du récit filmique, la réalisatrice puise encore abondamment dans son expérience personnelle. De nombreux faits sont aisément repérables comme étant autobiographiques. Pilar Miré, comme Andrea, aurait voulu adapter au cinéma Los pazos de Ulloa, d’Emilia Pardo Bazán, elle a aimé passionnément Little women (Les quatre filles du Docteur March), de Louise M. Alcott, elle a admiré les acteurs dont Andrea redécouvre les photos dans une vieille malle, elle a eu un père militaire dont les décorations ne sont pour elle que de mauvais souvenirs, un frère avec lequel elle ne voulait pas parler, un amour particulier pour le Werther de Massenet. Elle est l’auteur du programme sur Victor Manuel et Ana Belén dont Andrea visionne les images à une table de montage dans une séquence du film. Bien d’autres points communs pourraient être signalés : ils apparaîtront au fur et à mesure de cette étude.
68Toutefois, de nombreux auteurs ont remarqué « qu’il n’existe pas de véritable équivalent filmique de l’autobiographie »37. Christian Metz a particulièrement insisté sur la différence entre auteur et instance énonciatrice, dans son ouvrage L’énonciation impersonnelle ou le site du film. Elizabeth W. Bruss rappelle également qu’au cinéma,
Le moi de l’autobiographie se décompose, se scinde en deux éléments pratiquement irréconciliables qui sont la personne filmée (entièrement visible, enregistrée et projetée sur l’écran) et la personne filmant (entièrement dissimulée derrière l’objectif).
69Mais pour exprimer des sentiments ou des épisodes de leur vie personnelle, les auteurs ont parfois recours à un acteur qui est un peu leur « alter ego », par la complicité qui les unit, par une vague ressemblance physique ou l’intonation de la voix. Ce fut le cas de Federico Fellini avec Marcello Mastroianni, et de François Truffaut avec Jean-Pierre Léaud. C’est aussi le cas, dans une moindre mesure peut-être (du moins dans la mesure où la collaboration entre elles s’est arrêtée brutalement en 1993), de Pilar Miró et de Mercedes Sampietro38. Dans le deuxième film intimiste, El pájaro de la felicidad, la biographie de l’interprète influencera même la modification du scénario original et l’élaboration du parcours de la protagoniste. La complicité instaurée par le film Gary Cooper... entre Pilar Miró et Mercedes Sampietro est donc un facteur important dans les multiples jeux de la création et le vertige des miroirs identitaires. Christian Metz reconnaît d’ailleurs que dans certains films, comme Intervista de Fellini (1986), la distance entre l’auteur et le foyer du film devient très faible. Nous sommes en présence d’un cas similaire dans le cas de Gary Cooper..., car la construction fictionnelle opère toute une série de déplacements qui n’arrivent pas à occulter des signes autobiographiques sans équivoque. L’un des déplacements serait l’initiative de donner à la protagoniste le prénom d’Andrea, de même que Truffaut se distancie de son moi représenté en l’appelant « Antoine Doinel ». Un autre déplacement important serait celui de la maladie de la protagoniste (un cancer de l’utérus) par rapport à celle de la réalisatrice (une faiblesse cardiaque). Nous reviendrons plus tard sur la symbolique de ce déplacement, qui recentre la diégèse autour de la difficulté de la maternité (à advenir comme à être).
70S’il y a beaucoup d’éléments autobiographiques dans le film, J.A. Pérez Millân insiste avec raison sur le fait qu’il s’agit d’un portrait sans aucune complaisance, et que le personnage d’Andrea ne cherche pas à dissimuler les aspects déplaisants de son caractère. C’est un personnage riche et complexe sur lequel nous reviendrons à loisir dans la deuxième partie, et dont on peut souligner d’emblée l’allure résolument moderne.
3.3. Le temps et l’espace
71La construction temporelle du film s’éloigne de la complexité de La petición comme de la reconstruction des faits historiques de El crimen de Cuenca. Certains critiques ont fait le rapprochement avec un film d’Agnès Varda : Cléo de 5 à 7 (1962), qui retraçait aussi l’état d’esprit d’une femme apprenant qu’elle est atteinte d’un cancer. Le film de Varda était novateur, presque expérimental, en ce que le temps diégétique n’excédait pratiquement pas la durée de la représentation39. Dans Gary Cooper..., il y a quelques ellipses, mais c’est le film de Pilar Miró où l’action est la plus resserrée. L’impossible dilatation du temps (« Du temps, c’est justement ce que je ne peux te donner... », dit la protagoniste à Mario) est le sujet même du film : l’être confronté à l’éventualité de la mort. La fin du récit filmique est une fin annoncée : Andrea couchée sur la table d’opération et serrant fortement la main du chirurgien quand elle commence à ressentir les effets de l’anesthésie. Mais l’absence de prolepse invite le spectateur à adopter le point de vue d’Andrea, dans le moment présent de l’attente. Le film tire sa force d’impact de cette « subjectivisation » du public, génératrice d’angoisse. La seule instance rassurante est extra-diégétique ; Pilar Miró relate une expérience autobiographique : la grave opération qu’elle dut subir en 1975. Fort de cette connaissance, le spectateur identifie le récit filmique comme une « énonciation personnelle », et reconstruit mentalement des images de vie postérieures à l’image arrêtée de la fin : ces deux mains serrées qui forment un pont pour franchir un passage et pour retrouver la vie.
72En plus de ce temps subjectif, si puissamment suggéré par le film, le cadre temporel général est celui de la transition démocratique, avec ses soubresauts et ses difficultés : la persistance d’une forme adoucie de censure (on voit les difficultés d’Andrea dans son travail de création à la Télévision), la menace du terrorisme (scène de l’arrivée de l’ambulance dans la rue après l’attentat, quand Andrea essaie vainement de parler à Mario.) Il y a même un « effet de réel » supplémentaire avec la référence à un article de Mario sur l’OTAN dans la revue Cambio 16. Lorsque Bernardo ouvre la revue, on voit le gros titre : « Le jour où Suárez aurait pu tomber ». Nous reviendrons dans la deuxième partie sur la valeur de témoignage de cet ancrage dans la réalité politique de l’époque40.
73L’espace madrilène de la narration (une seule excursion en dehors de la capitale, sur les pas de Bernardo, qui restaure une église romane) s’incarne dans les lieux de la sphère professionnelle, affective et familiale d’Andrea : les studios de la Télévision espagnole, le journal où travaille Mario, l’appartement de sa mère, le sien, l’hôpital...
3.4. Réception du film
74Le film fut bien accueilli par la critique. Il sortit sur les écrans le 17 novembre 1980, c’est-à-dire neuf mois avant la sortie de El crimen... Le public eut donc le loisir de découvrir son troisième film avant de connaître le deuxième. Il est probable que Gary Cooper... profita de l’effet publicitaire autour de la personne de la réalisatrice, dû à « l’affaire » de El crimen... car le nombre de spectateurs fut élevé : 445 59341.
75La presse soulignait le changement de style par rapport aux films antérieurs qui débordaient de violence tandis que Gary Cooper... faisait preuve d’un épanouissement de la sensibilité. Elle était unanime à saluer la performance de Mercedes Sampietro42, une actrice inconnue du grand public jusqu’alors.
76Miguel Rubio, dans El Socialista, insistait sur « la correspondance physique et gestuelle entre la protagoniste et la réalisatrice, ce qui crée chez le spectateur un rapport plus intime avec la narration, et une sensation de curieux mironisme »43.
77Par ailleurs, la presse s’interrogeait souvent sur le possible féminisme du film, car face à Mercedes Sampietro, le personnage de Mario, incarné par Jon Finch, manquait singulièrement de consistance. Pilar Miró refusa avec force cette étiquette, car pour elle les revendications des hommes et des femmes devaient être liées pour parvenir à un changement social également souhaitable pour tous.
78Toutefois, ce film démontrait que la réalisatrice se trompait en affirmant que les personnages masculins étaient ceux qu’elle réussissait le mieux.
79Avant de passer à une autre réalisation cinématographique, Pilar Miró se tourna à nouveau vers le théâtre (elle n’avait pas monté de pièce depuis Sigfrido en Stalingrado, douze ans plus tôt) avec l’œuvre de Mark Medoff : Hijos de un dios menor (Les enfants du silence), qui avait connu un grand succès aux États-Unis et devait plus tard être portée à l’écran par Randa Haines44. Elle fut interprétée par Nicolás Dueñas et par une débutante, Isabel Sierra, sourde et muette dans la vie réelle, comme l’exigeait l’auteur du texte.
80Au dernier trimestre d’une année si chargée sur le plan personnel, et au seuil d’une nouvelle armée qui serait si décisive pour le pays tout entier, Pilar Miró songeait déjà à son prochain film. L’Espagne n’en avait pas fini avec les soubresauts politiques, et Pérez Millán souligne justement que l’heureuse résolution de la tentative de coup d’État du 23 février 1981 intensifia dans le pays le désir d’un changement profond dans la société espagnole, ainsi que la sensibilité critique vis-à-vis des valeurs et des modèles de conduite en vigueur. Ce seraient justement les deux points de départ les plus perceptibles de Hablamos esta noche.
4. Hablamos esta noche
4.1. Problèmes matériels et contenus narratifs
81Après la résolution de « l’affaire » du Crime de Cuenca et sa résonance populaire sans précédent dans l’histoire du cinéma espagnol, Pilar Miró était dans les meilleures conditions personnelles pour aborder une nouvelle création. C’est ce qu’elle fit immédiatement, à nouveau avec le producteur Alfredo Matas, en participant également elle-même à la production, et à nouveau à partir d’un scénario élaboré en collaboration avec Antonio Larreta. Cette fois encore, le scénario initial connut des modifications : il s’agissait au départ d’un journaliste (on pense à un développement du personnage de Mario, ébauché dans Gary Cooper...), mais le producteur exigea un métier plus susceptible d’intéresser le public. Le personnage de Victor est finalement un ingénieur nucléaire tout aussi obstiné et volontaire dans son travail qu’Andrea dans Gary Cooper... Victor n’est pas la version masculine d’Andrea, en dépit de leur difficulté commune à aborder leurs problèmes personnels avec leurs proches, mais à cause de la présentation des univers professionnels, le rapprochement entre eux a été fait.
82Et paradoxalement, le souci de trouver un sujet qui intéresse le public du moment est bien ce qui lui assure un intérêt durable, car si les années 80 furent marquées par la construction de nouvelles centrales nucléaires, et le débat sur le possible danger qu’elles représentaient pour les populations (un incident s’était déjà produit aux États-Unis, à Three Miles Island, le 28 mars 1979), la fin des années 90 est marquée par d’autres préoccupations (que faire des déchets nucléaires ? À quand la désactivation complète du site de Tchernobyl ? etc...) Les sources d’énergie posent des problèmes qui sont loin d’être résolus, et en ce sens, le film garde intacte l’actualité de son sujet.
83Mais Pilar Miró ne disposa pas des moyens nécessaires pour travailler. Elle ne reçut l’autorisation de tourner dans aucune des centrales en fonctionnement en Espagne, ni même dans une centrale thermique. Les quelques extérieurs qui apparaissent correspondent à ceux de la centrale d’Ascó, et encore ces plans ont-ils été tournés de loin et sans autorisation. C’est là la principale carence. À la différence du film de James Bridges : Le syndrome chinois (1979), où les journalistes de télévision incarnés par Michael Douglas et Jane Fonda, luttent pour filmer l’accident et dénoncer les mensonges du responsable de la centrale, la faille annoncée dès le début ne se transforme pas (et pour cause) en accident et reste à la fin du film comme au début une inconnue, une menace qui pèse comme l’épée de Damoclès sur la collectivité.
84Dans un contrat de lecture « réaliste », le spectateur, habitué aux films américains à gros budget, est de plus en plus exigeant. Le film de Pilar Miré se présente donc à première vue comme une gageure difficilement tenable. Même s’il ne s’agissait pas d’un « scénario catastrophe » comme dans les films américains, il était difficile de faire l’impasse sur le lieu qui motive l’histoire : la centrale nucléaire. Edgar Morin a à ce sujet une phrase pleine d’humour pour traduire l’arbitraire du code de la vraisemblance et le sens critique très sélectif du spectateur :
Alors que le film admet une voix post-synchronisée, une intrigue extravagante, un orchestre au fond d’une mine et un visage de vedette invulnérable à la souillure du charbon, il n’admettrait pas une benne qui n’ait pas la forme matérielle de la benne, un pic qui n’ait pas la forme matérielle d’un pic45.
85Clara, l’étudiante en physique nucléaire, demande à Victor pourquoi il est si difficile d’obtenir la permission de visiter une centrale. Elle ajoute : « Je sais bien que tout le monde n’y parvient pas ». Pilar Miró fait donc de Clara, de façon ironique, son substitut en quelque sorte : elle qui a la chance d’avoir comme oncle un membre influent du Conseil d’Administration, peut pénétrer (fictivement) dans la centrale, ce que n’a pu faire (effectivement) la réalisatrice. L’ironie est d’ailleurs présente dans le film avant même l’arrivée de Clara, puisque dès l’arrivée de Victor à son bureau de la société Himesa (après le prologue constitué par l’exhumation des restes de sa sœur), le responsable de la Communication lui annonce qu’il a besoin d’une date et d’une autorisation pour tourner sur place un programme de Télévision. Ceci fait réagir Victor (comme durent réagir les ingénieurs méfiants que rencontra Pilar Miró), qui ne souhaite pas laisser une liberté d’investigation et d’expression aux journalistes.
86Hablamos esta noche est donc forcément un compromis entre des exigences réalistes et une abstraction obligée. Le point de départ, ce qui motive l’intrigue, reste à mi-chemin entre le réalisme d’un film comme Le syndrome chinois, et le symbolisme d’un danger apocalyptique exprimé par la boîte de Pandore du film noir En quatrième vitesse (Robert Aldrich, 1955).
87Un autre exemple des carences de la production : la manifestation des écologistes qui préoccupe Luis Maria n’apparaît pas à l’écran. La réalisatrice a expliqué son point de vue, disant à Pérez Millán qu’il vaut mieux ne rien voir du tout que de voir peu et mal.
88En dehors du sujet lui-même, le film présente un intérêt de témoignage sur l’opinion du pays à un moment précis de son histoire récente. Certains problèmes qui étaient débattus à l’époque, et faisaient souvent l’objet de polémiques, sont traités de façon presque journalistique, comme le rappelle judicieusement Pérez Millán. La dimension politique des responsabilités exercées est finalement ce qui est décrit avec le plus de vigueur et de conviction : la conférence de presse donnée au siège d’HIMESA, les différentes conversations de Victor avec son chef Ballester, l’affrontement avec Luis Maria devant le poster du PSOE...
89Il ne s’agit pas seulement des préoccupations professionnelles du protagoniste, Victor Ibáñez46 mais aussi de toute une série de problèmes de société qui affectent la vie privée des citoyens.
90Au début du film, on voit le cimetière où doivent être relevés les restes de Charo, la sœur de Victor, qui s’est suicidée dix ans auparavant. Ce thème du suicide sera repris à la fin, où Luis Maria, collègue et ami de Victor, désespéré d’avoir échoué dans sa tentative de le convaincre du danger que représente la faille dans le sous-sol de la centrale, se jette du haut d’un pont. Par ailleurs, Victor vit séparé de sa femme Maria Rosa dont il a eu un fils, qui se révèle être homosexuel. Maria Rosa a refait sa vie et souhaite obtenir le divorce pour épouser l’homme dont elle a maintenant deux petites filles. Victor se refuse au divorce, que lui réclame pourtant d’un autre côté sa maîtresse Julia. Cette dernière est lasse des atermoiements de Victor et aussi de sacrifier sa carrière au profit de celle de Victor. Elle le quitte et est remplacée par une jeune, belle et ambitieuse étudiante en physique nucléaire, du nom de Clara47.
91Le film offre donc une accumulation de faits qui présentent tous l’intérêt d’être le reflet des préoccupations de la société espagnole de l’époque, mais dont l’effet additionnel est peut-être une charge excessive pour le film. Victor apparaît comme un technocrate, produit typique de l’appareil politique de l’époque48, qui s’efforce de résister aux changements souhaités par la société espagnole (la loi sur le divorce venait tout juste d’être promulguée49, l’homosexualité était encore loin d’être banalisée, les dangers écologiques étaient dénoncés...) C’est Julia qui résume bien la situation de Victor, empêtré dans les anciens schémas d’une société en totale mutation :
Un fils homosexuel, c’est trop bien sûr. Cela pourrait ternir l’image que tu as toujours voulu donner de toi-même50.
92Voici donc un film qui pose un autre problème « d’image » : l’image sociale que l’individu entend donner de lui-même. Et c’est peut-être là une autre faiblesse du film que de faire de Victor un personnage si imbu de lui-même. La réalisatrice a reconnu :
On ne peut pas faire un film sur un personnage qui est insupportable et que la comparaison avec n’importe quel autre désavantage toujours51.
93Aucun personnage, par ailleurs, n’est le contrepoids réel de Victor. Luis Maria, en dépit d’un certain coefficient de sympathie, accablé par le poids de la culpabilité, et fragilisé par un alcoolisme contre lequel il n’essaie pas de lutter, est condamné à la destruction. La plus grande variété de l’histoire procède de la galerie de personnages secondaires qui entourent le protagoniste.
94Il n’en reste pas moins que, comme un développement utile aux slogans définitifs et simplificateurs de l’époque (« Nucléaire ? Non merci ! »), Pilar Miró pose très clairement le danger que peut représenter cette source d’énergie, lorsqu’elle est gérée par des carriéristes, qui n’envisagent pas comme priorité absolue la sécurité publique. L’allusion au scandale de l’huile de colza frelatée est un exemple de la dénonciation des pratiques mercantiles dont les citoyens des démocraties européennes font souvent les frais. La dénonciation de la priorité accordée aux intérêts financiers par le pouvoir économique, mais aussi souvent par le pouvoir politique est une dimension morale qui est une des forces du film.
4.2. Réception du film et circonstances nouvelles
95Sorti sur les écrans le 04.09.82, c’est-à-dire à peine deux mois avant les élections législatives qui allaient porter le Parti Socialiste au pouvoir (le 28 octobre), le film ne remporta pas un franc succès : 229 816 spectateurs, c’est à dire un peu plus de la moitié du chiffre atteint par Gary Cooper...
96Les journaux se firent l’écho de la première qui attira en cette période électorale une foule issue des sphères politique et artistique.
97Les critiques étaient partagés, faisant parfois ressortir les aspects les plus polémiques ; ainsi, El Periódico titrait : « Pilar Miró écrit un scénario, dirige un film, et attaque l’homme à nouveau »52. Vicente Molina Foix, dans Fotogramas la défendait modérément et critiquait les dialogues chargés de rhétorique53. Diego Galán, envoyé spécial pour le journal El Pais au Festival de Montréal54, où le film représentait l’Espagne, soulignait le mérite du film de ne jamais tomber dans le mélodrame.
98Poursuivie par la polémique, la réalisatrice avait déjà été durement critiquée pour sa mise en scène de l’opéra Carmen, de Bizet, monté au théâtre de la Zarzuela en mai de la même année55.
99Mais tout cela n’était rien par rapport aux trois années d’intense activité politico-administrative qui allaient suivre sa nomination à la Direction Générale du Cinéma au Ministère de la Culture, le 15 décembre 1982.
4.3. La loi Mirô
100Si l’arrivée d’une véritable professionnelle fut saluée au début (El Tiempo titrait le 03.01.83 : « Pilar Miró qui es aux cieux »), Pilar Miré rencontra bien des obstacles dans l’élaboration de sa loi de protection du cinéma national. Le décret, approuvé par le gouvernement à la fin de 1983 et publié le 14 janvier 1984, avait été préparé en collaboration avec un groupe de professionnels du secteur et prenait une série de mesures importantes.
101Tout d’abord, il établissait une modification du quota de distribution : dans les grandes villes, les salles de cinéma devaient autrefois projeter un film espagnol pour trois films étrangers. La proportion est désormais d’un film espagnol pour deux étrangers. En outre, le nombre des licences de doublage autorisées est limité à quatre pour chaque film espagnol projeté.
102La promotion du cinéma espagnol dans le monde était également au cœur des préoccupations, avec le projet de créer des organismes à cet effet. On donnait une impulsion aux semaines de cinéma espagnol, la présence dans les festivals était systématisée.
103Le budget de la Direction Générale du Cinéma passa, sur intervention de Pilar Miró, de 2,214 milliards de pesetas en 1982 à 4,450 en 1985. Dans le même temps, le fonds de protection au cinéma passait de 1,206 à 3,074 milliards56.
104La promotion des films espagnols établissait, suivant le modèle français, le système d’avance sur recettes, qui pouvait aller jusqu’à 50 % du budget prévu pour les films bénéficiaires. À ce critère commercial s’ajoutait une aide spécifique pour certains films reconnus « de particulière qualité ». Ce dernier point fut bien entendu l’objet de vives polémiques, et l’occasion pour les ennemis déclarés de Pilar Miró de l’accuser de pratiquer le favoritisme57.
105Pilar Miró intervint également pour établir un accord entre l’industrie cinématographique et la Télévision espagnole, grâce auquel la Télévision aiderait à financer des films58.
106Enfin, la loi Miró éliminait l’interdiction des films aux mineurs (jusqu’alors classés « S »), prenant acte de l’absence d’interdiction à la télévision et de la prolifération des cassettes vidéo, ce qui rendait les anciens critères obsolètes. Cette nouvelle législation allait également dans le sens d’une moindre intervention administrative dans le domaine de la liberté d’expression. La qualification des films devenait purement orientative (certains films étant déconseillés aux moins de 18 ans). On réglementait par ailleurs l’existence de salles classées X pour le cinéma pornographique.
107L’objectif général de la loi était donc double : à la fois favoriser l’épanouissement d’un cinéma espagnol de qualité et créer une authentique industrie du cinéma sur le territoire national.
108Le 30 décembre 1985, Pilar Miró démissionna de la Direction Générale, convertie en organisme autonome répondant au nom d’Institut de la Cinématographie et des Arts Audiovisuels (ICAA). La réalisatrice avait hâte de retourner à sa tâche créatrice59, après trois années qui avaient supposé pour elle bien des sacrifices60. Plusieurs journaux saluèrent cette attitude, peu répandue dans le monde politique.
109Pilar Miró s’en allait sans avoir pu faire aboutir deux autres de ses projets : la création d’une École de Cinéma comme celle où elle avait été élève puis professeur (qui avait été fermée en 1971)61 et la mécanisation du contrôle des caisses dans toutes les salles de cinéma, pour éviter les fraudes.
110Mais surtout, elle partait en laissant la profession « seule devant le danger » de l’adaptation de l’Espagne au marché communautaire européen62.
5. Werther
5.1. Genèse de l’œuvre : circonstances extérieures
111Passionnée d’opéra, Pilar Miró a toujours eu une prédilection pour le personnage de Werther. Le projet d’en faire un film remontait déjà à plusieurs années. Le 30 décembre 1985, elle donnait sa démission de la Direction du cinéma au Ministère de la Culture et pouvait enfin concrétiser son rêve, ou plutôt, comme elle le présenta lors d’interviews à la presse, se libérer d’une obsession. Elle commença à tourner en mars 1986, à partir du scénario écrit en collaboration avec Mario Camus. Un scénario écrit avant 1982 par Antonio Larreta reflétait fidèlement l’époque de Gœthe. Mais Pilar Miró préféra actualiser le récit. Dans une de ses conversations avec J.A. Pérez Millán pour l’élaboration du livre de ce dernier, elle précise que le projet de fidélité à Gœthe semblait difficile « à cause de cette méfiance du cinéma espagnol vis-à-vis des sujets “d’époque”, surtout lorsqu’ils n’ont pas un attrait commercial particulier ».
112C’est ainsi que la réalisatrice fut appelée à envisager l’actualisation de Werther, mais elle s’en repentit par la suite63. Quoi qu’il en soit, la façon dont elle présentait en 1986 un film qui allait à contre-courant de tout ce qui avait du succès à l’époque, prend une allure d’amusante provocation contre l’hégémonie américaine :
Je sais bien que nous sommes à un moment où ce qui est à la mode, c’est de faire des films du genre : vidéo clip-Stallone-érotique-violent-galaxies-et-petits monstres64.
113Aussi bien le parcours de Pilar Miró est-il représentatif de la double attitude européenne face aux États-Unis : entre fascination (le mythe de Gary Cooper sur lequel nous reviendrons et qui est le seul sourire éclairant l’enfance), et irritation (la volonté d’une « exception culturelle » avant la lettre, le cinéma ne pouvant être considéré comme n’importe quel autre produit de consommation)65. Werther est le film qui s’affirme comme un retour à la culture européenne, qui tranche avec certains aspects de Hablamos esta noche, dont les plans de l’extérieur du siège de la Société HIMESA imitent le conventionnalisme des séries américaines.
114À l’encontre de la production américaine de la fin des années 70 et du début des années 80 (dont l’énorme succès fut à la mesure des moyens financiers mis en œuvre), la démarche de la réalisatrice espagnole démontre son anticonformisme. Le pari est osé : relancer la mode du romantisme. En même temps, l’audace de ce pari doit s’accommoder d’un budget raisonnable : à l’origine de 106 millions de pesetas, il s’est finalement transformé en 126 millions. Le tournage a été réalisé en 9 semaines.
5.2. Structures narratives : par-delà Gœthe et Massenet
115Il ne s’agit pas de réaliser une simple transposition du récit gœthien, ni une adaptation de l’opéra de Massenet. Pilar Miré avait par ailleurs déjà réalisé une mise en scène de l’opéra au Théâtre de la Zarzuela à Madrid, dont la retransmission fut assurée par la première chaîne le 24 mai 1977.
116Il ne pouvait plus s’agir par exemple de reconduire les structures narratives démodées du roman épistolaire du 18e siècle. De même, les différents réalisateurs qui ont adapté Les liaisons dangereuses66 de Choderlos de Laclos (1782), se sont forcément affranchis de la forme épistolaire. À propos de l’adaptation cinématographique d’un récit littéraire, André Gardies rappelle utilement :
L’adaptation cinématographique ne consiste pas en ce que le film tente de trouver des équivalents langagiers, expressifs ou artistiques au texte littéraire (...) Elle fait du texte un réservoir d’instructions dans lequel le cinéaste puise librement67.
117Le seul prédécesseur de Pilar Miré à avoir adapté Le roman de Werther est Max Ophuls, en 1938. Mais notre réalisatrice n’avait en tête aucun plan de ce film déjà ancien, ne l’ayant jamais vu68. C’est en toute liberté qu’elle construit sa propre histoire, tirant des deux sources (le roman et l’opéra) le souffle qui donne vie à ce personnage mythique, inventant des situations et des personnages nouveaux lorsque cela lui semble nécessaire.
118Pérez Millán appelle cette re-création, dont le générique annonce qu’elle est « librement inspirée des personnages de Gœthe » : « la concrétisation audio-visuelle d’un concept »69. Mais il convient de nuancer l’opinion qu’il énonce : « Il n’y a donc pas vraiment de sens à chercher des parallélismes... » La lecture de Gœthe opérée par Pilar Miró conditionne l’œuvre réalisée, et en ce sens, les fidélités au livre comme les écarts sont significatifs. Certaines comparaisons au niveau du récit, peuvent se révéler utiles pour la compréhension des procédures narratives. Par exemple, dans la structure du récit filmique, Pilar Miré respecte l’antériorité de la rencontre avec le valet de ferme. L’amour sincère et désintéressé de Jérusalem envers la veuve est une préfiguration de l’amour éprouvé pour Charlotte. Werther (sa version moderne du « Professeur »70) rencontre l’amour par « contagion affective », comme le dit Roland Barthes. En « homme sensible »71, il est d’abord touché par l’existence d’un sentiment transcendant chez autrui, il est déjà « conditionné » et en quelque sorte, amoureux de l’amour. Le sujet est prédisposé à l’amour par ce qu’il voit ou entend dire : « Cette induction part des autres, du langage, des livres, des amis : aucun amour n’est originel »72.
119Dans le livre, c’est dans la lettre suivante que Werther contera à son ami la rencontre de l’ange qu’est Charlotte. Dans le film, c’est à peine dix minutes plus tard que Carlota, objet d’amour, viendra combler – momentanément – le désir d’amour.
120On le voit, la fidélité à Gœthe s’imposait : le préliminaire de la rencontre avec Jérusalem n’est pas un détail ; bien au contraire, cette antériorité remplit une fonction symbolique. Le nom du valet de ferme n’était pas donné dans le roman. Mais le livre est issu de l’amalgame entre une aventure personnelle de l’auteur (il s’était réellement épris de la fille du bailli de Wetzlar, fiancée à un certain Kestner), et celle d’un ami de Gœthe, le jeune Karl Wilhelm Jérusalem, amoureux éconduit et désespéré qui « avait emprunté à Kestner sa boîte de pistolets et s’était logé une balle dans la tête »73.
121Le choix du prénom de Jérusalem dans le film est donc la preuve de l’intelligente lecture de la cinéaste et de son co-scénariste, qui prennent en compte ces éléments biographiques de la genèse du roman.
5.3. Protagonistes et personnages secondaires
122Outre son dénouement tragique, qui interroge le lecteur sur les étemelles forces en présence dans le destin humain : Eros et Thanatos, le récit romanesque est également digne d’intérêt par la fonction symbolique dévolue aux personnages. On y retrouve la structure conflictuelle propre aux contes de fées74, le trio père-fille-prétendant de La belle et la bête. Mais contrairement à la dynamique optimiste des contes de fées, les personnages s’avèrent incapables de briser les carcans, de surmonter les obstacles et de conquérir leur autonomie. C’est ainsi que la mère mourante a confié à Charlotte le soin de la remplacer auprès des enfants, et même auprès du père. La mère nie ainsi à sa fille le droit de s’affirmer comme individu. Celle-ci n’existe que comme substitut de la mère75. Le fiancé imposé, Albert, est de plus un être insipide et banalement conformiste.
123Ainsi l’Oedipe ne pourra être brisé, Albert ne pouvant se substituer à l’image idéale du père, dont le pouvoir est symboliquement représenté par son rôle social de « bailli ». Le transfert de l’attachement infantile au père sur la personne du fiancé ne peut se réaliser. Cette infantilisation du personnage de Charlotte bloquait toute possibilité de changement, induisant une structure fermée du point de vue narratif. Ce schéma n’était pas vraisemblable dans le cadre d’un 20e siècle individualiste, tout entier tourné vers l’affranchissement des servitudes, et en particulier des servitudes familiales (conviction profondément ancrée chez la réalisatrice elle-même).
124Dans le film, l’Oedipe est donc évacué : Carlota fait bien allusion, dans la promenade en voiture avec le Professeur à sa mère qui lui demanda jadis, sur son lit de mort, de veiller sur ses frères et sœurs. Mais la figure du père est étrangement absente. Dans le récit filmique, Carlota n’est plus l’esclave d’une promesse. Séparée de son mari depuis six ans, elle élève son fils et travaille en neurochirurgie dans un hôpital. Bref, c’est une femme moderne, une femme « libérée ». Ce n’est pas le poids des conventions sociales qui la pousse à s’éloigner du Professeur, mais l’illusion que l’enfant souhaite à nouveau la présence de son père à la maison.
125C’est l’absence de dialogue, angoisse propre à l’homme (et à la femme) moderne qui est la cause directe du drame. Le drame de Carlota n’est donc pas déterminé par la structure (elle n’est pas promise à un autre). Il est propre à son univers intérieur, lequel garde certes une grande part de mystère. Cet aspect qui n’est qu’une pièce dans la grande constellation de la solitude des personnages « mironiens » fera l’objet d’une analyse plus approfondie au cours de cette étude.
126En fait, c’est tout le récit, dans une parfaite cohérence de ton, qui acquiert une dimension tragique. Les personnages sont plus graves, plus sérieux, plus austères même, pourrions-nous dire. Ainsi, la tentation ironique du « ménage à trois », vaguement suggérée dans le roman (« Je ne puis refuser mon estime à Albert » déclare Werther76) est ici complètement évacuée77. Contrairement au roman, la seule occurrence où les trois personnages sont en présence est révélatrice : le Professeur s’éclipse, abattu par le spectacle de l’intimité retrouvée (en apparence du moins) par le couple :
Dans le champ amoureux, les blessures les plus vives viennent davantage de ce que l’on voit que de ce que l’on sait. (...) J’en suis exclu comme de la scène primitive. (...) Je sais bien que Charlotte ne m’appartient pas, dit la raison de Werther, mais tout de même, Albert me la vole, dit l’image qu’il a sous les yeux78,
écrit Roland Barthes. Si l’on repense au passage où Charlotte, en enfant gâtée, provocante et cruelle dans sa soi-disant innocence, donne à manger au serin qui picore dans sa bouche, voulant ensuite que Werther fasse de même79, on voit aisément l’abîme qui sépare le personnage de Carlota de celui de Charlotte.
127Le personnage de Carlota incarné par Mercedes Sampietro a quelque chose d’austère : le visage parfois crispé (comme dans le plan où le Professeur la voit pour la première fois à son cours de danse) est rarement illuminé d’un sourire. Il n’a aucun rapport avec le caractère primesautier et un peu niais de la Charlotte de Gœthe.
128Quant au Professeur, le protagoniste du film, interprété avec conviction par Eusebio Poncela, il est une trouvaille heureuse de Mario Camus et Pilar Miró. Werther était un jeune oisif qui n’avait pas appris à « cultiver son jardin » au sens voltairien du terme. Au sens propre, le Professeur non plus n’aime pas cultiver son jardin. Il le préfère envahi d’herbes folles, symboliques de la passion dévorante qu’il laisse envahir sa vie. Mais, homme sensible, c’est aussi un intellectuel qui s’attache à développer de jeunes esprits et à sortir un enfant de son autisme passager. Qui mieux qu’un pédagogue pour être le substitut du père de cet enfant ?
129Dans le roman, Werther s’amuse avec les enfants du bailli, et tel un jeune chien fou, se vautre par terre avec eux, au grand scandale du médecin qui arrive inopinément80.
130Issu d’un processus de maturation, le personnage du film sait se mettre à la portée de l’enfant, trouver les mots et les attitudes nécessaires pour communiquer avec lui et l’ouvrir au monde : sa décision de le sortir de chez lui et de décrypter pour lui la nature de façon concrète en fait foi. Le Werther de Gœthe connaissait le grec, mais il ne voyait dans la lecture d’Homère qu’un pur dérivatif. Il écrivait en effet : « J’ai bien plutôt besoin d’un chant qui me berce, et de ceux-là j’en ai trouvé en abondance dans mon Homère »81.
131En revanche, le Professeur explique à ses élèves la rhétorique de Protagoras et leur montre la noblesse de la mort de Socrate. Son cours de grec s’apparente en vérité à un cours de philosophie. C’est dire que Werther a grandi et que le rôle d’Eusebio Poncela en professeur est à la fois cohérent et convaincant, d’une austérité bien éloignée du Werther de Gœthe auquel Charlotte reprochait ses excès de boisson (détail repris dans le film de Max Ophuls).
132Cette maturation des personnages s’accompagne toutefois d’un manque de sensualité. Les rapports entre Mercedes Sampietro et Eusebio Poncela semblent manquer de cette alchimie qui ferait l’union des corps. Pilar Miró a reconnu que l’actrice Ana Belén aurait peut-être mieux convenu pour le rôle, lui apportant à coup sûr une sensualité dont il manque82. Le Professeur et Carlota sont des êtres un peu désincarnés dans leurs rapports amoureux. La réalisatrice est d’ordinaire très pointilleuse dans les détails : à preuve ce joli gilet, détail vestimentaire du Professeur qui est comme un clin d’œil, souvenir du fameux gilet jaune (recouvert d’un frac bleu) que portait Werther. Mais elle semble ici avoir négligé un autre détail : c’est le seul film où Mercedes Sampietro apparaît avec les cheveux courts, et cette coupe de cheveux durcit considérablement son visage. Il n’est, pour s’en convaincre, que de regarder la douceur du même visage dans les moments mélancoliques de Gary Cooper... ou de El pájaro...
133Peut-être aussi la simplification qui consiste à ne pas donner de nom au protagoniste contribue-t-elle à cette « désincarnation ». Un nom, c’est une identité et une personnalité83. Il est dommage que le héros en soit dépourvu. Cela eût peut-être rendu les dialogues plus naturels entre les deux amants.
134Le nom de l’enfant n’apparaît pas non plus. Au détour d’une phrase, il y a même ambiguïté car on pourrait croire que l’enfant s’appelle Federico, quand Alberto dit au Professeur : « Federico me tient au courant, et je veux vous remercier pour le mal que vous vous donnez ». En fait, il s’agit du Directeur du collège, interprété par Emilio Gutiérrez Caba et incarnant comme Alberto un autocrate (Beatriz ne l’appelle que « ce crétin »). L’enfant ne communique pas avec son père, alors qu’il dit à sa mère que son professeur « explique très bien » et qu’il est différent des autres. Vers la fin du film, lorsque le Professeur a dit adieu à ses élèves, une brève séquence illustre l’adieu à l’enfant. Elle est chargée d’un grand contenu symbolique puisqu’ils jettent une bouteille à la mer du haut de la falaise. L’enfant demande quel est le contenu du message, et l’adulte répond : « Mon nom et le tien, rien d’autre ». Le message garde donc son mystère, et c’est à l’imaginaire du spectateur que revient le privilège de repêcher la bouteille...
135On a souvent reproché à Pilar Miró les dialogues amoureux insipides, moins « parlants » que le muet dialogue des mains et des regards, dans lequel elle excelle toujours. Lorsque les personnages se sentent incapables d’énoncer oralement leurs sentiments, ils ont recours au petit billet ; c’est ce que fait le Professeur pour avouer son amour : jolie transposition de la fureur d’écrire dont fut pris tout le 18e siècle (et écho lointain du roman par lettres qu’est le récit d’origine). Mais c’est aussi le moyen qu’emploie l’enfant lorsque ses parents veulent connaître son avis quant à leur éventuelle reprise de vie commune : il demande la permission de répondre par écrit. Du propre aveu de la réalisatrice, c’est ce qu’elle faisait étant petite pour communiquer avec sa mère lorsque « les mots pour le dire » lui faisaient défaut. Dans la recréation des personnages, les touches personnelles, autobiographiques, ne viennent pas forcément là où on les attendrait, ce sont des fulgurances, quelques détails dans les attitudes.
136On peut s’interroger à propos de la structure de l’œuvre : peut-être Pilar Miró a-t-elle eu peur, comme dans La petición que l’anecdote soit insuffisante, ou bien peut-être les années d’inactivité cinématographique ont-elles généré chez elle un urgent besoin de communiquer qui se manifeste de façon un peu désordonnée. Le fait est que les anecdotes secondaires semblent autant d’embryons d’histoires, qui pourraient être développées dans d’autres films.
137Le journaliste Manuel Hidalgo, dans Diario 16 évoque tous les échecs amoureux contenus dans le film : l’échec du couple Carlota-Alberto, celui du père du Professeur et de sa maîtresse, le dénouement tragique de l’histoire de la veuve et de Jérusalem (l’homme qui travaille pour elle), enfin l’aventure du juge et de Beatriz, la collègue du Professeur.
138Nous ignorons les sentiments qu’ont éprouvés l’un pour l’autre Carlota et Alberto. Mais Alberto est un personnage rigide, autoritaire, parfois déplaisant : seule l’instabilité psychologique de Carlota (la peur de la passion découverte avec le Professeur ?) peut lui faire croire un moment en la possibilité de recréer un foyer dont l’enfant serait le principal bénéficiaire. Alberto est le défenseur de la raison face à la passion (incarnée par le Professeur et aussi par Jérusalem). Il s’inquiète en apprenant que son fils a eu des contacts avec un « assassin ».
139Les lettres d’amour conservées par le père dans une armoire de la maison amènent le Professeur à découvrir la passion jadis vécue par son père. Ce dernier n’en avait soufflé mot à son fils : c’est bien là toujours la même difficulté à communiquer des personnages de Pilar Miró. La curiosité pousse le fils à rendre visite à cette femme qui l’accueille avec gentillesse. Dans son immense nostalgie, elle déclare – étemelle Pénélope – que toute sa vie fut consacrée à l’attente de l’amant. Ce dernier est mort, la laissant plus seule encore qu’auparavant. La brève séquence de la rencontre ne nous en dira pas plus.
140Le père de Carlota étant évincé du récit filmique, c’est le Professeur qui est pourvu d’une figure paternelle survalorisée. Il marche sur les traces de son père défunt, trouvant dans sa conduite certains modèles pour la sienne, en particulier, l’installation dans la maison qui domine la mer et ce mystérieux revolver qui lui semble envoyé d’outre-tombe. Ce signe sera repris plus loin dans l’analyse ; en ce qui concerne l’adaptation du roman, notons pour l’instant que le déplacement du don du revolver de Charlotte sur le père, outre qu’il est plus vraisemblable, enrichit le film d’un nouveau motif.
141Nous avons déjà exposé l’importance de la fidélité au récit gœthien quant à la rencontre préalable du valet de ferme amoureux de sa patronne. Dans le roman, l’histoire du valet chassé par le frère avide d’argent avait un rebondissement : l’homme évincé tuait un nouveau valet qui jouissait auprès de la belle des mêmes privilèges que lui autrefois. C’était donc un drame de la jalousie provoqué par l’inconstance féminine. Ici, c’est le frère qui est tué par Jérusalem. On pourrait entrevoir dans cette sombre histoire des réminiscences du « drame d’honneur » caldéronien : en l’absence de mari, c’est au frère que revient le rôle de vengeur de l’honneur familial. Mais cette version est écartée : comme dans le roman, les mobiles du frère sont de sordides intérêts financiers. Il veut hériter de sa sœur et ne saurait accepter le partage du patrimoine familial. C’est donc l’âpreté paysanne qui est ici en cause, et Jérusalem, dans un noble geste que le Professeur comprend et approuve, défend la femme qu’il aime.
142Le juge et Beatriz sont les deux personnages les plus artificiellement reliés à l’intrigue principale. Dans l’adaptation au cinéma réalisée par Max Ophuls, c’était Albert lui-même qui était le juge et cela donnait au personnage un poids considérable : il devenait l’accusateur au nom de la Loi toute-puissante qui défend les intérêts de la société, rejetant toute conduite déviante et la punissant sévèrement. Werther se faisait alors l’avocat de l’homme qui tue par amour, avant de s’identifier à lui et de mettre fin à ses jours, passant du rôle d’avocat à celui de victime, puisque le juge était aussi le mari légitime de Charlotte et à ce titre symbolisait doublement la Loi (en tant que juge et en tant que mari).
143Dans le film de Pilar Miré, nous ignorons tout du juge, sauf qu’il a eu une liaison avec Beatriz. Quant à cette dernière, dans son rôle de défenseur des élèves défavorisés face à une administration qui a fait le choix d’une politique élitiste pour l’établissement, elle n’est reliée à l’anecdote principale que par l’attirance qu’elle éprouve envers le Professeur. Lorsqu’elle se rend compte que cette attirance n’est pas partagée, elle déclare avec nostalgie : « C’était trop beau de trouver quelqu’un qui me comprenne, et que mon indignation soit la tienne ». Dans sa recherche infructueuse de l’amour, Beatriz risque d’apparaître comme un personnage exalté, parfois simple prétexte à des déclarations égalitaristes. Les revendications du personnage auraient plus de poids si celui-ci était plus étoffé.
144Dans l’opéra de Massenet, le personnage de Sophie servait de faire-valoir à Charlotte et remplissait aussi la fonction de contrepoids à la « force du destin » : avec elle, Werther aurait pu être heureux, mais sa libido se fixe sur le seul objet d’amour impossible, celui qui le conduit le plus sûrement à la mort.
145Dans le film de Pilar Miró, Beatriz n’est pas reliée à Carlota, et l’anecdote du lycée où s’affrontent Beatriz (Victoria Peña) et le directeur (Emilio Gutiérrez Caba), pour être intéressante en elle-même, n’en est pas moins reliée un peu artificiellement à la trame du récit. Le fait que Carlota et Beatriz ne se connaissent pas est socialement vraisemblable (peut-être les milieux sociaux sont-ils encore plus cloisonnés que jadis et le milieu médical a peu de chances de croiser le milieu enseignant), mais moins efficace quant à la structure du récit, dont la cohérence dépend des rapports entre les différentes fonctions que remplissent les personnages84.
146De même, la tendresse de Charlotte envers ses frères et sœurs dans le récit gœthien est transposée dans le film par l’altruisme de Carlota, toute dévouée aux enfants qu’elle soigne à l’hôpital et profondément affectée par leurs souffrances physiques. Or la visite à la ferme où Carlota n’échange que quelques mots avec son petit protégé qu’elle a sauvé de la mort n’est pas non plus très convaincante.
147Ainsi donc, les anecdotes secondaires ne nourrissent pas l’axe principal du récit. Les multiples histoires d’échecs amoureux ne remplissent qu’une seule fonction : montrer la difficulté, voire l’impossibilité, de la réalisation de l’amour.
148Mais l’accomplissement du destin tragique du Professeur a plus de grandeur à lui seul et ne se nourrit pas des petits pessimismes passagers accumulés par des personnages sans consistance. Comme Don Juan ou Faust, Werther est un personnage mythique, et nous avons déjà montré à quel point la réalisatrice avait pénétré avec acuité l’essence même de la tragédie. Le personnage est doté d’une dimension mythique, qui puise dans le récit filmique à des sources nouvelles.
5.4. Le temps
149À la fin du film, lorsque Carlota comprend son erreur, sa fausse interprétation du désir de son fils (comprendre le désir d’autrui, n’est-ce pas là le but toujours poursuivi et jamais atteint ?), elle prend sa voiture pour rejoindre son amant. Mais trop tard ; cette fois, le « deus ex machina » ne fonctionne pas : au même moment le Professeur se tire une balle dans la tête.
150Dans ce décalage temporel qui frustre le désir du spectateur (« Ah ! si seulement... » peut-il se lamenter), la cinéaste retrouve une dimension supérieure : celle du Fatum antique. Comme dans la tragédie grecque, il fallait que cela advînt. Quiproquo d’abord (avec l’enfant), décalage temporel ensuite (dans sa lutte contre le Temps, c’est toujours l’homme qui est vaincu), voici des ressorts propres au théâtre classique occidental, héritier de la tragédie grecque. Pensons par exemple (pour rester dans le registre des amours tragiques) à l’envoyé du prêtre qui arrive trop tard pour prévenir Roméo du stratagème utilisé pour faire croire à la mort de Juliette et tromper la vigilance des Montaigus et Capulets85. Le plan de la voiture de Carlota qui sort inutilement à la recherche de l’amant est une belle image qui parachève cette « esthétique du perdant » revendiquée par Pilar Miró86.
151L’adaptation filmique raccourcit considérablement la mort de Werther (déjà longue dans le roman, entre le moment où Werther prend sa décision et celui où il la met à exécution, et encore allongée dans l’opéra, où Charlotte est accourue à temps pour une déchirante scène d’adieux avec Werther agonisant). Dans le film, l’option mélodramatique est rejetée pour parvenir à une plus grande épure.
152C’est aussi tout le récit qui est resserré dans le temps. Dans le roman comme dans l’opéra, Werther mourait à Noël, ce qui ajoutait une note pathétique supplémentaire (le monde, indifférent à la souffrance du héros : dans l’œuvre de Massenet, on entend les voix claires des enfants chantant la joie de Noël pendant l’agonie de Werther). Dans le film, aucune « tricherie » n’est réalisée pour faire croire à un plus long déroulement dans le temps et aucun trucage ne vient donner l’illusion du cycle des saisons. Pilar Miré a souligné à différentes reprises qu’en choisissant la région de Santander au mois de mars, elle pensait trouver un temps pluvieux et gris, convenant au climat romantique qu’elle entendait recréer. Or, un soleil persistant obligea l’équipe à tourner au petit jour ou bien à la tombée du soir. Le directeur de la photographie, Hans Burmann, ainsi qu’il l’a confié à Carlos Heredero, fut même obligé de recourir aux filtres (dont il n’apprécie guère l’usage) pour donner au film une tonalité plus froide.
5.5. L’espace
153La préférence pour un cadre marin évacue d’emblée toute mièvrerie romanesque qui pouvait s’attacher au cadre champêtre87, indiquant dès le seuil de l’œuvre son caractère tragique (l’arrivée en bateau du Professeur, mélancolique et solitaire), appelant inéluctablement d’autres références mythiques, comme celle d’Aphrodite, née de la mer, dans une connotation positive de l’Eros, et d’autres, plus sombres, comme celle du Hollandais volant :
Le Hollandais maudit est condamné à errer sur la mer tant qu’il n’aura pas trouvé une femme d’une fidélité étemelle. Je suis ce Hollandais volant... l’errance continue88.
154Le bras de mer qui sépare la maison de Carlota de celle du Professeur est un topos plus défini et plus définitif que celui qui sépare Wetzlar de Wahlheim dans le roman. C’est le Chevalier d’Olmedo qui évoque au début de l’acte Il de la pièce de Lope de Vega l’amour de Léandre qui traversait toutes les nuits l’Hellespont à la nage pour retrouver Hero, son aimée. Il finit par s’y noyer. Même si ce n’est pas ainsi que périt le Professeur, il s’attache au cadre marin la connotation de la tristesse des noyés (ou des hommes morts en mer, comme le père du Professeur) et des vaisseaux échoués (comme dans la légende que la grand-mère du Professeur lui racontait et qu’il raconte à son tour à son petit élève).
155L’absence d’ancrage dans une géographie aisément reconnaissable par tous est une volonté délibérée de la réalisatrice, qui contribue à la dimension mythique du cadre créé :
Il ne s’agit pas de reconnaître la région, car je préfère que les lieux où se déroule l’action soient pressentis plutôt qu’identifiés89.
156Coïncidence amusante, pour des raisons différentes, l’éditeur d’origine de Werther avait pris les mêmes précautions :
Nous prions le lecteur de ne point se donner de peine pour chercher les lieux ici nommés. On s’est vu obligé de changer les véritables noms qui se trouvaient dans l’original90.
157Dans le cas du texte, l’aventure, hormis son déroulement tragique, était en grande partie autobiographique, et l’on comprend aisément que le mari de Charlotte n’ait guère apprécié la publicité donnée à cette affaire. Dans le cas du film, pour des raisons matérielles évidentes (éviter le tournage dans plusieurs régions, étant donné les contraintes de production évoquées plus haut), le Professeur ne s’éloigne pas de Carlota comme dans le roman, où Werther essaie vainement de guérir de son amour. Ici l’unité de lieu est parfaite. Un souvenir de l’éloignement temporaire de Werther dans le texte d’origine est ironiquement fourni par le déplacement sur le personnage de Carlota et son léger mensonge : elle fait croire au Professeur qu’elle doit partir un moment pour réfléchir, mais lui avoue ensuite que ce n’était qu’un subterfuge.
158Les lieux sont ceux de notre époque moderne et donc, la scène de la première rencontre diffère beaucoup du roman où
Werther est capturé par cette image : Charlotte coupe des tartines et les distribue à ses frères et sœurs91.
159Carlota l’a convoqué dans son bureau à l’hôpital, où elle lui expose sa situation conjugale et ses craintes à l’égard de son enfant. Elle porte un stéthoscope autour du cou, seul indice de sa profession (avec la blouse blanche) et du lieu où se déroule la séquence. Encore une fois, l’image est socialement crédible, mais perd en force symbolique. Roland Barthes rappelle que le coup de foudre est d’abord un tableau : « Le tableau consacre l’objet que je vais aimer »92. Il évoque le saisissement de Hanold lorsqu’il croit reconnaître dans la démarche d’une jeune fille le bas-relief romain qui l’obsède (Gradiva, de W. Jensen, récit analysé par Freud) :
Ce qui me fascine, me ravit, c’est l’image d’un corps en situation. Ce qui m’excite, c’est une silhouette au travail qui ne fait pas attention à moi.
160En fait, cette « surprise de l’amour » est donnée avec un temps de retard dans le film, lors de la deuxième rencontre, lorsque le Professeur va chercher Carlota à son cours de danse et l’observe sans être vu par la porte entrouverte.
161L’étude des rapports entre les personnages, de l’espace et de la structure temporelle du récit filmique sera reprise plus loin. On a voulu dans ce chapitre fixer le cadre général des rapports narratifs entre récit scriptural et récit filmique.
5.6. Réception de l’œuvre et nouvelles circonstances
162La première du film eut lieu le 19.09.1986, après un passage à la « Mostra » de Venise, où des commentaires malveillants essayaient de susciter un nouveau scandale « politique »93. Le film (qui eut 171.722 spectateurs) fut dans l’ensemble bien accueilli, sans que les critiques prennent la peine d’approfondir leur analyse. Des tables rondes servirent à l’échange de poncifs habituels. Mais la réalisatrice, s’éloignant résolument des clichés du romantisme, déclara de façon abrupte qu’elle ne croyait pas à l’éternité de l’amour parce qu’elle ne croyait pas à l’éternité tout court94.
163La plupart des journalistes étaient d’ailleurs trop occupés à annoncer la probable ascension de Pilar Miró au poste de Direction de la Télévision espagnole. Francisco Umbral, dont l’humour ne s’est jamais exercé aux dépens de la réalisatrice, écrivait :
Je suppose que lorsque ces lignes sortiront, on aura déjà fait de Pilar Miró le chef de la télé, à la place de Calviño. C’est une folie. Pourquoi remplacer un homme d’appareil par une romantique ? Pilar est capable de faire une télé sensible et sensitive, une bonne télévision. Et cela ne conduit nulle part. Pilar est un adorable et jeune Werther féminin qui s’est suicidé politiquement en abandonnant la Direction Générale du Cinéma95.
164A posteriori, considérant les avatars que Pilar Miró a connus en acceptant, après Werther, le poste de Directrice de la Télévision espagnole, la phrase se charge d’un contenu prémonitoire.
165Sa nomination eut lieu le 17 octobre 1986, à peine un mois après la première de Werther, et surprit ceux qui se souvenaient des déclarations de Pilar Miró sur l’aspect peu gratifiant du travail dans l’administration publique. Mais, outre que ce poste l’intéressait depuis des années, la demande expresse du Premier Ministre Felipe González, et son propre espoir de pouvoir mener une gestion « utile et nécessaire » emportèrent sa décision.
166Dès son entrée en fonction il fut visible que cette nomination générait de fortes tensions96. Son prédécesseur, José Maria Calviño, ne partait qu’à regret et fit des déclarations d’ouverte belligérance. Mais l’image publique de ce dernier était si négative qu’on attendait avec impatience et un certain espoir la nouvelle Directrice Générale. Ce poste, occupé pour la première fois par une femme, était un poste très en vue, et tout ce qu’elle y ferait serait observé, disséqué, critiqué sans ménagement. Pilar Miró était consciente de ce que représentait un médium « où le pays tout entier se contemple chaque jour », mais c’est probablement aussi ce qui en constituait pour elle l’attrait. Les objectifs prioritaires de la nouvelle Directrice étaient de rendre les informations plus abondantes et plus objectives, et d’élaborer une programmation de qualité.
167Un exemple de cet effort dans la programmation fut la décision de diffuser en plus grande quantité des films espagnols et des films étrangers sous-titrés.
168Mais tandis que Pilar Miró s’efforçait de restructurer l’organisme en fonction des options annoncées, elle avait eu la surprise de voir désignés comme membres du Conseil d’Administration de RTVE, chargés de contrôler sa gestion, certains représentants de la précédente équipe de Direction. En octobre 1988, la publication de factures de frais de représentation fut à l’origine d’un scandale sans précédent. Prise entre une opposition politique prête à s’emparer de n’importe quel prétexte, et un parti au gouvernement qui ne fit rien pour la défendre97, Pilar Miré ne put éviter un procès pour malversation de fonds publics, malgré le remboursement des sommes qui faisaient l’objet du litige et sa démission, acceptée en janvier 1989. Le procès, qui rendit justice à l’accusée, dura trois ans. L’œuvre de réforme du service public de la Télévision resta inachevée.
6. Beltenebros
6.1. Les circonstances
169En janvier 1989, après avoir abandonné la Direction Générale de la Télévision espagnole, Pilar Miré décida à nouveau, comme après son passage au Ministère de la Culture, de retourner à son travail et de réaliser un film. Cependant, les circonstances étaient bien différentes : alors que la première démission avait été volontaire et préméditée, l’abandon du poste de responsabilité à la Télévision s’était effectué dans des conditions traumatisantes. La réalisatrice avait besoin d’un nouveau projet cinématographique pour retrouver un équilibre grâce au travail de création. La commande de la Compagnie Ibéroaméricaine d’Andrés Vicente Gómez, qui consistait à porter à l’écran, dans une production internationale, le roman d’un auteur reconnu fut donc acceptée avec enthousiasme. Il s’agissait de Beltenebros, d’Antonio Muñoz Molina98. Dans des propos qui montrent sa perspicacité, le producteur déclara :
J’ai pensé qu’une personne qui sortait d’une secousse personnelle à laquelle l’avait conduite la politique, était la personne idéale pour diriger un projet de ce genre.
170D’un point de vue formel, ce film est la troisième « adaptation » littéraire de la réalisatrice. Cependant, alors que le film La petición s’éloignait par bien des aspects de la courte nouvelle qui l’avait inspiré, et que Werther était une transposition à l’époque moderne du récit de Gœthe, avec des écarts par rapport au texte original clairement marqués, l’adaptation du roman de Muñoz Molina frappe d’emblée par sa « fidélité » et son habileté à trouver des solutions plastiques au monologue intérieur du protagoniste, qui sert de fil conducteur au roman. On peut souligner, à cet égard, qu’il semble plus aisé d’adapter des œuvres où l’action est constante, que celles où le fil conducteur est la réflexion du personnage narrateur, élaborée dans une langue recherchée et à travers une construction narrative complexe.
6.2. Adaptation : point de vue et construction temporelle
171La focalisation interne est constante dans le roman, où Darman revit intérieurement des événements antérieurs. En effet, dans les années qui avaient suivi la guerre civile, il avait reçu l’ordre d’exécuter Walter, accusé de trahir l’organisation de résistance au franquisme. Des années plus tard, il reçoit l’ordre de tuer Andrade pour les mêmes motifs. Le film étant impuissant à traduire le monologue intérieur, il fallait trouver des équivalents cinématographiques. Tout d’abord, l’extériorité de la caméra ne s’assimile pas à une pure négation de l’intériorité du personnage. Le spectateur comprend ce qu’éprouve le personnage en premier lieu par la simple codification du jeu de l’acteur. Le cas le plus exemplaire de ce type de codification est peut-être celui d’un film français qui radicalise la solitude du héros des films noirs américains en créant un personnage froid, apparemment insensible et très silencieux, interprété par Alain Delon : Le samouraï (Melville, 1967). L’aspect physique d’un acteur peut aussi être source d’inspiration pour le metteur en scène, de même que les rôles précédents joués par un comédien peuvent le cantonner dans certains rôles-types, dont il lui est parfois difficile de sortir. Les producteurs, les metteurs en scène et le public sont en effet conditionnés par l’image qu’ils se font d’un interprète, qu’ils imaginent difficilement à contre-emploi. Ainsi, Terence Stamp a une élégance naturelle qui a certainement exercé une certaine influence, dans la mesure où la réalisatrice a choisi de développer la séquence initiale de la boutique de livres anciens. Dans le roman, les occupations de façade de Darman n’étaient évoquées que fugitivement, dans un paragraphe :
Je continuerais à m’occuper de ma boutique de gravures et de livres anciens, un commerce tranquille et relativement prospère qui avait la vertu de me procurer une sérénité de somnambule, un sentiment d’immersion dans le lointain d’autres mondes et d’un autre temps qui n’était pas vraiment celui des vivants99.
172Beltenebros doit beaucoup à cette codification du genre du film noir, où l’apparent détachement du héros masque une fragilité intérieure, un doute sur la conduite à tenir. On pense au paradigme du genre incarné par Humphrey Bogart100. La monstration autorise des références filmiques pluri-dimensionnelles : par citation (Les révoltés du Bounty, La charge fantastique), par imitation (Gilda), par suggestion (ambiance, attitudes et objets empruntés au film noir)101. C’est là à la fois un indice de fidélité au récit d’origine et la rencontre jubilatoire de deux passions cinéphiliques (celle d’Antonio Muñoz Molina, et celle de Pilar Miré, en appelant constamment une troisième : celle du spectateur). La réalisatrice peut déployer son talent à montrer ce qui dans le texte scriptural ne peut figurer que comme allusion.
173C’est bien ainsi qu’on peut interpréter l’enthousiasme de l’auteur voyant pour la première fois Darman incarné par Terence Stamp, et s’écriant : « Mais c’est lui, c’est Darman ! »102
174La confusion intérieure de Darman qui s’aperçoit progressivement de la manipulation dont il fait l’objet et de l’innocence de Walter puis d’Andrade, est rendue dans le film par une esthétique baroque qui sera développée plus loin. Ainsi, par exemple, en découvrant un roman de Rebeca Osorio dans le hangar désaffecté qui sert de refuge à Andrade, Darman contemple le reflet de son visage dans un miroir. À la lueur de la lampe à pétrole, le plan du visage hagard exprime à lui seul le trouble intérieur que le récit écrit traduit par plusieurs pages d’introspection.
175Le problème du régime énonciatif (en apparence, qui parle ? Quel est le point de vue adopté ?) est dans Beltenebros indissociable de la construction temporelle. En effet, le film commence par la fuite de Darman et Rebeca dans un train en direction de Lisbonne103. Installé dans le wagon, Darman se souvient de ce qu’il vient de vivre et sa voix off (ou plutôt, voix « over ») ouvre le récit que constitue presque tout le film, jusqu’à la scène finale où le fil de la narration rejoint le présent de la fuite à l’issue incertaine. C’est donc le cas d’un film où le retour au passé a une amplitude telle que presque tout le film raconte comment le personnage s’est retrouvé dans la situation qui motive son récit104. Les mots prononcés par Darman :
Je suis venu à Madrid pour tuer un homme que je ne connaissais pas. Tout ce qui arrivé par la suite a été comme le douloureux réveil d’une conscience et d’un corps qui pendant des années étaient restés blessés, oubliés, ou simplement morts,
permettent de comprendre le retour en arrière sans équivoque possible, (à l’inverse de ce qui passait dans la première partie de La petición). Là encore, cet embrayage du récit par narration à la première personne est typique des films noirs, où un héros masculin solitaire, n’appartenant à aucune communauté, est piégé par des circonstances déroutantes et menaçantes.
176À l’intérieur de ce grand retour sur le passé proche, interviennent des flash-back se référant à un passé plus lointain (le « cas Walter »), sous des modalités différentes : deux véritables pans narratifs emboîtés (cas d’analepses externes) et deux inserts (simples images subjectives qui n’embrayent pas sur un récit second : cas d’analepses internes). Leur amplitude est variable : les deux analepses internes sont courtes : moins d’une minute pour la première, 1 ’30 pour la seconde, tandis que les analepses externes sont de 11’30 pour la première et 7’40 pour la seconde105.
177Le premier retour sur le passé (analepse interne) intervient assez tôt, quand Luque, envoyé pour transmettre les instructions à Darman, essaie vainement de le convaincre d’éxécuter Andrade. Luque a rappelé à Darman le cas Walter, que Darman croyait enfoui dans les profondeurs de l’oubli. Quand Luque le quitte, l’objet déclencheur du souvenir est le revolver, et la violence est traduite par le bruit de la détonation (le revolver de Darman qui tire à bout portant sur Walter) suivi par les cris déchirants de Rebeca, la compagne de Walter : « Il est innocent, Darman, tue-moi, pas lui ! » L’irruption du souvenir est si brutale (ce sont quelques images-flash) qu’elle se fait à brûle-pourpoint, en montage eut. Au contraire, les trois autres retours sur le passé s’effectueront tous par fondus enchaînés. Toutefois, ces inserts subjectifs (gros plans sur le revolver, sur le visage de Darman, puis celui de Walter, enfin celui de Rebeca) ont été annoncés par le dialogue, puisque le cas Walter a été rappelé à Darman par Luque et par Bernal. Il y a donc une parfaite cohérence formelle dans l’embrayage du souvenir tout au long du film.
178Cette bande images-sons d’un épisode passé obsédant fait adopter au spectateur le point de vue de Darman, correspondant aux critères de focalisation interne définis par Genette, et à la terminologie « d’ocularisation interne » choisie par François Jost comme convenant au cinéma à ce qui n’est pas du domaine cognitif mais est visualisé par le spectateur106.
179A contrario, dans les séquences suivantes, le spectateur est souvent amené à oublier que Darman est le narrateur délégué, et suivant le dispositif habituel au cinéma classique, l’instance narratrice est dissimulée. Toutefois, dans la scène qui suit l’entrevue avec Bernal, où celui-ci fournit à Darman des explications supplémentaires quant à sa mission, Darman pénètre dans le salon soudainement déserté par la noce polonaise et est invité à danser le tango par une belle inconnue (dans le roman, elle ne l’invitait pas à danser : Darman la contemplait et sentait en lui une brusque montée du désir). La séquence est d’abord imprégnée de la vision propre au personnage et acquiert même une certaine dimension onirique (étrangeté du départ subit de toute la noce, et de l’initiative de la belle inconnue qui reste silencieuse). Mais le dernier plan de la séquence, avec un angle de prise de vue « zénithal » (on voit le couple, dansant au centre de l’étoile formée par les dessins du plancher), est une plongée non diégétisée, et qui est à rapporter au regard du « grand imagier », avec une volonté évidente de virtuosité artistique, qui est d’ailleurs, comme nous le verrons, une constante du film.
180Plus tard, à Madrid, quand Darman découvre un roman de Rebeca Osorio dans le hangar près de la gare d’Atocha, c’est la vision de cet objet qui le renvoie au passé, au moment de sa première rencontre avec Rebeca. Le pan narratif s’ébauche avec clarté : en fondu enchaîné, on voit le cinéma et son affiche : Murieron con las botas puestas107, puis Darman apparaît accoudé à un comptoir de café, sur lequel se trouve un livre de Rebeca Osorio. Un carton vient préciser opportunément le cadre spatio-temporel : « Madrid 1946 », tandis qu’un indice renforce le repérage temporel : cette fois, le livre est neuf et non point usagé comme seize ans plus tard, dans les plans précédents. Surgis de la mémoire de Darman, le moment de la première rencontre avec Walter, puis les retrouvailles avec son vieux camarade blessé, Valdivia, apparaissent successivement. Après la conversation avec Valdivia, Rebeca entre dans la chambre de Darman pour lui proposer quelques livres. L’objet livre est dans cette séquence le signe homogène du lien entre passé et présent : un plan rapproché des personnages montre Rebeca disant en souriant à Darman de choisir n’importe lequel de ses romans, qui de toute façon, se ressemblent tous. La musique off souligne la douceur du moment, ressenti plus tard comme un souvenir nostalgique, et Darman caresse la couverture d’un livre. Après montage cut, on voit ensuite dans la même échelle de plans Darman seul dans l’endroit sinistre où il est censé tuer Andrade, reconnaissant avec stupeur les romans à l’eau de rose de Rebeca Osorio. C’est ainsi le livre qui a permis l’ouverture du flash-back comme le retour au présent.
181En rupture avec ce procédé formel qui fait partager au spectateur le regard de Darman, dans la séquence suivante, on assiste à une scène que Darman ne peut voir : un policier entre dans un bar pour appeler le commissaire Ugarte. À ce moment, la caméra prolonge un peu le suspense par un cadrage du personnage arrivant rapidement pour répondre au téléphone dans une pièce à la lumière raréfiée et obscurcie par la fumée, ce qui diffère légèrement l’effet de surprise : la découverte que le commissaire Ugarte et Valdivia ne sont qu’une seule et même personne. Dans le plan suivant, Ugarte est cadré de trois-quarts dos, en plongée, ce qui rend son identification encore plus difficile et peut laisser un doute dans l’esprit du spectateur (du moins à la première vision du film). Il porte maintenant un costume noir, ses cheveux sont gominés et il arbore une petite moustache, signes connotatifs des chefs de la police politique franquiste. En dehors de ces différences entre aspect physique passé et présent, un signe rappelle au contraire le personnage de Valdivia : la manie compulsive de tirer à petites bouffées sur la cigarette108.
182Ainsi, la recette d’Hitchcock, qui préconisait d’éviter le « Whodunit » (« Qui l’a fait ? »), trop mécanique, et de révéler dans le courant du film l’identité du criminel, de façon à ce que le spectateur s’inquiète pour le (la) protagoniste, est respectée, même si une certaine dose d’incertitude subsiste, en accord parfait avec la question de l’identité, les erreurs et les doutes des personnages109.
183La présentation des faits dans le film adopte donc successivement des points de vue différents : dans la séquence que nous venons d’évoquer, le spectateur en sait plus que le personnage, puisqu’il apprend le changement d’identité de Valdivia-Ugarte au bout de 45 minutes de film environ110. Au contraire, Darman progresse lentement dans son enquête, alors qu’on pouvait croire au début que le point de vue du spectateur s’identifierait toujours avec celui du personnage, procurant au spectateur un sentiment de forte intégration à l’espace diégétique, comme dans le hangar désaffecté près de la gare, quand Darman observait à travers la grille sans être vu des hommes du commissaire qui emmenaient la jeune Rebeca. En fait, quelques instants plus tard, le spectateur en sait plus que le personnage : Darman n’obtient qu’à la fin, de la bouche d’Andrade, la confirmation de l’innocence de ce dernier, tandis que seule la confrontation finale avec Valdivia-Ugarte dans le cinéma lui permet d’accéder enfin à la vérité.
184Dans la séquence qui suit immédiatement la révélation livrée au spectateur de la véritable identité du commissaire, le jeu du suspense se poursuit, entre délivrance et rétention du savoir. Darman voit au balcon la silhouette du commissaire venu assister au strip-tease. Rien n’est plus attirant que cette situation paradoxale dans laquelle le personnage est appelé à voir (comme tous ceux qui sont présents pour le spectacle, il est même un « voyeur ») et à ne pas voir. Il voit bien (une silhouette, la braise rouge d’une cigarette), mais il ne reconnaît pas Valdivia, du moins pas de façon consciente111. Il est en effet jusqu’au bout victime de la manipulation : on lui a dit que Valdivia avait été fusillé (cette révélation n’est d’ailleurs faite que sur le tard dans le film, par le biais des images subjectives qui affleurent à la conscience de Darman lorsqu’il est dans son bain) et il n’a aucune raison de mettre en doute cette affirmation émanant de Bernal, l’autorité suprême de l’organisation. Nous reviendrons plus tard sur cette déficience du savoir liée à l’aveuglement (des yeux, de la raison).
185Darman n’assiste pas non plus à la scène où le commissaire fait venir la jeune Rebeca, lui demande de s’habiller avec les vêtements de la première Rebeca, l’attire sur ses genoux et parvient à l’orgasme en gémissant bruyamment. Avec la brève séquence de la conversation téléphonique, ce sont pour l’instant les deux moments où Darman est absent de l’espace filmé (il y en aura un troisième et dernier un peu plus loin). Cette nouvelle focalisation, qui rompt avec la focalisation interne souvent adoptée, livre des informations qui ne sont pas disponibles au narrateur second (Darman), donnant au spectateur un surcroît de connaissance par rapport au protagoniste, connaissance bien nécessaire si l’on considère la complexité des faits, l’imbrication des temps, le redoublement des faits et des personnages.
186Un deuxième retour sur le passé sous forme de pan narratif intervient à nouveau grâce à un roman de Rebeca Osorio que Darman découvre cette fois dans l’appartement de la jeune Rebeca. Comme dans le premier insert subjectif, un souvenir auditif est associé au souvenir visuel du livre : c’est le bruit de la machine à écrire de la première Rebeca (l’instrument de création du livre) qui permet l’embrayage du souvenir. Le son se fait entendre alors qu’un zoom nous approche de la nuque de Darman. Ce procédé est particulièrement suggestif d’une sorte de « violation de domicile intérieur », paroxysme de la qualité de voyeur que développe le cinéma et qui fait pénétrer le spectateur à l’intérieur de la conscience des personnages112. Il se différencie du procédé plus banal du gros plan sur le personnage, dont les yeux perdus dans le vague montrent qu’il se replonge dans le passé113. Cette façon de filmer Darman est également à rapprocher de l’interrogation sur la vérité, indissociable de la quête de l’identité. Qui sont ces hommes : des traîtres ou des héros ? En effet, le premier plan du film est lui-même une approche inhabituelle des personnages, puisque Darman et Rebeca sont filmés de dos, en plan moyen, avant que l’on découvre leur visage dans le plan suivant.
187Le flash-back subjectif présente en fondu enchaîné Rebeca tapant à la machine. Après que Darman assiste en témoin muet à la brève scène où Rebeca et Valdivia font l’amour, intervient l’épisode du meurtre de Walter, où Darman est poursuivi par les coups de Rebeca contre la porte close et ses cris : « Darman ! Il est innocent ! Tue-moi, mais pas lui ! »
188Ainsi que le rappelle François Jost,
Les analepses internes visualisées servent généralement à réinterpréter une scène déjà vue ou à la compléter114.
189Les cris récurrents de Rebeca (on compte en tout trois occurrences de remémoration de la mort de Walter), ici replacés dans la totalité du contexte de l’éxécution de Walter, ailleurs isolés comme un souvenir obsédant, sont comme la voix de la conscience de Darman qui viennent lui rappeler qu’il a tué un innocent. Darman est habitué à obéir aveuglément aux consignes, et pour reprendre le titre de chapitre de Pérez Millán, parodiant Goya : « Le sommeil de la discipline engendre des monstres ».
190Le retour au présent s’effectue par montage eut : on voit la jeune Rebeca sortir du métro et se diriger vers son appartement (c’est donc à nouveau une focalisation spectatorielle). Cependant, l’ocularisation et même l’auricularisation internes resurgissent bientôt, quand le film rend compte des déformations visuelles et auditives subies par Darman après l’absorption du narcotique administré par Rebeca.
191Vient au contraire ensuite le dernier moment où l’instance narratrice est dissimulée (les plans qui semblent correspondre au « nobody’s shot » selon la terminologie américaine, et qui renvoient en fait au « méganarrateur » ou « grand imagier » selon celle qu’adopte François Jost). C’est, pendant le sommeil de Darman, Rebeca cherchant Andrade dans les couloirs du métro, lui remettant les papiers, l’argent et le pistolet, puis la brève conversation entre un policier et le commissaire, qui espère avoir pris Darman au piège.
192À partir de la séquence où Darman, revenu à l’hôtel, plonge dans son bain et revoit successivement tous les moments les plus frappants de ce qu’il a vécu, puis lorsqu’il laisse Rebeca dans le lit et part à la rencontre d’hypothétiques « visiteurs » (Andrade, Luque, la police d’Ugarte), le récit filmique subit un décrochage par rapport au vraisemblable. Comment Andrade et Luque se retrouvent-ils en même temps sur la terrasse de l’hôtel ? Comment le commissaire sait-il que Darman entrera dans le cinéma ? Pourquoi la bobine du film se déroule-t-elle seule, sans projectionniste ? Comment retrouve-t-on Rebeca dans le cinéma, alors qu’on l’a quittée très peu de temps auparavant dans la chambre d’hôtel, couchée nue dans le lit ? Encore une fois, on trouve les dissonances, le sentiment de désorientation et de malaise propres au film noir. Certains angles de prises de vues inhabituels mettent en valeur cette rupture par rapport à la logique quotidienne : on en voit un exemple dans la scène de l’exécution d’Andrade, où les personnages sont d’abord filmés en contre-plongée (ce qui accentue la déformation des colonnes de la rotonde de la terrasse de l’hôtel), puis le visage d’Andrade en gros plan est déformé, insistant sur le trou que fait la balle en plein front. Le temps ne se mesure plus selon les critères du réel quotidien, et peu importe de savoir s’il faut sous-entendre une ellipse entre les derniers plans des coups de feu échangés sur la terrasse de l’hôtel et le plan où Darman se retrouve à nouveau au café, face à l’entrée du cinéma. Comme l’écrit Jean-Claude Carrière à propos de Shakespeare et de l’impossibilité chronologique entre le premier et le deuxième acte d’Othello,
La logique habituelle de la succession des événements s’incline avec grâce devant la force et l’émotion d’une situation dramatique115.
193Toutefois, la macro-structure temporelle demeure cohérente tout au long du film, les étrangetés n’affectant que les micro-structures, créant à la fin du film une atmosphère légèrement onirique. En effet, lorsque Darman se retrouve face à l’entrée du cinéma, le plan où il regarde à travers la porte vitrée du café ne laisse planer aucun doute : il s’agit bien de l’époque du « cas Andrade » (1962 dans le film). La façade pitoyable, avec ses affiches déchirées et ses lettres au néon manquantes, est bien celle du cinéma qui est maintenant désaffecté. Le point de vue prépondérant ici est celui d’un message clair en direction du spectateur, et donc à nouveau, de l’objectivité apparente de « l’énonciation impersonnelle ». Les faits qui restent inexpliqués sont à replacer dans l’optique générale d’une logique du quotidien transcendée par la logique symbolique qui veut que tout se termine dans ce lieu emblématique du cinéma.
194L’entrée de Darman dans le cinéma (avant d’entrer, il l’observe du comptoir du café, comme seize ans auparavant, comme pour jauger l’adversaire) marque le passage à un autre niveau de réalité. Pilar Miró a précisé que ce décrochage est perceptible dans le roman, quoique plus aisé à percevoir grâce à la lenteur de l’action et au monologue intérieur du protagoniste116. Un de ces indices « d’irréalité » est certes la trouvaille formelle des différents policiers qui ont tous les traits du commissaire. Ce sont là des plans qui dénotent l’irruption du fantastique puisqu’ils ne peuvent être entièrement imputables à l’émotion du protagoniste (qui serait victime d’une hallucination). Ils ne prennent tout leur sens que dans une interprétation symbolique : l’usurpateur d’identité a ses espions infiltrés partout.
195Contrairement à son illustre prédécesseur diabolique, le Docteur Mabuse117, il ne change pas d’apparence physique, mais, tapi dans l’ombre, il tire les ficelles, infiltre ses espions, envoie ses émissaires, suppléant sa déficience visuelle par l’agrandissement des sphères de son pouvoir.
196Le récit filmique dans son ensemble est donc pris en charge, de façon alternée, par le méganarrateur et le sous-narrateur (ici très peu « verbal ») qu’est Darman. La complexité de l’action et son rythme enlevé pourraient à première vue laisser croire à une homogénéité de point de vue, une apparente « objectivité » du récit. C’est le chemin sur lequel semble s’engager J.A. Pérez Millán lorsqu’il déclare un peu rapidement qu’à partir de l’embrayage du sous-récit : « Je suis venu à Madrid pour tuer un homme... », « tout est action ». En fait, « l’image-action », selon l’expression de Deleuze, est loin d’être omniprésente. L’une des preuves en est que l’insert sur le revolver ne donne pas lieu à l’immédiat embrayage du souvenir, au récit des aventures. Le plan suivant est celui du visage de Darman, toujours froid et impassible, mais pourtant manifestement plongé dans ses pensées. Ce passage par l’étape réflexive est ce qui détermine l’ouverture du flash-back. Très tôt dans ce flot de souvenirs, la scène du tango en Pologne est une pure « image-temps ».
197L’analyse précédente a aussi tenté d’éclaircir la diversité et la richesse des moyens mis en œuvre pour traduire, dans une totale fidélité par rapport au roman, les erreurs, les remords et les incertitudes du héros donnant lieu à des flash-back de diverses natures et à des focalisations variées. Ainsi que le rappelle Christian Metz dans Le Signifiant imaginaire, le film est discours mais le principe de son efficacité est d’effacer les marques du sujet de l’énonciation et de se déguiser en histoire. Dans une grande subtilité de travestissements, Beltenebros est tout autant histoire que discours118.
6.3. Contenus narratifs et personnages
198Dans ce tableau d’une adaptation littéraire réussie, il est un détail qui a son importance et n’a été, à notre connaissance, relevé par personne. Dans le roman, les personnages comme les actions sont affectés du signe du redoublement : Darman condamné à revivre dans les mêmes lieux les faits tragiques dont il a été le protagoniste bien des années auparavant119, Andrade étant la victime désignée comme Walter le fut autrefois, Valdivia qui a changé de camp, a trahi ses vieux camarades et est devenu le fidèle allié du régime franquiste, enfin la deuxième Rebeca qui n’est autre que la fille de la première. Dans le film, ce dernier point est totalement évacué. Dans le livre, la ressemblance entre les deux Rebeca est la première chose qui frappe Darman lorsqu’il voit la jeune femme dans son numéro de strip-tease. Plus tard, lorsqu’il la fait venir dans sa chambre d’hôtel, il lui déclare : « même si vous voulez me mentir, je sais que vous êtes sa fille ». Et la jeune Rebeca passe aux aveux :
Elle m’a abandonnée – répondait-elle d’un ton haineux – Je ne sais rien d’elle. Personne ne comptait pour elle. Elle nous détestait...
199Au contraire, dans le film, la seule séquence où il est fait allusion à l’identité de la jeune femme, c’est lors de sa première rencontre avec Darman, dans sa loge de la « Boîte Tabou ». Intrigué, Darman cherche à savoir pourquoi elle a prêté des livres de Rebeca Osorio à Andrade. Les réponses sont évasives. Elle prétend d’abord qu’il s’agit d’une simple coïncidence, pour admettre un peu plus tard que Rebeca Osorio n’est pas son vrai nom. Dans le roman, ce premier dialogue était identique, mais la deuxième confrontation permettait l’assomption d’une autre vérité. La possibilité de l’inceste (Valdivia-Ugarte pourrait être le propre père de la jeune Rebeca), suggérée dans le roman, est évacuée dans le film : peut-être par simple désir de simplification des faits120. Il n’en demeure pas moins que le rejet de la figure de la mère, dans la mesure où le redoublement des Rebeca ne doit rien à la filiation, est au cœur de l’œuvre de Pilar Miró. Nous l’avions déjà évoquée à propos de Werther et la question sera à nouveau abordée dans la deuxième partie. La deuxième Rebeca est un personnage privé d’une partie de son accession au sens, pouvant n’apparaître que comme le jouet du destin qui s’amuse à des structures réitératives. Conformément encore au schéma de certains films noirs, la femme n’est qu’un pion narratif dans un jeu masculin : à la fin, Darman est le seul maître de sa vie et de son destin. Rebeca est d’ailleurs présentée comme un être fragile et apeuré, terrorisé à l’idée des hypothétiques poursuivants.
200La précision temporelle du récit filmique : seize ans seulement séparent les deux missions de Darman, annule la possibilité du lien de filiation entre les deux Rebeca (ce serait une invraisemblance diégétique). Dans le roman, les dates ne sont pas précisées, on suppose que vingt ans environ séparent les faits, et le passé resurgit pour Darman avec le troublant mélange des cauchemars : précision très nette du fait tragique dont il est responsable (la mort de Walter), oubli et confusion en ce qui concerne le reste (oubli traduit formellement dans le film par l’ellipse de tout ce qui sépare les événements de 1946 de ceux de 1962.)
201L’hypothèse de la simplification à propos du personnage de Rebeca n’est d’ailleurs pas satisfaisante, car le mystère de l’identité de la jeune femme apporte à l’histoire une opacité supplémentaire, parmi bien des points qui restent dans l’ombre.
Il faut reconnaître le souci fondamental qu’a le récit classique de demeurer sans ombre, et de n’admettre diégétiquement aucune énigme qui ne soit résolue
déclarait Raymond Bellour, à propos de Hitchcock, dans L’analyse du film121. Beltenebros n’obéit pas aux règles du genre du récit classique, mais plutôt encore à celles du film noir, comme dans Gilda (Charles Vidor, 1946), où la refondation du couple Gilda-Johnny peut apparaître comme une fin conventionnelle plaquée, étant donné l’histoire de leur union désastreuse. Démontrant que la structure du film noir s’apparente à un labyrinthe où le fil conducteur est le héros lui-même, un critique a écrit que
La menace que constitue le labyrinthe est souvent amplifiée par le refus du film de répondre à deux de nos principales attentes face à tout récit cinématographique, à savoir que l’énigme soit résolue et que le couple hétérosexuel soit constitué122.
202La structure générale du récit de Beltenebros fait donc fi de certains dévoilements, laissant au spectateur la liberté de l’interprétation. Les exigences du contrat fictionnel se font plus importantes vers la fin (cet écart par rapport aux normes du récit classique ne se retrouve nulle part ailleurs dans l’œuvre de Pilar Miró) et le spectateur doit s’accommoder des zones de mystère au profit de l’explication finale entre Darman et Valdivia-Ugarte.
203Dans cette ultime confrontation, les hésitations de Darman, constantes dans le roman, sont gommées. Dans le livre, ce n’est pas Darman qui tue Ugarte. Aveugle trébuchant, celui-ci tombe du balcon du cinéma, happé par le trou noir. Dans le film au contraire, Darman tire sans hésitation : au sexe. De plus, la jeune Rebeca a dans le livre un rôle actif et déterminant qu’elle perd dans le film. Dans le récit d’origine, c’est elle qui braque sur la figure du commissaire une lampe de poche dont la lumière l’aveugle et qui le fait trébucher et finalement basculer. Dans le film, c’est la pellicule du film projeté (They died...) qui s’embrase d’elle-même et aveugle Ugarte. Il y a donc dans ce final un bel échantillon de déplacements symboliques qui seront analysés en leur temps.
204En ce qui concerne le personnage de la première Rebeca, la solution filmique penche cette fois pour un plus grand coefficient de vraisemblance. En effet, dans le livre, Darman entend la machine à écrire de Rebeca, qui continue à écrire compulsivement (sans mettre de papier, sans qu’aucun texte ne prenne sens), confinée depuis des années dans les combles du cinéma. Plus vraisemblable, la version filmique opte pour la folie et le suicide dans un asile (ce que Ugarte confesse à Darman).
205L’analyse ne peut prétendre épuiser les problèmes d’adaptation que pose la richesse du texte de Muñoz Molina, et a donc simplement ouvert la voie à la réflexion, à partir de grandes options choisies par Pilar Miró.
6.4. L’espace
206De même que la construction temporelle du film, l’organisation spatiale est pleinement maîtrisée. Après le plan-séquence inaugural de la fuite en train (topos métaphoriquement surdéterminé par des précédents cinématographiques consacrés)123 le début de l’histoire adopte un ordre chronologique, avec la séquence de la mission confiée à Darman dans son cadre anglais d’adoption. Ces plans (la mer, les cris des mouettes, le confort bourgeois de la maison de Darman, le raffinement de ce local réservé aux bibliophiles...) serviront de contraste avec ceux de la grisaille du Madrid franquiste.
207Revenant à la fidélité au déroulement historique des faits, les scénaristes firent le choix de la Pologne (pays derrière le « rideau de fer »), écartant l’Italie pour situer la première étape de Darman.
208En ce qui concerne le Madrid de l’époque, le directeur de la photographie explique qu’il ne pouvait s’agir d’une fidèle reconstitution et qu’il fallait obtenir l’obscurité d’un monde souterrain124. L’ancrage réaliste est fourni par des lieux référentiels et anaphoriques : les coulisses du cinéma, la boîte de nuit, le hangar désaffecté, les cafés, et tout un réseau obsédant de lieux de passage : gare, métro, hôtels, rues désertes, couloirs, escaliers (presque toujours filmés en plongée). La fragmentation des lieux qu’aucun itinéraire ne relie les uns aux autres crée un univers urbain labyrinthique à l’image de la conscience de Darman. En même temps, la permanence de la grisaille, de l’ambiance sordide et oppressante, confère à l’espace madrilène sa pleine unité. Madrid est d’ailleurs le cœur géographique du pays comme il est le cœur symbolique de l’histoire. Cette obscurité des lieux est en accord avec le personnage du commissaire Ugarte, qui vit dans l’ombre, et le surnom qu’il s’est choisi et qui donne son titre au film125.
209La réalisatrice reconnaît s’être inspirée de l’esthétique du film de Carol Reed : Le troisième homme (1949). Peut-être est-ce là un nouveau signe de l’entente entre l’auteur et la réalisatrice, car certaines coïncidences entre le roman de Muñoz Molina et le film-culte composé 40 ans plus tôt sont frappantes. Il ne s’agit pas seulement du cadre sinistre d’une ville d’après-guerre (Vienne dans le film), de la fuite dans les égouts du personnage incarné par Orson Welles, Harry Lime, des ombres expressionnistes sur les murs, mais de la thématique même de l’œuvre : la révélation de l’héroïsme et de la trahison. Ainsi, Harry s’avère être un trafiquant de pénicilline sans scrupules qui a manipulé son ancien ami, Holly Martins, lequel le tue d’un coup de revolver qui n’est pas sans rapport avec la vengeance de Darman envers Valdivia-Ugarte. Dans le film de Pilar Miró, Terence Stamp a le même air de héros fatigué et désabusé que Joseph Cotten, ému de la même façon par la détresse d’une femme que l’attachement à un homme mène jusqu’au bout. Certaines scènes ont un effet d’écho par rapport à son illustre prédécesseur, comme la conversation dans la loge d’artiste.
6.5. Réception de l’œuvre
210La première eut lieu le 13 décembre 1991 à Madrid. La presse dans son ensemble saluait la réussite du film le plus ambitieux de Pilar Miró (un casting international et un budget de 400 millions de pesetas). Le film reçut trois « Goyas »126 (équivalent des « Oscars » américains ou des « Césars » français), et un Ours d’argent au festival de Berlin, reconnaissance importante qui fut une joie et un réconfort pour la cinéaste si durement éprouvée dans les mois précédents qu’elle pouvait aisément reprendre à son compte les mots de Bernal : « l’oubli est un luxe, Darman... »
211L’ambition internationale du film, dont la réussite est consacrée également à un niveau international (festival de Berlin), est perçue comme un critère très favorable de l’ouverture du cinéma espagnol, qui ne s’élabore plus dans un repli frileux sur lui-même. Les éloges de Terence Stamp, même s’ils ne peuvent être taxés d’objectivité, constituent un stimulant appréciable pour la réalisatrice :
Beltenebros a le même label qu’un film réalisé à Hollywood. C’est un film de série noire américaine, au niveau mondial. Miró est une réalisatrice de qualité internationale. Je suis parvenu à la conclusion que ce que Pilar veut, Pilar l’obtient127.
212La presse soulignait aussi la parfaite distribution, le contraste saisissant entre l’interprétation théâtrale de José Luis Gómez dans son rôle de fou gesticulant et la sobriété de celle du couple protagoniste, héritier des compositions des classiques du cinéma noir. Elle saluait aussi au passage le défi relevé avec succès par Patsy Kensit pour interpréter la chanson « Put the blame on Mame », où le pastiche de Rita Hayworth aurait pu être grotesque. Le seul reproche que l’on trouvait parfois formulé était la froideur avec laquelle était narrée l’histoire, ne permettant pas de donner une réelle épaisseur aux personnages. L’article de Dirigido était particulièrement sévère dans ce sens, tranchant avec la plupart des articles qui étaient très élogieux.
213Pour Pilar Miró, l’année fut également marquée par la mise en scène d’une pièce : Rafael Pérez Sierra, alors directeur de la Compagnie nationale de Théâtre Classique, lui demanda de mettre en scène une pièce de son choix. Elle opta pour La verdad sospechosa, de Juan Ruiz de Alarcón, introduisant ainsi un nouvel auteur dans le répertoire de la Compagnie. Plusieurs acteurs déjà familiers de Pilar Miró travaillèrent avec elle pour l’occasion, parmi lesquels on peut citer Emilio Gutiérrez Caba et Carlos Hipólito. La réalisatrice avait compté avec l’amicale complicité de Javier Aguirresarobe pour les éclairages et les somptueux vêtements d’époque étaient des créations de Javier Artiñano, qui travaillerait à nouveau dans El pájaro de la felicidad. Dans ce dernier film, elle allait intégrer une répétition de la pièce à laquelle assistent les protagonistes, démontrant comme dans la répétition et le tournage de Huis clos dans Gary Cooper..., la symbiose entre les différents moyens d’expression artistique128. L’actualité de la pièce d’Alarcón a été soulignée par la réalisatrice, qui déclarait que le protagoniste est un menteur innocent, entouré par des menteurs « à pedigree », comme ceux qui abondent dans le monde politique actuel. Cette incitation à une « méta-lecture » a été reprise avec délectation par la presse. Le sujet choisi par la réalisatrice est celui de « la vérité suspecte », comme dans le film de Beltenebros, réseau de faux-semblants aux fils non entièrement dénoués.
7. El pájaro de la felicidad
7.1. Genèse de l’œuvre
214Après une année 1992, heureusement marquée par un jugement qui la blanchissait de toute accusation de malversation, mettant fin ainsi à un long et éprouvant procès, et par l’hommage qui lui fut rendu à l’automne au Festival de Valladolid (motivant ainsi la sortie du livre de Pérez Millán), Pilar Miré entama le tournage d’un nouveau film.
215Ce septième long métrage de la réalisatrice qui est le fruit d’un travail en commun avec Mario Camus, ne s’effectua pas sans difficultés et fut même à l’origine, si l’on en croit les déclarations de Pilar Miré, de sa rupture avec ce dernier. Il s’agissait en fait d’un scénario élaboré plusieurs années auparavant par le réalisateur qui pensait le porter lui-même à l’écran. Il fut choqué par les profondes modifications que Pilar Miré fit subir au scénario original129.
216L’histoire est celle d’une femme, Carmen, au bord de la cinquantaine, qui fait le bilan de sa vie, non pas à cause de l’éventualité d’une mort prochaine comme dans Gary Cooper..., mais à la suite d’une agression et d’un viol dont elle fait l’objet au sortir de chez son fils, qu’elle n’avait pas vu depuis des armées. Elle décide alors de rompre avec une grande partie de ce qui faisait sa vie : son amant, son appartement, Madrid, et de partir pour revoir tout d’abord ses parents, en Catalogne, puis d’aller plus loin, dans le Sud. Elle s’installe dans une grande maison isolée sur la côte d’Almería, qui lui permet de se consacrer tranquillement à l’exercice de son métier : la restauration de tableaux. Elle y fait la connaissance d’Eduardo, professeur de littérature espagnole dans une Université américaine, en congé sabbatique en Espagne. Tous deux cependant redoutent une expérience de vie commune, ce qui ne permet pas à leur relation de se développer. La venue de Nani, l’ex-compagne du fils de Carmen, accompagnée de son bébé, provoque d’abord l’exaspération de Carmen, suivie par un sentiment de réconfort inattendu. Pourtant Nani s’en va pour suivre un nouvel amour, et Carmen garde son petit-fils, recevant en outre un cadeau de son ex-mari : un chien.
217La synopsis ne donne pas à première vue la clé du titre, qui rend nécessaires quelques éclaircissements. C’est un paragraphe de Pío Baroja qui avait donné à Mario Camus le point de départ du scénario : la quête éternelle du bonheur, sujet d’innombrables contes et récits initiatiques, et prétexte à méditation philosophique à toutes les époques de la vie de l’humanité. J.A. Pérez Millán reproduit le paragraphe en question, sans en citer la source :
Souvent Joe s’est demandé : Aurais-je eu la chance de chasser ce merveilleux oiseau du bonheur dont tout le monde assure connaître l’endroit où il niche, et que finalement personne ne trouve ? La Fortune serait-elle vraiment arrivée comme un oiseau de paradis, ou bien ce bonheur extraordinaire ne serait-il qu’un oiseau banal, endormi, qui finalement m’échappera, me laissant entre les mains quelques plumes de sa queue ?
218La référence à Baroja n’est pas le choix de la réalisatrice, comme en atteste l’absence de cette citation-prétexte130, qui aurait pu figurer au moment du générique initial, et eût éclairé le spectateur. Il s’agit en fait de l’incipit du chapitre V de la troisième partie de Los amores tardíos (Les amours tardives), qui est la dernière partie de la trilogie Agonies de notre temps, en date de décembre 1926 (Baroja avait 54 ans). De nombreux chapitres commencent par une citation fictive, qui met parfois en scène les réflexions d’un personnage appelé Joe, qui n’apparaît pas dans le récit romanesque, mais seulement dans le prologue. Ce prologue est une sorte de déclaration de principes, dans laquelle Joe, voix déléguée du narrateur, plaide pour un roman « sans début ni fin (...) perméable et poreux ». Le roman qui suit est une claire illustration de ce principe, puisqu’il décrit un moment de la vie de José Larrañaga, amoureux de sa cousine Pepita, sans que la fin du récit amène finalement le moindre changement par rapport au début. L’ensemble est marqué par un profond pessimisme, un désabusement général quant aux gens et aux choses, résumé dans la formule lapidaire qui qualifie les godets de la noria et symbolise les jours d’ici-bas : « ceux qui sont pleins de douleur et ceux qui sont vides d’espérance ». Il n’y a donc chez Pilar Miró aucune volonté de faire référence à Baroja131, et le titre, qui pourrait en réalité être emprunté à n’importe qui d’autre, est une simple trace du scénario original de Mario Camus. Ce titre est en outre une pure métaphore littéraire, qui ne s’incarne en aucune métaphore plastique (à l’inverse de Gary Cooper...)
219Toutefois, la trame diégétique est clairement et de façon explicite la quête du bonheur, ce qui autorise quelques incursions dans le patrimoine folklorique et littéraire pour retrouver des variations du même motif132.
220L’exemple qui vient d’abord à l’esprit est celui du conte russe L’oiseau de feu133 : l’oiseau merveilleux qui mange les pommes d’or du tsar est désigné par celui-ci à ses trois fils comme devant lui être rapporté. Le cadet, le tsarévitch Ivan, est trompé par ses deux méchants aînés qui tentent de le faire périr. L’objet de la quête n’est pas seulement l’oiseau, mais bientôt un cheval à crinière d’or, puis une princesse, Hélène-la-Belle. Grâce à l’intervention d’un loup gris, le tsarévitch Ivan reviendra vivant au palais de son père et épousera la belle.
221Au début du conte, les deux frères aînés ne parviennent pas à rester éveillés dans le jardin pour attraper l’oiseau qui vient nuitamment, tandis que le troisième
s’approcha si doucement qu’il put lui saisir la queue ; cependant, il ne réussit pas à prendre l’oiseau merveilleux qui s’échappa de ses mains et s’envola. Une seule plume lui resta entre les doigts.
222Il est un autre récit très célèbre, centré cette fois entièrement autour de « l’oiseau du bonheur », c’est la pièce en douze tableaux composée par Maurice Maeterlinck : L’Oiseau bleu. Les deux enfants Tyltyl et Mytyl doivent partir à la recherche de l’Oiseau bleu qui guérira la petite fille de leur voisine, atteinte d’une mélancolie incurable134.
223Ils sont guidés dans leur recherche par la Lumière, et accompagnés par le Chien, la Chatte, le Pain, le Sucre, l’Eau et le Feu.
La recherche de l’Oiseau bleu semble un pur prétexte pour conduire les deux enfants dans une série de lieux fantastiques dont plusieurs appartiennent à l’Autre Monde : le Pays du Souvenir, le Palais de la Nuit, le Royaume de l’Avenir135.
224Le schéma narratif du film de Pilar Miró adopte lui aussi un rythme ternaire, où l’on pourrait reconnaître d’abord comme lieu symbolique « le Palais de la Nuit » (le cadre souvent nocturne du Madrid des malheurs), puis le « Pays du Souvenir » (la Catalogne natale et la maison familiale) et enfin le « Pays de l’Avenir » (le Sud où Carmen essaie de reconstruire sa vie). Certes, la recherche de Carmen n’a rien de féérique, elle s’enracine dans un présent quotidien et contemporain. Cependant, le schéma narratif n’échappe pas au soubassement mythique sur lequel repose tout récit d’une quête. La leçon de L’Oiseau bleu, ce n’était pas la conquête d’un bonheur sûr (l’oiseau s’envolait après avoir accompli le miracle de la guérison de l’enfant), mais l’apprentissage par les enfants au cours du voyage d’une vérité essentielle : celle des choses au-delà de leur apparence trompeuse. Les enfants découvrent en rentrant chez eux la beauté de leur maison, la richesse de l’amour de ceux qui les entourent136. Si le processus de révélation que suit Carmen est bien éloigné de ce chemin optimiste qui est celui des contes et de l’enfance, il n’en demeure pas moins que son regard sur le monde est modifié. Fuyant les autres et se cherchant elle-même, elle finit par accepter comme seuls compagnons un enfant et un chien, qu’elle détestait auparavant. Dans un film où le regard (induit par la thématique de la peinture et servi par l’admirable photographie de José Luis Alcaine) est si important comme thème et comme forme de l’expression, le rapprochement avec une œuvre qui montre qu’il faut « savoir regarder » n’était pas inutile à signaler.
225La plupart des critiques firent un rapprochement plus évident : avec Gary Cooper... Effectivement, il s’agit d’une femme (interprétée par la même actrice), qui a vieilli en proportion du temps qui sépare les deux films, et plusieurs touches autobiographiques se retrouvent encore dans El pájaro... quoique en nombre beaucoup plus réduit que dans Gary Cooper...
226La réalisatrice admet ce parallèle entre les deux films, reconnaissant que dans les deux cas il s’agit d’un film réflexif sur une femme indépendante. Les rapports thématiques et formels apparaîtront plus précisément dans la deuxième et la troisième partie de cette étude.
227Le caractère contemplatif de l’œuvre (nous verrons plus loin ce que recouvre cet adjectif), est annoncé dès le générique puisqu’il s’agit de la seule entrée en matière non dynamique des neuf films de Pilar Miró. En effet, de El crimen de Cuenca à El perro del hortelano, l’histoire est déjà engagée137 et les titres du générique se superposent aux images d’un récit embrayé138. Au contraire, le générique d’ouverture de El pájaro de la felicidad n’apporte aucun élément narratif et se caractérise par une grande sobriété : les noms apparaissent en lettres blanches sur fond noir uniforme, et la musique de Jordi Savall donne d’emblée le ton mélancolique de l’œuvre, l’incitation à la rêverie, à la contemplation, à la réflexion, étant signalée dès l’abord comme prépondérante dans le déroulement de la fiction qui va nous être contée.
7.2. Réception de l’œuvre
228La presse remarqua d’un côté la rupture par rapport à la facture de Beltenebros, le style poétique, la mélancolique beauté de la musique interprétée par Jordi Savall, les plans à durée inusitée139, surtout dans la troisième partie, et de l’autre, la continuité d’une veine pessimiste140. Elle salua la très belle photographie de José Luis Alcaine qui remporta un « Goya » en 1993, le travail de Félix Murcia, directeur artistique, et celui de Javier Artiñano, responsable des costumes. Les journaux catalans (El Periódico, La Vanguardia Magazine...) relevaient surtout l’emploi du catalan. La réalisatrice fit remarquer que le film avait été tourné selon l’ordre du scénario, respectant ainsi l’évolution des saisons d’un lieu à l’autre141.
229Les seules critiques furent celles qui concernaient quelques défauts du scénario, comme l’insignifiance d’Eduardo, le personnage interprété par José Sacristán, ou bien le départ précipité de Nani. Le critère de vraisemblance dépend en effet du contrat de lecture : ainsi dans Beltenebros, le décrochage par rapport à la « réalité » à la fin du film est accepté comme une métamorphose esthétique, transmettant à l’imaginaire le fort impact des images du cinéma en proie aux flammes ou du train entrant dans le tunnel. Mais en dépit de son esthétique de la contemplation, El pájaro... conserve un contrat de lecture réaliste quant au profil des personnages, et les petites incohérences psychologiques apparaissent alors comme des défauts dans l’adaptation du scénario.
230Le film fut présenté au festival de Cannes, hors compétition142, dans la section « Un certain regard », où il fut applaudi. La réalisatrice, toujours amère, déclara qu’en France ou en Angleterre, le film pourrait avoir du succès, mais qu’en Espagne les distributeurs étaient opposés aux films intimistes.
8. El perro del hortelano
8.1 Circonstances, adaptation et personnages
231Cinéaste à contre-courant des modes, et lasse de sa réputation de « cinéaste de la cruauté » que lui avait valu d’abord son premier film, ensuite et surtout El crimen de Cuenca, Pilar Miró avait toujours déclaré qu’elle aimerait réaliser une comédie, mais peu prolixe sur ses intentions, elle n’avait pas précisé qu’elle pensait à une « comedia » dans son sens classique d’œuvre théâtrale en vers du Siècle d’Or. Parmi les innombrables pièces de Lope de Vega (1562-1635), il est vrai que El perro del hortelano est aussi une « comédie » au sens français du terme, avec son intrigue amoureuse, ses rebondissements imprévus, la présence d’un valet bouffon, et même, un « happy end », le seul de toute la filmographie de Pilar Miró. Mais ces arguments n’étaient pas suffisants pour convaincre des producteurs, et seule la ténacité de la réalisatrice lui permit de mener à bien ce projet car l’entreprise était jugée trop audacieuse et hasardeuse pour être rentable. La réalisatrice avait beau plaider qu’en France, l’adaptation des classiques connaissait un franc succès (elle alléguait celui du Cyrano de Jean-Paul Rappeneau en 1990), rien n’y faisait. Quand elle se crut enfin en mesure de tourner dans de bonnes conditions, le film connut encore bien des vicissitudes : le tournage qui eut lieu au Portugal durant l’été 1995 dut être interrompu à cause de l’imprévision financière du producteur. Trois producteurs (Enrique Cerezo, Cartel et Lolafilms) durent s’associer pour en permettre l’aboutissement, et le budget s’éleva à 360 millions de pesetas.
232Pour aborder l’étude du film, rien de mieux que de se tourner vers le générique : en effet, c’est un générique dynamique qui met en place l’action, montrant le parti pris esthétique de la réalisatrice, qui est de réaliser toutes les virtualités du texte en l’affranchissant du carcan de la scène, créant ainsi l’illusion du réel. Le film a été tourné au Portugal, pour des raisons financières, car il s’avère bien difficile en Espagne d’interdire au public pendant un laps de temps de plusieurs semaines des monuments conséquents, qu’ils soient publics ou privés. Ce sont donc les superbes « azulejos » des palais nationaux de Sintra et Queluz, ainsi que les jardins du palais du Marquis de Fronteira à Lisbonne qui servent de cadre à l’action. L’image est mise en valeur par le travail du directeur de la photographie Javier Aguirresarobe et du directeur artistique Félix Murcia. Quant au costumier Pedro Moreno, il signe là une magnifique réalisation, d’une référence avouée au code pictural, dans la lignée de peintres tels que Velázquez et Le Titien143.
233La volonté d’enchanter le public par un spectacle somptueux est perceptible dès le début : un plan d’ensemble du palais, rendu plus attirant par le cadre nocturne, la brise qui fait onduler les branches, la musique qui envahit l’écran comme une vague... Puis la caméra filme en plan rapproché le baiser des amants heureux : Teodoro et Marcela. La fin du film montrera de la même façon l’étreinte de Teodoro et de Diana : toute l’intrigue est comprise entre ces deux baisers, et consiste à démontrer le pourquoi et le comment du passage d’un objet amoureux à un autre. Le troisième plan est celui de la porte fermée de l’appartement de la comtesse : on entend les imprécations de la dame qui réclame à grands cris que le gentilhomme qu’elle a aperçu s’arrête et revienne sur ses pas. Puis la porte s’ouvre, et la dame fait irruption : la désacousmatisation propre au cinéma révèle en premier plan sa beauté. La fidélité de la cinéaste aux canons esthétiques de l’époque est rarement prise en défaut144, et la comtesse répond en tous points à l’archétype néo-pétrarquiste qui est le modèle dominant de la poésie lyrique auriséculaire. La lueur des bougies se reflète dans les yeux et les dents étincellent entre les lèvres entrouvertes : les topiques de la beauté féminine de l’époque sont ici mis en images. La chevelure ondulée s’étale sur ses épaules et le négligé de son deshabillé met en valeur son décolleté. Elle s’indigne : « Est-ce ainsi qu’on en use avec moi ? » Il est fort intéressant de remarquer que cette humeur de la femme apparaît à deux reprises dans la filmographie de Pilar Miró : dans El pájaro de la felicidad, Carmen est également furieuse en s’apercevant qu’un homme s’est installé chez elle. La coïncidence prouve une stabilité du modèle féminin dans le cinéma mironien : l’autorité, l’indépendance, la volonté de préserver son territoire et de ne point partager avec un homme la totalité des instants de sa vie. Sans méconnaître les limites d’une lecture autobiographique des œuvres d’art, il ne faut pas être grand clerc pour découvrir là des traits propres à la réalisatrice, et envisager la plupart des héroïnes filmiques comme autant de projections imaginaires de leur auteur145.
234Les plans suivants font intervenir deux figures de valets, ingrédients indispensables au théâtre de l’époque. C’est tout d’abord un nain, noir de surcroît (donc doublement marginal), personnage dans la lignée des bouffons vélazquéziens, qui se montre quand la comtesse réclame : « ¿ No hay aquí un criado ? » Intelligent ajout comique au texte de Lope, le regard de la comtesse ne s’abaisse pas et elle demande cette fois : « ¿ No hay aquí un hombre ? » Enfin une porte s’ouvre, et Fabio surgit, fournissant un contrepoint comique à l’éblouissante apparition de la dame : son collier de barbe, sa moustache légèrement taillée en pointe, son cheveu rare, ses yeux ronds et sa chemise de nuit l’assimilent à l’iconographie traditionnelle de Don Quichotte, popularisé par les gravures de Gustave Doré. Personnage stéréotypé, il est le valet ridicule de Diana, comme Tristán est le valet ingénieux de Teodoro. Tous deux participeront activement à la résolution de l’intrigue sous la forme d’une farce146.
235La pièce de Lope installe une intrigue amoureuse dont l’originalité repose sur le paradoxe d’une situation inscrite dans le sous-titre de la pièce : « Amar por ver amar », c’est-à-dire aimer parce qu’on voit aimer. En effet, c’est parce qu’elle découvre l’amour qui unit son secrétaire Teodoro à sa servante Marcela, que Diana, comtesse de Belflor, s’éprend de Teodoro. La comedia inverse la banalité chronologique, car c’est ici la jalousie qui est à l’origine de l’amour. Le départ de l’intrigue repose donc sur une exaspération du désir mimétique147. Elle est aussi une emphatisation du regard, thème cinématographique s’il en fût, et si important dans l’esthétique de Pilar Miré. Ainsi, contrairement à son homonyme divine, l’interdit du regard se retourne ici contre Diane. On se souvient en effet du mythe du chasseur Actéon, qui paya de sa vie le privilège d’avoir aperçu la déesse chasseresse au bain. Courroucée, celle-ci le changea en cerf et il fut dévoré par ses propres chiens. La comtesse de Belflor combine aussi chasteté et cruauté, mais c’est elle qui a vu un spectacle qu’elle n’aurait pas dû voir (les étreintes de Teodoro et de Marcela, d’abord imaginées puis vues à deux reprises). Ce motif du regard est admirablement mis en images dans le film : on peut citer en particulier ce moment du deuxième acte où la comtesse et sa suivante Anarda, cachées derrière une jalousie, assistent à la scène de dépit amoureux des deux amants, bientôt réconciliés grâce à la médiation efficace de Tristán.
236C’est aussi le vieux comte Ludovico qui apparaît au troisième acte, inconsolable de la disparition de son fils. Un plan le représente affalé dans un fauteuil tandis que son médecin procède à une saignée. Mutin et amusant ajout de la cinéaste, le comte contemple, tel un groupe de nymphes, une troupe de jeunes filles se baignant dans la fontaine du patio, et juste derrière la fenêtre, une jeune beauté totalement nue qui se caresse avec une fleur : cette contemplation est censée réveiller l’appétit érotique du vieillard, que sa maisonnée s’inquiète de voir sans descendance148.
237Les barrières sociales de l’époque installant un abîme infranchissable entre la belle comtesse et son secrétaire, toute l’action de Diana vise à ruiner les projets d’union de Teodoro et Marcela. C’est ainsi que s’explique le titre, venant d’un proverbe espagnol : Diana est comparée au chien du jardinier, qui « ne mange pas mais ne veut pas laisser manger », ainsi que le dit Teodoro à Tristán à la fin du deuxième acte149. Pour sortir de ce dilemme, il n’y avait que deux possibilités : soit une issue tragique, à l’instar de la Phèdre de Racine, prisonnière du même fatal amour pour un objet impossible, soit un « deus ex machina », fourni ici par l’ingéniosité du valet Tristán qui invente à son maître une noble ascendance. Le personnage de Teodoro est particulièrement inconstant tout au long de la pièce, car c’est un ambitieux qui aspire au succès, à l’ascension sociale, et c’est pourquoi il oscille au gré des humeurs de sa maîtresse entre la voie d’un amour raisonnable entre égaux et la voie de la passion qui est l’attirance des sommets incarnés par la comtesse. Si Diana ressemble – surtout dans la première partie – au portrait pétrarquiste de la Dame inaccessible telle que l’ont typifiée les poètes du Siècle d’Or comme Garcilaso150, Teodoro est bien un personnage de comédie, bien peu disposé à se plier au châtiment imposé d’une perpétuelle appétence amoureuse jamais assouvie. Aux antipodes de Werther, il ne recherche pas le destin fatal qui unit la victime à son bourreau. Il refuse le statut de sujet souffrant auquel voudrait l’enchaîner la comtesse, et il le lui déclare sans ambages : « Tuez-moi ou donnez-moi la vie. / Mettez une fin à tant de tourments »151 (vers 2336-2337). Ainsi, si la beauté de la femme aimée l’assimile à une divinité inaccessible, l’insolent secrétaire utilise brillamment les stéréotypes mis en place par les poètes, mais s’en affranchit aussi quelque peu par une distance ironique : à la comtesse qui le presse de lui dire quels mots emploient les hommes pour déclarer leur flamme152, il évoque « les coraux et les perles / de cette bouche céleste », pour ajouter immédiatement que ces compliments sont le « b-a ba » de tous les amants153. Lucide, le secrétaire ambitieux évoque le tragique destin de ces héros mythologiques, Phaéton et Icare, précipités pour avoir voulu s’élever. Diane, à ce moment, le rassure : « Le soleil n’en aurait point usé de la sorte s’il eût été femme »154. La comtesse, dont le nom évoque la déesse de la lune, s’approprie ainsi imaginairement le pouvoir de l’astre suprême et promet d’être magnanime.
238Teodoro apparaît d’une plus grande noblesse à la fin : il révèle à la comtesse la supercherie ourdie par Tristán car il ne veut pas fonder leur union sur un mensonge. C’est la comtesse reconnaissante et amoureuse qui lui impose alors silence en accordant son crédit à l’anagnorèse.
239Le personnage féminin, lui aussi, évolue dans la comedia. La Dame n’est plus le personnage figé qu’elle était dans les sonnets et les églogues. Elle abdique assez vite son froid dédain, même si elle se montre capable d’une grande cruauté, comme le démontre la scène de la gifle sur laquelle nous reviendrons plus tard.
240Pour bien comprendre le caractère primesautier des personnages et de l’action, il convient de se replacer dans la perspective de la Comedia espagnole, d’une grande originalité et d’une grande liberté par rapport au théâtre français du 17e siècle. En effet, le dramaturge Lope (auquel on attribue un millier de comedias, et dont environ quatre cents sont parvenues jusqu’à nous), le « Phénix » des auteurs ainsi que le nommait Cervantes, s’affranchit des préceptes des anciens, et entend mêler sur la scène, comme dans la nature, le tragique et le comique155. La comedia opère ainsi la synthèse des registres normalement opposés dans les autres langues de l’époque :
Le tragique au comique mêlé,
et Térence à Sénèque, même si c’est pour engendrer
un autre Minotaure de Pasiphaé,
donneront une partie grave, une autre qui fasse rire,
car c’est cette variété qui charme avant tout :
Quel exemple brillant nous donne la nature
qui tire sa beauté de telle bigarrure156 !
écrit Lope en 1609, dans son Art nouveau d’écrire les comédies. C’est ainsi que le texte lopesque saute allègrement du rire aux larmes et inversement, comme en rend compte très exactement la traduction filmique du dénouement. Teodoro et la comtesse pleurent en se séparant, mais bientôt le comte Ludovico fait son entrée, reconnaissant Teodoro comme son fils, et l’allégresse est générale.
241Cette vivacité, ces changements d’humeur et de rythme se traduisent au niveau formel par la polymétrie que recommande Lope dans son Art nouveau... :
Les décimas sont bonnes pour les plaintes ;
le sonnet convient mieux aux êtres dans l’attente ;
les récits requièrent les romances,
mais ils ne brillent jamais plus que dans les octavas ;
les tercets sont faits pour les choses graves,
et pour celles de l’amour, les redondillas. » (vers 305-312)
242Le dialogue final entre les futurs époux constitue un véritable paradigme de confusion des sentiments, où la joie le dispute à la volonté de puissance, et où l’amour et le mépris ne sont pas si éloignés. Qu’on en juge : Teodoro entend qu’à présent ils se traitent en égaux, et soupçonne Diana de regretter le moment où elle pouvait le traiter en inférieur, et garder ainsi l’amant à sa merci. Dans une interprétation du désir mimétique, celui-ci risque fort de s’évanouir lorsque l’obstacle qui le motivait disparaît. Diana rejette cette hypothèse en affirmant la supériorité du présent qui lui permet de jouir pleinement de son amour. Mais en dépit de ses dénégations, elle souhaiterait que Teodoro lui parle encore comme à sa maîtresse. Teodoro affirme sans ambages : « c’est moi le maître désormais », et à Diana qui le met en garde de ne point la rendre jalouse en lutinant Marcela, il a l’audace de répliquer que les maîtres ne s’abaissent pas à aimer les servantes. Cet échange verbal au contenu latent d’une grande cruauté en dépit des baisers et de la conclusion heureuse (« Fortune, arrête-toi de tourner ! » s’exclame Diana), montre qu’une interprétation trop psychologique des personnages serait une erreur historique. Il convient de valoriser avant tout la fonction ludique de la comédie palatine, le mouvement qui emporte tout : plus que la conviction, c’est la séduction qui opère, et elle opère autant dans le film du XXe siècle sur le spectateur de cinéma que le faisait jadis la pièce de Lope sur les foules madrilènes.
8.2. Réception de l’œuvre
243C’est seulement le 29 novembre 1996 que le film sortit sur les écrans espagnols ; en effet, Pilar Miró avait été occupée par le tournage de Tu nombre... et avait repoussé à plus tard les derniers arrangements techniques. La presse espagnole fut dans son ensemble très élogieuse. Inspirés par la qualité littéraire du texte, les critiques titraient, parodiant Lope : Pilar Miró disfruta y deja disfrutar (« elle s’amuse et fait qu’on s’amuse ») ou bien Calderón : La vida es verso (« la vie est en vers »)157. Ils rendaient justice à la réalisatrice, rappelant utilement que c’était l’adaptation cinématographique la plus réussie des œuvres de Lope : ils évoquaient les essais infructueux d’Antonio Román pour Fuenteovejuna en 1945, de Florián Rey (La moza del cántaro, 1953), de Rafael Gil (El mejor alcalde, el Rey, 1973). La simple énumération de ces films démontrait d’ailleurs la carence d’adaptations récentes du théâtre classique, justifiant l’intérêt de la démarche de Pilar Miré dans sa fonction éducatrice de diffusion du patrimoine culturel espagnol.
244La consécration arriva le 25 janvier 1997, avec l’attribution de 7 Goyas qui récompensaient la mise en scène, l’actrice principale, le scénario d’adaptation, la photographie, la direction artistique, les costumes, le maquillage et la coiffure. Ce succès relança l’exploitation commerciale, qui fut un succès d’autant plus apprécié par son auteur qu’il lui avait coûté tant d’efforts et que personne – à part l’équipe – n’y croyait.
245Le film fut distribué en France bien plus tard, à partir du 12 avril 2000. Il se heurta, comme souvent, à l’incompréhension de la critique qui ignore presque tout de la culture hispanique et se contente de reconnaître un seul grand cinéaste espagnol par génération : Buñuel, Saura, Almodóvar. Ainsi, Télérama exécutait le film dans un entrefilet assassin, se contentant de proclamer sans jamais la démontrer, la supériorité de Kenneth Branagh dans Beaucoup de bruit pour rien158.
246Le Figaro était plus élogieux : « une mise en scène superbe pour une intrigue tarabiscotée ». Le Monde se contentait de saluer la confluence des talents du décorateur, du costumier et du chef opérateur.
247Le mélange des genres est peut-être propre à désorienter un public non espagnol, habitué à un contrat de lecture plus uniforme au cours d’une même œuvre. Nous avons déjà souligné le passage abrupt d’une première partie à la thématique douloureuse (l’amour impossible, la jalousie dévorante, la tentation de la cruauté) à un dénouement de farce (le stratagème ourdi par Tristán pour que Teodoro, converti en noble héritier du comte Ludovico, puisse épouser la comtesse). La critique française ne s’était d’ailleurs guère montrée plus clémente dans les siècles passés envers le prolixe auteur de théâtre espagnol. Boileau le vilipendait dans son Art poétique (1674) et son génie ne fut vraiment reconnu que par les romantiques : Victor Hugo se réclama de son A rte nuevo, en disant que « pour enfermer les préceptes, en effet ce n’est pas trop de six clefs ».
248Par ailleurs, le contraste était frappant entre le film de Pilar Miró et une autre attitude de cinéma par rapport à un texte théâtral : le mois précédent, en mars 2000, était sorti sur les écrans français La fausse suivante, où Benoît Jacquot, adaptant la pièce de Marivaux, filme ses comédiens dans un théâtre désert et fait de la théâtralité son sujet même159. Mais il va sans dire que cette intéressante confrontation entre les conceptions de l’adaptation théâtrale ne pouvait toucher qu’une poignée d’intellectuels et n’affecta pas le grand public.
249Enfin, on peut toujours alléguer la difficulté accrue pour un public non averti des films non doublés et distribués en version originale sous-titrée, ce qui entraîne obligatoirement une légère déperdition du sens.
250Seule, la revue de cinéma Positif (dans son n° 471, de mai 2000), rendait un hommage vibrant à la réalisatrice, soulignant qu’elle avait réussi là une « sublimation visuelle du modèle classique ». L’auteur de l’article, Eithe O’Neill, expliquait aussi utilement le sens du proverbe qui donne son nom à la pièce : « le titre évoque la fable du chien du maraîcher (traduction exacte de « hortelano »), qui, devant l’étalage des primeurs alléchants de son maître, se discipline – mais pour combien de temps ?
251Le petit journal Vocable, lu par de nombreux élèves hispanisants, eut la bonne idée de faire de la publicité au film, pour lequel les classes d’espagnol de lycée constituait un public désigné. Outre un article sur la réalisatrice, et la reproduction d’une interview qu’Emma Suárez avait accordée au magazine Blanco y negro, il fit sa couverture sur la photo d’Emma Suárez en comtesse de Belflor et titrait joliment « Emma la douce », laissant apparaître l’une des ambiguïtés les plus évidentes de l’adaptation mironienne : ce paradoxal mélange de cruauté et de douceur incarné par l’actrice dans le film, répondant si bien à une constante de la figure féminine chez Pilar Miré.
9. Tu nombre envenena mis sueños
9.1. Circonstances et synopsis
252Ce film, sorti le 25 septembre 1996, deux jours après sa présentation au festival de San Sebastián, peu de temps avant El perro..., a en fait été réalisé après celui-ci, et il est donc le dernier film de Pilar Miró. Mais El perro..., sorti en dernier, a brillé d’un éclat tout particulier, éclipsant Tu nombre..., dont il faut bien reconnaître que, s’il présente des aspects intéressants, il reste un film mineur dans la production cinématographique de Pilar Miró. C’est pourtant ce film qui participa à la compétition du festival de San Sebastián, puisque – aveuglement des organisateurs –, Le chien du jardinier avait été jugé trop ambitieux.
253Le film est une adaptation du roman homonyme de Joaquín Leguina paru en 1992. Connu pour sa présence militante au Parti socialiste, et pour avoir présidé longtemps la « Communauté » de Madrid, Leguina est un homme politique avant tout. Titillé par l’envie d’écrire, il ne possède pas assez de talent pour avoir de réelles ambitions littéraires. C’est ainsi que Pilar Miró, fidèle à ses amis et à son passé de militante, a choisi d’adapter ce livre à cause de cette amitié envers Leguina et aussi en partie en vertu de son contenu idéologique. C’est là la grande différence avec Beltenebros, où les mêmes contenus idéologiques étaient servis par une plume remarquable. La nécessité de s’éloigner des schémas stéréotypés du roman est cause de l’une des faiblesses du film. Nous avons vu comment la réalisatrice se démarque des récits qu’elle adapte. Cependant, de Werther à Beltenebros, le point commun reste la valeur littéraire intrinsèque du récit d’origine : dans tous les cas, et quel que soit le talent du (ou de la) cinéaste, l’adaptation d’un livre un peu faible est un handicap difficile à surmonter.
254Si l’on se réfère aux déclarations de Pilar Miró, le livre de Leguina est le résultat d’une sorte de défi que Pilar lui avait un jour lancé. Frappée par le fait que les films noirs américains relatent toujours la vengeance d’un homme, Pilar lui demanda pourquoi il n’écrirait pas l’histoire de la vengeance d’une femme, quelque chose qu’elle pourrait adapter au cinéma. La réalisatrice avait oublié ce pari, lorsqu’un jour, elle reçut le roman de Leguina et il lui sembla aussitôt qu’il était possible d’en faire un film. La femme du roman et du film, c’est Julia Buendía (Emma Suárez), amoureuse d’un militant socialiste, Jaime (Toni Cantó), mais dont les parents (le père, par faiblesse de caractère, la mère, par conviction), abritent pendant la guerre – à partir de l’été 1937 – trois jeunes fascistes de la « cinquième colonne », qui réalisent des sorties nocturnes en voiture pour mitrailler les miliciens attablés aux terrasses des cafés de Madrid. Julia découvre la vérité et en informe son amant, qui lui déclare son intention de les dénoncer. Celui-ci est alors assassiné. Après la fin de la guerre, en 1942, Julia mettra à exécution sa vengeance et son frère Luis l’aidera après-coup dans la mise en scène destinée à faire croire au suicide. Elle reçoit également l’aide de son amie Carmen (dont le nom « de scène » dans le théâtre de variétés où elle participait à une revue pendant la guerre était « Lola »). L’inspecteur Angel Barciela et son acolyte Paco Valduque mènent l’enquête. Barciela ne croit pas à la version officielle qui arrange les autorités – celle d’un règlement de comptes entre profiteurs du marché noir – et il poursuit son enquête. L’inspecteur indépendant et la séduisante jeune femme rebelle tombent inévitablement amoureux, ce qui cause leur déchirement quand Barciela, comprenant le rôle joué par Julia, lui sauve la vie en la faisant partir au plus vite, forte de son passeport diplomatique fournie par l’Ambassade d’Angleterre où elle travaille. Barciela parachève même la vengeance de Julia en tuant le phalangiste Mario Montilla, chef de la cinquième colonne pendant la guerre et qui a fait torturer et assassiner le mari de « Lola » en représailles pour l’aide fournie à Julia.
255Le film commence par le présent de la narration, un présent non daté avec précision (dans le livre, il s’agit de 1959), quand Barciela et Valduque160 se retrouvent au cimetière le jour de l’enterrement du père de Julia, sûrs que Julia reviendra d’Angleterre pour l’occasion. L’absence de datation précise n’est nullement gênante étant donné la première réplique de Paco, qui constitue un excellent ancrage temporel. À Barciela qui ne l’a pas vu, occupé à cadenasser la chaîne de sa moto, Valduque lance : « Ne savez-vous pas, inspecteur, qu’il n’y a plus de voleurs en Espagne ? » Cette allusion à la répression exercée par la police, tout aussi efficace dans la surveillance politique des vaincus de la guerre que dans la lutte contre la petite délinquance, suffit à installer le film à l’époque du régime franquiste, après les dures années de pénurie de l’immédiat après-guerre. L’émotion de Barciela en revoyant Julia est prétexte aux souvenirs et inaugure le flash-back des événements de 1942, à l’origine de la rencontre des deux protagonistes.
9.2. Adaptation et structure narrative
256Pour la version définitive du scénario, Pilar Miró travailla pour la première fois avec le metteur en scène Ricardo Franco161. Peut-être Ricardo Franco et Pilar Miró ont-ils coïncidé dans ce mélange si particulier de violence et de tendresse qui caractérise le résultat filmique. On a admiré la maestria de Ricardo Franco dans La buena estrella pour traiter un mélodrame de notre temps sans tomber dans le cliché ou dans le ridicule. Dans le cas de Tu nombre..., la remarquable interprétation d’Emma Suárez et de Carmelo Gómez162 a été soulignée par la critique, mais la rigueur qui présidait à la construction temporelle et à la caractérisation des personnages dans Beltenebros a ici disparu. L’incertitude quant au sujet du film est en effet déjà annoncée dans le titre. « Ton nom empoisonne mes rêves » est une phrase d’un poème écrit par Luis Cemuda alors qu’il était exilé : il se référait ainsi à la nostalgie de l’Espagne. Dans le film, la nostalgie est à mettre au compte de Barciela, et il s’agit de celle de l’amour perdu de Julia. Mais comme le film efface – pour des raisons compréhensibles de nécessaire resserrement de l’action – la nostalgie propre à Julia lorsqu’elle vit aux États-Unis, la phrase perd le double sens qu’elle avait dans le roman. Et comme le point de vue adopté n’est pas, comme souvent dans Beltenebros, une focalisation interne du protagoniste, le titre n’acquiert pas une force de persuasion suffisante.
257Pilar Miró reprend dans ce film certaines figures utilisées dans Beltenebros : le commentaire par la voix off qui permet le flash-back, le jeu des analepses successives, le retour au présent de narration à la fin du récit filmique. Il faut encore y ajouter la recréation de l’atmosphère des années de guerre et de l’immédiat après-guerre dans le même cadre urbain de Madrid. Cette recréation passe par les coupures d’électricité, les restrictions alimentaires, les vêtements (imperméable et chapeau mou pour Barciela comme pour Darman), les coiffures, les attitudes163...
258Mais par ailleurs, il est significatif que Pilar Miré n’ait pas utilisé du tout les nombreuses allusions au cinéma qui apparaissent dans le livre de Leguina164, comme par exemple l’amusante conversation où Barciela l’intellectuel déclare son enthousiasme pour Katharine Hepbum, tandis que Valduque a des goûts plus grossiers, et préfère les chairs opulentes de Ginger Rogers. Le cinéma n’est pas en effet un élément structurant du récit comme dans le roman de Muñoz Molina, il se contente de faire partie de la toile de fond, de la recréation de l’ambiance de l’époque. En vérité, il semble bien que Leguina, dont le livre est paru en 1992, a été quelque peu influencé lui-même par Beltenebros (le roman et peut-être même le film, sorti en 1991). Pilar Miró n’est plus là pour confirmer notre hypothèse, mais il est probable qu’elle n’a pas voulu mettre en images ce qui n’était dans le texte de Leguina que le pâle reflet d’une création antérieure. En revanche, elle conserve du roman l’ancrage des lieux, comme par exemple le bar Chicote, où les policiers se retrouvent si souvent et où ont été tournées plusieurs scènes du film.
259Certains brefs passages ont encore un effet d’écho par rapport à Beltenebros, comme la séquence du théâtre de variétés et ses dialogues dans les loges qui font inévitablement penser à la « boîte Tabú ». Il s’agit parfois de quelques plans très brefs, comme par exemple de la première rencontre entre Barciela et le phalangiste Montilla : ce dernier l’aborde dans une librairie qui n’est pas sans évoquer celle de Darman en Angleterre lorsqu’il reçoit son ordre de mission.
260L’air de parenté entre les deux films tient tout d’abord à la macro-structure, puisque la voix off d’Angel Barciela ouvre le flash-back qui retrace les circonstances de l’année 1942 où il a fait la connaissance de Julia Buendía, et qu’à l’intérieur de cette évocation, deux grands pans narratifs emboîtés nous renvoient aux années de la guerre civile telles qu’elles furent vécues par la famille Buendía (le premier d’une durée d’environ 16 minutes et le deuxième de 24). La structure existante de Beltenebros a sans doute fonctionné pour Pilar Miró comme un précédent commode qu’elle pouvait calquer, s’affranchissant ainsi de celle du récit scriptural de Leguina, divisé en trois parties, avec trois narrateurs différents de la même histoire : Francisco Valduque, Angel Barciela et Julia Buendía. Il reste cependant une trace de la pluralité des narrateurs telle qu’elle apparaît dans le récit d’origine. En effet, la voix off de Barciela, submergé par l’émotion en revoyant Julia au cimetière devant la tombe de son père, inaugure la première analepse, et revient également à la fin, où les regrets du protagoniste s’expriment de la même manière : aucun dialogue parlé entre les anciens amants, seuls les longs regards douloureux échangés et le monologue intérieur de Barciela. D’autre part, au début de la deuxième partie du film, juste après la mort de Jaime, un bref insert montre à nouveau le profil de Julia devant la tombe de son père, comme si la mort du père ravivait le souvenir de la mort de l’amant, comme si une mort en appelait une autre. La voix off de Julia explique alors son attitude dans les mois qui suivirent la disparition de son premier amant : « J’ai voulu m’évader de la réalité ». Les plans suivants enchaînent sur une nuit d’orgie au cours de laquelle Julia ne sait plus avec combien de miliciens elle a couché... Ce bref insert témoigne donc de la volonté de déléguer successivement le récit aux deux protagonistes dont les voix et les souvenirs se croisent : le sujet principal du film s’affirme dès lors comme une histoire d’amour rendue tragique par l’histoire collective où elle s’enracine. Ici s’affirme, mieux que nulle part ailleurs dans le cinéma de Pilar Miró cette expérience destructrice de la guerre civile, qui a marqué durablement deux générations d’Espagnols : ceux qui en avaient été les acteurs et ceux qui, comme la réalisatrice, en furent les héritiers.
261Il faut remarquer que les signes de ponctuation, par opposition à ce que nous avons vu dans La peticiôn, à une exception près, sont stables dans leur signifié : en effet, les deux analepses renvoyant aux événements de la guerre qui ont motivé la mort des trois phalangistes s’inaugurent par une coupe franche, mais sans ambiguïté possible. La première fois, Barciela est allé interroger Julia à l’ambassade d’Angleterre où elle travaille et il l’a invitée à déjeuner : Julia explique pourquoi elle n’aimait pas les trois amis de son frère, et ajoute qu’elle ne les voyait guère, passant peu de temps à la maison : elle travaillait alors dans un théâtre de variétés. L’enchaînement est donc ici très classique, c’est le discours qui conduit le flash-back : les images du théâtre qui apparaissent aussitôt.
262Le deuxième procédé d’embrayage est tout aussi classique : Julia danse avec Barciela, le très gros plan nous donne à voir ses yeux dans le vague : ses pensées la ramènent à sa douloureuse prise de conscience du véritable rôle des trois misérables hébergés par sa famille. Les images qui surgissent sont celles des miliciens attablés à la terrasse d’un café et fauchés par le mitraillage de Teruel, Elósegui et Menéndez. La scène n’a pas été vue par Julia, mais elle a la densité de cauchemar d’une scène imaginée. Les deux retours au « présent » de 1942 sont également stables : il s’agit à chaque fois d’un fondu enchaîné, et à chaque fois le retour au présent est un retour de Julia vers le personnage de Barciela : la première fois, dans la voiture où elle lui explique sa rancœur envers les trois compères qui ont perverti son frère, en en faisant un fasciste, et la deuxième fois Julia découvre l’appartement de celui qui va devenir son amant.
263En revanche, le court flash-back explicatif de Luis vers le passé récent (Julia assassinant Menéndez au lit avec elle) s’inaugure par un fonduenchaîné. Cette fois-ci, le récit de Luis met fin au rêve de Barciela, qui doit affronter la dure réalité : Julia est l’auteur des trois meurtres et pour sauver sa vie, elle doit quitter à jamais le pays.
9.3. Point de vue et caractérisation des personnages
264Si l’on repense au déséquilibre cognitif entre personnage et spectateur qui caractérise Beltenebros, avec tout ce jeu magistral sur rétention et délivrance du savoir quant à l’identité du traître, et la révélation de la véritable identité du commissaire Ugarte qui ne fait qu’un avec Valdivia, que le spectateur apprend bien avant Darman, on voit tout de suite que Tu nombre... ne suit que le schéma mécanique du « Whodunit » selon l’appellation péjorative d’Hitchcock. Paco, découvrant le corps de Menéndez, affirme, très sûr de lui, qu’il s’agit d’un règlement de comptes entre trafiquants, profiteurs du marché noir, mais convaincu ensuite par les arguments de Barciela qui démontre l’impossibilité de la thèse du suicide, s’avère meilleur policier que son collègue en ayant l’intuition qu’il s’agit d’un crime passionnel. Barciela confesse d’ailleurs la lenteur de ses réflexes. Comme dans Beltenebros d’une certaine façon, la déficience du savoir du « héros » repose sur son aveuglement : l’amitié en est la cause dans le premier cas, l’amour dans le deuxième. La révélation surgit en même temps pour le spectateur et pour Barciela, lors de l’entrevue avec Luis165 :
– Julia ne t’a pas raconté que ce sont Elósegui, Teruel et Menéndez qui
ont exécuté son amant pendant la guerre ?
– Et elle le savait ?
– Je le lui avais dit peu avant leur mort.
265La caméra fixe alors en gros plan le visage bouleversé de Barciela. Le personnage réalise, comme le dit à un moment son collègue, que c’est souvent ce qu’on a sous les yeux que l’on ne voit pas166. Le problème reste cependant celui d’une double invraisemblance : une légère invraisemblance par rapport à la logique des faits, doublée d’une autre, plus importante, d’ordre psychologique. Si la question « Qui l’a fait ? » reçoit une réponse, en revanche, celle du « comment » est escamotée. Julia a eu recours à son amie Lola, dont le mari doublement complaisant (c’est un cocu consentant) a aidé les femmes à transporter le corps au Retiro pour faire croire à un suicide. Mais on ne revient pas sur le meurtre de Teruel et d’Elósegui. Ce dernier était pourtant « gobernador civil », sorte d’équivalent d’un préfet en France, et son exécution ne devait donc pas être si aisée.
266Par ailleurs, et cela est plus gênant, le personnage de Julia n’est pas pleinement cohérent. Ainsi que Pilar Miró l’avait magistralement démontré dans La petición, il faut un sang-froid exceptionnel, une force de caractère indomptable et des nerfs d’acier pour être une tueuse en série. La douce Julia incarnée par Emma Suárez, si différente du personnage incarné par Ana Belén, apparaît tendre et sensible, et la caméra se complaît à « glamouriser » son beau visage, comme dans le plan de la première conversation avec Barciela, où l’éclairage placé dans le dos met en valeur la finesse des boucles de ses cheveux, en une citation de l’esthétique de la photographie des stars des années 30 et 40 comme Greta Garbo ou Marlène Dietrich. Même si la femme tue ici pour venger son amant assassiné, et non par compulsion meurtrière comme la tueuse de Basic Instinct, elle n’est pas complètement crédible167.
267Par ailleurs, le portrait de Barciela accentue la vulnérabilité du personnage masculin, fidèle en cela à l’attachement de la cinéaste à « l’esthétique du perdant », apportant ainsi un contrepoint au personnage dominant (toujours la femme, sauf dans Beltenebros). On pense à ce plan où Barciela sanglote et s’enivre après avoir appris la vérité, ou aux nombreux plans où le protagoniste jette un regard plein de tendresse et de désespoir sur la femme aimée. On pense aussi à son étonnante absence de réaction quand Julia lui avoue être fiancée à un Anglais avec lequel elle va refaire sa vie. Cette fragilité du personnage masculin frise le ridicule quand amenant pour la première fois Julia chez lui, il l’embrasse passionnément, mais interrompt son étreinte (probablement pour que le coït n’ait pas lieu sur le canapé...) pour lui demander si elle veut boire ou manger quelque chose (un café, un thé... ou un œuf sur le plat !)
268C’est dans la deuxième partie du film qu’un certain déséquilibre s’instaure : la multiplication des scènes érotiques, toutes concentrées dans un laps de temps resserré et avec un partenaire différent à chaque fois, affecte la cohérence du personnage féminin et lasse par son effet répétitif. En effet, après la scène d’amour avec Jaime, Julia apprend la mort de son amant. Le temps consacré alors à la douleur est extrêmement bref et la voix off de Julia explique : « Je voulus fuir la réalité ». Elle se transforme alors sans transition en une sorte de fille à soldats, quand même dégoûtée par sa vie, et prise de nausées après une nuit d’orgie. Le défilé de la victoire nationaliste clôt l’étape de la guerre et le retour au présent inaugure aussitôt une nouvelle scène de lit, cette fois avec Barciela, bientôt suivie d’une deuxième. Le résultat est que quatre scènes érotiques avec trois partenaires différents se déroulent dans le laps de temps d’une demi-heure. Cette concentration a pour effet de leur ôter de l’intérêt, alors qu’un dosage plus subtil eût été efficace, car ces scènes sont toutes fort bien tournées. Le spectateur est plongé dans la perplexité quant aux caractéristiques du personnage féminin : si Julia est peu vraisemblable en tueuse, elle l’est également assez peu en collectionneuse d’amants selon un rythme aussi effréné. Certes, la seconde République espagnole fut un moment exceptionnel d’affirmation des droits des femmes, et la liberté sexuelle ne fut pas l’une de leurs moindres conquêtes168. Julia fait la preuve de son indépendance : elle travaille, ne se laisse pas influencer par les schémas traditionnels de sa mère et de son milieu, et couche avec son amant ; jusque là, le personnage est parfaitement cohérent. Là où il le devient beaucoup moins, c’est lorsqu’il se montre capable d’une certaine perfidie. Par exemple, quand Barciela vient voir Julia chez elle, elle est au téléphone, en tendre conversation en anglais avec l’homme qu’on a entrevu à l’Ambassade et qui deviendra son mari169. Elle raccroche le téléphone et vient aussitôt se pendre au cou de Barciela. Curieuse attitude pour un personnage épris d’authenticité, de loyauté et de courage, comme on le voit par son refus d’allégeance aux fascistes qui occupent sa maison, sa compassion envers son père, sa fidélité à Jaime tant qu’il est en vie, la sincérité de son amitié pour Lola... Dans un contrat de lecture réaliste – qui est ici celui qui s’impose –, le décrochage par rapport à la logique (des faits et des caractères) ne peut être crédité d’une dimension fantastique comme dans Beltenebros, et ne constitue donc en fait qu’une faiblesse du film.
Notes de bas de page
1 Elle a un précédent célèbre : « Buñuel disait souvent que les films devraient être comme des cathédrales. Il faudrait effacer les noms des génériques. Seules resteraient quelques bobines anonymes, pures, sans aucune marque d’auteur ». Jean-Claude Carrière, Le film qu’on ne voit pas, Plon, 1996, p. 171. Toutefois, il convient de ne pas attacher une trop grande importance à des déclarations d’humeur, souvent conditionnées par la réussite ou l’échec du moment.
2 II avait été directeur pendant de nombreuses années du festival de San Sebastián et c’était un homme influent du régime politique d’alors qui commençait à se démanteler.
3 Cf. Notice du recueil Le capitaine Burle, dans la collection de la Pléiade, p. 1479 du volume Contes et nouvelles.
4 Comme dans le roman Thérèse Raquin (du même Zola), adapté à l’écran par plusieurs réalisateurs, et notamment Marcel Camé en 1953 (avec Simone Signoret et Raf Vallone).
5 Ainsi tous les noms propres sont hispanisés. Nous adoptons donc l’orthographe « de Marsan » pour parler du film et conservons « de Marsanne » pour parler du récit de Zola.
6 Dans le film, assez curieusement, le « muet » n’est pas sourd. Il joue du pipeau et lorsqu’il attend le retour de Teresa, confiné dans sa chambre, et qu’il s’est assoupi, soudain une horloge sonne : il se réveille et lève les yeux pour regarder l’heure.
7 Éd. La Pléiade, p. 633.
8 Op. cit., p. 639
9 Op. cit., p. 636
10 Román Gubem (Espejo de fantasmas, p. 167) évoque le syndrome de Circé à propos de plusieurs films américains, comme Basic instinct, de Paul Verhœven, avec Michael Douglas et Sharon Stone (1992), et Misery, de Bob Reiner, avec James Caan et Kathy Bates (1990). (Circé était la magicienne qui avait retenu prisonniers Ulysse et ses compagnons dans L’Odyssée).
11 Hernández Les et Gato, op. cit., p. 380. À ce sujet, voir également supra : Luciano.
12 Hernández Les et Gato, op. cit., p. 358.
13 Dalila coupa les cheveux de Samson, lui ôtant ainsi toute sa force face aux Philistins (Ancien Testament, Juges, 16), Judith coupa la tête du géant Holopherne durant son sommeil (A.T., Judith, XII, 13), et Salomé dansa devant Hérode pour réclamer la tête de Jean-Baptiste (Nouveau Testament, Matthieu, 14).
14 Op. cit, p. 649
15 Op. cit, p. 653. Figure de l’antithèse : la robe de Teresa est aussi blanche que son âme est « noire ».
16 Dès ce premier film, et contrairement à ce qu’a affirmé la réalisatrice, on peut aisément repérer le schématisme psychologique des personnages masculins, opposé à la richesse et la complexité des personnages féminins. Ceci ne remet bien sûr nullement en cause le talent des interprètes masculins (d’Emilio Gutiérrez Caba à José Sacristán, en passant par Eusebio Poncela).
17 Pilar Miró n’a d’ailleurs pas eu la possibilité, en dehors du début de Beltenebros (brèves scènes en Angleterre puis en Pologne) et du film El perro del hortelano, (au Portugal), de tourner dans d’autres pays.
18 J. Hopewell, op. cit., p. 176.
19 Ainsi par exemple, le personnage du domestique qui sert à table est tour à tour obséquieux (scène du repas où il change le verre de Teresa), goulu (profitant de l’entre-deux plats pour engloutir ce qui reste sur les plateaux) et dans d’autres séquences vaguement inquiétant (faisant sauter une balle sur ses biceps lors de la fête au bord du lac, tel un hercule de foire, et surtout épiant avec insistance Teresa lors de ses déplacements pendant la soirée du bal). On aimerait en savoir davantage.
20 Cambio 16, 12.05.75, « Miró para ver ». Pilar Miró souligne elle-même à plusieurs reprises qu’à la Télévision, on peut se tromper (et en cela c’est un merveilleux laboratoire), tandis qu’au cinéma, c’est impossible.
21 J.A. Pérez Millán, op. cit., p. 125.
22 Juan Antonio Porto est professeur de scénario à la Faculté des Sciences de l’information (Universidad Complutense de Madrid). Cf. Annexes, Interview du 01.03.95.
23 Ce point n’est pas clair : pour qui n’est pas au courant, « Salvador » apparaît comme un prénom, et l’on ne peut savoir qu’il s’agit d’une femme, puisque « Lola » n’est pas précisé au générique.
24 Sur la figure de la sorcière, victime de l’institution ecclésiale qui ne peut accepter sa rébellion, voir Michelet : La Sorcière (GF-Flammarion, 1992), p. 35 : « D’où date la Sorcière ? Je dis sans hésiter : « Des temps du désespoir ». Du désespoir profond que fit le monde de l’Église. Je dis sans hésiter : « La Sorcière est son crime ».
25 Cf. El Pais, 29.04.80, Diego Galán : « El cine, lugar de reencuentro con la Historia ». Rappelons que l’officier français Dreyfus fut condamné à tort pour espionnage au profit de l’Allemagne (1894), et réhabilité en 1906. Le même article oppose l’affaire Miré et le contexte politique espagnol au système américain, qui admet d’être critiqué de l’intérieur (il cite l’exemple de Sacco et Vanzetti, 1971, de Giuliano Montaldo.)
26 De nombreux journaux, tel Cambio 16, firent remarquer avec une certaine emphase que le véritable « crime » de Cuenca avait lieu à ce moment-là, avec l’injustice dont était victime la réalisatrice (« El recrimen de Cuenca », 04.05.80). La liberté d’expression fut mise en cause à plusieurs reprises. Le directeur de Diario 16, Miguel Angel Aguilar, était également l’objet de poursuites judiciaires.
27 Blood cinema, The reconstruction of national identity in Spain, University of California, 1993.
28 Le terrorisme étant le problème permanent et non résolu de la démocratie espagnole, le scandale causé par la découverte du GAL (Groupe d’intervention anti-terroristes) mit en cause beaucoup plus tard plusieurs membres du gouvernement de Felipe González, provoquant en partie l’échec de ce dernier aux élections de mars 1996. Pilar Miró écrivit des articles au vitriol contre ce gouvernement socialiste qui instituait un terrorisme d’État (la « guerra sucia ») : dans la rubrique « Carta al Presidente » de Cambio 16, « Los conjurados » par exemple (23.01.95). Elle exhorta à plusieurs reprises Felipe González à reconnaître ses erreurs et à démissionner.
29 Autre ironie du sort, le père de la réalisatrice était militaire et avait lui-même été injustement mis à pied. Cf. supra.
30 Par un juste retour des choses (avalanche des retournements de situation), Pilar Miró reçut un Ours d’argent pour Beltenebros au Festival de Berlin en Février 1991, et fut membre du jury du même festival en 1995. Sa plus belle revanche fut sans doute d’être nommée à la Direction Générale du Cinéma dès l’arrivée du PSOE au pouvoir, en 1982.
31 L’article de Cambio 16 explique que la réalisatrice avait négocié avec le ministre, et admettait que le film ne sorte au Pays Basque qu’au mois d’août par exemple. Bien sûr, elle refusait toute coupure. Le ministre semblait d’accord. Pilar Miró attendit ensuite en vain une intervention en sa faveur.
32 La crispation de la « Benemérita » (la Garde Civile) dans « l’affaire » Miré était un bon indicateur de la tension générale dans l’Armée à ce moment-là et du rejet de la démocratie d’une partie de ses membres, qui allait déboucher sur le coup de force de Tejero.
33 Les deux ennemis jurés du cinéma d’auteur à la fin du franquisme et au début de la transition étaient le développement de la Télévision (fondée en Espagne en 1956), et la censure. Le cas de Pilar Miró est atypique : connue par son travail à la Télévision, elle avait déjà « fidélisé » ainsi un certain public. D’autre part, en termes de recettes, les poursuites dont elle avait fait l’objet lui firent une grande publicité. En 1987, le film avait rapporté 416 millions de pesetas, ce qui en faisait le troisième plus grand succès du cinéma espagnol, après Los santos inocentes (de Mario Camus) et La vaquilla (de Berlanga).
34 Le Figaro, 30.03.84. Signalons cependant l’indifférence des Cahiers du cinéma (revue toujours très fermée au cinéma espagnol, exception faite de Pedro Almodóvar, grâce à Frédéric Strauss), qui n’a jamais publié un seul article sur Pilar Miró.
35 Peu connu jusqu’alors, l’écrivain uruguayen A. Larreta parvint à la célébrité en obtenant le Prix Planeta en 1980, (c’est-à-dire juste avant la sortie du film Gary Cooper... sur les écrans espagnols) pour son roman Volaverunt, fiction historico-policière (qui serait adaptée à l’écran par Bigas Luna en 1999) où Goya se livre à une enquête sur les circonstances mystérieuses du décès de son ancienne maîtresse, la duchesse d’Albe. Auparavant, il avait déjà écrit de nombreux scénarios pour la Télévision, travaillant à plusieurs reprises en collaboration avec Pilar Miré.
36 Dans une interview accordée au journal Garbo, le 19.04.78, Pilar Miró a cette formule pour qualifier son indigence économique du moment : Soy la mantenida de Curro Jiménez (« Je suis entretenue par Curro Jiménez »). Cette série télévisée sur la vie du célèbre bandit andalou avait obtenu un franc succès, et la réalisatrice rappelle ainsi plaisamment qu’elle vit de ces gains en attendant un autre travail cinématographique.
37 Article d’Elizabeth W. Bruss : « L’autobiographie au cinéma », publié en français dans la revue Poétique (n° 56, novembre 1983, p. 461-482). Le sous-titre de la traduction : « La subjectivité devant l’objectif » rend bien le jeu de mots du titre en américain : « Eye for I » (Publication de 1980 dans le recueil de James Olney, Autobiography : Essays Theoretical and Critical (Princeton University Press).
38 Cf. Annexes : Interview de Mercedes Sampietro.
39 Le même cas d’isochronie nous faisant vivre une attente se trouve dans le film-culte interprété par Gary Cooper : High Noon (Le train sifflera trois fois).
40 Le fait que Mario soit journaliste à El Pais n’est pas un hasard : ce journal est le « héraut de la démocratie dans les médias ». (L’Espagne au XXe siècle, Jacques Maurice et Carlos Serrano, 1995, p. 62.)
41 Données statistiques fournies par J.M. Caparros Lera, El cine español de la democracia (De la muerte de Franco al « cambio » socialista : 1975-1989), Ed. Anthropos, Barcelona 1992.
42 Mercedes Sampietro obtint le premier Prix d’interprétation féminine au Festival de Moscou. Le Prix de la mise en scène fut décerné au film aux festivals de Biarritz et de Cartagena de Indias.
43 L’expression « mironisme » est polysémique : à la fois complicité du spectateur avec la réalisatrice, et allusion à la qualité de voyeur de tout spectateur de cinéma (« voyeur » : en espagnol « mirón »).
44 Children of a Lesser God, 1986, avec William Hurt et Marlee Matlin.
45 Edgar Morin : Le cinéma ou l’homme imaginaire, (Éd. de Minuit, 1956), p. 164.
46 Interprété par Victor Valverde, l’acteur qui incarnait dans Gary Cooper... Diego, le chef d’Andrea.
47 Clara est interprétée par Arnparo Muñoz, qui avait été proclamée Miss Espagne en 1973, puis l’année suivante Miss Univers, ce qui lui avait ouvert définitivement les portes du cinéma. Pérez Millân note très justement à propos du personnage qu’elle incarne : Está muy cerca de ser una figura "decorativa"que contravendria el sentido último de la película (p. 195).
48 Cf. article de Francisco Umbral dans El Pais (19.09.82) : « Valverde, aunque técnico puro, tiene todas las connotaciones de un ejecutivo “ucedé” ».
49 Cf. L’Espagne au XXe siècle, op. cit., p. 60 : « En 1981, la loi sur le divorce du cinquième gouvernement Suárez ne passe que grâce aux voix socialistes : c’est dire le rôle déterminant du PSOE dans la mise en œuvre du consensus. Il en touchera bientôt les dividendes ».
50 Pero un hijo homosexual es demasiado, claro. Podría borrar la imagen que siempre has querido dar de ti mismo .
51 Pérez Millán, p. 201 : No se puede hacer una película contra la película misma, ni sobre un personaje protagonista que resulta insufrible y que sale siempre malparado en comparación con cualquier otro. Es una contradicción, un error de planteamiento, que hace que la película hoy me resuite ajena.
52 Pilar Miró escribe un guión, dirige una película y ataca de nuevo al hombre. (22.09.82)
53 Michel Chion rappelle dans La toile trouée que le cinéma américain comporte des dialogues-fleuves, mais toujours en situation de communication. En ceci, le film est le plus « américain » des films de Pilar Miró : « Le goût du verbe, dans le cinéma américain, est en effet fondamentalement oratoire, et renvoie à la croyance en un système démocratique où chacun peut avoir son mot à dire ».
54 El País, 27.08.82 : Puede ser fácil reducir Hablamos esta noche a su sencillez dramática, pero discutible no valorar ésta en su ausencia de trompas, en su rotunda negativa al melodrama...
55 Haro Tecglen, « El público de la ópéra y el “caso Pilar Miró” », El País, 07.05.82 : Ha hecho une especie de hibridación entre una forma conservadora de mantener el movimiento en escena – colocación de coros, pasillo central formando un eje de simetria, cantantes de cara al público – y la audacia en el vestuario – predominio del blanco y el negro, incluso en los trajes de toreros y picadores, con alguna nota de color – ; pero en ningún caso, un montaje reprobable. Se le reprobó, y de una manera bastante ruidosa y espectacular...
56 Données fournies par El Correo catalán du 17.10.85. Cette augmentation budgétaire substantielle était par ailleurs cohérente avec les déclarations politiques du nouveau Ministre de la Culture, Javier Solana : La cultura es para el Gobierno el instrumenta fundamental del cambio. (El Pais, 26.02.83)
57 Le journal Ya, qui titrait le 26.11.83 : « Pilar Miró est arrivée au festival de Berlin avec l’équipe de La colmena » (film de Mario Camus que la réalisatrice était venue défendre), reconnaissait : No puede haber una eficaz política de apoyo al cine español si no se comienza por lograr que éste deje de ser un producto aldeano y limitado a nuestros horizontes comerciales y culturales. El Ministerio del ramo tiene, desde luego, una importante tarea por realizar después de años de desidiay pereza. (« Il ne peut y avoir une politique efficace d’appui au cinéma espagnol si l’on ne commence pas par faire en sorte que celui-ci cesse d’être un produit provincial limité à nos horizons commerciaux et culturels. Le Ministère concerné a une importante tâche à réaliser après des années de négligence et de paresse »).
58 Un article de Gonzalo San Segundo dans Cambio 16 précise que Pilar Miró fut par la suite la bénéficiaire d’un système qu’elle avait d’abord élaboré pour les autres : La propia Pilar Miró también quiso probar las mieles que en su colmena del ICAA había elaborado. En 1986 produjo y dirigió Werther, que resultó ser un notable fracaso taquillero. Las subvenciones y TVE arreglaron su deficitario rumbo... (« Elle aussi voulut goûter le miel qu’elle avait fabriqué dans sa ruche de l’ICAA. En 1986 elle produisit et dirigea Werther, qui fut un échec commercial. Les subventions et la Télévision comblèrent le déficit... » (19.06.89)
59 Elle avait été nommée le 09.07.85 Chevalier des Arts et des Lettres par le Ministre français de la Culture, Jack Lang.
60 Outre la quantité de travail que représentait la charge assumée, Pilar Miró avait dû subir le 19 février 1985 une deuxième opération du cœur.
61 Sa réouverture, annoncée en 1994, n’eut lieu finalement qu’en mars 1995.
62 L’expression « solos ante el peligro » est un jeu de mots fondé sur la traduction espagnole du titre du film : Le train sifflera trois fois, référence mythique pour la réalisatrice de Gary Cooper... Le producteur Alfredo Matas (1920-1996), entre autres, déplorait le départ de Pilar Miró à un moment si crucial pour le cinéma espagnol. (£/ Pais, 31.12.85). Le décret Miró serait en partie démantelé par le décret Semprún de 1989.
63 Cf. Annexes : interview du 26.02.95.
64 La Vanguardia, 03.10.86. Dans cette énumération cocasse, on peut reconnaître des modèles archétypiques du cinéma hollywoodien qui sont ici récusés. Exemple : le cycle de Rocky (John G. Avildsen), épopée du champion de boxe incarné par Silvester Stallone, commencé en 1976, et qui dix ans plus tard, en est déjà à son quatrième épisode, le cycle de La guerre des étoiles, commencé en 1977 par George Lucas (avec Harrison Ford), poursuivi par L’Empire contre-attaque (1979), puis Le retour du Jedi (1983), et aussi le « monstre » plus inquiétant que les robots anthropoïdes de Stars Wars, Alien, de Ridley Scott (1979).
65 Cf. J.C. Carrière, Le film qu’on ne voit pas, Plon 1996 : « Dans les discussions autour du GATT, l’argument mis en avant par les négociateurs américains est toujours celui de la « libre compétition ». (...) Cela ne veut évidemment rien dire. Comme quelqu’un l’a remarqué : « C’est le renard libre dans le poulailler libre » (p. 188).
66 Pilar Miré adapte par ailleurs au théâtre Les liaisons dangereuses, en décembre 1993. Encore un pari audacieux puisqu’elle le fait en catalan, à Barcelone. En dépit de son cynisme, le personnage de Valmont tombe dans le piège de l’amour et sa mort n’est pas sans rapport avec celle de Werther. C’est même cet aspect « werthérien » du personnage à la fin qui a intéressé la réalisatrice.
67 André Gardies, Le récit filmique, Hachette 1993, p. 7.
68 Cf. Annexes : interview du 31.10.94. Les deux adaptations cinématographiques (celle de Ophuls et celle de Pilar Miró) ont ceci en commun que le tempo est accéléré par rapport au roman et à l’opéra. Cf. Claude-Jean Philippe, Le roman du cinéma (Fayard 1984), tome 2, p. 38-39, qui cite les Souvenirs de Max Ophuls : « Ce ne tut pas un travail de tout repos. De l’autre côté du Rhin, sur les contreforts de la Forêt Noire, les Allemands jouaient à la guerre (...) Le film se ressent lui aussi de cette ébriété qui allège le chariot de travelling dans les bras des machinistes. »
69 Pérez Millán, op. cit., p. 221.
70 En l’absence de prénom, nous adoptons la dénomination de J.A. Pérez Millán en identifiant le protagoniste comme « le Professeur ».
71 La nouvelle Héloïse, de Jean-Jacques Rousseau, est de 1761 (13 ans avant Werther).
72 R. Barthes : Fragments d’un discours amoureux (Seuil, 1977). L’un des fils conducteurs de la réflexion est le personnage de Werther, c’est pourquoi nous y ferons souvent référence dans ce chapitre. La réalisatrice avait lu cet ouvrage (cf. Annexes, interview du 26.02.95). Par ailleurs, elle tourna avec le roman de Gœthe en poche, ayant constamment le livre à l’esprit.
73 Gœthe, Les souffrances du jeune Werther, Gallimard 1991, préface de Pierre Bertaux, p. 21. L’auteur de la préface rappelle à quel point ce roman marqua son époque, connaissant jusqu’à quinze traductions différentes en français en un siècle et demi. Le siècle fut pris de la « fièvre werthérienne » et l’on s’habillait « à la Charlotte » ou « à la Werther ». En 1808, lors de l’entrevue d’Erfurt, Napoléon déclara à Gœthe avoir relu le livre six ou sept fois, et même pendant la campagne d’Égypte.
74 Cf. Bruno Bettelheim : Psychanalyse des contes de fées, R. Laffont, 1976.
75 Gœthe, op. cit., p. 93 : « Aie pour ton père la foi et l’obéissance d’une épouse. Tu seras sa consolation ».
76 Gœthe, op. cit., p. 74.
77 L’acteur Feodor Atkine est un Alberto convaincant : froid et austère, et aussi vaguement inquiétant.
78 Barthes, op. cit., p. 157-158.
79 Gœthe, op. cit., p. 118.
80 Gœthe, op. cit., p. 59.
81 Op. cit., p. 36
82 Cf. interview du 26.02.95. Pilar Miró avait en la comédienne Mercedes Sampietro une interprète qui traduisait exactement les émotions et les sentiments qu’elle voulait lui faire exprimer. Mais dans aucun film on ne trouve un couple fonctionnant comme un parfait duo. Cela aurait pu être le cas de M. Sampietro avec José Sacristán dans El pájaro... si le personnage masculin avait été plus développé. À partir de 1996, cette alchimie est trouvée avec le couple formé par Carmelo Gómez et Emma Suárez, qui avaient d’abord travaillé ensemble dans les films de Julio Medem et que Pilar Miró a judicieusement « utilisés » dans El perro del hortelano et Tu nombre envenena mis sueños.
83 R. Barthes, op. cit., p. 219 : « L’autre n’est pour moi ni il ni elle ; il n’a que son propre nom, son nom propre. Le troisième pronom est un pronom méchant : c’est le pronom de la non-personne, il absente, il annule ».
84 Barthes, op. cit., p. 165 : « Il se forme une constellation ; chaque sujet est appelé à entrer en rapport un jour avec son astre le plus éloigné et à s’entretenir avec lui de tous les autres » (à propos de Gide et de Proust).
85 Ces arguments auraient peut-être pu convaincre la réalisatrice que dans son adaptation, elle a su retrouver l’essence même de la tragédie, d’une façon plus épurée que Goethe, et certes plus convaincante pour un spectateur du 20e siècle.
86 Cf. El Pais semanal du 15.02.87 : article assorti d’une photo de Pilar Miró habillée en Rigoletto. Elle répond à la série de « Locas pasiones » en avouant qu’elle aurait aimé être ténor : El tenor representa mejor que nadie la estética delperdedor con la que vital y artisticamente me identifico. Es el héroe solitario que motiva mi ternura.
87 La transposition est une création réussie, car le cadre marin lui-même n’était pas exempt d’une certaine mièvrerie, par exemple dans l’opéra de Puccini, Madame Butterfly.
88 Barthes, op. cit., p. 118. On peut penser à l’opéra de Wagner : Le vaisseau fantôme (1843), et au film d’Albert Lewin Pandora (1951), avec James Mason et Ava Gardner. Cf. également Nosferatu de F.W. Murnau (1922) qui associe le voyage par mer, la sexualité et la mort.
89 El Pais, 14.04.86 : No se trata de que Cantabria sea reconocida, parque prefiero que los lugares donde la acción se desarrolla sean más intuidos que identificados.
90 Gœthe, op. cit., Préface p. 41.
91 Barthes, op. cit., p. 172.
92 Barthes, op. cit., p. 227.
93 On parla d’une soi-disant décoration offerte au Directeur du festival, dans le but d’obtenir un prix pour le film. La décoration en question datait de trois ans et le film n’obtint pas de prix.
94 Article de Diario 16 du 29.11.86 : Manuel Gutiérrez Aragón se encontró con algunas dificultades para resumir los puntos de vista de cuatro contertulios, Francisco Umbral, Luis Eduardo Aute, el psiquiatra Enrique González Duro y la Directora General del Ente RTVE, Pilar Miró, que demostraron a lo largo de hora y media que cuando se Juntan dos palabras como « amor » y « locura », el postulado de una teoría es imposible... Mirócontradijo a Umbral y Aute cuando se señaló que el suicidio es la única via de sublimar el amor eterno. « No creo que el amor encuentre la eternidad en la muerte porque no creo en la eternidad ».
95 El Pais, 19.10.86
96 Dans un article de El Pais (12.10.86) intitulé « Una chica para todo » (allusion aux services multiples rendus par Pilar Miró au PSOE et à son premier secrétaire, lorsqu’elle le conseilla sur l’image qu’il devait donner de lui), Angel Fernández Santos écrivait : Odiar o amar a Pilar Miró es un viejo vicio que han practicado todos los que la conocieron y que ahora, si mete su tozuda cabeza en RTVE, amenaza convertirse en un deporte national (« Aimer ou haïr Pilar Miró est un vieux vice qu’ont pratiqué tous ceux qui l’ont connue, et qui maintenant, si elle fourre sa tête de mule à la Télévision, risque de devenir un sport national »).
97 Pilar Miró fit les frais de la rivalité qui opposait alors Felipe González et Alfonso Guerra. Ce dernier, vice-Président du gouvernement, n’avait pas apprécié la nomination de P. Miró, qui était la candidate imposée par le Premier Ministre. A. Guerra n’avait même pas assisté à la prise de fonction de la nouvelle Directrice. En même temps que sa démission, Pilar Miró renvoya sa carte du Parti Socialiste. Cf. article de Pilar Diez dans Cambio 16 (22.06.92) : El aparato socialista, que tanto apretó las filas con los casos posteriores de Juan Guerra o Filesa, ofreció encantado, y con prisas, la cabeza de Miró (« L’appareil socialiste, qui a tellement serré les rangs lors des affaires ultérieures de Juan Guerra ou Filesa, avait offert avec empressement la tête de Miró »).
98 Daté de mars 1989, le roman fut un best-seller comme les deux premiers romans d’A. Muñoz Molina : Beatus ille (1986) et El invierno en Lisboa (1987), qui avait obtenu en 1988 le Prix de la critique et le Prix National de Littérature. Plus tard, Antonio Muñoz Molina recevrait le Prix Planeta pour El jinete polaco (1991), et il serait le plus jeune membre admis à l’Académie Royale Espagnole, le 08.06.95.
99 Cf. p. 12. Le premier film de Bernard Rapp, Tiré à part (1997), utilise curieusement Terence Stamp dans le même rôle d’expert en livres anciens (tellement expert qu’il se transforme en faussaire) et certains plans sont tout à fait semblables à ceux de Darman dans son luxueux commerce au charme si britannique. L’acteur semble bien, dans de tels moments, transcender le personnage.
100 Deux chefs-d’œuvre incarnés par Humphrey Bogart sont de l’année 1941 : High Sierra, de Raoul Walsh (réalisateur la même année de They died with their boots on, film référentiel dans Beltenebros), et deThe maltese falcon (Le faucon maltais), de John Huston.
101 Cf. les déclarations de Pilar Miró dans ABC (12.12.91) : No quería contar una historia de suspense, sino darle un tono más bien de cine negro, de « thriller » en el que no importa que se sepa el final (« Je ne voulais pas raconter une histoire avec du suspense, mais plutôt donner un ton de cinéma noir, de « thriller », dans lequel peu importe qu’on sache la fin »).
102 Les réserves émises par Juan Antonio Porto (cf. Interview en Annexes) quant au physique trop manifestement anglais de Terence Stamp sont peut-être à nuancer à la lumière du texte scriptural, où le narrateur précise que le cadre britannique avait complètement déteint sur le personnage (p. 152 : Cambié dinero en un banco, y el empleado me habló con ese tono un poco alto de voz que suele usarse con los extranjeros...) On peut également se souvenir que l’acteur, dans sa jeunesse (1968), avait interprété le rôle du « visiteur » de Théorème de Pasolini, où son regard bleu n’exprimait pas la froideur, mais au contraire toute la douceur du monde, et un pouvoir surnaturel de séduction érotique.
103 Cette fuite est un élément ajouté au récit d’origine, dans lequel Rebeca n’est même pas informée de la mort d’Andrade. Cf. Interview de J.A. Porto (Annexes) : volonté concertée avec Mario Camus d’offrir une « compensation » à Darman.
104 Comme dans un grand classique du cinéma noir américain : The killers (Les tueurs, 1946), de Robert Siodmak, avec Burt Lancaster et Ava Gardner. C’est également le cas de Sunset Boulevard, (Boulevard du crépuscule, 1950), de Billy Wilder.
105 Cette technique est caractéristique aussi des films noirs, où « des flash-back ramènent le spectateur en arrière, soulignant le poids inéluctable du passé et l’impuissance associée au présent. Des portes, des miroirs, des pièces exiguës enserrent les personnages de telle sorte qu’ils apparaissent prisonniers du monde matériel », « Film noir et guerre froide », George Lipsitz, in Revoir Hollywood, présenté par Noël Burch (La nouvelle critique anglo-américaine), Nathan Université, 1993.
106 Cf. Gérard Genette : Figures III, Seuil, 1972, ainsi que André Gaudreault et François Jost : Le récit cinématographique (Cinéma et Récit II), Nathan, 1991.
107 Le titre espagnol est la fidèle traduction du titre original : They died with their boots on (Raoul Walsh, 1941). La traduction française est plus banale : La charge fantastique.
108 Jouant avec les clichés du cinéma classique américain, Pilar Miró déplace ainsi l’étemelle cigarette (indissociable des personnages incarnés par Bogart), du personnage du héros à celui du traître.
109 Il y a une grande différence avec Les trente-neuf marches, par exemple, film d’Hitchcock de 1935, où l’identification du criminel se fait sans équivoque possible : il a une phalange coupée au petit doigt.
110 C’est ce déséquilibre cognitif entre personnage et spectateur qui caractérise pour Hitchcock le suspense. Ex. du film Pas de printemps pour Mamie (1964) où la caméra nous permet de suivre simultanément le vol de Mamie dans un bureau et l’arrivée de la femme de ménage dans le couloir.
111 À propos de la séquence de Psychose où Norman Bates emporte sa « mère » à la cave, Alfred Hitchcock parlait de « direction de spectateur », racontant à quel point cela l’avait amusé de jouer avec la caméra pour mettre le spectateur sur une fausse piste. Michel Chion analyse cette « désacousmatisation escamotée » : chapitre « En souffrance de corps » in La voix au cinéma (Éd. de l’Étoile, Cahiers du Cinéma, 1993).
112 Le processus d’analepse était déjà assez semblable dans un film de Marcel Camé de 1939, Le jour se lève, analysé par André Bazin dans une fiche filmographique résumée par les auteurs de L’analyse des films, J. Aumont et M. Marie (Nathan, 1989), avec cette différence qu’on n’y voyait pas la nuque du protagoniste, mais un objet que le personnage regardait fixement et qui lui remémorait des instants du passé proche et pourtant enfui à jamais.
113 Exemple du début de Tacones lejanos (Talons aiguilles), de Pedro Almodóvar, datant de la même année que Beltenebros : 1991, dont la protagoniste, incarnée par Victoria Abril, s’appelle aussi Rebeca.
114 Jost et Gaudreault, op. cit., p. 110.
115 J.C. Carrière, Le film qu’on ne voit pas (Plon, 1995).
116 Dans le roman, Darman accède au cinéma par un dédale de passages secrets qui n’est pas sans rappeler la littérature feuilletonesque d’Eugène Sue (Les Mystères de Paris, 1842-1843), et l’épisode célèbre de Jean Valjean dans les égouts de Paris, dans Les Misérables, de Victor Hugo (1862).
117 Ce personnage a fasciné son créateur, Fritz Lang, qui y consacra trois films, à différentes époques de sa vie : Docteur Mabuse, le joueur (1922), Le testament du Docteur Mabuse (1933), et Le diabolique Docteur Mabuse (1960).
118 Distinction due à l’origine à Benveniste. La sémiologie du cinéma a repris à la linguistique une grande partie de ses outils. Cf. Esthétique du film (Aumont, Marie, Bergala, Vernet, 1993) : « Le plaisir que je prends au film de fiction tient à un mixte d’histoire et de discours, où le spectateur naïf et le connaisseur trouvent en même temps, par un clivage maintenu, à se satisfaire » (p. 86).
119 Ce redoublement des actions et des personnages, lié à la tromperie, et au sentiment d’étrangeté, appartient à l’imaginaire personnel d’Antonio Muñoz Molina : penser aux personnages-narrateurs de Minaya-Jacinto Solana dans Beatus ille. Il est aussi propre à la structure du film noir, comme dans Le facteur sonne toujours deux fois, de Tay Garnett, (1946).
120 Cf. Annexes : Interview de Juan Antonio Porto du 31.10.96. L’inceste était la révélation finale d’un film consciemment nostalgique et parodique du film noir : Chinatown, de Roman Polanski (1974).
121 Raymond Bellour : L’analyse du film, Calmann-Lévy, 1995 (lenî publication : 1978), p. 142 (chap. « Le blocage symbolique », portant sur La mort aux trousses). Analysant la nouvelle de Balzac, Sarrasine, Roland Barthes trouvait dans le récit classique littéraire la même exigence de dévoilement : « De même que la rime structure le poème selon l’attente et le désir du retour, de même les termes herméneutiques structurent l’énigme selon l’attente et le désir de sa résolution ». (S/Z, Seuil, 1991).
122 Richard Dyer : « Homosexualité et film noir », in Revoir Hollywood (la nouvelle critique anglo-américaine), Nathan, 1993 (présenté par Noël Burch). La structure labyrinthique sera étudiée de plus près dans la deuxième partie.
123 Depuis le premier film des frères Lumière : Entrée du train en gare de la Ciotat. jusqu’aux nombreux films policiers dont une partie, parfois la totalité de l’action, se déroule dans un train. Javier Aguirresarobe, interviewé par Carlos Heredero, (op. cit., p. 45), rappelle que la fuite en train était une idée exclusive de Pilar Miró : Era una idea exclusiva de Pilar Miró. Al principio tratamos de marcarle unos ciertos limites espaciales, pero ella se empeñó en llevarlo hasta el final y sin concesiones.
124 Heredero, op. cit., p. 44 : Después de leer la novela de Muñoz Molina, yo pensaba que aquel Madrid sólo podía ser en blanco y negro, que remitía a una ciudad inexistente y que no podiamos reconstruirla en términos costumbristas (...) Era preciso buscar una cierta nocturnidad (...) Teníamos un baremo de 1 a 8, donde el ocho era la zona más colorista -y en la que apenas había una sombra de color- y el uno era blanco y negro. Esto puede dar una idea de la severidad cromática con la que se « pintó » el film.
125 Obscurité fréquente aussi dans les titres des films noirs américains. Ex : Les passagers de la nuit, Delmer Daves, 1947. Cf. « Film noir et guerre froide », in Revoir Hollywood, op. cit. : « Ceux qui travaillent (et qui vivent) de nuit voient le côté sombre des choses, et dans le film noir cela signifie le côté véridique des comportements humains, avec son cortège de corruptions, d’avarices, de violences ». (p. 170).
126 Les Prix « Goya » ont été institués par l’Académie du Cinéma en 1987.
127 ABC du 14.12.91 : Beltenebros tiene el mismo sello de una película realizada en Hollywood. Es un filme de serie negra americana, hecha a nivel mundial. Miró es una directora de calidad internacional. He llegado a la conclusión de que lo que Pilar quiere, Pilar lo consigne. La presse multiplia les photos de Pilar rayonnante avec son Ours d’argent. Elle fut reçue par le Roi Juan Carlos le 17.03.92, qui la félicita pour cette récompense.
128 Cf. Annexes, Interview du 31.10.94. La bonne entente qui a régné entre Pilar Miró et les excellents acteurs de La verdad sospechosa fut probablement l’un des facteurs de la réussite, perceptible dans El pájaro..., où la scène drôle et enlevée qui est choisie, est filmée avec légèreté et fluidité.
129 Cf. Annexes : Interviews de Pilar Miró et de Mercedes Sampietro.
130 Pilar Miró ne savait pas d’où était tirée cette citation et cela ne l’intéressait pas. Sa référence littéraire à elle dans ce film, c’est Angel González, dont le recueil Palabra sobre palabra est cité au générique de fin.
131 Il y a même fort à parier que ce roman monotone aux personnages vélléitaires l’aurait exaspérée, ainsi que les déclarations à caractère raciste dont le texte est émaillé.
132 Voir l’analyse structurale de Vladimir Propp dans Morphologie du conte (Poétique/Seuil, 1992) : il dégage 31 fonctions qui sont les caractères de base, constants dans tout conte merveilleux.
133 Igor Stravinsky composa une pièce musicale inspirée du conte, à la demande de Diaghilev pour les Ballets Russes (création à Paris en 1910).
134 Cf. Note de l’éditeur : « La trame de notre féerie est constituée en majorité d’une suite de pérégrinations dans l’autre monde. Ce type de narration appartient à la plus ancienne couche des récits de l’humanité (avec les récits d’initiation) et a donné des textes aussi divers que Le livre des Morts des Égyptiens, La Divine Comédie de Dante, Les Mémorables de Swedenborg ou Aurélia de Gérard de Nerval ». (Actes Sud, p. 147). D’autres récits où l’oiseau joue un rôle important dans la découverte d’une vérité et l’apprentissage d’une sagesse peuvent être signalés, comme le conte d’Andersen : Le rossignol de l’empereur de Chine.
135 Maeterlinck, op. cit., p. 137 (« Lecture », de Michel Otten).
136 « Nous n’avons pas changé de place ; ce sont tes yeux qui ont changé de sphère... Nous voyons à présent la vérité des choses ». (Acte IV, 9).
137 Le générique de La petición se superpose aussi à l’embrayage du récit, même si celui-ci est très sommaire : un plan fixe de la tonnelle où deux enfants (Teresa et Miguel) sont filmés de dos et marchent en se tenant par la main, s’éloignant progressivement vers le fond du cadre.
138 Cf. article d’Edmond Raillard : « Génériques. Considérations sur l’entrée en matière au cinéma » in « Style et image au XXe siècle » (Hispanística XX. 1994, Université de Bourgogne).
139 « Es una planificación inusual para mí, con planos largos mantenidos » (El País, 06.05.93).
140 Cf. l’article élogieux et plein d’émotion d’un ex-camarade de l’EOC, Alvaro del Amo : Tu película, un pequeño tratado sobre la desolación, indica cómo las emociones son algo duro, hiriente (...) Desde el delicado travelling a la puerta de la cocina, que abre la película, hasta el conmovedor congelado con los tres seres estupefactos en la playa, con que termina, se ha producido una áspera, alegre y tristísima travesía por el desierto para llegar, con cierta serenidad, a ninguna parte... (El Mundo, 05.06.93) (« Ton film, un petit traité sur la désolation, montre à quel point les émotions sont poignantes (...) Depuis le délicat travelling à la porte de la cuisine, qui ouvre le film, jusqu’à l’émouvant arrêt sur image avec les trois êtres pétrifiés sur la plage, par lequel il se termine, il s’est produit une âpre, joyeuse et triste traversée du désert pour arriver nulle part, mais avec une certaine sérénité... »)
141 El Observador, 04.05.93. Elle dit qu’elle avait toujours envié Carlos Saura de pouvoir faire cela, et avait pu le réaliser ici.
142 Aucun film espagnol ne figura cette année-là dans la sélection officielle des films concourant pour le palmarès. Le journal Libération, se faisant l’écho de la série « Un certain regard » (la coïncidence entre l’intitulé et le caractère formel du film est à souligner) titrait avec humour : « Au bonheur de la dame de fer » (15-16.05.93).
143 Pedro Moreno, qui jusque là n’avait travaillé que pour le théâtre, doit à Pilar Miró sa première contribution cinématographique et son premier Goya. En 1999 il en récolta un autre pour ses costumes de Goya en Burdeos de Carlos Saura.
144 Un plan montre, plein cadre, l’épaule dénudée d’Emma Suárez marquée d’un tatouage : négligence ou provocation ? En tout cas, signe de modernité.
145 Il ne faut point négliger la fonction « carnavalesque » du statut de la femme dans la Comedia du Siècle d’Or : sur scène, elle pouvait tout faire, se travestir en homme ou bien s’amouracher de son secrétaire et l’épouser : la transgression des lois sociales sur scène jouait comme une soupape de sécurité pour la préservation des schémas sociaux, et de l’assujettissement de la femme dans la société réelle. Il n’en reste pas moins que la réalisatrice a choisi de porter au cinéma une pièce où la figure féminine s’arroge une insolente liberté. Le prénom même du personnage rappelle qu’il incarne le « complexe de Diane », aspiration de la femme à échapper à la dépendance amoureuse (cf. M. Vitse, Eléments pour une théorie du théâtre espagnol du XVIIe siècle, Presses Universitaires du Mirail, 1990, p. 542 et suiv.).
146 Dans l’esthétique lopesque, le mélange des genres est le résultat d’un sens pragmatique : le théâtre jouissait d’une faveur dont on n’a pas idée à notre époque et attirait toutes les classes sociales : partant, les allusions mythologiques et érudites s’adressaient aux plus « doctes », tandis que les scènes comiques, à l’initiative de valets parfois peu raffinés, faisaient rire le peuple, « el vulgo », comme l’appelle Lope (cf. la scène de l’office et les plaisanteries grossières de Tristán sur les amours du docteur et de sa gouvernante). À la fin, Teodoro, suivant en cela le rôle traditionnel du souverain dans la comedia, marie Tristán à Dorotea, comme Diana a marié Marcela à Fabio, sans que compte le moins du monde l’avis des intéressés.
147 On sait que la théorie du désir mimétique est la pièce maîtresse de l’anthropologie de René Girard, s’opposant à l’insistance freudienne en faveur d’un désir objectal (le complexe d’Œdipe enracine le désir dans l’objet maternel).
148 Suzanne Varga rappelle dans son ouvrage L’amour des mythes et les mythes de l’amour (Artois Presses Université, 1999) que la fascination du regard dans la poésie lyrique auriséculaire est une compensation au tabou pictural « dans une Espagne fortement marquée par un christianisme épris d’orthodoxie et voué à la condamnation des sens et de l’homme sensible et charnel ». La modernité cinématographique, tout en restant très respectueuse du texte, offre ici une compensation visuelle à l’orthodoxie bien-pensante...
149 Vers 2296 : No dudes ; naturalmente / es del hortelano et perro : / ni come ni comer déjà, / ni está fuera ni está dentro.
150 Pour les portraits de la Dame et de l’amant dans la poésie auriséculaire, nous renvoyons à l’ouvrage de Dominique Fernandez et Suzanne Varga Guillou (op. cit.)
151 Mátame o dame la vida ; / da un medio a tantos extremos.
152 Sur le désir de profération des mots d’amour, cf. R. Barthes, Fragments d’un discours amoureux.
153 Cosas como éstas / son la cartilla, señora, /de quien amay quien desea. (v. 1062-1064)
154 No lo hiciera el sol /si, como es sol, mujer fuera. (v. 825-826)
155 Pour la « désaristotélisation » chez Lope, voir Lope de Vega, L’art nouveau de faire les comédies, Paris, Les belles Lettres, 1992, traduction de Jean-Jacques Préau. Cf. Préface de José Luis Colomer : « Les séparations que la littérature antique établit entre le ton, le sujet, le style convenant à chaque modalité théâtrale s’avèrent artificielles, parce qu’étrangères à la variété dont la nature nous donne l’exemple. »
156 Lo trágico y lo cómico mezclado, / Y Terencio con Séneca, aunque sea/ como otro Minotauro de Pasife, / harán grave una parte, otra ridícula, / que aquesta variedad deleita mucho : / buen ejemplo nos da la naturaleza, / que por tal variedad tiene belleza.
157 La Vanguardia et El Periódico, 8.12.96.
158 En l’occurrence, Shakespeare est beaucoup plus connu et apprécié en France que Lope de Vega...
159 Film dont Télérama rendit compte de façon très élogieuse (n° 2617)
160 Paco Valduque est interprété par Angel de Andrés, qui fait un inspecteur de police très convaincant. C’est le même acteur qui incarnait Ricardo, l’un des galants ridicules de Diana dans Elperro...
161 Ricardo Franco mourut peu de temps après Pilar Miró, le 20 mai 1998, pendant le tournage de Lágrimas negras, et après avoir lui aussi remporté un beau succès en 1997 : cinq Goyas pour son film La buena estrella (avec Antonio Resines, Maribel Verdú et Jordi Mollá).
162 Avec une totale immodestie (ou bien au contraire avec un humour distancié, cela est difficile à dire), Carmelo Gómez déclara lors de la conférence de presse qui suivit la présentation du film au festival de San Sebastián qu’il aimerait qu’on les compare (lui-même et Emma Suárez) au célèbre couple Humphrey Bogart-Lauren Bacall.
163 Un seul acteur est commun aux deux films : il s’agit de Simón Andreu, qui joue le rôle d’Andrade dans Beltenebros, et celui du commissaire Antúnez dans Tu nombre...
164 Comme un clin d’œil humoristique, et un commentaire méta-discursif, lorsqu’Angel embrasse Julia (baisers qui inaugurent la deuxième scène érotique entre eux), Angel lui demande si elle veut aller au cinéma : Julia lui répond que non, et précise son désir sans équivoque...
165 À une première vision du film, la vague ressemblance entre l’acteur Toni Cantó (Jaime, l’amant de Julia) et Aitor Merino (Luis, son frère) – peut-être due à la façon de jouer, car le physique du premier est plus robuste – ne laisse pas d’être un peu gênante.
166 Cervantes avait déjà tiré tous les effets possibles de ce procédé appelé « el engaño a los ojos ».
167 On repense au personnage homonyme, héroïne du film de Fred Zinnemann (l’auteur du Train sifflera trois fois) : Julia (1977), où Jane Fonda incarnait également le rôle d’une femme (celle de l’écrivain Dashiell Hammett) qui répugne à la violence, mais qui se voit emportée dans son tourbillon et réagit avec courage et opiniâtreté. Son personnage était certes mieux dessiné que la Julia de Tu nombre...
168 Voir aussi le film Libertarias (Vicente Aranda, 1996), avec Ana Belén, Victoria Abril et Ariadna Gil.
169 Voici un autre détail révélateur de la faiblesse du roman, et que la cinéaste conserve dans son adaptation : le futur mari de Julia répond au nom de John Balfour. Dans un livre qui présente des héros fictifs avec en toile de fond des personnages historiques (comme Indalecio Prieto, ex-ministre de la République, et qui est censé avoir placé la maison des Buendía sous la protection du ministère de la Guerre), l’attribution d’un patronyme célèbre qui peut prêter à confusion est une maladresse (Lord Balfour fut célèbre pour son discours de 1917 promettant aux Juifs une terre en Palestine). Par ailleurs, le patronyme de Buendía, si célèbre depuis le roman de Gabriel García Márquez, Cent ans de solitude, n’est pas non plus très heureux.
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Pilar Miró, vingt ans de cinéma espagnol (1976-1996)
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