Introduction
p. 7-20
Texte intégral
1La capacité des chercheur.e.s1 à s’intéresser à des terrains d’enquête situés en dehors des frontières nationales, et à les étudier au plus haut niveau mondial, est un critère important de maturité et de qualité d’une communauté scientifique en sciences humaines et sociales (SHS). La France fait partie des nations dont les chercheur.e.s en SHS ont l’habitude de travailler sur des objets scientifiques inscrits dans des contextes situés partout dans le monde et de le faire en liaison étroite avec les communautés internationales spécialistes de ces objets. C’est un résultat qui s’appuie à la fois sur une longue tradition académique, sur une formation initiale qui laisse une large place dans ses cursus à l’étude d’autres régions du monde que la France et l’Europe, sur l’élaboration dans des collectifs internationaux de théories, de méthodes, d’outils dans une dynamique de globalisation des recherches en SHS, et sur un investissement considérable de l’État. Les rares pays qui ont la capacité d’avoir des chercheur.e.s en sciences humaines et sociales capables de travailler sur des objets situés dans toutes les régions du monde y consacrent en effet des ressources importantes, comme, par exemple, aux États-Unis, où des fonds fédéraux ont été mobilisés en ce sens de manière très volontariste à partir des années 1990.
2La France entretient de précieuses infrastructures de recherche qui permettent aux spécialistes d’un grand nombre de disciplines et de thématiques de travailler sur et à l’étranger. À côté des universités, nous pouvons mentionner ici les institutions spécifiquement tournées vers l’étude de grandes régions mondiales comme, par exemple, l’École française d’Extrême-Orient (EFEO) ou, sur des thématiques qui croisent les sciences humaines et sociales, l’Institut de recherche pour le développement (IRD). Nous pouvons également rappeler les dispositifs qui alimentent les recherches des personnels recrutés sur ces domaines au sein des organismes, comme le Centre national de la recherche scientifique (CNRS) ou l’Institut national d’études démographiques (INED), au sein des universités et des grandes écoles, en particulier l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), l’École pratique des hautes études (EPHE) ou l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco), mais également les écoles françaises à l’étranger, les unités mixtes internationales du CNRS, ou les unités mixtes des instituts français de recherche à l’étranger (UMIFRE) opérées par le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et le CNRS. Enfin, les vastes ressources documentaires qui sont disponibles dans ou à partir des bibliothèques en France participent également de ce potentiel considérable.
3Les chercheur.e.s français.es ou exerçant en France sont donc capables de faire progresser les connaissances mondiales soit sur des objets soit sur des terrains situés en Afrique, en Asie, sur le continent américain, ou encore dans le Pacifique. Ils les portent à un haut niveau car elles et ils associent la familiarité avec un terrain d’enquête ou d’étude, l’acquisition de la ou des langues de ce terrain, et la maîtrise d’une ou de plusieurs disciplines. L’articulation de ces trois éléments définit la nature même des études aréales telles qu’elles sont comprises dans ce texte. Cependant, cette situation n’est en rien un acquis définitif. Elle est, au contraire, fluctuante et semble avoir été remise en cause ces dernières années, à la fois pour des raisons internes à l’évolution de l’enseignement supérieur et de la recherche en France, et pour des raisons liées à la globalisation, qui transforme tant de secteurs depuis les années 1990. Les grandes et prestigieuses traditions d’étude du Moyen-Orient, des mondes musulmans, de l’Asie ou encore des Amériques, de l’Europe centrale et orientale, forgées en particulier à l’époque des Lumières, à celle de l’expansion coloniale, dont elles ont d’ailleurs été un des ressorts, et pendant les décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale et la décolonisation, restent vivaces et, pour l’essentiel, dynamiques. Mais elles doivent être sans cesse entretenues, développées et adaptées à l’évolution du monde académique contemporain. Et les points de fragilité de ces études doivent également et constamment être rappelés à l’attention des autorités académiques, aussi bien à l’échelle du ministère, qu’à celle des établissements, des communautés d’universités et d’établissements (Comue) et des communautés elles-mêmes.
4Leur soutien est d’autant plus important qu’une des grandes forces des études aréales est de faire des chercheur.e.s qui y sont impliqué.e.s des interfaces entre les communautés scientifiques des pays qu’elles et ils étudient et les chercheur.e.s qui travaillent sur la France et l’Europe. Une autre spécificité des études aréales est leur communication étroite avec le tissu universitaire d’autres pays. Les circulations sont intenses, et la formation en France de nombreux.ses étranger.ère.s devenu.e.s par la suite chercheur.e.s ou enseignant.e.s-chercheur.e.s dans leurs pays est un vecteur fort de l’influence intellectuelle et universitaire française.
5Pour ces raisons, les études aréales sont l’un des vecteurs les plus significatifs de l’internationalisation des SHS françaises. Cette dimension est d’autant plus précieuse que les spécialistes des différentes aires développent des compétences spécifiques et une expertise, appuyée sur leurs pratiques de chercheur.e.s, qui peuvent répondre de manière efficace aux besoins nouveaux du public et de l’État. L’internationalisation des SHS va donc de pair avec la question centrale du transfert des connaissances de la recherche publique vers la société civile et les pouvoirs publics.
6Notre réflexion sur les études aréales croise une interrogation plus globale sur la recherche qui concerne les disciplines rares2. Dans certains domaines, si un.e professeur.e, un.e directeur.rice de recherches ou un.e directeur.rice d’études parti.e en retraite n’est pas remplacé.e, un pan entier de recherche disparaît en France alors qu’il reste dynamique, par exemple en Allemagne ou dans les pays anglophones, ou se met en place et s’organise dans les pays émergents. La mutation d’un personnel administratif – comme d’un.e documentaliste – peut avoir strictement le même effet. Inversement, si un.e spécialiste de haut niveau formé.e en France ne trouve pas de poste dans notre pays, elle ou il pourra assez facilement trouver à s’employer temporairement ou définitivement à l’étranger, soit dans les universités des pays anglophones, soit dans les universités des pays émergents en matière de recherche, comme Singapour ou la Chine.
7Le milieu de l’enseignement supérieur et de la recherche a réagi depuis plusieurs années à ces fragilités, en particulier en développant les groupements d’intérêt scientifique (GIS) tournés vers les études aréales : Études africaines en France3 ; Études asiatiques4 ; Moyen-Orient et mondes musulmans5, qui ont rejoint l’Institut des Amériques créé antérieurement6. Dotés d’un comité directeur, qui réunit les tutelles des unités de recherche affiliées au GIS, et d’un conseil scientifique, les GIS jouent un rôle important de coordination et d’optimisation de la recherche sur les grandes aires mondiales. Ils sont un lieu de discussion et de concertation entre les membres des communautés scientifiques concernées, à même de donner une meilleure visibilité à ces communautés et leurs travaux.
8Les quatre GIS ont produit des livres blancs sur l’état des recherches sur les aires qu’ils couvrent et qui sont tous en ligne sur leurs sites web. Ils en ont tiré un certain nombre de préconisations concernant la préservation et le développement du potentiel de recherche de la France dans ces domaines. Ce potentiel est considérable mais il est confronté à deux défis : organiser la relève des générations dans un contexte de compétition internationale exacerbée ; et préserver et augmenter la puissance et la diversité thématiques, disciplinaires et aréales des recherches dans un contexte d’autonomie des établissements de recherche et de construction des politiques de sites. Sans prétendre les résumer, ce livre synthétise les principales analyses des livres blancs présentés par les GIS en études aréales et conclut sur un ensemble de préconisations qu’ils partagent. Pour un approfondissement et une analyse détaillée des situations à l’échelle régionale, nous renvoyons bien sûr les lecteurs aux quatre livres consultables en ligne sur les sites des différents GIS.
9Les études aréales sont, parmi d’autres, un outil grâce auquel les communautés scientifiques françaises, quelles que soient les disciplines envisagées, entretiennent leur capacité de recherche sur les régions situées en dehors de l’Europe. Elles ne sont, naturellement, qu’un mode d’organisation de la recherche parmi d’autres. Elles ne doivent être considérées ni comme une proposition épistémologique à vocation hégémonique, ni comme une superstructure englobant toutes les formes de recherche sur les terrains lointains, et surtout pas comme une architecture contraignante qui cloisonnerait définitivement les aires. Les spécialistes mettent d’ailleurs depuis quelques années le dialogue entre les aires au cœur de leurs réflexions, en particulier entre spécialistes de l’Asie et de l’Afrique ou entre spécialistes des Amériques et de l’aire Asie-Pacifique. Elles et ils intègrent donc de plus en plus une intéressante dimension transaréale. D’ailleurs, au sein même des aires, des décloisonnements s’observent. Autrefois strictement séparé.e.s entre spécialistes de l’Amérique du Nord et spécialistes de l’Amérique latine, les chercheur.e.s américanistes s’organisent aujourd’hui de plus en plus en unités dédiées aux « Amériques », dans lesquelles la comparaison Nord/Sud est un axe fort des recherches. Enfin, les études aréales se sont révélées d’excellents vecteurs de réception, en France, des éléments les plus intéressants des grands courants mondiaux comme les études globales ou les études coloniales ou postcoloniales, menant à des formes de « désoccidentalisation » des SHS et de décloisonnement des recherches.
10Les livres blancs des GIS en études aréales font le point sur l’organisation de la recherche sur les grandes régions du monde. Notons d’ailleurs qu’une partie de ces réflexions développées sur la spécificité de la recherche sur les aires africaines, américaines, asiatiques et pacifiques seraient valables également pour certaines parties de l’Europe, en particulier sur la Russie ou les Balkans. Les enseignements de ces livres blancs concernent donc au premier chef les communautés scientifiques et les grands acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche, du ministère de l’Éducation nationale, de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation (MESRI) aux établissements en passant par la Conférence des présidents d’université (CPU), l’Alliance thématique nationale des sciences humaines et sociales (Athéna), la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH), ou les organismes comme le CNRS ou l’IRD. Mais, au-delà de ce premier cercle, ils doivent aussi intéresser l’ensemble des décideurs publics, en particulier au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE), partenaire de bien des actions que mentionnent les livres blancs, au ministère des Armées, au ministère de l’Intérieur, ou encore dans les assemblées parlementaires.
Notes de bas de page
1 Les éléments développés ici synthétisent les apports des livres blancs produits par les quatre groupements d’intérêt scientifique (GIS) Institut des Amériques, Études africaines, Moyen-Orient et mondes musulmans et Asie, et consultables sur les sites web de ces GIS mentionnés plus haut. Nous remercions les directeurs de ces GIS, Jean-Michel Blanquer, Pierre Boilley, Catherine Mayeur-Jaouen ainsi que Sébastien Lechevalier et Jean-François Huchet, et toutes les personnes qui ont contribué à la rédaction et à la préparation de ces livres blancs, en particulier Marion Magnan, Véronique Lautier et Salomé Cheval, Cyrielle Michineau et Claire Le Poulennec. Nous remercions également l’Alliance thématique nationale des sciences humaines et sociales (Athéna) et sa déléguée générale Françoise Thibault de leur aide précieuse lors de la préparation de cet ouvrage et de l’accueillir dans ses collections.
2 Voir le rapport Disciplines rares, remis à Mme la secrétaire d’État chargée de l’Enseignement supérieur et de la Recherche le 16 décembre 2014 http://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/Actus/62/1/rapport_final_mission_disciplines_rares_16-12-2014_404621.pdf
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