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I. Le statut épistémologique de l’interdisciplinarité comme enjeu

p. 14-16


Texte intégral

1Promouvoir comme une exigence l’interdisciplinarité pour les sciences humaines et sociales nécessite de rompre définitivement avec une conception positiviste, celle d’une « science » qui se voudrait pure de toute influence ne relevant pas de la dynamique propre du travail de connaissance. Ainsi, pour rejeter l’idée que « le monde existe vraiment, objectivement, en dehors de nous ( et qu’il convient de) ne considérer que les faits »1, pourrait-on emprunter ici à l’une des figures du courant « Science and Technologies Studies (S&TS) », Sheila Jasanoff, le concept de « co-production », en prenant en compte le fait que le processus de production de la connaissance est une résultante non seulement d’une quête désintéressée d’une « vérité » mais de l’influence conjointe de la poursuite d’intérêts, de logiques institutionnelles, sociales, économiques, culturelles et politiques2.

2Le statut épistémologique de l’interdisciplinarité ne découle pas alors seulement de ce que peuvent être ou doivent être les rapports entre des disciplines, de la prise en compte des spécificités d’ordre épistémologique de chacune d’entre elles, des fondements historiques de leur identité propre, des particularités de leurs méthodes respectives, de la diversité ou de la particularité des objets qu’elles traitent, de leurs façons, de leurs manières de prétendre à la validité… Il s’agit également de considérer que les modes de fonctionnement des univers de production des savoirs sont inscrits dans une histoire et dans des contextes. L’économie complexe des relations entre disciplines et interdisciplinarité tient non pas seulement à ce qui serait une dynamique propre de l’évolution de la connaissance mais au statut social, politique, qui est accordé à cette dernière, aux représentations sociales dont elle fait l’objet, aux appropriations auxquelles elle est exposée, aux contextes dans lesquels évoluent les sociétés et aux problèmes auxquels celles-ci sont confrontées. Les équilibres ou les tensions dans les relations entre disciplines et leurs éventuelles collaborations dépendent également de l’influence de leurs propres formes d’institutionnalisation, du degré d’influence, dans ces processus historiques d’institutionnalisation, de logiques d’intérêts, de pouvoir, d’impératifs identitaires ou de quêtes de perpétuation d’univers protecteurs.

3C’est au traitement de ces questions, où la dynamique propre de la connaissance rencontre celle d’acteurs, de stratégies, d’enjeux politiques, que sera consacré le présent chapitre. « Il y a classiquement en épistémologie des facteurs internes et des facteurs externes »3 auxquels s’ajoutent : la dimension institutionnelle dont l’organisation en disciplines est constitutive ; la question de l’implication citoyenne qui semble s’imposer de plus en plus. Seront donc successivement traités dans ce chapitre : les expressions de la co-production des régimes de savoirs en fonction d’une histoire et de contextes (1) ; le poids des dynamiques propres des institutions productrices de savoirs dans ce processus de co-production (2). La question sera enfin posée de ce qui apparaît comme un enjeu de plus en plus pressant : celui du rapport entre la promotion de l’interdisciplinarité et l’exigence de faire entrer un peu plus les régimes de savoirs en démocratie4 (3).

Notes de bas de page

1 Juignet, P. « Les principes philosophiques de la science moderne », Philosophie, science et société [https ://philosciences.com/philosophie-et-science/methode-scientifique-pardige-scientifique/197-philosophie-science moderne (/philosophie-et-science /methode-scientifique-paradigme-scientifique/197-philosophie-science-moderne].

2 Pour une analyse approfondie de cette notion de « co-production », on pourra se reporter à une synthèse que Sheila Jasanoff consacre à cette approche « co-productionist » de la littérature issue du courant « Science and Technologies Studies » dans son « Afterword » : Jasanoff, S. (Ed.), States of Knowledge. The co-production of science and social order, Abingdon, Oxon, Routledge, 2004, p. 274 et s.

3 TR1, Jean De Munck.

4 Pour paraphraser Dominique Vinck : Vink, D. Science et Société. Sociologie du travail scientifique, Paris, Armand Colin, 2007, p. 276.

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