Introduction
p. 7-12
Texte intégral
1L’interdisciplinarité est devenue la figure imposée de toutes les actions de programmation de la recherche. Exigée ou revendiquée, suggérée ou proclamée, elle est exposée au défi d’une mise en œuvre, d’une concrétisation ou d’une consolidation. Inscrite dans les principes de politique scientifique des Maisons des sciences de l’homme, elle est, depuis plus d’une trentaine d’années, une des grandes missions que ces dernières s’attachent à faire vivre par le soutien aux initiatives et l’approfondissement des échanges scientifiques. Les pratiques d’interdisciplinarité y furent longtemps perçues comme une démarche interne aux sciences humaines et sociales, mais elles impliquèrent progressivement d’autres secteurs scientifiques ou d’autres formes d’accès au savoir. Pour prendre la mesure de ces mutations, le Réseau national des Maisons des sciences de l’homme (RnMSH) s’est engagé dans une réflexion collective sur le renouvellement de ces pratiques de l’interdisciplinarité.
2En accord avec le Président de son conseil scientifique, le RnMSH a imaginé un colloque en deux étapes : en septembre 2021, des ateliers dédiés à examiner les formes d’interdisciplinarité, leur dynamique et les pratiques conduites au sein des MSH ; en janvier 2022, une mise en perspective des politiques d’interdisciplinarité et de leur contribution à ce qui pourrait devenir une recomposition du régime de connaissance. Ce livre représente une troisième étape de l’analyse en ce qu’il vise à rendre compte des principales réflexions développées lors du colloque tout en les inscrivant dans un champ excédant l’univers des MSH et celui des sciences humaines et sociales.1
3Dans le présent ouvrage, l’interdisciplinarité est examinée suivant trois dimensions : la constitution du régime de connaissance (1), la contribution aux politiques scientifiques (2), la mise en œuvre au sein ou à partir des MSH (3). Selon une approche fidèle à la grande plasticité de l’usage de l’interdisciplinarité prônée par les MSH et leur réseau, cette dernière apparaît ici comme un processus générique qui se déploie selon des expériences couvrant différentes formes d’intensité et de risque.
4La première partie de l’ouvrage s’attache au statut épistémologique de l’interdisciplinarité. La signification de ce qui se donne à voir comme une remise en cause de l’ordonnancement disciplinaire est recherchée à travers un retour sur les conditions historiques de la production des savoirs. L’interdisciplinarité accompagne les mutations du système de recherche, elle en est même une plaque sensible. Elle est l'expression : soit des critiques de la division du travail scientifique portées par des institutions favorables à un processus de recherche répondant aux objectifs prédéfinis par les pouvoirs politiques et économiques ; soit d’une remise en cause touchant l’organisation des savoirs, leur production et leur transmission. Avant de contribuer à promouvoir l’interdisciplinarité, l’analyse des démarches interdisciplinaires impose ainsi un détour afin de situer la force des « ancrages » disciplinaires, leurs capacités à produire des représentations sociales communes, y compris sur les domaines qui leurs sont étrangers. L’enjeu devient alors de prendre en considération les dilemmes des institutions productrices de savoir sommées de s’affranchir de divisions et de cloisonnements tout en préservant les acquis de la professionnalisation de la recherche. Ces questionnements sur les perturbations engendrées par la dynamique interdisciplinaire se conjuguent avec le fait que la production de savoir est de plus en plus confrontée aux effervescences de la société. Celles-ci se manifestent notamment à travers les pressions économiques et le poids croissant d’aspirations citoyennes à des formes diverses d’implications : de sujet de la « science », il s’agit désormais pour l’espace social d’en être acteur. La question de la science et de la société devient celle de la science dans la société. Inscrite ainsi dans un « champ de forces », l’interdisciplinarité semble de plus en plus incontournable pour traiter dans leur multidimensionnalité des défis contemporains.
5La genèse et la mise en œuvre des politiques d’interdisciplinarité dans la recherche est l’objet de la seconde partie qui retrace leur déploiement au niveau européen et national, puis à celui des établissements avant de s’intéresser aux tensions qu’elles engendrent. Ainsi, transparaît l’influence durable de la « carte cognitive » qui émerge avec la vision d’une « société de la connaissance » fondée sur une équivalence entre les développements économiques et scientifiques et une primauté accordée aux sciences et technologies de l’information. La vision cybernétique de la connaissance promeut des approches systémiques et n’encourage guère la vision interdisciplinaire et réflexive portée par les sciences humaines et sociales. Confrontés aux orientations européennes ou nationales de l’interdisciplinarité, les établissements pratiquent une adhésion opportuniste, développent des politiques incitatives plus que normatives, organisent le contournement de leur propre structure disciplinaire et esquissent une polarisation par grandes thématiques. Ces adaptations propices aux dérogations partielles ou aux formes expérimentales génèrent des équilibres instables qui appellent une mise en cohérence des politiques d’établissement et de site universitaire. Les pratiques interdisciplinaires sont fréquemment mises à l’épreuve, que cela soit lors des évaluations des projets collectifs ou des parcours individuels, pour l’accumulation des connaissances et leur légitimation par les publications, ou pour construire des parcours de formation compatibles avec un ancrage disciplinaire. Favoriser l’interdisciplinarité impose le plus souvent de multiples ajustements, parfois des bricolages judicieux et l’existence de lieux qui lui donnent de la légitimité.
6La contribution des « lieux ressources » au développement de l’interdisciplinarité fait l’objet d’une troisième partie. Réfutant les visions incantatoires des politiques d’interdisciplinarité, les MSH et leur réseau se sont engagés dans un travail de long terme propice aux hybridations et aux nouvelles manières de comprendre et de penser en toute conscience les interactions disciplinaires. Les MSH accompagnent les initiatives et les projets interdisciplinaires, encouragent des rencontres inédites entre disciplines ou secteurs scientifiques et portent une réflexion collective sur la pratique de l’interdisciplinarité. Lieux de projets partagés entre des ingénieurs, des chercheurs et des enseignants-chercheurs, les maisons offrent, aux côtés des interdisciplinarités de nature thématique ou instrumentale (avec le partage de méthodologies et des outils numériques), une forme structurellement interdisciplinaire. La comparaison des trajectoires de la MISHA2 et de la MMSH3 donne ainsi à voir le déploiement progressif des politiques d’interdisciplinarité et l’influence des dynamiques internes aux maisons qui permettent de déjouer le poids des identités thématiques et la structuration disciplinaire ou institutionnelle de l’université. À Strasbourg comme à Aix-en-Provence, les deux MSH s’appuient sur leurs services et leurs centres de ressources, elles utilisent leurs capacités d’action pour bénéficier de possibilités ouvertes par les politiques de site afin de diversifier les initiatives interdisciplinaires et intersectorielles. Autre exemple, la création d’un nouveau réseau « Sports et Sociétés » à l’initiative du RnMSH, dessine les étapes et les objectifs d’une coalition thématique interdisciplinaire. La phase de constitution de ce dernier permet de mettre en valeur les projets soutenus par les MSH, de préciser leurs orientations et d’esquisser des rapprochements pertinents avec l’espoir d’accroître la visibilité et le crédit des travaux de sciences humaines et sociales. Pourra lui succéder une seconde étape plus favorable à des recherches interdisciplinaires équilibrées associant les dimensions sociales et physiques du sport.
7L’entretien de Jean De Munck, témoin attentif, clôt l’ouvrage. Il analyse les changements de perspective qui ont polarisé les débats sur l’interdisciplinarité et la conception des disciplines au cours des cinquante dernières années et qui forment le socle pacifié des échanges actuels. Les discussions s’ouvrent à d’autres enjeux, tel celui de la finalité de la science confrontée à la pluralité de ses publics légitimes ou aux questions politiques et éthiques mises en exergue par des sciences de la nature. La réflexion sur les disciplines et l’interdisciplinarité s’inscrit désormais dans un questionnement global sur les nouvelles formes de régulation d’une « science dans la société », étant établi que la science est « co-constitutive de la société ». Se dessine alors un plaidoyer pour une « constitutionalisation du monde de la recherche » fixant les principes et les règles susceptibles d’offrir aux chercheurs la capacité de négocier et d’agir au côté des autres pouvoirs.
8En s’emparant du thème de l’interdisciplinarité, les MSH ont construit des principes, des outils et des pratiques qui, partagés au sein de leur réseau d’appartenance, permettent d’esquisser, par un exceptionnel travail de mise en commun, des perspectives et des utopies pour que s’enrichissent mutuellement et librement les différentes logiques de production et d’accès à la connaissance, au service de la Cité.
Notes de bas de page
1 Le présent ouvrage fait ainsi suite à deux autres publications de l’alliance Athéna consacrées aux MSH : Thibault, F. (dir.), Mutations des sciences humaines et sociales. Les Maisons des sciences de l’homme et leur réseau, Paris, Éditions A. Athéna, 2021, https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allianceathena/1209?lang=fr ; Commaille, J. (dir) Avenir de la recherche et Maisons des sciences de l’homme, Éditions A. Athéna 2006, réédition 2020. https://0-books-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/allianceathena/352?lang=fr
2 Maison interuniversitaire des sciences de l’homme d’Alsace
3 Maison Méditerranéenne des Sciences de l’Homme, Aix-Marseille Université
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Avenir de la recherche et Maisons des sciences de l’Homme
Réédition 2020
Jacques Commaille (dir.)
2020
Mutations des sciences humaines et sociales
Les Maisons des Sciences de l'Homme et leur réseau
Françoise Thibault (dir.)
2021
Les thèses Cifre en sciences humaines et sociales
Ouvrir le champ des possibles
Clarisse Angelier et Françoise Thibault (dir.)
2023
L’interdisciplinarité sans concession
Réseau national des Maisons des sciences de l’homme (dir.)
2023