1. « Action et réflexivité »
Entretien1 entre Clarisse Angelier2 et Françoise Thibault3
p. 65-70
Texte intégral
1Françoise Thibault : Vous vous êtes beaucoup investie pour que les SHS profitent pleinement du dispositif Cifre ? Pouvez-vous me dire quelles en sont les raisons ?
2Clarisse Angelier : Le dispositif Cifre doit recouvrir toutes les sciences, et pas uniquement les sciences dites exactes, du vivant et de la matière. C’est un dispositif qui a été initié avec les entreprises du secteur manufacturier mais qui a progressivement élargi son périmètre pour y inclure les disciplines dites SHS. Le travail de coopération de recherche partenariale doit se renforcer dans toutes les disciplines mais aussi dans tous les secteurs d’activité, et j’ajoute toutes les typologies de structures socio-économiques : les associations, les collectivités territoriales, etc. Pour inscrire ma réponse dans l’actualité, je dirais que les transitions énergétique, numérique, écologique et sociale doivent aussi faire appel aux SHS, en parallèle et en harmonie avec les évolutions technologiques. Avec l’accroissement de la complexité de nos sociétés, l’humain prend davantage d’importance ; on ne fera donc pas sans lui, comme on a pu le croire après la Seconde Guerre mondiale, où le progrès portait sur la seule révolution technologique, sans considération pour l’écosphère de notre maison Terre. Aujourd’hui, les transitions vont devoir s’appuyer sur la volonté humaine davantage que sur les technologies elles-mêmes. Les nouvelles technologies sont somme toute assez simples à régir ; elles sont assez accessibles in fine, alors que la complexité des comportements humains rend toute évolution beaucoup plus incertaine.
3F.T. Quel bilan pouvez-vous tirer aujourd'hui de cette ouverture ?
4C. A. Avec plus de 20% des Cifre en sciences humaines et sociales, le bilan est très positif. Les Cifre sont arrivées dans ce paysage scientifique avant 2007, mais depuis cette date je me suis personnellement investie pour faire pénétrer les partenariats public-privé au cœur des laboratoires de SHS. Nous avons tenu à rendre éligibles au dispositif Cifre de nouvelles structures, comme les associations. Le sens de l’histoire nous y a aidé, c’était le bon moment. Il reste encore à faire : nous devons progresser pour que les coopérations de recherche deviennent un réflexe. Il subsiste des doutes et des réserves réciproques que la promotion d’expériences réussies – à laquelle œuvre notamment la publication de ce livre – doit aider à lever. Il faut admettre que tous les changements sont progressifs, si l’on veut qu’ils soient stables et pérennes.
5C. A. Permettez-moi de vous poser une question en retour. Vous avez proposé, et je vous en remercie, que l'alliance Athéna produise une étude sur les Cifre en SHS. Quelles étaient vos principales motivations ?
6F. T. L’alliance Athéna a vocation à améliorer le dialogue entre tous les partenaires de recherche qui interviennent sur différents sujets liés aux sciences humaines et sociales. Cela fait dix ans que je suis déléguée générale de l’alliance et il m’a semblé très important, pour faire avancer les politiques de recherche en SHS, d’avoir une meilleure connaissance de ce que font ces sciences. Ainsi, depuis 10 ans, l’alliance Athéna rassemble, à travers de nombreux travaux, données et analyses sur les SHS françaises et sur leur inscription au niveau européen et international. Nous avons travaillé par exemple sur des sujets comme celui des unités de recherche, parce que l’information était assez peu partagée sur le nombre de laboratoires et le type de recherche en SHS conduit en France. Nous avons analysé la place des SHS à l’ANR et défini les particularités du doctorat en SHS. À la suite de ces réflexions, il m’a paru très intéressant de porter l’analyse sur le dispositif Cifre. J’avais deux types de motivations au moment d’aborder cette étude. Je voulais en premier lieu que l’on dispose d’une meilleure documentation sur les thèses Cifre. Il m’est apparu ensuite, en travaillant avec l’ANRT, que nous devions nous engager dans une démarche de réflexivité afin d’observer le fonctionnement du dispositif. Cela devait à mon sens nous permettre de l’améliorer dans son suivi et dans l’appréciation de son apport aux sciences humaines et sociales.
7C. A. Dans la même perspective, quel bilan en tirez-vous ? Quels sont les éléments saillants qui émergent de ce travail commun ?
8F. T. Trois types de réflexions se sont imposés à l’issue de ce travail. La première concerne le périmètre des SHS : je me suis aperçue qu’il était indispensable que nous partagions la définition de ce périmètre préalablement à toute analyse, afin de permettre à chacun de comprendre de quelles sciences il est question. Ce problème de périmètre est encore fréquent aujourd’hui, malgré les travaux conduits par l’ERC qui nous permettent de disposer d’une classification de la science très pertinente. Notre étude a montré, par exemple, que des travaux d’informatique appliquée se classaient eux-mêmes dans les SHS, ce qui a conduit à déformer quelque peu le poids des SHS à l’ANRT, poids qui reste toutefois important.
9Le deuxième apport de ce travail tient largement à l’étude qu’Irène Ondarçuhu a réalisée à partir de vos données et à ses entretiens dans certaines unités de recherche. À cette occasion, nous avons constaté que l’on avait tout un travail à faire avec les unités de recherche et les écoles doctorales pour que celles-ci assurent un vrai suivi des Cifre. On s’est aperçu qu’elles n’avaient pas toujours de traces ou de mémoire de ces doctorats. Nous devons donc conduire ensemble un effort de sensibilisation de ce côté-là.
10Enfin, nous avons découvert une grande diversité de thèses. Nous avons repéré, au milieu d’acteurs habitués du dispositif, de nouveaux établissements qui ne connaissaient pas les Cifre qui et s’y sont intéressés progressivement. Tout cela justifie l’idée qui nous a réunis autour de ce projet de livre, pour faire connaître le dispositif et aussi, à partir des réflexions communes que cet exercice a suscitées, le faire progresser. Voilà ce que sont pour moi les traits saillants de cette étude. Je dirais enfin, pour conclure, que ce travail me semble être emblématique d’une démarche de réflexivité.
11F. T. Et pour vous ?
12C. A. Ce travail éclaire une situation très complexe. L’important pour moi est de montrer que les Cifre en SHS ne sont pas anecdotiques, qu’elles répondent à des besoins nombreux et bien installés. Elles revêtent une importance pour les entreprises et plus largement pour la société. Elles présentent un caractère incontournable pour affronter les transitions que nous devrons mener collectivement.
13Thomas Perroud : Pour conclure, que diriez-vous à des personnes qui hésitent à s’engager dans ce dispositif ?
14F. T. De ma part, l’encouragement pour ce dispositif est sans réserve. Il est important pour les sciences humaines et sociales d’être de plain-pied dans la société et elles ne peuvent y atteindre en restant dans une tour d’ivoire. Il faut en sortir. Le dispositif Cifre est une véritable porte ouverte sur le monde. J’encourage donc l’ensemble des acteurs auxquels il s’adresse à s’en emparer. La Cifre permet d’approcher la recherche avec le monde social et économique, de lui donner un prisme supplémentaire et ce quelle que soit la thématique.
15C. A. Je pense que les laboratoires doivent utiliser un bouquet de solutions allant d’une recherche très amont et très libre à une recherche coopérative. Les thèses Cifre apportent un enrichissement mutuel, tant dans le questionnement que dans les réponses apportées. On entend trop souvent dire que le dispositif Cifre consisterait en ceci : un industriel pose une question et un laboratoire y répond, avec pour résultante l’industriel qui aurait le bénéfice de la recherche. Mais on observe au niveau où on se place, c’est à dire entre le TRL 1 et 3, que la coopération, notamment en SHS, fait émerger un questionnement commun. Elle fait progresser tout le monde : à la fois la pensée académique et la pensée socio-économique. La réponse sera le fruit de ce questionnement. On dit souvent qu’il est réflexif, mais je crois qu’il est ici bi-réflexif : c’est une réflexivité, disons, bijectionelle, et la réponse le sera aussi. J’encourage donc vraiment une mise en culture commune et permanente. Le directeur de laboratoire doit avoir à sa main tous les outils de la construction et du déploiement de son programme de recherche, dont les Cifre.
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