2. Le rôle du dispositif Cifre dans le financement du doctorat en sciences humaines et sociales
p. 41-48
Texte intégral
1La Cifre est aussi un moyen parmi d’autres de financer une thèse. Une doctorante de l’EHESS raconte : « dans mon cas, la motivation a été assez simple dans le sens où j’aurais bien aimé me lancer dans un doctorat mais que je ne l’aurais jamais fait sans financement. Une fois perdue l’occasion de l’allocation de l’école doctorale, j’ai commencé à explorer un peu le panorama des possibles et je suis tombée sur la possibilité d’une Cifre autour de laquelle j’ai construit un premier projet pouvant avoir un intérêt à la fois scientifique et appliqué »1.
Une place non négligeable dans le financement des thèses en SHS
2Aujourd’hui, les conventions industrielles de formation par la recherche sont à l’origine de 13% des thèses financées en sciences humaines et sociales. Les autres principales sources de financement sont : les contrats doctoraux proposés par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, les subventions accordées par les organismes de recherche, les bourses d’allocation régionale, entre autres. Malgré cette offre, selon le rapport de 2020 sur « L’état de l’emploi scientifique en France », seules 40% des thèses menées en sciences humaines et sociales sont financées, contre 99% en physique, 98% en chimie et en mathématiques, 96% en sciences de la terre et de l’univers, 95% en sciences et technologies de l’information et de la communication, idem en sciences de l’ingénieur, 90% en sciences agronomiques et écologiques, 81% en biologie, médecine et santé2. La question du financement de la thèse est ainsi éminemment problématique pour les sciences humaines et sociales, beaucoup plus que pour les autres grands domaines scientifiques.
3L’augmentation du nombre de Cifre a ouvert des possibilités nouvelles pour les étudiants désireux de poursuivre en doctorat. Elle leur garantit d’abord des conditions de recherche satisfaisantes.
Une durée de thèses satisfaisante
4La part relativement faible de bourses de thèse en SHS conduit de nombreux étudiants à exercer différents emplois. 30% des doctorants inscrits en première année de thèse en SHS ont une activité rémunérée en parallèle de leur doctorat (contre 1% en physique, 2% en chimie et en mathématiques)3. Le temps que ces derniers consacrent à leur travail de recherche s’en trouve inévitablement impacté alors que les thèses en sciences exactes et expérimentales durent en moyenne 3 ans, celles qui sont conduites en sciences humaines et sociales se terminent rarement avant 4 ans4. Il faut ajouter aux exigences d’emploi d’autres phénomènes comme l’accès au terrain de la recherche, le besoin d’apprentissage de nouvelles langues, la complexité des sources, etc., pour expliquer les variations dans la durée des thèses en SHS et nuancer les avis. Dans le cas des conventions industrielles de formation par la recherche, « l’employeur s’engage à ce que le doctorant consacre son activité à la préparation de la thèse et à accompagner le doctorant dans son objectif de soutenance »5. S’il est possible d’observer dans certains cas des formes de détournement de la convention qui font que « le chercheur consacre son temps à des tâches opérationnelles » (Morillon, 2008), en général les termes de la Cifre sont respectés ce qui se traduit notamment par une soutenance qui a lieu généralement au bout de 3-4 ans. Le graphique ci-dessous en témoigne.
5* Le financement d’une Cifre est de trois ans, sans possibilité de prolongation. Au-delà, l’ANRT ne finance plus les travaux.
L’accès à de nouveaux terrains pour des doctorants aux profils divers
6Au-delà du seul aspect financier, la Cifre permet de « cultiver un équilibre entre la recherche académique et la pratique de terrain »6. C’est ce que lui reconnait une doctorante en géographie : « au regard de mon sujet (la réindustrialisation de la France), il me semblait difficilement envisageable de la faire dans un cadre purement académique. Il me fallait me rapprocher du terrain, être au plus près des acteurs que je souhaite étudier tout en gardant une distance critique et en me confrontant à une multiplicité de cas »7.
7Le dispositif Cifre joue ici pleinement son rôle de passerelle entre le monde académique et le monde professionnel. Il permet en outre d’ouvrir la voie de la recherche à des étudiants dont la formation académique les en aurait a priori éloignés. C’est ce que montre le graphique ci-après. Si les doctorants Cifre en sciences humaines et sociales ont pour la majorité d’entre eux suivi un master de recherche, on remarque que les conventions industrielles de formation par la recherche sont également adaptées à « des parcours qui ne rentrent pas dans les canons universitaires », dixit une docteure en droit privé ayant suivi « un master 2 professionnalisant en droit des affaires »8. 40% des doctorants Cifre en sciences humaines et sociales sont ainsi détenteurs d’un master professionnel alors que de manière générale, le taux de poursuite des étudiants issus de ces formations est compris entre 1 et 2%9.
Un ensemble d’acteurs académiques familiers du dispositif
8À l’occasion du colloque célébrant les quarante ans d’existence du dispositif, le président de l’ANRT, Patrice Caine, insistait sur la nécessité « de continuer le travail de visibilité pour [notamment] accroître la proportion de docteurs dans les équipes de recherche »10. Notre étude montre que certains acteurs académiques sont déjà bien engagés dans cette tâche. On remarque d’abord que quatre directeurs de recherche ont encadré chacun plus de dix thèses Cifre en SHS depuis 2013. La familiarité qu’ils entretiennent avec le dispositif Cifre leur permet d’améliorer le suivi des apprentis chercheurs et de « veiller au bon achèvement de la recherche dans les délais et à la satisfaction des employeurs ». Un chercheur s’exprime à ce sujet : « mon premier doctorant Cifre (à Foncier de Bretagne) n’a quasiment jamais mis les pieds au laboratoire. S’il a en contrepartie été recruté dans la foulée, (…) je regrette a posteriori d’avoir à ce point cédé aux desideratas de l’entreprise. (…) Les modalités sont heureusement aujourd’hui plus équilibrées »11 et le suivi plus performant.
9A l’échelle des laboratoires ensuite, des pratiques régulières de la convention industrielle de formation par la recherche peuvent être observées. Quatre laboratoires ont accueilli plus de quarante doctorants Cifre en sciences humaines et sociales depuis 2013 : il s’agit de l’institut interdisciplinaire de l’innovation rattaché à l’École Polytechnique, Mines Paris Tech et Télécom Paris ; le laboratoire de droit social de Paris Assas ; l’institut de recherche juridique de la Sorbonne ; le laboratoire de recherche en management de Paris Dauphine. Dans ces laboratoires, les risques d’isolement et d’incompréhension des recherches menées12 pointés par les membres de l’ADCIFRE SHS, sont probablement peu élevés.
Laboratoires de recherche | Nombre de thèses Cifre en SHS (2013-2020) |
Institut interdisciplinaire de l’innovation | 58 |
Laboratoire de droit social de Paris Assas | 47 |
Institut de recherche juridique de la Sorbonne | 45 |
Laboratoire de recherche en management de Paris Dauphine | 44 |
Laboratoire d’économie de Paris Dauphine | 27 |
Centre d’économie de la Sorbonne | 27 |
Laboratoire Espaces et Sociétés | 24 |
Laboratoire Dynamiques du droit | 22 |
Laboratoire Architecture, Ville, Urbanisme, Environnement | 20 |
Laboratoire Pacte | 20 |
10Les thèses Cifre en sciences humaines et sociales s’inscrivent enfin pleinement dans les stratégies de certains établissements d’enseignement supérieur et de recherche. La plupart des universités ont aujourd’hui une page dédiée aux conventions industrielles de formation par la recherche sur leur site Internet. Certaines paraissent même encourager leurs étudiants à réaliser une thèse Cifre dans leur propre laboratoire. En effet, on constate que les établissements qui hébergent les laboratoires les plus familiers du dispositif sont souvent les mêmes que ceux qui ont formé le plus de doctorants Cifre en sciences humaines et sociales. L’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne semble avoir développé une véritable « culture Cifre », puisqu’elle est à la fois un vivier de futurs doctorants Cifre et un établissement où près de 150 thèses Cifre ont été réalisées en sciences humaines et sociales depuis 2013. Le tableau ci-dessous compare les établissements ayant formé le plus de doctorants Cifre et les tutelles hébergeantes des laboratoires ayant encadré le plus de thèses Cifre en sciences humaines et sociales.
Établissement de délivrance du diplôme | Nombre de doctorants Cifre en SHS (2013-2020) | Tutelle hébergeante du laboratoire | Nombre de thèses Cifre en SHS (2013-2020) |
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne | 149 | Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne | 147 |
Université Paris 2 Panthéon-Assas | 90 | Aix-Marseille Université | 135 |
Aix-Marseille Université | 89 | Université Paris Nanterre | 116 |
Université Lumière Lyon 2 | 84 | Université Paris 2 Panthéon-Assas | 100 |
Université de Paris | 83 | Université Paris Dauphine | 97 |
Université Paris Nanterre | 78 | Université Lumière Lyon 2 | 82 |
Université Paris Dauphine | 76 | Université de Montpellier | 76 |
11Ces établissements ont bien compris le rôle que peut dorénavant jouer le dispositif Cifre dans le financement du doctorat en sciences humaines et sociales en articulation avec les autres sources de financement des thèses. Ces données permettent de mesurer pour tous ces acteurs, l’impact positif de la décision de l’ANRT de 2006, de « s’ouvrir à l’action publique et sociétale ».
Notes de bas de page
1 Extrait d’un entretien réalisé dans le cadre du carnet des étudiants du Master Sociologie de l’EHESS : https://mastersociologie.hypotheses.org/2034
2 Rapport sur « L’état de l’emploi scientifique en France » de 2020 (p.61), disponible en ligne :
3 Ibid.
4 Ibid.
5 Conditions générales d’octroi et d’éligibilité des conventions industrielles de formation par la recherche (p.5).
6 Extrait d’un témoignage d’une doctorante Cifre, mis en ligne par l’ANRT en 2021 :
7 Extrait d’un entretien réalisé dans le cadre du carnet de l’ADCIFRE SHS :
https://adcifreshs.hypotheses.org/author/adcifreshs
8 Témoignage recueilli dans le cadre d’un article sur « La Cifre : solution miracle pour les futurs doctorants sans financements de thèse ? » mis en ligne le 21 octobre 2021 à l’adresse suivante : https://okaydoc.fr/la-cifre-solution-miracle-pour-les-futurs-doctorants-sans-financement-de-these/
9 Rapport sur « L’état de l’emploi scientifique en France » de 2020. Op.cit.
10 Extrait d’un discours prononcé à l’occasion du colloque organisé en 2021 par l’ANRT pour célébrer les quarante ans des conventions industrielles de formation par la recherche.
11 Extrait d’une intervention d’un directeur de thèse Cifre dans le cadre du colloque organisé par l’ADCIFRE SHS en 2015 sur « La recherche en funambule : établir une approche critique tout en étant engagé dans et par son terrain. Le cas des thèses Cifre en sciences humaines et sociales ».
12 Présentation de l’association des doctorants et des docteurs Cifre en sciences humaines et sociales.
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