Préambule
Le périmètre des sciences humaines et sociales
p. 7-11
Texte intégral
1Au développement des connaissances humaines a été associée depuis l’Antiquité la nécessité d’une partition rigoureuse des différents champs du savoir, d’une délimitation des différentes sciences à l’intérieur de la Science, distinctes par leurs objets, leurs finalités, leurs méthodes. Si la division aristotélicienne entre sciences (i) théorétiques, (ii) pratiques et (iii) poétiques est depuis longtemps tombée en désuétude, l’idée d’une tripartition du champ scientifique a toutefois été reprise par les spécialistes réunis au sein du Conseil Européen de la Recherche (ERC), lequel a proposé la répartition des disciplines scientifiques sous trois catégories définissant trois grands ensembles1 :
- Sciences physiques et ingénierie
- Sciences de la vie
- Sciences humaines et sociales2
2Cette structuration est le résultat d’un long processus historique au cours duquel les disciplines scientifiques ont émergé et se sont transformées selon des phénomènes multiples de segmentation, de synthèse de domaines de savoirs voisins, de revendication d’autonomie, de spécialisation, etc., dont la dynamique s’est accélérée à la fin du XVIIIème siècle.3
3Le terme de discipline est très ancien ; il caractérise primitivement l’organisation des savoirs à partir d’un objectif pédagogique. Ce n’est qu’à l’époque moderne que le mot s’est imposé pour désigner un principe de spécialisation de la recherche « à la fois logique, par sa référence à une théorie unifiée de l’intelligibilité, et fonctionnel, par ses principes d’organisation de la diversité des connaissances »4. Quel que soit le domaine considéré, la reconnaissance des disciplines a été le produit de revendications de collectifs de chercheurs et de décisions institutionnelles5 et les frontières des disciplines ont évolué tout comme les ensembles qu’elles composent. Si, pendant longtemps, ainsi que l’écrit Auguste Comte, en matière de travail scientifique « dans les quatre catégories principales de phénomènes naturels, les phénomènes astronomiques, physiques, chimiques et physiologiques, on remarque une lacune essentielle relative aux phénomènes sociaux»6, le XIXème siècle a constitué pour les sciences humaines et les sciences sociales une époque de « surgissement multiple »7 qui a vu des disciplines prendre corps (la sociologie par exemple) et d’autres être requalifiées (comme la linguistique).
4Aujourd’hui, il n’est pas de nomenclature scientifique générale qui ignore les sciences humaines et sociales (SHS), même si parfois une partie des disciplines qui les composent se trouve mise à l’écart comme dans quelques classements internationaux, par exemple8.
5Certaines classifications, comme celle du Web of Science, maintiennent une séparation entre d’une part les sciences humaines (« Arts & Humanities Citation Index ») et d’autre part les sciences sociales (« Social Sciences Citation Index ») ou sciences de la société. Cette distinction entre « sciences de l’homme » et « sciences de la société » a alimenté de nombreux débats épistémologiques au cours du XXème siècle, tout particulièrement en France : on peut prendre pour exemple la discussion autour de l’école des Annales fondée par Lucien Fèbvre à la fin des années 1920. Celle-ci ayant inventé et développé une histoire sociale, la question se posait de savoir s’il s’agissait encore d’une science humaine et si la démarcation entre sciences humaines (SH) et sciences sociales (SS) ne devait pas être pas être redessinée. Revenant sur cette ligne de séparation parfois problématique entre SH et SS, le Québécois Pierre Noreau, tout en critiquant cette bipartition, a proposé la différenciation suivante : « Si l’on entend absolument distinguer les sciences sociales des sciences humaines, on pourra dire des premières qu’elles abordent l’humain comme la partie d’un tout et les secondes comme une essence. »9
6En France, l’anthropologue Maurice Godelier, dans un rapport rendu au Premier ministre en 2002 sur « L’état des sciences de l’homme et de la société en France et leur rôle dans la construction de l’espace européen de la recherche », a tenu à montrer comment et pourquoi « cette ancienne distinction était dépassée ». Il a plaidé pour que toutes les disciplines soient fusionnées « sous une seule rubrique, celle des sciences de l’homme et de la société »10. Un des principaux arguments avancés était que les sciences humaines, au même plan que les sciences sociales, « sont des sciences historiques en un double sens. Elles naissent à un moment de l’histoire et elles ont leur propre histoire. Et toutes ensembles, elles contribuent à nous éclairer l’histoire humaine, passée comme présente »11.
7Ces arguments ont prévalu dans l’espace européen de la recherche qui retient aujourd’hui le vaste ensemble « sciences humaines et sociales »12 qu’il divise en panels dont l’organisation évolue à la marge d’un grand programme à l’autre. Ces panels offrent le mérite de constituer des ensembles disciplinaires utiles pour mieux caractériser les disciplines impliquées dans tel ou tel projet.
8Les 7 panels SHS du European Research Council et les ensembles de disciplines associées (2021)
9Thématiques de recherche : Disciplines de recherche (détail de la liste en annexe)
- SH1 : Individus, marchés et organisations : Économie, finance, management
- SH2 : Institutions, Gouvernance et Systèmes Juridiques : Sciences politiques, relations internationales, droit
- SH3 : Le monde social et sa diversité : Sociologie, psychologie sociale, anthropologie sociale, sc. de l’éducation, études de communication
- SH4 : L'esprit humain et sa complexité : Sciences cognitives, psychologie, linguistique, philosophie théorique
- SH5 : Cultures et production culturelle : Études littéraires, études culturelles, étude des arts, philosophie
- SH6 : L'étude du passé humain : Archéologie et histoire
- SH7 : Mobilité humaine, environnement et espace : Géographie humaine, démographie, santé, sciences de la durabilité, aménagement du territoire, analyse spatiale
10La présente étude propose d’utiliser ces cadres pour analyser la place des SHS dans le dispositif de « Convention industrielle de formation par la recherche » (Cifre).
Notes de bas de page
1 Cette tripartition offre le mérite de sortir d’une opposition sciences dures/sciences molles, peu fondée du point de vue épistémologique et insatisfaisante du point de vue lexical.
2 « Life sciences, physical sciences and engineering, social sciences and humanities ». Nomenclature du European Research Council [https://erc.europa.eu/thematic-working-groups/working-group-science-behind-projects], pour le détail de la composition disciplinaire exacte du domaine « sciences humaines et sociales », voir en annexe 1.
3 Sur ce sujet de la formation des disciplines, voir: Heilbron, J., “A Regime of Disciplines: Toward a Historical Sociology of Disciplinary Knowledge”, in Camic, C., & Joas, H. (eds.), The Dialogical Turn: New Roles for Sociology in the Postdisciplinary Age, Lanham: Rowman & Littlefield, 2003.
4 Boutier, J., Passeron, J. C., et Revel, Jacques (dir.) Qu’est-ce qu’une discipline ? Paris : Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 2006.
5 Porciani, I., et Lutz R. (ed.), Atlas of European historiography: the making of a profession, 1800-2005, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2010.
6 Comte, A., Cours de philosophie positive, 1830-1842.
7 Schlanger, J. « Fondation, nouveauté, limites, mémoire », in : Communications, 54, 1992. Les débuts des sciences de l'homme. pp. 289-298.
8 C’est le cas d’une partie des sciences humaines dans le classement de Shanghai.
9 Noreau, P., « Vu d’Ici. Observations nord-américaines et complices sur les MSH », in Thibault, F. (dir.) Mutations des sciences humaines et sociales, les Maisons des Sciences de l’Homme et leur réseau, collection Athéna, 2021.
10 Godelier, M. L’état des sciences de l’homme et de la société en France et leur rôle dans la construction de l’espace européen de la recherche. 2002 (p.6-7).
11 Ibid. (p.7)
12 Social sciences and humanities (SSH) dans la traduction anglaise.
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