Conclusion
Par-delà les Jeux, par-delà le sport
p. 145-151
Texte intégral
1Par-delà les Jeux de Paris 2024, un certain nombre de questions subsisteront. En voici un florilège non exhaustif mais qui couvre bien les principaux domaines des politiques publiques mobilisant le sport et plus généralement l’activité physique. À quoi le sport éduque-t-il, et comment ? À quelles conditions peut-il être inclusif ? Comment dépasser les incantations institutionnelles appelant au développement du sport-santé pour créer des conditions sociales de pratiques produisant des effets de santé et de bien-être, qu’ils soient individuels ou collectifs ? Face à la multiplication des types et formes d’engagement dans les pratiques physiques et sportives, quelles transitions convient-il d’initier et/ou d’accompagner pour développer un secteur d’activité à la fois attractif et attentif aux effets sociaux et aux impacts environnementaux qu’il produit dans la durée ? En quoi le sport contribue-t-il à éclairer mais aussi à façonner les circulations et/ou les relations internationales ?
2En mobilisant ses cadres théoriques et en produisant des données sur ses objets propres, la recherche en sciences humaines et sociales sur le sport contribue à documenter ces questions et peut aider à y apporter des réponses innovantes. À l’échéance de fin 2024, le Réseau Thématique Pluridisciplinaire (RTP) « Sports et Sociétés » récemment créé doit établir un bilan détaillé des productions scientifiques sur le sport et les activités physiques dans les principaux secteurs disciplinaires des SHS, ou à l’interface entre ces secteurs, depuis le début du XXIe siècle. Une comparaison avec les écrits scientifiques internationaux permettra de faire émerger les points forts et les faiblesses des recherches françaises selon les secteurs et les thématiques. Parallèlement, l’action scientifique inter-MSH « Sports et Sociétés » entend favoriser une dynamique de structuration nationale de la recherche en s’appuyant sur les compétences et les moyens d’ingénierie du Réseau national des MSH pour accompagner et valoriser des projets pluridisciplinaires impliquant des chercheurs et chercheuses de différents sites. Il s’agit aussi de faciliter les relations entre ces derniers et les autres mondes sociaux (de l’éducation, de la santé, du social, de l’industrie, du tourisme, etc.) en renforçant l’exploitation, la coordination et la valorisation des forces de recherche et d’ingénierie existantes à l’échelle nationale.
3Par-delà les Jeux, la mise en place de ce RTP et de cette action scientifique inter-MSH trace une voie possible. Si la perspective esquissée apparaît prometteuse, la lucidité oblige toutefois à identifier les risques liés à un écosystème fragile. La dispersion géographique et institutionnelle, l’insuffisance numérique des chercheurs et chercheuses qui limite la constitution de pôles d’excellence sur certains sites, la faible représentation de ces disciplines dans les organismes de recherche, le manque de personnels d’appui à la recherche pour répondre à des appels d’offre, constituent autant de points de vulnérabilité. Une vulnérabilité qui, in fine, ne s’exprime jamais aussi clairement que dans la manière dont elle affecte la santé mentale des jeunes entrants, doctorants et docteurs. La mobilisation collective engagée ne doit ainsi pas éluder les risques de relégation de ce grand domaine de recherche dans les marges institutionnelles, alimentant le sentiment d’abandon éprouvé par certains acteurs universitaires, pouvant aller jusqu’à des humeurs contre-institutionnelles.
4Pour éviter ces dérives délétères, il convient d’amplifier la dynamique de structuration nationale. Construire un écosystème national de recherche plus robuste contribuera à sécuriser les parcours doctoraux et à faciliter la professionnalisation des docteurs, dans le secteur public comme dans le secteur privé. Ce double objectif sera d’autant plus facilement atteint que l’écosystème construit sera outillé pour renforcer non seulement les liens entre les différentes sciences humaines et sociales (pluridisciplinarité), mais aussi entre les SHS et les autres sciences (interdisciplinarité ou inter-sciences) et entre chercheurs et non-chercheurs. Le statut d’expertise pourra ainsi, au-delà du seul cercle des chercheurs de profession, être attribué à différents porteurs et porteuses de savoirs/pouvoirs – plus ou moins légitimés et visibilisés – usuellement qualifiés de « professionnels » ou « expérientiels ».
5Les SHS semblent en mesure de jouer un rôle majeur dans le renforcement des articulations entre sciences et société, notamment en raison de leur proximité avec les questions de vie quotidienne des personnes1. Ces liens répondent par ailleurs aux revendications d’implication plus directe des citoyens dans les processus de gouvernance. La volonté d’engager davantage le public dans la production des savoirs se manifeste, entre autres, par l’engouement dont font l’objet les projets dits de « sciences participatives »2. Ces derniers contribuent à construire un nouveau type de rapport aux sciences, dans lequel la confiance ne relève pas d’une simple acceptation naïve et passive d’un discours de vérité servant à justifier l’action publique au nom de la raison. Les dynamiques de la « co-production » ou « co-construction » des savoirs changent la donne.
6La pandémie de COVID-19 a montré combien les collaborations intra et extra-académiques en lien avec la problématique du transfert de connaissances entre sciences et société civile, permettait de renforcer la lisibilité et la visibilité des SHS dans l’espace public3. Les échanges entre disciplines, paradigmes et thématiques de recherche spécialisées permettent de dépasser une approche monolithique étayée sur l’hégémonie d’une lecture univoque du réel. Dans ce cadre, les SHS participent à l’élaboration d’une vision élargie des problèmes sociaux et humains et des solutions à leur apporter. Leurs collaborations avec les acteurs non académiques (décideurs, médias, acteurs sociaux et citoyens) méritent d’être envisagées en continu et en parallèle de leur travail de production de connaissances. Ces collaborations impliquent de penser et d’enrichir les formes de circulation et de traduction des savoirs produits par la communauté académique.
7Plusieurs postures de recherche, dont les différents chapitres de la seconde partie de l’ouvrage ont tenté de rendre compte, soulignent les enjeux liés au transfert de connaissances. Ce dernier ne peut être envisagé sur le seul mode descendant, des chercheurs vers les non-chercheurs. Il implique également des circulations allant des non-chercheurs vers les chercheurs, notamment par l’intermédiaire de collaborations visant à élaborer des questionnements sur les problèmes rencontrés, mais aussi à penser conjointement les modalités d’accès et/ou de production de données sur les terrains étudiés. Dans ce cadre, les SHS intègrent peu à peu l’intérêt qu’elles ont à élargir le spectre de leurs outils de recherche et d’ingénierie pour, via des collaborations académiques et extra-académiques, mieux valoriser leurs savoirs et contribuer à réduire la méconnaissance et l’invisibilisation de certains problèmes humains et sociaux cruciaux. Elles se confrontent aussi à de nouvelles exigences, tant en matière d’administration de la preuve qu’en termes d’éthique et de valeurs encadrant les relations et débats nécessaires à la communication de leurs résultats. Cette réflexion sur les conditions du transfert des connaissances laisse entrevoir de nouvelles fonctions, voire des nouveaux métiers en lien avec la traduction et la diffusion des savoirs. L’enjeu associé est de taille : créer des conditions de débats et d’échanges nécessaires à une co-construction et/ou un transfert des savoirs impliquant les décideurs politiques et les acteurs engagés dans la gestion de problèmes publics.
8Par-delà la thématique du sport, c’est donc finalement une réflexion sur un modèle de structuration de la recherche en SHS qui est esquissée dans cet ouvrage. Les responsables des sphères publique et privée ont plus que jamais besoin de l’apport de la science, apport qui sera d’autant plus important s’il peut s’appuyer sur des écosystèmes interdisciplinaires structurés, visibles et internationalement reconnus. Pour cela, il convient d’investir de façon à la fois massive et ciblée dans la création de structures d’échanges puissantes, inscrites dans des temporalités longues et qui associent de nombreux chercheurs en SHS et les citoyens concernés. En France, ces structures restent à créer. Elles pourraient s’inspirer de centres étrangers qui ont fait leurs preuves ou de démonstrateurs déjà mis en place dans d’autres domaines de recherche, comme celui des sciences de l’ingénieur. Elles permettraient :
- de concentrer des forces de recherche pour contribuer à structurer une communauté scientifique dans une perspective pluri et interdisciplinaire ;
- de constituer une pépinière de jeunes chercheurs, à la fois doctorants et postdoctorants, familiarisés avec le monde de l’expertise ;
- de développer des dispositifs de transfert recherche-expertise science-based et evidence-based ;
- d’offrir des plateformes de données ouvertes pour conserver, capitaliser et rendre accessibles les connaissances produites, avec différents niveaux d’ouverture des données ;
- de constituer une interface d’échanges pérenne entre chercheurs en SHS et utilisateurs finaux ;
- de former les décideurs et parties prenantes aux enjeux sociaux du futur ;
- de favoriser la valorisation des connaissances produites en direction du monde économique.
9Profitant de l’élan et des enjeux associés aux Jeux olympiques et paralympiques de Paris 2024, la mobilisation des chercheuses et chercheurs en sciences humaines et sociales du sport entend donc jouer un rôle pilote. Cette mobilisation s’accompagne d’une volonté affichée de renforcer les interactions entre recherche en SHS, expertise et sphère opérationnelle. Pour pouvoir capitaliser les connaissances et les bonnes pratiques, ces interactions doivent pouvoir s’inscrire dans des liens organisés et pérennes. L’objectif est clair : amplifier la dynamique de structuration initiée à partir d’un RTP (InSHS/CNRS) et d’une action scientifique inter-MSH (RnMSH) « Sports et Sociétés » pour préserver un écosystème national de recherche riche mais fragile, et intégrer/étendre ce dernier à un écosystème d’expertise et d’aide à la décision innovant et agile, fondé sur la connaissance scientifique du monde social dans la diversité de ses territoires.
Notes de bas de page
1 Elles se caractérisent notamment par leur capacité à saisir des objets de recherche moins « réduits » que ceux des sciences fonctionnant sur le mode de l’essai expérimental, mais aussi par la proximité entre leurs savoirs et les savoirs expérientiels des non-chercheurs ; car les chercheurs en SHS se nourrissent en grande partie d’observations et de témoignages – entretiens, questionnaires, archives – de non-chercheurs.
2 Cf. rapport Houllier (2016) : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02801940/
3 Cf. Gaille, M., Terral, P. (2020). « Les sciences humaines et sociales face à la première vague de la pandémie de Covid-19 – Enjeux et formes de la recherche », INSHS, CNRS, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03036192/document ; et Gaille, M, Terral, P. (2021). Pandémie : un fait social total, CNRS Editions, Paris.
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