7. Sport, relations internationales et diplomatie. Circulations internationales, échanges, confrontations
p. 129-143
Texte intégral
1L’étude du sport dans sa dimension internationale (relations internationales, diplomaties sportives, organisations internationales et régionales, circulations des individus, des pratiques, des techniques ou des savoirs) est habituellement menée par deux catégories de chercheuses et de chercheurs distinctes. D’un côté, des « experts » en géopolitique ou en management du sport, des journalistes et membres de think tanks (l’Institut des relations internationales et stratégiques, ou IRIS, « Sport et citoyenneté », l’International Center for Sport Security, etc.) qui commentent l’actualité essentiellement à partir de synthèses et de données collectées sur Internet, avec le risque d’homogénéiser les acteurs en présence. De l’autre, des chercheurs spécialisés dans les sciences sociales du sport (historiens, sociologues, politistes, économistes, etc.) analysant à partir de différentes perspectives, disciplinaires et thématiques, divers phénomènes transnationaux (la circulation des agents, discours, représentations et pratiques, leurs réceptions et hybridations, leurs usages comme outils de propagande et de soft power ou encore les incidences sur les politiques sportives nationales à partir de comparaisons internationales), ainsi que les circulations scientifiques internationales, connexes à la diffusion des pratiques qui ont accompagné le processus de mondialisation du sport.
2Dans ce cadre, l’axe « Sport, relations internationales et diplomatie. Circulations internationales, échanges, confrontations » (SRID) du Réseau Thématique Pluridisciplinaire (RTP) « Sports et Société » s’est fixé pour double objectif : premièrement, d’établir un état des lieux de ces recherches puis de mettre en exergue les travaux sur les processus socio-historiques, épistémiques et normatifs de circulation des pratiques et des savoirs sportifs à l’échelle internationale ; deuxièmement, de discuter les usages du sport par les États comme par les organisations nationales ou internationales dans le cadre de la diplomatie (y compris l'insertion du sport et des sciences du sport comme enjeux de diplomatie), des politiques de coopération entre États ou d’influence internationale par le sport. Ce chapitre vise à présenter les contours de l’axe et identifier quelques enjeux du transfert des connaissances produites par la recherche en sciences humaines et sociales sur le sport dans le secteur de la diplomatie.
Le sport : des relations aux circulations internationales
3À l’échelle internationale, le « monde » du sport est tramé par des circulations normatives et scientifiques qui contribuent à son évolution, non sans une certaine homogénéisation. Plusieurs configurations ont favorisé ce processus, qu’il s’agisse de la situation coloniale, du contexte de Guerre froide ou encore de l’essor continu des organisations sportives internationales (le Comité international olympique, la FIFA et les autres fédérations sportives internationales) et des grands événements qu’elles organisent, sans oublier l’activité des sociétés savantes internationales. Par exemple, à l’échelle de l’Union européenne, tout un corpus de discours et de recommandations a forgé progressivement une doxa européiste du sport. Des catégories et des fonctions attribuées aux activités sportives mais également des savoirs « experts » sur l’action publique sportive ou des modes d’organisation des compétitions circulent entre espaces nationaux et ébauchent progressivement un « modèle » sportif européen. Cet exemple invite à interroger à l’échelle internationale les processus de fabrication et d’appropriation de ces différents savoirs (savants, experts, professionnels, militants, techniques, administratifs ou encore profanes), et, dans leur sillage, la circulation de personnes, pratiques, normes et objets. Dès lors, il importe de se montrer attentif aux propriétés sociales des agents qui participent à divers titres à leur circulation. L’examen de ces phénomènes peut intervenir non seulement dans, mais aussi, pour ce qui nous concerne ici, entre différents espaces nationaux. Pour ce faire, peut être étudiée la circulation internationale des pratiques comme des formats institutionnels, leurs appropriations locales ou encore l’émergence d’expertises nouvelles comme les usages des technologies de l’information et de la communication au service de la performance, et de la lutte antidopage ou de l’optimisation du stress.
4Ces perspectives soulèvent toute une série de questions, notamment dans quelle mesure, à quelles conditions et selon quelles temporalités un modèle pénètre-t-il les pratiques et l’univers de représentations des acteurs des mondes du sport ? Étudier la réception de pratiques et de modèles requiert à la fois en amont de s’interroger sur les conditions de leur circulation, et de faire varier les échelles d’observation, du niveau local (clubs, politiques territoriales...) jusqu’aux instances nationales (fédérations sportives, administrations étatiques) et internationales (fédérations internationales, CIO, ONG, ONU, firmes multinationales, etc.) pour saisir la réalité des effets produits par la diffusion de ces modèles, d’autre part. Liées à un souci de réaliser « une histoire sociale des usages et des interprétations, rapportés à leurs déterminations fondamentales et inscrits dans les pratiques spécifiques qui les produisent »1, ces questions suggèrent de prêter attention aux circuits de production des pratiques, des savoirs, des représentations et des normes. De telles préoccupations favorisent la compréhension des conditions historiques d’hybridation de modèles forgés dans d’autres contextes politiques et sociaux. Elles sont à ce titre susceptibles de représenter des contributions précieuses à la connaissance du fonctionnement des mécanismes et canaux d’influence de la circulation transnationale de « modèles sportifs », « modèles » eux-mêmes à interroger puisque éprouvés par les appropriations différenciées dont ils peuvent faire l’objet, y compris pour prendre le contre-pied de lectures parfois simplistes assimilant hâtivement circulation, imposition et standardisation.
5Quelques illustrations sont possibles sur ce point.
Les politiques sportives dans les pays ex-colonisés
6L’histoire coloniale influence largement les relations internationales sportives postcoloniales entre anciennes métropoles et anciennes colonies. Tout d’abord parce que les organisations sportives édifiées durant la colonisation ont été, presque partout, conservées. Ensuite parce que la plupart des nations composant le « pré-carré africain » de la France au Sud du Sahara, mais aussi au Nord avec la Tunisie ou le Maroc, ont passé des accords avec la France, impliquant de nombreux transferts entre cette dernière et ces pays. Ceux-ci concernent aussi bien le sport d’élite (duplication de structures telles que l’actuel INSEP, par exemple), les politiques de développement du sport scolaire et du « sport pour tous », que l’importation de méthodes d’enseignement et d’entraînement sportifs. Au-delà de cet effort qui s’inscrit dans la stratégie plus globale d’influence culturelle de la France, on note que de nombreuses ex-colonies copient d’elles-mêmes les évolutions institutionnelles et juridiques du sport français. Cette stratégie d’influence comme ce mimétisme impensé interrogent sur l’adaptabilité aux conditions locales du « modèle français », comme sur les liens de dépendance poursuivis après les indépendances.
La lutte sénégalaise, une résistance au modèle sportif compétitif ?
7Alors que les sports modernes européens – et particulièrement le football – sont devenus dans presque tous les pays du Sud des sports nationaux, la lutte sénégalaise offre un intéressant contre-exemple. Pratique toujours vivante durant la colonisation, elle est devenue sport national au Sénégal au cours des années 1970. Perçue comme un conservatoire des « traditions » sénégalaises comme de qualités tant physiques que morales érigées en normes d’excellence, la lutte sénégalaise a pourtant connu des évolutions majeures jusqu’à aujourd’hui. Érigée en spectacle dès le milieu du XIXe siècle, ses règles ont progressivement été transformées et codifiées, contrôlées par des institutions nouvelles tandis que ses enjeux financiers croissaient exponentiellement. Objet d’une très forte médiatisation qui ne dépasse cependant pas les frontières du pays, cette pratique présente les caractéristiques essentielles des sports d’origine européenne. On décèle ainsi un double processus, dynamisé d’une part par le désir de faire vivre une culture longtemps méprisée durant la période coloniale et d’autre part affectée par son rapprochement tendanciel vers le modèle sportif compétitif et professionnalisé des sports d’origine européenne.
Le cricket en Inde, un cas d’école d’hybridation
8Même s’il ne faut bien entendu pas nier l’asymétrie dans la diffusion des modèles et pratiques sportives, celle-ci ne doit pas être réduite à une simple standardisation imposée par les nations les plus puissantes. Le cas du développement du cricket en Inde fournit une bonne illustration des processus d’hybridation qui sont à l’œuvre. Importé par les colons britanniques soucieux d’utiliser ce sport pour gagner les élites indiennes pour leur inculquer les valeurs victoriennes, le cricket a été progressivement approprié par les Indiens de toutes conditions, à mesure que certains d’entre eux ont accédé aux fonctions d’entraîneurs et de formateurs. Ils ont ainsi progressivement développé leurs techniques de jeu propres, mais aussi une manière particulière de commenter le jeu, à la radio puis à la télévision. À la suite de l’indépendance et de la partition du pays en 1947, le sport est devenu un élément central du nationalisme indien, support d’une volonté de revanche contre l’ancien colonisateur et de rivalité avec le Pakistan. Objet d’un engouement croissant, notamment après la victoire de l’équipe nationale à la Coupe du monde de 1983, le cricket est aussi devenu un spectacle marchand lucratif, sur lequel certains projettent leurs aspirations à la modernité tandis que d’autres, parfois les mêmes, y voient un réceptacle des valeurs « traditionnelles ».
La circulation des sportifs professionnels en Europe : résistance et partisans
9Saisie par Jean-Marc Bosman, joueur du RFC Liège qui bloquait son transfert, la Cour de Justice des Communautés Européennes a rendu une décision le 15 décembre 1995 libéralisant la circulation des sportifs professionnels en Europe. Tout n’a pas commencé avec ce fameux arrêt Bosman. Durant de nombreuses années, l’UEFA était parvenue avec succès à freiner dans le football européen l’application du principe de libre circulation des travailleurs en limitant le nombre de joueurs étrangers dans les clubs professionnels. Mais une convergence d’intérêts a fini par faire rompre cette digue, libérant l’expansion de la pression économique qui s’était, depuis deux décennies, accumulée derrière la globalisation du spectacle sportif. Alors que Jean-Marc Bosman réclamait seulement la réparation de dommages subis, les syndicats de joueurs, FIF PRO et UNFP, cherchaient l’amélioration des droits de ces derniers pour asseoir leur légitimité, tandis que les instances européennes souhaitaient affirmer leur autorité sur les normes du football. Une diversité d’acteurs s’est ainsi saisie de ce litige apparemment anecdotique pour servir leurs objectifs convergents : les joueurs désireux d’évoluer dans des championnats plus rémunérateurs, leurs agents dont le marché du travail se trouvait élargi, les diffuseurs télévisuels obtenant ainsi un spectacle plus attractif, sans oublier les multinationales sponsorisant ces compétitions, gagnant par là une exposition encore élargie.
Le sport, vecteur de diplomatie publique ?
10Cet axe vise également à discuter la notion de « diplomatie sportive », catégorie experte plus que scientifique, et ses usages. Si l’on définit la diplomatie comme la mise en œuvre de la politique étrangère d’un État pour défendre ses intérêts nationaux, force est de constater que dès la naissance du sport moderne, la culture sportive a été abondamment instrumentalisée par les pouvoirs en place pour rayonner ou fortifier leurs relations extérieures. Toutefois, la diplomatie culturelle telle qu’elle est pratiquée au XXe siècle est tributaire des administrations étatiques développées dans le contexte impérialiste du siècle précédent.
11Dans le domaine du sport, on peut repérer différentes formes de diplomatie dans les productions savantes et expertes sur le sujet :
12a. La diplomatie du sport qui renvoie à une vision classique des rencontres sportives, souvent bilatérales, comme éléments de rapprochement étatique (par exemple rencontre sportive entre les délégations de deux pays ou sommets réunissant les ministres du sport aux côtés de leurs homologues de l’économie et des Affaires Étrangères).
13b. La diplomatie par le sport est une utilisation du sport dans la politique étrangère d’un État. Par exemple, le Qatar utilise le sport comme outil de reconnaissance internationale mais aussi de diversification de son économie qui lui permet également de véhiculer une certaine vision du monde, à travers notamment Al Jazeera Sport puis BeIn Sport. Le sport comme vecteur de diplomatie publique, adressée à des populations étrangères plutôt qu’aux gouvernements, a été adopté par les États-Unis au cours de la Guerre froide afin de promouvoir leur modèle social, économique et politique face à ses concurrents communistes.
14c. La « diplomatie sportive », catégorie directement issue du langage expert, conçoit quant à elle le sport comme un outil de rayonnement économique, politique et ambassadeur de valeurs – outil de paix, porteur de valeurs universelles. Ainsi, depuis 2015, le sport est considéré par la Commission européenne comme un outil de « diplomatie sportive » devant permettre « d’améliorer la politique extérieure et les relations internationales ».
15d. La diplomatie scientifique dans l’analyse du sport. Cette dernière forme est à la croisée du champ des politiques publiques et de celui des relations internationales où s’entremêlent les intérêts de la science et ceux de la politique étrangère. Elle recouvre des pratiques variées, identifiées à partir des grands objectifs poursuivis par les États qui s’y engagent : attirer, coopérer et influencer. Durant la Guerre froide par exemple, la science a été mobilisée dans la compétition idéologique que se livraient les deux camps en présence, dans de nombreux domaines (nucléaire, espace…), mais également dans l’optimisation des performances sportives.
16L’usage désormais courant de la notion de « diplomatie sportive » et sa popularisation par les commentateurs de l’actualité sportive suscite lui aussi de nombreuses questions : la « diplomatie sportive » est-elle autonome vis-à-vis de la « diplomatie culturelle » ? Est-elle une forme singulière de « diplomatie publique » ? Si oui, quels sont alors les canaux et les acteurs qui participent à la construire ? Sur quel fondement empirique peut-on étudier cette « diplomatie sportive » ? Ces questionnements peuvent être illustrés au travers de quelques exemples.
L’européanisation du sport : une diplomatie pour « vendre » l’Europe
17Après la Seconde Guerre mondiale, dans le cadre de la construction européenne, le sport devient un vecteur de diplomatie publique interne à l’Europe puis en direction des autres continents. Progressivement, les institutions supranationales œuvrent à « européaniser » le sport : le Conseil de l’Europe d’abord vote des Chartes européennes du sport, faisant ainsi circuler un modèle européen du sport pour tous. La Communauté économique européenne ensuite utilise le sport comme fer de lance de la diffusion d’une réalisation européenne concrète à même de créer une « identité européenne » et ce, bien avant l’arrêt Bosman. C’est en 1966 qu’émerge pour la première fois l’idée d’une Coupe du Marché commun qui préfigure la future stratégie de communication de la CEE à l’attention des citoyens européens. S’inscrivant dans une politique symbolique chargée de « vendre » l’Europe, les acteurs de cet européisme ordinaire sont principalement de nouveaux « entrepreneurs d’Europe » (professionnels de l’Europe, lobbyistes, journalistes et experts) qui se mobilisent pour populariser le projet européen à travers le sport et contribuer à faire circuler l’idée d’un modèle sportif européen, dépolitisé et gommant les frontières intérieures de l’Europe.
Le basket au service de la diplomatie publique américaine
18Après la Seconde Guerre mondiale, le basket devient progressivement un outil de diplomatie employé par l’armée et les services d’information américains pour exercer une influence, par le sport, sur la relation franco-américaine ou américano-soviétique. Dans la géopolitique des sports collectifs, le basket-ball est ainsi le seul parmi les sports les plus médiatisés à permettre au XXe siècle des confrontations entre équipes américaines et soviétiques. Pendant la Guerre froide, les sportifs américains sont ainsi mobilisés pour diffuser la culture américaine. Leurs tournées passent par les bases américaines d’Europe occidentale mais vont jusqu’en URSS dans le cas des Harlem Globe Trotters. Leur succès conduit le Département d’État à tenter de les utiliser comme des vecteurs de propagande pour l’American Way of Life dans le cadre de la guerre froide culturelle avec l’URSS. La diplomatie sportive étasunienne n’aura de cesse d’opposer les athlètes du « monde libre » aux sportifs des « nations captives », un élément rhétorique qui continuera d’être opérant après la fin de la Guerre froide et jusque dans le XXIe siècle. Dès lors, les compétitions sportives et matchs de gala deviennent-ils des instruments au service de la diplomatie publique américaine.
La « diplomatie du panda »
19Les sports constituent une parfaite illustration des tensions entre États et de la façon dont elles s’incarnent dans l’arène diplomatique. L’émergence de la Chine comme acteur majeur de l’ordre mondial s’est accompagnée d’un engagement de sa part dans des rapports de force visant à faire adopter son point de vue par ses partenaires. Taïwan, sur laquelle la Chine revendique toujours sa souveraineté, en dépit du fait qu’il s’agisse également d’un acteur économique crucial et d’un régime démocratique assez irréprochable, se retrouve aujourd’hui écartée de certaines compétitions sportives quand son puissant voisin dispose de moyens de pression suffisamment importants (boycott, sanction économique, menaces politiques, jeu d’influence, etc.), et a minima se voit dans l’obligation de participer à des manifestations sportives internationales sous le nom de « Taipei Chinois » (Chinese Taipei), sous un drapeau qui n’est pas le sien et sans hymne national. Inversement, les pays organisateurs peuvent montrer leur défiance à l’égard de la Chine en accordant à Taïwan et ses athlètes plus de latitude et en revenant sur les restrictions précédentes (par exemple, lors de la Cérémonie d’ouverture des Jeux olympiques de Tokyo 2021, l’équipe taïwanaise a défilé sous le nom de « Taïwan », ce qui n’a pas manqué de déclencher la colère de Pékin et l’interruption immédiate de la retransmission de l’événement en Chine).
Moscou, une « capitale sportive »
20Moscou devient un acteur majeur du sport mondial, quelques années après son intégration dans les fédérations internationales, au tournant des années 1950. Cette situation pousse les représentants de l’URSS à développer des échanges scientifiques et à s’internationaliser. Au sein des fédérations internationales, les représentants soviétiques, en raison de leur expertise, participent à la standardisation des pratiques. Leur réputation leur permet d’obtenir des postes de pouvoir dans les commissions exécutives. Au sein du CIO, les représentants de l’URSS pèsent pour une démocratisation de l’institution, pour l’ouverture des épreuves aux femmes et pour le développement d’aides pour les pays du « Sud ». Les accords bilatéraux, avec les pays occidentaux ou avec les pays du « bloc de l’Est », notables depuis la fin des années 1950, permettent de partager des sessions de travail entre chercheurs, afin de proposer des échanges d’expériences ou de modèles théoriques dans les sciences appliquées au sport.
Des sciences sociales à l’action publique : la question du transfert des connaissances
21Face aux discours, pratiques et positionnements « experts » en matière de relations internationales et de diplomatie, les travaux en sciences sociales du sport peinent à se faire une place dans le débat public. La Coupe du monde au Qatar en 2022 en est un bon exemple. Le choix de la FIFA d’attribuer le Mondial au Qatar suscite critiques et controverses à un niveau jamais connu jusqu’à présent2. Pour en parler, les médias convoquent journalistes, experts en géopolitique et personnels politiques (généralement des hommes) mais rarement des chercheurs en sciences sociales. Pourtant, depuis les années 1990, les Coupes du monde suscitent l’intérêt des sciences sociales qui publient (voir notamment les dossiers sur le football dans la revue d’histoire Vingtième Siècle, ou dans les revues de sociologie Actes de la recherche en sciences sociales et Sociétés et représentations) et organisent des manifestations scientifiques à leur occasion. Cet exemple souligne l’invisibilité des travaux en SHS, notamment dans les médias, et la difficulté de transférer les connaissances accumulées depuis plus de 40 ans dans l’espace et l’action publics. Pourtant, à travers la production de connaissances sur le sport support, passeur ou producteur de relations internationales et de diplomatie, les sciences humaines et sociales éclairent le débat démocratique par la conceptualisation d’un objet de recherche, la traduction scientifique des phénomènes sportifs historiques, géographiques, économiques ou sociaux, la construction d’un raisonnement appliqué à l’étude des circulations sportives internationales.
22La formulation simple et imagée de résultats, à l’instar de « la malédiction du vainqueur » forgée par Wladimir Andreff au sujet des villes sélectionnées pour accueillir les JOP, ou la production de chiffres frappés du sceau de la légitimité scientifique permettent de les traduire facilement dans d’autres espaces sociaux, qu’il s’agisse des sphères de prise des décisions publiques ou des supports médiatiques. De telles ressources « clés en main », prenant la forme d’une « cartouche de science indiscutable » selon l’expression d’Alain Desrosières, offrent l’opportunité de s’appuyer sur elles en en faisant des points d’attache permettant d’enraciner les échanges dans « un monde commun », au sein duquel sont partagés tout un ensemble de présupposés sur la pertinence de certains choix. Or, ces productions stylisées des résultats ne sont pas nécessairement compatibles avec la complexité des situations dont rendent compte les travaux de sciences sociales. En outre, quand elles existent, elles exposent au risque de leur réversibilité, c’est-à-dire qu’elles soient saisies pour étayer des contestations des actions publiques ; ce qui peut rendre les autorités publiques réticentes à la mobilisation de travaux produits par les sciences sociales du sport. Un autre dilemme rend compte de la compatibilité, parfois incertaine, entre contraintes scientifiques et politiques : le travail académique garantit les résultats mais demande un temps qui excède celui qui rythme l’arène politique. Renoncer au droit à la lenteur peut avoir pour corollaire une moindre légitimité scientifique exposant à une plus grande vulnérabilité face aux contre-expertises. Cette exigence différencie les travaux académiques des rapports des cabinets de conseil. Autrement dit, s’ils peuvent servir la communication des autorités gouvernementales, c’est aussi éventuellement au risque de publiciser des désillusions.
Notes de bas de page
1 Chartier, R. (1989). « Le monde comme représentation ». Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 44(6), pp. 1505-1520, p. 1511.
2 Cf. Les Echos 13 octobre 2022, https://www.lesechos.fr/monde/afrique-moyen-orient/les-critiques-sur-la-coupe-du-monde-brouillent-les-liens-entre-le-qatar-et-la-france-1868436
Auteurs
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Avenir de la recherche et Maisons des sciences de l’Homme
Réédition 2020
Jacques Commaille (dir.)
2020
Mutations des sciences humaines et sociales
Les Maisons des Sciences de l'Homme et leur réseau
Françoise Thibault (dir.)
2021
Les thèses Cifre en sciences humaines et sociales
Ouvrir le champ des possibles
Clarisse Angelier et Françoise Thibault (dir.)
2023
L’interdisciplinarité sans concession
Réseau national des Maisons des sciences de l’homme (dir.)
2023