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Réouvrir les enjeux contemporains de l’énergie

p. 25-36


Texte intégral

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1Voilà près de cinquante ans, avec une vitalité accrue ces vingt dernières années, que les sciences humaines et sociales s’attachent à « déplier » la technologie et à cartographier ses réseaux pour éclairer les processus et les liens indissociablement sociotechniques qui la portent à existence et la constituent.

2Cet abord de la technologie, propre aux sciences sociales, peut être porteur de problématisations renouvelées dans la façon d’interroger les enjeux énergétiques.

Ouvrir la technologie, déployer le social

3Les SHS se sont dotées d’outils conceptuels et méthodologiques destinés à décrire la vie sociale des sciences et des techniques (Science and Technology Studies). Loin de la représentation dominante d’une rationalité purement instrumentale, niant l’ancrage de l’homme dans le monde, les sciences et les techniques sont apparues comme des dimensions constitutives des sociétés modernes : irréductibles à leurs simples fonctions opératoires, elles supposent des formes essentielles de véridiction, d’accès au monde naturel et de rapports sociaux (y compris de critique de ces rapports). Les dynamiques sociales et politiques fondamentales qui définissent la modernité ont ainsi pu être liées à l’intervention des sciences et des techniques dans les processus démocratiques, et à la façon dont ceux-ci en sont affectés.

4Il faut ajouter à cela l’éclairage là encore original que ces enjeux peuvent projeter sur les questions environnementales. Les ressources énergétiques sont en effet des réalités économiques et écologiques. Au travers d’elles se joue la façon dont nos sociétés s’installent dans leurs milieux pour y constituer les conditions matérielles de la production. L’accès aux énergies carbonées, mais aussi aux énergies issues de la fission de l’atome et aujourd’hui aux énergies renouvelables, sont autant de modalités sociales d’articulation aux milieux. Rares sont les travaux qui ont bien décrit ces modalités. A l’heure où la gestion de l’environnement s’impose comme un enjeu politique global de premier plan, des approches réflexives procédant à partir des pratiques et enjeux énergétiques sont souhaitables.

5Les sciences humaines et sociales ont donc travaillé à la transformation du statut des technologies en insistant sur le caractère systémique de ces dernières afin de les resituer comme des entrelacs de dispositifs matériels, scientifiques, économiques et politiques. Le statut de la technologie ne peut donc être réduit à celui d’un artefact, d’une entité autonome imposant sa détermination au social. Ainsi, il semble difficile d’envisager l’éolien, le solaire photovoltaïque, le nucléaire ou le réseau bois-énergie en dehors des modes de gouvernance, de mise en marché ou d’appropriation territoriale qui les amènent à existence.

6Quelques exemples illustrent ce que peut et doit être une approche renouvelée des technologies de l’énergie par les sciences humaines et sociales :

  • Les politiques de l’éolien terrestre : à la différence de l’Allemagne où la politique éolienne s’est développée de façon précoce, sur la base d’une technologie de petite taille et portée par des groupes locaux incluant de nombreux agriculteurs, la politique éolienne française s’est d’emblée déployée avec des turbines de taille industrielle, selon des objectifs définis par l’Etat et mis en œuvre au travers d’incitations adressées à des développeurs privés. Mises en regard d’autres facteurs, tels que les traditions allemande et française de gestion du paysage, ces configurations ont abouti à doter l’éolien de capacités fort différentes – la configuration française étant notamment porteuse d’un potentiel de division sociale élevé.

  • Les politiques du solaire photovoltaïque : le caractère modulaire du solaire photovoltaïque est un élément qui peut placer cette technologie au sein de configurations très différentes. Au-delà du constat sur la variété de ses développements technologiques (silicium cristallin, polycristallin, couches minces, etc.) et de ses modes de déploiement (centrale solaire au sol, intégré au bâti, etc.), un même module photovoltaïque pourra être doté de capacités de contribution bien différentes selon qu’il est porté par un particulier, un groupement d’agriculteurs ou des habitants organisés en coopérative, voire en entreprise.

  • Le cas du nucléaire : l’énergie nucléaire est en France une arène de controverses majeures en raison de son importance quantitative et du lien étroit qu’elle entretient avec l’autorité de l’Etat. Que ce soit à propos de l’exposition aux radiations, de la sécurisation et la durée de vie des centrales, ou encore du traitement des déchets, les choix à faire provoquent toujours une mise à l’épreuve radicale de nos représentations de l’avenir et des acteurs censés les définir. Le monde nucléaire ne peut aujourd’hui remplir sa fonction première de fournisseur d’énergie qu’en satisfaisant une large gamme d’exigences (de contrôle et de sûreté), devenues essentielles après les grands accidents. Ce paradoxe fait du nucléaire une technologie où le rapport entre science, société, politique et environnement se noue de façon singulière et dont nous n’avons pas beaucoup de descriptions. Le désastre de Fukushima a été l’occasion d’interroger à nouveaux frais la sûreté des installations nucléaires. Il invite à repenser radicalement la dépendance énergétique au nucléaire, les relations entre nucléaire et société, les conséquences du nucléaire civil pour le public et les générations futures, bref la soutenabilité d’un système ancré dans l’énergie nucléaire. Une telle prise de conscience, quel qu’en soit le degré suivant les pays, interroge le rapprochement rhétorique entre promotion des énergies « décarbonées », lutte contre le changement climatique et soutien au nucléaire. Elle appelle à une prise en compte plus réaliste des coûts de cette énergie.

  • Les politiques du bois-énergie : elles ont émergé en France en réponse à des problématiques locales assez hétérogènes allant de politique de filières (soutien à la diversification des débouchés de la biomasse forestière) à des politiques sociales (fourniture de chaleur à bas prix pour des populations à faibles revenus). Ces expériences de chaufferies de petite taille alimentant des réseaux de chaleur souvent publics sont bousculées depuis une décennie par l’émergence d’une politique nationale. Cette dernière, davantage pilotée par la demande et portée par des opérateurs privés, est fondée sur le soutien à de grosses chaufferies. Elle intègre tardivement les enjeux d’approvisionnement en biomasse, ce qui rend plus difficile son articulation aux territoires et se traduit parfois par une compétition pour des ressources locales avec des projets de plus petite taille. Cet exemple illustre à son tour combien le dimensionnement d’une technologie, ses formes de portage et de synergie avec les territoires, lui donnent des modes d’existence très différents, pouvant interroger sa soutenabilité (recours à l’importation, depuis l’étranger, de bois, déchets de chantiers...).

7Ces quelques exemples illustrent l’idée qu’une technologie concrétise ses capacités selon une diversité de configurations qui la dote d’un potentiel de synergie et/ou de division. L’énergie elle-même entre dans ce champ de considérations. Historiquement, les transformations qui font de l’énergie un bien marchand sont liées à des situations et des époques bien spécifiques (e.g. le charbon et l’électricité à la révolution industrielle...). On peut supposer que les transformations actuelles et à venir du système productif vont affecter à la fois la nature de l’énergie comme réalité économique et ses modes de consommation. Les sciences peuvent ainsi revenir sur l’idée même de l’énergie comme bien marchand, élément constitutif de notre histoire récente. Cette idée peut-être déconstruite par l’analyse, en montrant les procédés par lesquels l’énergie est constituée comme un bien marchand. Elle peut tout aussi bien être soumise à de nouvelles observations empiriques, par exemple à l’occasion de l’émergence des productions décentralisées (la mise en marché du kWh renouvelable) ou de systèmes énergétiques locaux semi-autonomes ou autonomes (kWh non-marchand). Ceci resitue les marchés de l’énergie au sein d’un espace d’analyse où leurs logiques économiques intrinsèques peuvent être examinées à l’aune de leurs histoires, de leurs spécificités et de leurs contradictions. C’est une fois ces clarifications opérées qu’il devient permis d’aller au-devant du social, de l’environnement, sans les appréhender comme des barrières au déploiement technologique, d’élargir le champ des acteurs de l’énergie à des portages innovants (communautaires, associatifs...).

8L’enjeu est de trouver une structuration de la recherche qui mette au travail la technologie et l’énergie, abordées comme des entrelacs sociotechniques spatialement et historiquement spécifiques, afin de mieux saisir leur incidence sur les modes de vie passés, présents et futurs.

Vision d’ensemble et principes structurants

9Nous proposons une réflexion le long de quatre grands axes :

Organisation thématique, systémique et interdisciplinaire d’un agenda de recherche en sciences sociales sur l’énergie

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10L’ordonnancement d’ensemble et la progression problématique réunissent à chaque étape la technologie et les enjeux de sa socialisation. Ils autorisent ainsi :

  • une circulation de problématiques : le schéma articule différents dispositifs/cadrages qui sont au cœur des enjeux énergétiques, tels que : les visions du futur qui en structurent les débats et les orientent ; les formes de gouvernance qui participent de leur mise en politique ; les modalités de mise en marché des technologies, les modes de consommations et leur évolution ; les processus de recompositions sociales et territoriales que suscite le déploiement de ces technologies.

  • une lecture systémique : ce schéma met en valeur l’idée que les politiques de l’énergie ne se réduisent pas à l’opérationnalisation de scénarios de transition énergétique. Il n’introduit pas de hiérarchie entre les quatre axes mais suggère que les enjeux énergétiques circulent entre eux et se constituent à leur rencontre. Il invite à se départir de réflexes d’analyse quelquefois hiérarchiques pour examiner, par exemple, comment des signaux faibles ou des expériences énergétiques territorialisées peuvent nous aider à envisager et à penser des futurs énergétiques non décelés au travers de l’exercice des scénarios globaux ou nationaux.

  • une ouverture interdisciplinaire : les axes de recherche ne correspondent pas à des périmètres disciplinaires. Ils sont ouverts à des contributions pluridisciplinaires, à l’instar de l’étude de visions de futurs énergétiques, laquelle pourrait être traitée conjointement par des sociologues, des politistes, des historiens, des géographes, des économistes et des philosophes. En évitant toute hiérarchie entre les axes, ce schéma de travail vise à favoriser la structuration d’une communauté de recherche interdisciplinaire en sciences humaines et sociales de l’énergie.

  • un recoupement des approches : l’ouverture interdisciplinaire des recherches exige qu’elles travaillent de concert à la prise en compte et à l’analyse du rôle de l’ensemble des technologies et des acteurs impliqués dans les processus étudiés : institutions scientifiques, techniques, politiques, acteurs associatifs, privés, industriels, etc. Cette analyse peut concerner différentes dimensions relatives aux modalités d’engagement des acteurs, appréhendées au fil de leurs dynamiques propres et de leurs entrecroisements : justifications, critiques et positions développées à l’occasion de controverses ; régimes d’objectivité, catégories juridiques ou morales mobilisées ; modalités de mise en récit historique ; modes de financements, modèles économiques ou d’affaires, etc. Bien qu’elles s’adossent à des formations disciplinaires spécifiques et des méthodes qui leur sont propres, ces analyses peuvent circuler et être réappropriées par d’autres registres de savoir, pour peu qu’elles rendent lisibles des transformations qui se jouent conjointement sur plusieurs fronts. Une pluridisciplinarité forte exige donc que chaque discipline identifie clairement et rende lisible aux autres disciplines, sa contribution propre à l’analyse de ces enjeux.

11L’analyse part des enjeux de la transition énergétique sans les soumettre à une visée technologique. Sans ignorer les enjeux soulevés par ce que l’on nomme aujourd’hui la « transition énergétique », il s’agit d’en développer une analyse pour comprendre les jeux de forces qui l’orientent. En d’autres termes, les SHS n’ont pas pour finalité directe d’opérationnaliser des scénarios de transition mais elles peuvent y contribuer au travers de leurs analyses (historiques, comparées, transversales). Elles peuvent mettre en évidence les alliances qui se sont constituées autour de différentes filières ou scénarios, leur degré de robustesse comme les signes d’évolution ou de renversement. Par exemple, les enjeux et les évolutions dans le monde du nucléaire, peu abordés dans le débat sur la transition par le jeu politique français, doivent être intégrés à l’analyse : ils sont particulièrement intéressants à cet égard.

12Les SHS permettent aussi d’interroger la hiérarchie des échelles et des temporalités qui sous-tend les discours actuels sur la transition énergétique. Par exemple, le « local » ne saurait se réduire au lieu de l’opérationnalisation de scénarios. Il s’inscrit au travers de technologies de l’énergie dans une pluralité d’échelles et selon des configurations variées, dont certaines peuvent en faire le lieu d’invention de futurs et de potentiels énergétiques. Là où une visée techniciste, articulée autour de catégories telles que celle d’économie d’échelle, pourrait faire du local et des territoires l’instrument de scénarios préétablis, les SHS peuvent contribuer à décrire - et donc à porter à existence - le rôle de ces territoires dans l’invention de futurs énergétiques ainsi que les modalités qui les habilitent (ou non) à se porter acteurs de ce futur. En France, où la politique énergétique a été de longue date marquée par un fort degré de centralisation, les soutiens nationaux « dissidents », européens (les agences locales de l’énergie, les programmes européens, etc.) ou transnationaux (par exemple les réseaux de collectivités locales), semblent avoir été d’autant plus décisifs pour ce faire.

13A titre d’illustrations des méthodes mobilisées par les sciences humaines et sociales, les recherches pourront mobiliser :

  • l’analyse comparée des processus qui sous-tendent le développement de nouvelles technologies de l’énergie dans différents pays et/ou aires culturelles afin de comprendre, au-delà des seuls cadrages technologiques et économiques, l’influence de facteurs tels que les traditions administratives de gestion de l’environnement, les formes d’organisations collectives locales, etc., sur les trajectoires de déploiement de ces technologies;

  • l’analyse diachronique/du temps long, afin de suivre et de caractériser des processus innovants, en ce qu’ils sont sous-tendus par des formes d’organisations socio-économiques parfois anciennes mais revitalisées par des politiques récentes.

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