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Quelle utilité ?

To what avail?

p. 29-41


Texte intégral

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Les figures de l’utilité

1Beaucoup a été écrit ou dit sur la société et l’économie de la connaissance. On a pu résumer cela par une triple hélice représentant le transfert de connaissances du laboratoire à l’usine ou au bureau jusque dans la vie quotidienne. Dans ce mouvement transformateur, les producteurs de connaissance sont soumis à de fortes perturbations et leur rôle est tout aussi essentiel que changeant, se déplaçant sans cesse. La triple hélice introduit une rupture dans la manière d’envisager ce que sont les SHS et leur rôle alors que l’on s’est un peu trop vite arrêté à l’idée de transfert comme l’application de la conception vers la pratique.

2À cet égard, les postures d’intervention du savant en sciences humaines et sociales sont devenues composites : qu’il s’agisse de l’« expert », du « traducteur », qu’il s’agisse du « chercheur-action » ou du « chercheur engagé ». Les facettes d’intervention du chercheur en SHS, la diffusion de ses hypothèses et ses conclusions sont multiples. Nul besoin par conséquent de s’inquiéter de l’applicabilité des apports des SHS et de leur mobilisation dans la relève des défis.

L’exigence d’une stratégie du détour

3Toute prise en considération de ces niveaux dans le processus qui va de la production de connaissance à ses usages conduit finalement à considérer que, pas plus que les autres sciences, les SHS ne peuvent être guidées par un principe d’utilité, a fortiori quand ces utilités sont définies à courte vue, en fonction des intérêts de la seule période en cours.

4Au même titre que les autres sciences, l’utilité de la recherche peut découler d’une « stratégie du détour ». Cette « stratégie du détour », bien documentée dans le développement cognitif, passe ici par la recherche fondamentale, la construction de théories, l’emprunt des voies incertaines et de configurations analytiques nouvelles, les rencontres improbables avec d’autres disciplines avant de revenir éventuellement sur l’action.

5Au même titre que pour les autres sciences, les catégories de la connaissance doivent pouvoir se construire de façon autonome par rapport aux catégories d’une pratique, d’une action bornée par les représentations en cours, fut-elle publique, européenne ou internationale, inspirée par la promotion ou la défense d’une cause.

L’invention de nouveaux modèles de sociétés

6La valeur des SHS se situe dans leur vertu explicative, analytique, compréhensive, créative, projective. Elles sont intrinsèquement des sciences impliquées et non appliquées. Assumer cette valeur, comme nous l’avons vu supra, revient à s’autoriser l’invention de nouveaux modèles de société, de vivre ensemble et de créations.

7La situation des disciplines concernées leur impose, selon les cas, de critiquer ou d’accompagner la commande publique. Dans les situations les plus favorables, les sciences historiques répondent à la demande en accompagnant et en critiquant la réalisation des projets orientés par un pouvoir public (national, régional ou européen). Pourtant, dans une démocratie, les décideurs politiques gagneraient à entendre les propositions, les hypothèses fondées, les explications appuyées par des méthodologies (que les scientifiques opposent à une conception étroite et instrumentale de la science), et ce, dans une relation qui devrait être de confiance mutuelle.

8De façon générale, au-delà des sciences historiques, les savants ont toujours trouvé une légitimité auprès des politiques. Cette place ne relevait pas du principe d’utilité (bien que l’on ait pu parler de « technologies politiques ») mais de la reconnaissance de leurs régimes de connaissance spécifiques qui fondaient leur pluralité (et donc le pluralisme complémentaire de savoirs), et de la variété de leurs méthodes et approches, qui assuraient leur capacité de diagnostic relevant d’une expérience de la critique (au sens de crisis : décider), de leur capacité d’analyse et de définition assurant les conditions du débat démocratique et la diversité des points de vue.

L’interaction société, recherche et formation

9Dans les relations entre recherche et action, ce qui vaut pour le rapport au pouvoir politique ou à la commande publique vaut pour le rapport aux postures engagées provenant de la société : les rapports de genre, de la diversité des orientations sexuelles, des situations coloniales et postcoloniales, de l’alarme environnementale ou encore de la demande d’une ouverture des sciences économiques. Ces questions ont inspiré des champs de recherche intégrés au système de l’enseignement supérieur et de la recherche au prix de mobilisations de type militant. Les chercheurs ont forcé les portes de l’université et légitimé ces nouveaux champs de recherche, qui demeurent toutefois souvent vulnérables. On est là confronté, sous réserve de l’exercice de vigilance critique, à un mode de régulation normal du système d’enseignement supérieur. Tout système de recherche et d’enseignement fermé à de telles pratiques est un système en voie de dissolution. La difficulté pour l’Université est alors de ne pas produire de nouveaux spécialistes œuvrant dans des cercles relativement fermés mais d’être en capacité de faire circuler ces savoirs au sein de nombreux enseignements.

10Plus encore aujourd’hui, une formation aux sciences humaines et sociales est indispensable à l’ensemble des étudiants pour maîtriser la complexité des mondes actuels, opérer les mises à distance des objets étudiés et permettre le dialogue inter sciences. Les qualités d’abstraction, si puissantes soient-elles, sont insuffisantes pour former l’esprit scientifique d’aujourd’hui. Il y a une “somnolence du savoir” sans remise en question permanente du regard sur l’objet étudié et un esprit bien formé à l’abstraction n’est pas à l’abri des vestiges de croyances anciennes. De grands mathématiciens ont fait la preuve, depuis fort longtemps, que l’excès de “mathématisme” conduit à des mesures sans pertinence et à des descriptions quantitatives insensées. Il est ainsi impératif de mettre un frein au processus de spécialisation à l’œuvre dans les cursus universitaires qui s’accompagne de la disparition des humanités.

La distance critique et l’impératif temporel

11C’est aussi, pour les SHS, à partir d’une conception exigeante et critique de la recherche, lorsqu’elle se projette ou lorsqu’elle est projetée dans l’avenir, que l’on échappe au syndrome du wishful thinking, particulièrement pervers quand on part de problèmes que les autres disciplines ne savent pas résoudre. La prédominance des cadres de la recherche sur projet laisse implicitement supposer que des SHS efficaces doivent être en mesure de trouver les solutions aux problèmes qui ont une dimension humaine et sociale et supprimer les difficultés en quatre ans. Le recours à des recettes déjà disponibles est encouragé alors que le besoin est au contraire de questionner continûment les préalables : ceux relatifs aux faits, aux interrogations, aux problèmes qui sont donnés à voir.

12Il est souvent plus pertinent de rechercher les sources de déséquilibre plus que les équilibres, les sources de conflits que de concorde, d’emballements de violences plutôt que d’apaisements, les sources d’émotions irrationnelles plutôt que raisonnées, ou les obstacles à des coopérations sociales plus que leurs recettes de réussite. La non analyse des résistances, des échecs, des blocages, ne peut que favoriser le discours incantatoire en faveur d’un monde en progrès et n’aboutit finalement qu’à un constat d’impuissance. En un mot, il est indispensable de disposer du temps nécessaire à l’analyse des dynamiques que représentent les contradictions et les tensions inhérentes à la constitution et au fonctionnement des sociétés.

13Les thématiques urgentes n’ont de chance d’être relevées que si les fondements culturels constitutifs de l’identité des sociétés, de leurs résistances, de leurs dynamiques historiques, sont analysés, si les problèmes économiques et sociaux associés à ces défis sont disséqués et trouvent ne serait-ce qu’une solution partielle. Il importe donc de préciser la nature de ces problèmes, parmi lesquels la déstructuration des relations sociales et des pouvoirs induite sous l’effet conjoint de la mondialisation des échanges et des transformations scientifiques et techniques.

14La langue doit faire l’objet d’une vigilance particulière. Pour ne prendre que quelques exemples en matière d’environnement, parler de « changement climatique » au lieu de « réchauffement climatique », d’« adaptation au changement climatique » au lieu de « lutte contre le réchauffement » ou encore se préoccuper de « la prise de conscience environnementale des acteurs économiques et des citoyens » sans se pencher sur les refus ou l’impuissance à passer à l’acte des politiques ou sur les pressions de certains secteurs industriels, porte le risque d’euphémiser l’ampleur des résistances à l’œuvre.

15La recherche doit prendre le temps de cette distance langagière, le chercheur n’est pas l’expert. Aux questions attendues, il préfère les voies nouvelles. Penser par exemple les relations entre la protection de l’environnement et le développement économique, c’est laisser entendre a priori qu’il y a deux domaines séparés, alors que la question pourrait être posée de savoir si, précisément, l’économie ne devrait pas être encastrée dans l’écologie et dans les formes de vie humaines et non-humaines, au sens où tout enjeu de relation avec notre cosmos doit faire l’objet d’un calcul, mais d’un calcul avec sa dimension politique, c’est-à-dire débattu, où les valeurs et les visées ne sont pas séparées des analyses scientifiques.

16La logique de l’équilibre risque ici de reproduire le stéréotype de la protection de l’environnement contre le développement économique alors que c’est leur coopération qui devrait être mise en évidence puisque c’est le terrain d’une meilleure gestion des ressources et d’une innovation guidée par le principe même de préservation de l’environnement.

17Autre exemple dans le domaine de la santé : il convient de se donner les moyens d’interroger bien des présupposés des recherches en cours (comme d’ailleurs pour tout autre domaine de recherche), leurs modes d’interaction avec les patients, les modes de vie de ces derniers et les systèmes de soin de façon à explorer de nouvelles pistes. De la même façon, bien des recherches cliniques qui ne prendraient pas en compte et ne testeraient pas la place du patient dans cette boucle seraient en quelque sorte incomplètes car elles feraient le choix d’un schéma thérapeutique a priori qui a pourtant montré ses limites. De nombreux sujets, comme le traitement du SIDA, ont montré l’importance de la participation des publics pour le progrès de la connaissance.

18Ces exemples appellent donc les SHS à inscrire, dans la durée, une double posture. Par la première, elles sont, comme toute science, productrices de données et d’analyses sur tous les phénomènes qui ressortent du social. Par la seconde, elles mettent en lumière les différents régimes de connaissance existant dans une société. Ni approbation, ni contestation pure, elles travaillent au déchiffrement des interprétations, des controverses, des pratiques afin de conforter la délibération publique. L’adoption d’une telle distance critique vise à une cumulativité du savoir susceptible d’ouvrir de nouveaux champs de recherche, au plus près des transformations sociales, économiques, politiques, et de venir innerver la sphère publique.

Nourrir l’idéal démocratique

19De façon plus générale, le statut des transformations scientifiques et technologiques par rapport aux citoyens mérite d’être analysé autrement que dans une perspective top down. C’est ainsi que l’approche par l’acceptabilité, et non par l’appropriation et la participation des citoyens, se révèle non seulement misérable et méprisante, mais inefficace. Bien des problèmes majeurs actuels relèvent d’une déconnexion entre les centres de décision et de régulation et les milieux de vie, et d’une implication insuffisante des citoyens. Poser le problème de la participation en termes du « citoyen à éduquer » est un parti-pris politique et normatif majeur et un obstacle à la compréhension de ce qui est en train de se dérouler.

20L’élévation du niveau d’éducation, l’apprentissage de la contribution via les réseaux numériques, la diffusion massive et la disponibilité d’expertise contradictoires constituent autant de signes d’un changement majeur pour la prise de décision.

21L’incertitude scientifique et technique n’est pas un obstacle mais le ressort même de l’activité scientifique et l’impuissance politique notoire devant les crises contemporaines renforce ce sentiment d’incertitude. Les analyses purement rationalistes des processus qui conduisent de la science à la décision et l’action font face aux limites de la connaissance (known unknowns / unknown unknowns), aux constructions de l’ignorance, aux difficultés de la prise de décision en contexte d’incertitude et de controverses. Les décisions publiques sont confrontées à de nouveaux critères : bien commun, utilité sociale et environnementale, responsabilité. Elles doivent intégrer et reconnaître la compétence des citoyens : la démocratie se définissant comme gouvernement de la participation égale de tous, sans distinction relative à leur détention de connaissances dans les domaines qui font l’objet des décisions collectivement prises. Elles doivent prendre en compte le développement, depuis des décennies, de dispositifs de consultation multiples et concurrents, s’efforçant d’inclure, dans l’élaboration de critères pertinents et rénovés, des responsables publics, des experts scientifiques et des citoyens ordinaires.

22L’aide à la décision dans la construction et l’évaluation des politiques publiques ne peut donc plus avoir recours à une expertise purement technique ni à des outils d’analyse qui ont montré leur inadéquation aux contextes dont les impératifs épistémiques, éthiques et politiques deviennent forts.

23Il devient essentiel de prendre en compte cette situation pour imaginer d’autres formes de participation qui prennent au sérieux les capacités contributives des publics qui ne souffrent ni d’irrationalité ni d’informations insuffisantes mais de pertes de confiance dans des autorités perçues comme au mieux impuissantes, au pire complices (par exemple de malversations financières et écologiques). L’étude des méthodes expérimentées pour récupérer du pouvoir (empowerment), c’est à dire de la capacité d’agir, par les collectifs divers, pour composer des solutions nouvelles pour des problèmes qui sont objets de controverses, doit être renforcée dans un dialogue avec les scientifiques, les ingénieurs, les décideurs et à condition de donner au citoyen le temps d’expérimenter et d’apprendre.

24Le développement actuel de travaux pluridisciplinaires de sciences sociales, notamment dans la recherche juridique, nous offre en la matière un exemple parmi d’autres. Ces travaux portent sur les formes de mobilisations de la ressource du droit – civil, pénal, commercial, de la propriété industrielle, international, etc. – ou de celle représentée par la justice (juridictions nationales et supranationales) sur des questions traitant de la maîtrise de certaines évolutions scientifiques (par exemple, en physique, en biologie, en génétique, dans le domaine agro-alimentaire, dans celui de l’environnement, etc.). Ils rendent compte d’aspirations croissantes exprimées par des formes organisées de la société civile, au niveau national comme au niveau supranational, à être associées à ce que fait la science et aux effets de ce qu’elle produit.

25La recherche française porte actuellement de l’attention à des courants théoriques comme celui du law consciousness (en référence à un droit constitutif de la société, inscrit dans la vie quotidienne des citoyens) ou du cause lawyering (la prise en charge par les professionnels du droit de « causes » soutenues par des mouvements collectifs éventuellement issus de la société civile mondiale) ou encore à des demandes, en matière de santé, de protection juridique de savoirs ou de produits issus des sociétés traditionnelles face à des entreprises pharmaceutiques.

26Le développement des recherches sur le genre et les sexualités, très important depuis quelques années en France, est également poussé par l’urgence démocratique de la prise en compte des femmes, comme « donnée » dans la constitution des connaissances (en histoire, en droit...), et comme élément d’égalité. Le genre est un cas, exceptionnel à trois titres, de concept scientifique constitué par l’interdisciplinarité même et par les croisements disciplinaires, créé par la transformation d’un mouvement social en domaine de recherche et d’analyse critique d’une situation d’inégalité globale, et capable de s’étendre des SHS aux autres sciences : l’intégration de la donnée « différence de sexe » dans le domaine de la santé (tests sur les médicaments), mais aussi de l’ingénierie et de l’environnement a été source de plusieurs importantes avancées récentes. Les controverses autour de la dite « théorie du genre » ont permis d’illustrer certaines tendances du scientisme, prompt à dénoncer comme « idéologie » voire « antiscience » des innovations scientifiques qui ont un effet de critique sociale et de démocratisation.

27Ces nouvelles orientations de la recherche sont illustratives du travail d’analyse qu’appellent les nouvelles exigences démocratiques face aux changements scientifiques ou techniques.

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