Quel régime de connaissance face à la complexité des mondes ?
What regime of knowledge to confront the worlds’ complexities?
p. 21-28
Texte intégral
1Le contexte historique d’un monde en mutation justifie plus que jamais l’importance des SHS et du rôle qu’il leur revient de tenir. En effet, les bouleversements du monde ont rendu ce dernier à la fois énigmatique et opaque : énigmatique parce que la plupart des grands repères politiques de l’après-guerre, les systèmes techniques, la mondialisation des grandes entreprises, l’évolution des peuples, leur migration et leur mobilité croissante, le développement d’entités supranationales, les régimes du savoir et de l’innovation ont muté ; opaque parce que ces transformations ne s’étudient pas avec les instruments scientifiques existants et exigent des configurations de recherche nouvelles dans lesquelles les sciences humaines et sociales se sont d’ores et déjà engagées.
2Dans ce contexte, évoquer un nouveau régime de connaissance des sciences humaines et sociales, c’est souligner une triple exigence préalable à toute inscription de ce domaine scientifique dans une programmation à moyen et à court terme en fonction de « défis » auxquels nos sociétés sont confrontées. Cette triple exigence préalable consiste à revenir sur : (i) l’identité propre des SHS, (ii) l’exigence de réflexivité qui touche leur socle épistémologique et leurs développements théoriques, (iii) l’implication des SHS dans la mobilisation des connaissances concernant d’autres sciences, et ce, en amont des agendas technologiques et scientifiques.
Une identité plurielle
3Les SHS présentent une riche variété d’hypothèses, de paradigmes, de méthodes et de pratiques pluralistes qui est leur force. Cette diversité s’observe dans les objets, les théories et les méthodes investies par les différentes disciplines, comme dans la résonance publique qu’elles trouvent constamment hors des cercles académiques. Ce pluralisme est un atout considérable pour une société qui se veut elle-même pluraliste et novatrice. Cet atout est d’autant plus important s’il est assumé et valorisé comme tel, comme une ressource pour les démocraties post-industrielles, pour les aider à se penser et à se situer.
4Les sciences humaines et sociales sont marquées depuis leur naissance par la transformation des significations vécues en un univers de significations objectives. Cette caractéristique rend intéressant le fait que l’on parle de sciences humaines ET sociales. La tentative est bien de rendre compte, le plus exactement possible, de la réalité de l’action humaine dans le monde tout en laissant ouverte la question de l’être. La philosophie a joué et continue de jouer un rôle pionnier et essentiel grâce à la rigueur des questions qu’elle pose, à la démarche scientifique et aux ouvertures interdisciplinaires qu’elle offre au sein des SHS et, bien au-delà, apparaissant comme un interlocuteur « naturel » des sciences de la vie ou des sciences de la matière.
5L’autonomisation des sciences humaines les unes vis-à-vis des autres (philosophie, sociologie, histoire, linguistique, etc.) correspond à une logique de spécialisation dans la diversification du travail intellectuel, au développement des techniques d’enquêtes empiriques, comme des méthodes de traitement des données.
6Les mérites de cette diversité se traduisent de plusieurs façons et il n’en sera donné que quelques illustrations :
les recherches sur les pratiques et activités artistiques, linguistiques, culturelles sont attachées à la compréhension des évolutions/transformations de nos sociétés et de nos cultures dans l’ensemble du monde, depuis l’étude des primates non-humains et de la diversité culturelle au cours des temps, afin d’appréhender l’émergence de nos anatomies, de nos comportements (locomoteurs comme la bipédie, alimentaires, cognitifs associés au langage, etc.), de nos structures, de nos savoirs ;
les sciences historiques sont à même d’apporter une profondeur chronologique, ample ou resserrée, aux phénomènes contemporains. Elles rappellent que les sociétés humaines sont déjà passées par des phases majeures de transformations, largement mues par des innovations techniques et scientifiques. Les méthodologies qu’elles mettent en œuvre cherchent à objectiver le passé afin d’en restituer la complexité. Elles offrent à la société les moyens de s’orienter parmi les interprétations possibles de ce passé commun. Les sciences sociales, de façon générale, se consacrent aux nouvelles réalités et aux nouvelles représentations des territoires, aux nouvelles formes d’appropriations des espaces (par exemple, l’urbanisation du monde), aux formes différentes de vivre ensemble associées aux menaces pesant sur la cohésion sociale, aux figures inédites de la gouvernance et de la mobilisation politique et aux interrogations sur les procédures canoniques de l’établissement de la démocratie, aux ressorts d’une vie économique se donnant à voir sous la double face de Janus : celle de la surpuissance, celle des déséquilibres sociaux et politiques qu’elle provoque…
7Loin d’affaiblir les SHS, cette variété des approches et des méthodes est devenue un atout majeur dès lors que, tout en spécifiant la singularité de leurs socles épistémologiques respectifs, elles en sont venues depuis quelque temps à se confronter entre elles et avec les autres sciences. Leur pluridisciplinarité dans le cadre de ce travail de mobilisation inédit conduit à des configurations novatrices et à des réponses concrètes aux interrogations des sociétés actuelles, avec une attention indispensable aux exigences nouvelles du débat démocratique dans lequel le citoyen est porteur des enjeux (« stakeholder ») de la science.
L’exigence de réflexivité
8Ce travail d’identification s’accompagne d’un travail réflexif permanent sur les conditions de production et de mise à l’épreuve des savoirs eux-mêmes et sur leur statut dans une société démocratique. La nouvelle configuration des SHS doit être marquée par cette aptitude à se livrer à ce travail réflexif. Une place doit être ainsi laissée à ces réorientations et aux redéfinitions parfois radicales susceptibles d’en résulter pour les régimes de connaissance, ceci afin que puissent être appréhendés des phénomènes et des systèmes complexes, affrontés des « défis », identifiés et surmontés des problèmes, grâce à l’affinement d’outils critiques — au sens savant — permettant d’échapper à l’illusion du devenir d’un monde enchanté parce qu’on le nomme comme tel ou de sombrer dans la facilité des dénonciations idéologiques.
9Une des contributions des SHS est d’avoir montré que le phénomène économique ne peut être confondu avec les modèles de pensée de la discipline éponyme. Il faut donc clairement distinguer le phénomène économique des modèles que l’on appelle « économiques ». Cette opération va bien plus loin que la distinction traditionnelle entre science économique et science sociale. Cette division tend à conserver la stricte correspondance entre phénomène et modèle, alors qu’il faut accepter qu’il y ait des modèles sociaux du phénomène économique comme il y a des modèles économiques de phénomènes sociaux. Par exemple, le phénomène de la « titrisation » financière, un des mécanismes amplificateurs de la débâcle bancaire des subprimes, est incompréhensible si l’on se contente de se demander si ces « titres » ont été « bien ou mal évalués » par un modèle économique. Il importe autant de comprendre comment de multiples intervenants et porteurs d’enjeux, dont la liste est elle-même un objet de recherche, ont pu générer des règles de gestion, à l’échelle de la planète, qui ont rendu la « titrisation » possible malgré ses effets catastrophiques. Ce n’est que lorsque l’ensemble de cette analyse est conduite que la question du « bien ou mal » évalué peut être posée et relativisée selon les différents protagonistes du phénomène.
10La mutation épistémologique qui s’opère est donc du même ordre que la naissance de la chimie pour l’étude de la « matière ». Cela a conduit à bien distinguer le phénomène « matière » des modèles analytiques du physicien. Cette mutation explique aussi avec le recul, pourquoi les multiples tentatives d’élargissement de la science économique par adjonction d’autres disciplines n’ont pas modifié les hypothèses centrales de cette discipline. Il est plus scientifique de reconnaître que le phénomène économique relève de plusieurs modélisations venant de l’économie, de la sociologie, des sciences de gestion ou d’autres disciplines comme la philosophie. Cette mutation s’illustre particulièrement dans deux domaines qui sont des défis majeurs des sociétés : la crise de l’entreprise et les mécanismes de l’innovation.
L’implication
11L’innovation intellectuelle, l’intelligibilité que nos sociétés ont d’elles-mêmes, diachroniquement et synchroniquement, la construction et le développement de communautés démocratiques, ouvertes et capables d’intégrer leur passé dans leur présent sans en subir la contrainte sont le résultat décisif de la recherche en SHS – et c’est cette utilité sociale qui a fondé la place des sciences humaines et sociales, au XVIIIe et au XIXe siècle, dans l’élan né des Lumières et poursuivi lors de la naissance des disciplines modernes.
12C’est en ce sens qu’en SHS, la recherche supposée « appliquée » est bien davantage une recherche « impliquée ». Les catégories et les hypothèses de ces sciences doivent être mises à l’épreuve sur les situations historiques, sociales, sur les interactions entre humains. Ces derniers se réapproprient alors ces catégories et hypothèses qui deviennent éléments de la vie sociale. Ce sont ces capacités d’implication, de prise des hypothèses sur la vie sociale, qui assurent in fine la validité des recherches. Même dans les théories les plus formalisées (ainsi en économie), le banc-test des fondements théoriques reste de ce type. La recherche « fondamentale » ne peut donc prétendre à une simple « application » qui serait ancillaire, et les recherches supposées « appliquées » à tel ou tel problème de société n’ont de fécondité que comme recherches « impliquées » qui permettent aussi de réviser les fondements des problématiques.
13Pour ne prendre qu’un exemple, l’innovation exige : a) que l’on réfléchisse à cette mise à l’épreuve que pourra mettre en évidence la recherche impliquée, b) sans que la créativité des processus d’innovation ne soit bloquée d’avance par des préjugés sur les contraintes sociales, puisque c) l’innovation vient de la société autant que de la recherche, qui doit donc être attentive aux modifications de contraintes que peuvent apporter ces germes d’innovation sociale. La créativité suppose donc ce que certains ont appelé une « recherche libre ». En effet si les hypothèses de recherche se calquent sur les représentations présentes des problèmes sociaux, leur conformité aux situations sociales ne leur apportera aucune validation, puisqu’elle sera en fait présupposée au lieu de permettre une mise à l’épreuve.
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