2
La pluridisciplinarité en SHS : un passé plein d’avenir
p. 167-172
Texte intégral
1Dans une globalisation vacillante, où l’information en continu diffuse une actualité centrée sur le commentaire journalistique d’une succession d’événements, les sciences humaines et sociales se trouvent aujourd’hui plus que jamais sollicitées. Elles introduisent le recul nécessaire pour saisir la multitude des réalités humaines qui se révèlent dans un temps et un espace soumis à des régulations complexes, conduisant parfois à une critique de l’état des choses. Dans cet appel à la recherche que suscite un univers mouvant, la pluridisciplinarité apparaît plus que jamais comme la quête d’une complémentarité entre les démarches scientifiques requises pour appréhender ces réalités : le souci étant à la fois d’organiser les disciplines en évitant l’hégémonie de l’une d’entre elles et de prévenir le repli identitaire de ces dernières sur les techniques qu’elles pratiquent. En ce sens, face au risque d’enfermement dans une cité scientifique que porte en germe une interdisciplinarité entendue comme la coopération entre sciences de la nature et SHS, la pluridisciplinarité accompagne un engagement dans la vie sociale à laquelle les sciences humaines et sociales peuvent apporter une intelligibilité.
2Les sciences humaines et sociales sont nées en France dans le contexte d’une refondation des universités, au tournant des XIXe et XXe siècles, induisant la remise en cause de facultés qui balisaient des champs disciplinaires séparés (facultés des sciences, de médecine, des lettres et de droit). Mais cette refondation de l’enseignement supérieur et cette affirmation de la recherche sont conçues sur la base d’un constat d’anomie concernant plus spécifiquement les SHS, que Durkheim relate en ces termes :
« Les règles de la méthode sont à la science ce que les règles du droit et des mœurs sont à la conduite ; elles dirigent la pensée du savant comme les secondes gouvernent les actions des hommes. Or, si chaque science a sa méthode, l’ordre qu’elle réalise est tout interne. Elle coordonne les démarches des savants qui cultivent une même science, non leurs relations avec le dehors. Il n’y a guère de disciplines qui concertent les efforts de sciences différentes en vue d’une fin commune. C’est surtout vrai des sciences morales et sociales ; car les sciences mathématiques, physico-chimiques et même biologiques ne semblent pas être à ce point étrangères les unes aux autres. Mais le juriste, le psychologue, l’anthropologiste, l’économiste, le statisticien, le linguiste, l’historien procèdent à leurs investigations comme si les divers ordres de faits qu’ils étudient formaient autant de mondes indépendants.1 »
3Il en résulte selon Durkheim le besoin d’une organisation des « sciences morales et sociales », que l’on est tenté de trouver dans la sociologie par lui proposée. On peut penser que la sociologie désigne moins – pour Durkheim et son école – une discipline que l’appréhension d’une multitude de disciplines sous l’angle de leur capacité à observer une réalité sociale par divers instruments (le droit, les archives, les statistiques, la démographie, les données anthropologiques, le structuralisme linguistique…) Dans cette démarche, c’est l’histoire qui est d’abord convoquée, pour sa capacité à dénaturaliser les phénomènes sociaux en montrant leur variabilité dans le temps. Vient ensuite l’ouverture portée par l’anthropologie, comme regard éloigné posé sur des univers sociaux variés, fondant ainsi le besoin du comparatisme. Dans le même temps, l’entreprise sociologique fait descendre la philosophie de son piédestal, sans pour autant la congédier, en appelant à passer d’une philosophie [du sujet] à l’autre [celle des conditions sociales et politiques de la subjectivation] (en reprenant Bruno Karsenti).
4Cette première « organisation » des sciences sociales se retrouve dans l’école des Annales qui tend à sortir l’histoire d’une focalisation sur la pratique des archives par le recours à des démarches plus quantitatives destinées à éviter l’écueil de l’événementiel. Par son évolution même – son histoire, pourrait-on dire –, l’école des Annales est traversée de multiples moments fondateurs depuis la création de la revue en 1929, moments liés aux grands changements que permet d’appréhender le recul historique – sans céder à la poésie des ruines ni s’enfermer dans « un domaine du savoir avec la certitude tranquille, l’indifférente placidité des pyramides d’Égypte » (Lucien Febvre « Face au vent », 1946). Ce qui se joue alors est non seulement la documentation des faits sociaux qui traversent les sociétés, mais également la grande incertitude qui pèse sur le périmètre des ensembles sociaux dont témoigne la Méditerranée de Fernand Braudel, ou encore la construction d’une entité européenne cohérente aujourd’hui.
5Cette ambition interdisciplinaire – pluridisciplinaire, dirait-on aujourd’hui – se retrouve dans la création d’une Maison des Sciences de l’Homme en 1963, sous l’impulsion notamment de Fernand Braudel, pour organiser le concert des sciences humaines et sociales. Dans cette dynamique pluridisciplinaire que portent aujourd’hui les Maisons des Sciences de l’Homme déployées sous l’impulsion de Maurice Garden – un autre historien – à partir de la fin des années 1990, se joue aussi une mise en commun des instruments autour desquels pourront s’établir les bases d’une coopération entre disciplines. Ainsi, par exemple, le droit comme corpus de règles maîtrisées par les juristes peut se révéler particulièrement utile aux historiens ou aux sociologues, tandis qu’à l’inverse le recul historique et théorique peut sortir les juristes de l’enfermement dans le présent éternellement changeant des réformes. Mais plus largement, c’est à travers l’accès à des plateformes rattachées aux Très Grandes Infrastructures de Recherche (TGIR) que peut se développer le partage des techniques et des instruments. Les données quantitatives tirées des grandes enquêtes de l’INSEE ou des services d’études des ministères alimentent les activités des économistes dans la recherche de modèles pertinents, tout autant que celles des sociologues et des historiens dans la description de réalités ou de tendances traversant les sociétés. Il est alors possible de penser à une dynamique pluridisciplinaire qui déborde les MSH, par exemple en prenant la London School of Economics (créée au début du XXe siècle par le sociologue Sidney Webb) comme horizon de la déjà très fameuse Paris School of Economics. La construction d’une ouverture nouvelle dans l’accès aux archives et aux textes anciens par le recours au numérique conduit aussi à d’importantes avancées dans le dialogue et la coopération entre les disciplines, laissant entrevoir des formes de traitement automatisé dont pourraient sortir des formes nouvelles de connaissance.
6Dans un monde connecté, mais traversé d’ensembles sociaux et culturels qui révèlent des distances d’un genre nouveau et le risque corollaire de replis identitaires, la pluridisciplinarité est donc un héritage qui a de l’avenir. Apparaît alors une interrogation sur la relation à établir entre une pluridisciplinarité organisant des champs disciplinaires connexes, et une interdisciplinarité destinée à franchir la frontière entre sciences de la nature et sciences humaines. Une survalorisation de cette interdisciplinarité présente le risque de jeter les SHS dans une compétition fratricide, pour s’attirer la bienveillance de sciences établies soit par des pratiques communes dans les usages de la modélisation, soit par la recherche de solutions globales à des problèmes planétaires tels que le changement climatique. Une telle survalorisation peut également conduire les SHS à s’enfermer dans des « cités scientifiques », sur le modèle des universités-villes américaines (comme Madison, Harvard, etc.) ou russes (comme Novosibirsk), en s’éloignant de la « cité ». Ainsi, la pluridisciplinarité représente une propédeutique nécessaire à l’interdisciplinarité pour maintenir, voire renouer, l’« inscription » des SHS dans la cité et les « territoires », avec le souci de produire une forme de réflexivité tant pour le pouvoir que pour la vie sociale. Si le temps des certitudes inébranlables paraît aujourd’hui passé, l’agitation incessante entretenue par la circulation des pires rumeurs sur les réseaux sociaux requiert l’intervention convergente de SHS pour rappeler les exigences d’une recherche de connaissances établies mais discutables, alliée à l’humilité d’assumer la fragile vérité de la recherche
Notes de bas de page
1 Émile Durkheim, De la division du travail social, PUF 1893.
Auteur
Directeur (2015-2016) de la MSH Paris-Saclay, sociologue, directeur de recherche au Centre Maurice Halbwachs et directeur de l’IDHES-Cachan.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Avenir de la recherche et Maisons des sciences de l’Homme
Réédition 2020
Jacques Commaille (dir.)
2020
Mutations des sciences humaines et sociales
Les Maisons des Sciences de l'Homme et leur réseau
Françoise Thibault (dir.)
2021
Les thèses Cifre en sciences humaines et sociales
Ouvrir le champ des possibles
Clarisse Angelier et Françoise Thibault (dir.)
2023
L’interdisciplinarité sans concession
Réseau national des Maisons des sciences de l’homme (dir.)
2023