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Du réseau à l’infrastructure1
p. 145-152
Texte intégral
1Les infrastructures de recherche sont des outils aujourd’hui au service de tous les domaines scientifiques mais l’usage du terme et des équipements pour la recherche a longtemps été réservé à quelques disciplines. Les infrastructures ont d’abord désigné des grands instruments de l’astronomie et de la physique. Il s’agissait d’instruments lourds, coûteux et localisés sur un site. Au fil du temps, au gré des besoins des chercheurs et du développement de l’informatique notamment, l’ensemble est devenu hétérogène : grands outils monosites, réseaux d’infrastructures de plus petite taille (centres de recherche clinique, plateformes de nanotechnologies, lasers de puissance, etc.), réseaux totalement distribués comme les grilles de calcul ou des banques de données réparties.
2Si, pour les besoins d’un laboratoire, on emploie le terme équipement, on retient pour désigner un outil au service d’une communauté de recherche nationale ou internationale celui d’infrastructure de recherche (IR) ou de très grande infrastructure de recherche (TGIR), terminologie réservée aux infrastructures partagées internationalement, car leur coût est tel qu’il doit être pris en charge par plusieurs États.
3Depuis 2006, l’European Strategy Forum on Research Infrastructures (ESFRI) publie une feuille de route des infrastructures reconnues et soutenues au niveau européen. Dès cette époque, cinq infrastructures ont été labellisées en SHS : deux grandes enquêtes, SHARE (Survey on Health, Ageing and Retirement in Europe) et ESS (European Social Survey), un dispositif d’accès à la statistique publique CESSDA (Council of European Social sciences Data Archives), DARIAH (Digital Research Infrastructures for the Arts and Humanities), et CLARIN (Common Language Resources and Technology Infrastructure), auxquelles des équipes françaises apportent leur concours, voire dont elles assurent la coordination (DARIAH).
4Considérées en France comme des sciences pouvant fonctionner avec peu de moyens, les SHS ont été absentes des grands plans d’équipements pour la recherche pendant une longue période. Nombreux ont été les chercheurs à imaginer qu’ils avaient surtout besoin de bibliothèques aux fonds bien garnis (Alain Supiot 20002) et les constats de pénurie ont davantage concerné les bibliothèques que les outils informatiques qui s’avéraient pourtant de plus en plus nécessaires aux sciences sociales. Les initiatives européennes en apportaient un exemple convaincant, les SHS ne se distinguaient pas fondamentalement des autres sciences, leurs besoins d’équipement ou d’enquêtes, nullement réservés à quelques laboratoires, étaient appelés à se généraliser à l’ensemble des disciplines et des unités de recherche.
5Il est utile de revenir sur la façon dont nous avons pu, alors que nous étions conseillers scientifiques au ministère en charge de la recherche, faire évoluer cette situation en inscrivant dès 2008 deux TGIR SHS sur la première feuille de route nationale des infrastructures de recherche. Aidés par les choix opérés au niveau européen et convaincus qu’il fallait partir des réalisations de terrain déjà existantes, nous avons lancé une enquête auprès des laboratoires de recherche en vue d’identifier les instruments communs, convergents ou partageables à terme sur le territoire. Nous avons ainsi identifié deux familles d’instruments correspondant à deux communautés de pratiques distinctes. Nous avons alors écarté deux schémas d’organisation, celui d’une unification en référence aux technologies numériques et celui d’une partition correspondant à chaque infrastructure européenne, pour nous porter sur la distinction de deux ensembles, deux TGIR pensées dès l’origine comme des dispositifs en réseau nécessitant des ressources techniques et scientifiques et des services numériques.
6Le premier ensemble, PROGEDO, s’inscrit dans le droit fil de la création, en février 2001 et par décret, du Comité de Coordination pour les Données en Sciences Humaines et Sociales (CCDSHS) qui avait pour objectif l’élaboration d’une politique nationale d’accès aux données pour les SHS par une action interministérielle. Cette première expérience avait permis l’émergence d’une politique nationale qui s’est traduite par : un accroissement des sources disponibles, une diffusion plus large des données et une prise de conscience de l’accroissement des besoins d’échanges en Europe et dans le monde. Pour remplir ces missions, le CCDSHS avait mis en place un Conseil scientifique apte à définir des priorités communes et une structure en réseau, dit « réseau Quetelet », coordonnant les établissements porteurs des centres de diffusion destinés aux chercheurs : l’ADISP-CMH (CNRS-ENS-EHESS) pour la statistique publique, le CDSP (CNRS-Sciences Po) pour les données sociopolitiques et le Service des enquêtes de l’INED pour les sources sociodémographiques. L’objectif de PROGEDO était bien d’amplifier cette action en soutenant l’expérimentation de «plateformes universitaires pour l’accès aux données» dans les Maisons des Sciences de l’Homme et également de disposer d’un cadre politique nécessaire au financement des grandes enquêtes internationales et à l’accès sécurisé des chercheurs aux données confidentielles.
7Le deuxième ensemble était inspiré par les nombreuses réalisations internationales des « digital centers » et le constat de l’existence sur le territoire d’un nombre important de projets de recherche plus modestes, conçus à partir de la numérisation de sources multiples. Le CNRS ayant lancé, en 2004, le très grand équipement «ADONIS» (Accès unique aux Données et aux dOcuments NumérIqueS), il a été demandé à ADONIS de créer une sorte de « digital center en réseau ». Jugée trop éloignée des communautés scientifiques, l’infrastructure ADONIS a vu progressivement ses missions recentrées sur le développement d’outils numériques. Dans le même temps s’est développée, avec une logique contraire, la TGIR CORPUS par le rapprochement de communautés scientifiques de pratiques organisées en consortia disciplinaires. En 2013, la fusion de l’infrastructure ADONIS et de la TGIR CORPUS a permis la création d’Huma-Num avec la mission de développer des programmes et des services au plus près des communautés, tout en œuvrant pour l’ouverture des données de recherche et une interopérabilité des métadonnées conformément à la stratégie nationale des infrastructures de recherche 2012-2020.
Définir les infrastructures pour garantir leur développement
8En 2010, l’un de nous deux3 a eu en charge l’un des secteurs de la prospective scientifique au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche (MESR) et s’est vu confier la responsabilité de la première stratégie nationale pour l’ensemble des infrastructures de recherche. L’expérience de concertation avec l’ensemble des grands domaines scientifiques acquise à la direction de la technologie a permis de construire un dispositif prenant en compte l’ensemble des domaines scientifiques à partir d’un dialogue nourri avec de nombreux chercheurs. La définition d’une stratégie nationale est une étape décisive, elle a favorisé la comparaison entre des secteurs scientifiques ayant des expériences variées en matière d’infrastructure de recherche, a encouragé la définition des enjeux communs, notamment dans leurs inscriptions européennes et internationales, et a mis fin à la marginalisation relative des infrastructures SHS.
9Pour sortir d’un arbitraire peu favorable aux disciplines mal représentées jusqu’alors dans le champ des infrastructures, plusieurs principes ont été énoncés. Ils rappellent la nécessité d’un lien étroit entre l’infrastructure et une communauté scientifique identifiée, d’une gouvernance gage de continuité dans l’action et d’accessibilité des services fondée sur des critères scientifiques.
Principes de reconnaissance des infrastructures de recherche
Outil (ou dispositif) possédant des caractéristiques uniques identifiées par la communauté scientifique utilisatrice comme requises pour la conduite d’activités de recherche de haut niveau. Les communautés scientifiques visées sont en premier lieu nationales ;
Les infrastructures de portée européenne ou internationale sont celles reconnues par les communautés correspondantes et objets de coopérations internationales, par exemple pour traiter des questions d’intérêt mondial.
L’infrastructure peut conduire une recherche propre et/ou fournir des services à une communauté d’utilisateurs (intégrant les acteurs du secteur économique) présente sur le site ou interagissant à distance.
L’infrastructure doit disposer d’une gouvernance identifiée, centralisée et effective et d’instances de pilotage scientifique.
L’infrastructure doit être ouverte, accessible sur la base de l’excellence scientifique évaluée par les pairs au plan international ; elle doit donc disposer d’instances d’évaluation adéquates.
L’infrastructure dispose d’un plan de financement et doit être en mesure de produire un budget consolidé.
Une infrastructure de recherche est souvent un lieu privilégié de collaboration avec le secteur économique, notamment dans les phases de conception, d’ingénierie et de mise en service, mais également par la possibilité de lever des verrous technologiques conduisant ainsi à des innovations. Ceci peut également se concrétiser par la formation et la diffusion de connaissances.
10La reconnaissance de ces critères a permis d’ouvrir la feuille de route aux réseaux de coopération structurants, phénomène majeur pour les sciences de la vie, de l’environnement, comme pour les SHS. A l’instar des infrastructures de mathématiques, les MSH et leur réseau, comme élément fédérateur permettant une représentation nationale sans réduire l’autonomie ni l’initiative de chaque Maison, ont ainsi été labellisés infrastructure de recherche (IR) en SHS lors de l’édition de la Stratégie nationale des infrastructures de recherche 2012-20204, en octobre 2012.
11Éléments de structuration de la recherche disposant d’un pilotage scientifique identifié, d’un financement propre et ouvertes aux chercheurs du site qu’ils soient ou non membres d’une unité de recherche hébergée par la Maison, les MSH satisfont bien aux normes de définition des Infrastructures de Recherche. La reconnaissance de l’ensemble « MSH et leur réseau » comme Infrastructure de Recherche nationale (IR) permet de réaffirmer le rôle majeur, pour le bon développement des différents sites scientifiques, d’une mutualisation et d’une coordination à l’échelle nationale. Cette labellisation actualise et consolide ainsi le projet initial porté par Maurice Garden.
12Ce choix, soutenu par l’InSHS et la CPU, confère au réseau lui-même, non pas le rôle d’une supra-organisation administrative mais la triple fonction d’espace d’échanges scientifiques en lien avec le conseil scientifique du Réseau, de lieu de réflexion sur les compétences nécessaires au bon environnement de l’activité de recherche en SHS grâce aux groupes métiers du réseau, de partage de pratiques en relation avec toutes les infrastructures SHS. Espace d’observation de l’évolution des sciences humaines et sociales, le Réseau des MSH est, à l’image de son nouveau directoire, le creuset d’une parole plurielle tout à fait indispensable à la production de politiques de recherche concertées bénéfiques pour la science elle-même.
Notes de bas de page
1 Bertrand Jouve et Françoise Thibault, Les infrastructures de recherche en sciences humaines et sociales, rapport du groupe infrastructures de l’alliance Athéna, 2012.
2 Alain Supiot, Pour une politique des sciences de l’homme et de la société, PUF Paris, 2001.
3 Françoise Thibault
4 https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/cid70554/la-feuille-de-route-nationale-des-infrastructures-de-recherche.html
Auteurs
Déléguée générale de l’alliance Athéna, membre des conseils scientifiques de la MSH Ange-Guépin, de la MRSH de Caen, de CollEx-Persée et de la BNU de Strasbourg, chercheure en sciences de l’information et de la communication.
Conseiller scientifique de l’alliance Athéna, membre du conseil scientifique du Réseau national des MSH, directeur du développement de la recherche de l’EHESS (2009-2017), sociologue.
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