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MSH, creuset d’innovation au cœur de leurs territoires, une culture des lieux
p. 41-48
Texte intégral
1Une Maison des Sciences de l’Homme joue un rôle particulier dans l’enseignement et la recherche ainsi que dans son territoire. C’est bien dans ces deux dimensions qui sont liées : celle du système d’enseignement et de recherche, tant local que national, et celle du territoire dans lequel elle est implantée, qu’une MSH joue son rôle, génère des processus et produit ses effets.
2Les MSH sont nées, chacune dans son site, d’une appétence d’enseignants-chercheurs à dialoguer avec des disciplines proches ou lointaines de la leur. Cette dynamique s’est inscrite dans le mouvement plus général d’intérêt et d’ouverture pluridisciplinaire (au sein du secteur des SHS) et interdisciplinaire (avec les secteurs des sciences de la vie, de la matière, ou de l’informatique). Les MSH sont un lieu, un espace dans lequel cette dynamique s’exprime et prend corps. C’est en cela qu’elles jouent un rôle particulier : en ce lieu viennent des enseignants-chercheurs riches de leurs compétences et de leur expérience, ils rencontrent des collègues et se créé alors la plupart du temps une sorte « d’émulsion intellectuelle » qui peut aboutir à la constitution d’un nouveau programme scientifique. Une zone de réflexion partagée est ainsi formée à partir de l’interaction et de la mise en commun des réflexions individuelles ou de plus petits groupes. Il serait erroné de croire que ce cheminement est facile tant les spécialisations disciplinaires sont fortes. Il convient certes de mobiliser et d’apporter son bagage disciplinaire, mais aussi de faire l’effort de trouver des vocabulaires, des chemins de discussion qui permettent une compréhension mutuelle. D’étape en étape selon les sujets, les programmes, les types de collaboration, se bâtissent des approches, des questionnements qui sont nourris de chaque discipline mais les dépassent pour construire une sphère de réflexion plus large et plus complexe. Si la difficulté intellectuelle est réelle, le plaisir de la confrontation est majeur, s’accompagnant la plupart du temps d’une sociabilité renouvelée, agréable ; précieux bien dans un monde scientifique où la compétition est de mise.
3Tout ce processus est intellectuel, tissé d’interactions humaines, mais il est grandement facilité par le lieu dans lequel il s’accomplit, c’est en cela que le lieu MSH est un véritable creuset d’innovation. Il ne s’agit pas tant d’innovations au pluriel que d’innovation au singulier, c’est-à-dire du processus lui-même. L’existence du lieu n’est pas anecdotique, elle est centrale. Le lieu facilite cela par son organisation physique et humaine, il est orienté vers ce processus. Ses groupes de travail, son accompagnement en ingénierie, son mode de gestion, ses plateformes techniques, et ses espaces de sociabilité, tels une cafétéria, sont des éléments importants de ce lieu. Le livre sur les architectures des MSH coordonné par Brigitte Marin en 2018 1 montre à quel point la façon dont on vit dans une MSH, la façon dont l’espace est investi jouent un rôle dans la créativité intellectuelle. C’est de cela qu’est fait le lieu MSH. Le processus d’interactions intellectuelles pluri et interdisciplinaires y est sans cesse renouvelé, il se génère dans l’instant mais il crée aussi sa propre trajectoire, sa propre histoire. Des cultures collectives naissent dans des groupes de travail plus ou moins importants qui peuvent compter jusqu’à plusieurs dizaines d’individus. Ces cultures de groupes nourrissent et se nourrissent d’une culture partagée, plus large, propre à l’ensemble de la MSH. Une véritable culture d’innovation se développe ainsi, l’espace de la MSH jouant pour celle-ci un rôle d’incubateur au cœur de la démarche scientifique elle-même.
4Cette culture et ce processus s’étendent - de plus en plus - au-delà des chercheurs et enseignants-chercheurs concernés. La participation de doctorants à des séminaires, à des programmes, aux activités des IR et des TGIR2, et parfois leur installation permanente concourent à élargir la population concernée et à intégrer la jeune recherche dans ce processus d’innovation. Les doctorants contribuent au brassage, apportant leur énergie aux MSH. À l’occasion de programmes nationaux, européens ou régionaux, de dispositifs de type EUR (École Universitaire de Recherche), de diplômes expérimentaux, les doctorants acquièrent des compétences qui viennent enrichir considérablement leur formation en lui ouvrant systématiquement des horizons pluridisciplinaires.
5Les MSH sont aussi des lieux bien identifiés dans les villes et dans les régions, notamment par leur mission de diffusion des connaissances sur le territoire, au-delà des cercles académiques. Ce rôle particulier dans le territoire est très lié au rôle de creuset d’innovation pour la recherche qui vient d’être abordé. Il n’est pas un simple prolongement, il en est le développement à l’échelle de la société locale, en même temps qu’il est enrichi d’autres rapports et d’autres dimensions.
6Au fil des années, les MSH ont développé des initiatives très diverses qui amènent des publics très différents dans le lieu MSH, à la rencontre des chercheurs. Les affluences sont très fluctuantes bien sûr, plusieurs dizaines de visiteurs très fréquemment tout au long de l’année, parfois des chiffres élevés. Ce rôle n’est pas une activité secondaire, quand les relations internationales seraient du haut de gamme. Il est au contraire très important : il participe du rayonnement de l’université dans la société, il contribue à donner du sens au citoyen sur l’utilisation de son impôt, sur l’importance de l’investissement public. Il contribue à nourrir et à faire réfléchir un public large qui est demandeur, chose importante dans une société où le système médiatique ne contribue que trop marginalement à faire réfléchir.
La MRSH pilote, en Normandie, depuis sa première édition en 2014, la Semaine de la mémoire, événement biennal organisé conjointement dans les villes de Montpellier, Bordeaux et Caen. La troisième édition a attiré en septembre 2018 plus de 7000 visiteurs dans les trois cités, dont plusieurs milliers à Caen. Le programme de l’édition normande comportait près de vingt événements – conférences, tables rondes, ateliers, projections – accueillis dans les locaux de la MRSH, auxquels une audience variée est venue assister, composée d’élèves de maternelles, de primaires, d’étudiants, mais aussi d’un large public de curieux avides de connaissance réunis autour de scientifiques issus de disciplines et d’horizons divers, chercheurs, enseignants et artistes.
7Une deuxième facette de l’ancrage de la MSH dans le territoire renvoie au tissu de relations qu’elle crée avec de multiples acteurs du territoire. Les interlocuteurs sont nombreux : les collectivités locales, la Région, les Agglomérations, les Départements, les communautés de communes, les administrations, des acteurs publics : dans l’enseignement (rectorat, inspection académique), dans la santé (ARS, CHU, etc.), de très nombreuses associations dans tous les domaines, dans l’archéologie, le patrimoine, la petite enfance, le soin, l’environnement, la culture, etc. S’ajoutent également des institutions régionales dans les domaines culturel ou muséal qui développent une activité réflexive et qui sont satisfaites de trouver en la MSH un partenaire au long cours pour des opérations durables ou renouvelées. Des entreprises dans les domaines les plus divers peuvent être des partenaires forts des MSH. Cette liste n’est assurément pas exhaustive mais elle témoigne de l’importance du tissu local. Les liens entretenus avec les uns ou les autres permettent notamment de faire intervenir des chercheurs dans le territoire où ils travaillent et vivent. Ils constituent de multiples points d’ancrage dans le territoire, riches d’interactions qui se déroulent tout au long de l’année.
8L’intérêt de tous ces acteurs tient notamment à la façon dont les questions sont traitées et formulées dans les MSH. L’enrichissement apporté par la pratique de la pluridisciplinarité, la saisie de questions globales ont tendance à rendre plus accessibles, plus intelligibles à des acteurs non académiques, les savoirs produits à l’université. Il en est ainsi pour de très nombreux sujets : éducation, formation, environnement, vie sociale, conflits, qu’ils soient proches ou lointains, aires culturelles, humanités, arts du spectacle, littérature, etc.
9Ainsi, par les travaux menés par les chercheurs en relation avec le territoire, par l’ouverture des dispositifs de recherche à la société régionale, par leur intervention auprès de nombreux acteurs locaux, par l’ouverture aux citoyens, les MSH sont des acteurs-clés d’un écosystème très favorable, très contributif, au développement régional.
10Il convient de souligner la place particulière de l’échelle de l’agglomération dans l’insertion locale de la MSH. Siège de l’université (ou des universités) de rattachement des MSH, objet des politiques de site pour le ministère en charge de la recherche, ce territoire est souvent celui des relations intenses et des contacts maximisés. C’est la plupart du temps la ville du siège de la Région, du rectorat et de nombre de partenaires, la ville des grandes infrastructures culturelles ou de manifestations publiques, des partenaires et publics potentiels nombreux. Incontestablement la ville, l’agglomération capitale, constitue le territoire le plus innervé par les MSH qui contribuent ainsi à son urbanité.
11Cette plus forte intensité n’est pas du tout exclusive de relations avec d’autres villes de la région, avec des départements, ou des réseaux d’acteurs dans du tissu rural. Les MSH au sein de leur territoire régional présentent une plasticité très liée à leur credo d’origine : faire des différences une richesse, chercher et susciter la nouveauté et la qualité sous leurs formes les plus diverses, rassembler des énergies différentes mais complémentaires dans un projet commun. Au travers de ces relations, les MSH irriguent très significativement le territoire, et en retour reçoivent de très nombreux signaux des sociétés locales.
En Ile-de-France, trois MSH sont implantées dans la toute première couronne de Paris et innervent de manière complémentaire le territoire : la MSH Mondes, sur le campus de Nanterre, la MSH Paris Nord à Saint-Denis et la MSH Paris Saclay sur le plateau de Saclay, au sud de la capitale. La MSH Mondes (anciennement MAE - Maison de l’archéologie et de l’ethnologie René Gigouvès) créée dès 1996 regroupe 300 chercheurs, 90 ingénieurs et techniciens et 500 doctorants. Elle héberge sept laboratoires conduisant des travaux sur six axes de recherche (Circulations ; L’humain en sciences humaines et sociales ; Imaginaires ; Objets ; Les sociétés humaines face à la mort ; Transition) et une unité de service et de recherche en charge des services communs de la Maison : bibliothèque, services des systèmes d’information, de la documentation, des archives, microscopie optique, humanités numériques, service de communication et valorisation. La Maison des Sciences de l’Homme Paris Nord fondée en 2001 contribue quant à elle au développement de la recherche sur quatre axes (Industries de la culture et arts ; Corps, santé et société ; Mondialisation, régulation, innovation ; Penser la Ville contemporaine) et entretient des partenariats de longue durée avec les villes de Saint-Denis, d’Aubervilliers, avec l’Établissement Public Territorial Plaine Commune et le Conseil départemental de Seine Saint-Denis. Enfin, la MSH Paris-Saclay, une des plus récentes du RnMSH, créée en 2015 dans une perspective visant notamment à développer l’interdisciplinarité entre les SHS et les autres sciences, anime un réseau scientifique de 1200 chercheurs en SHS intéressés aux questions interdisciplinaires, répartis dans 37 unités de recherche SHS et une quinzaine d’autres unités, travaillant sur trois axes de recherche : Numérique et humanités ; Environnement et santé ; Transition et innovation.
12A l’heure du développement des sciences participatives, les MSH offrent des lieux où celles-ci peuvent prendre corps sur les questions d’environnement, de santé, d’éducation, du vivre en ville, etc. C’est ainsi que de nombreux partenaires de programmes sont conduits à participer plus qu’avant à la construction des objets de recherche, du cheminement de la recherche, de la méthodologie à la réflexion. D’interlocuteurs de diffusion, ou de partenaires relativement passifs offrant leur terrain d’expérimentation, ils deviennent partenaires dans une co-construction de recherche.
13Au-delà de ces territoires régionaux existe un territoire national constitué par le réseau des MSH formé par les 22 MSH. Pensé dès la création des MSH en région3, ce réseau, en encourageant des opérations communes à plusieurs MSH, est la garantie d’ouverture nécessaire à tout écosystème afin de lui éviter un renfermement sur lui-même. Espace d’échanges et de formation, ce réseau est aussi un ferment et un soutien pour l’ouverture de chaque MSH à l’international, pour des actions coordonnées à l’échelle nationale.
14Grâce à toutes les actions qu’elles entreprennent et aux modes d’intervention qu’elles privilégient, les MSH entretiennent une relation forte, diversifiée et intense, avec des territoires pour lesquels elles représentent des espaces de compétences qui ouvrent vers d’autres partenaires aux échelles nationale et internationale. Cet ensemble exigeant est le terreau profond de la « culture » des Maisons.
15La MSH joue ainsi un rôle dans le développement du territoire dans lequel elle s’inscrit. Elle démultiplie l’action de l’université en certains domaines, rapproche les grands opérateurs de recherche des sociétés locales. Cette relation aux territoires constitue un des atouts des MSH, aux côtés de leur action dans le dispositif national de recherche. Elles sont de véritables creusets de l’innovation scientifique et sociétale.
Notes de bas de page
1 Brigitte Marin et Véronique Siron, Les sciences humaines dans leurs maisons, Fondation Maison des Sciences de l’Homme, Parenthèses, 2018, 177 pages.
2 Voir infra le texte de Françoise Thibault et Philippe Casella, Du réseau à l’infrastructure.
3 Voir supra le texte de Maurice Garden, Retour aux sources.
Auteur
Directeur de la MRSH de Caen, membre du directoire du Réseau national des MSH, géographe, directeur de recherche CNRS.
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