Clé de voûte
p. 18-23
Texte intégral
Quand la chèvre blanche arriva dans la montagne, ce fut un ravissement général. Jamais les vieux sapins n’avaient rien vu d’aussi joli. On la reçut comme une petite reine. Les châtaigniers se baissaient jusqu’à terre pour la caresser du bout de leurs branches. Les genêts d’or s’ouvraient sur son passage, et sentaient bon tant qu’ils pouvaient. Toute la montagne lui fit fête. […]
Plus de corde, plus de pieu… rien qui l’empêchât de gambader, de brouter à sa guise… C’est là qu’il y en avait de l’herbe ! jusque par-dessus les cornes, mon cher !… Et quelle herbe ! Savoureuse, fine, dentelée, faite de mille plantes… C’était bien autre chose que le gazon du clos. Et les fleurs donc !… De grandes campanules bleues, des digitales de pourpre à longs calices, toute une forêt de fleurs sauvages débordant de sucs capiteux ! […]
La chèvre blanche, à moitié soûle, se vautrait là-dedans les jambes en l’air et roulait le long des talus, pêle-mêle avec les feuilles tombées et les châtaignes… Puis, tout à coup elle se redressait d’un bond sur ses pattes.
Hop ! la voilà partie, la tête en avant, à travers les maquis et les buissières, tantôt sur un pic, tantôt au fond d’un ravin, là haut, en bas, partout… On aurait dit qu’il y avait dix chèvres de M. Séguin dans la montagne. C’est qu’elle n’avait peur de rien la Blanquette. Elle franchissait d’un saut de grands torrents qui l’éclaboussaient au passage de poussière humide et d’écume. Alors, toute ruisselante, elle allait s’étendre sur quelque roche plate et se faisait sécher par le soleil…1
1Enfant, j’ai lu et relu cette célèbre nouvelle de Daudet, parfois en plein après-midi, au cœur de l’été, à volets clos. Je m’immergeais dans le récit et devenais Blanquette, je percevais presque la caresse de sa fourrure sur ma peau, le parfum des genêts et des châtaigniers, le suc des fleurs sauvages ; j’aspirais à l’ivresse de m’y rouler. Ces « châtaigniers qui se baissaient jusqu’à terre pour la caresser du bout de leurs branches », ces « genêts d’or qui s’ouvraient sur son passage, et sentaient bon tant qu’ils pouvaient », je les ai retrouvés en Pologne par une journée de printemps ensoleillé. Mues par les courants chauds vagabonds, les branches des ormes et des hêtres saluaient le silencieux chant de piste chorégraphique de l’ami Jairo Cuesta. Avec un ou deux compagnons, j’avais été convié à suivre – et, conformément aux recommandations de Grotowski, à « vérifier » par et sur nous-mêmes son efficacité – l’action du premier de cordée qu’il était à cette période dans nos tentatives de symbioses et d’interactions avec les bois, les prairies et les flux magnétiques qui entouraient et traversaient la maison de Brzezinka.
2Tout, dans l’élégante animalité des postures de Jairo, la fluidité de sa progression sur les sentiers, la réponse que semblaient lui apporter par moments le jeu du vent dans les ramures, les appels et les chants des oiseaux, les formes mouvantes dessinées par les rais de lumière et l’ombre portée de la canopée sur le sable des clairières, tout, jusqu’à la transparence même de son regard, indiquait qu’il avait déjà atteint le but que Grotowski nous avait fixé : abattre ou contourner le mur de la perception entre soi et le monde, soi et soi. Le maître nous avait recommandé d’être de « bons voleurs » et de nous emparer des secrets des actions des autres – s’ils en valaient la peine, bien entendu. C’est ce que je m’employais immédiatement à faire. Il me fallait pour cela trouver ma propre manière de dé-dompter mon corps/conscience ;2 en première instance, lui procurer une habile fatigue qui lui permettrait de s’oublier et de se laisser surprendre. Je me fixais un programme de travail de dix-huit heures et plus d’actions collectives ou individuelles par jour : action dite des « mouvements », dans leur première version – une séquence de postures d’une sorte de yoga inventé par notre aîné Téo Spychalski –, travail avec le tambour, marches de jour et de nuit, courses.
3Un de mes compagnons, Fausto Pluchinotta, voulut bien me convier à une action collective étonnante par son efficacité et sa simplicité. Son efficace résidait principalement dans le fait que si l’on réussissait à la suivre et à la répéter régulièrement, on acquérait progressivement une confiance totale dans les capacités d’autonomie du corps-conscience vis-à-vis de la volonté et de la perception ordinaires. L’action pouvait regrouper quatre à six personnes. Elle se déroulait dans les sous-bois. Placé à une distance de trois à quatre mètres des autres, chacun était invité à tourner sur soi-même, d’abord lentement, puis de plus en plus vite, en levant assez haut les genoux pour pouvoir enjamber la végétation basse qui peuplait la forêt de bouleaux. Il ne fallait pas perdre le contact avec le groupe qui se déplaçait dans la forêt pour cette danse des atomes qui durait une heure et demie à deux heures sur un parcours improvisé d’environ deux kilomètres. Vu la vitesse à laquelle nous tournoyions, la vision était floue et on pouvait à peine deviner les plus gros obstacles, comme les grands arbres. Je n’ai pourtant jamais été témoin d’accidents, d’entorses ou de chocs. De manière assez remarquable, le groupe de toupies humaines que nous formions à chaque fois suivait pratiquement le même chemin en arc de cercle.
4Lorsque nous reprîmes en Italie cette danse tourbillonnante pour l’action collective intitulée l’Avventura,3 les modalités changèrent. L’action pouvait rassembler jusqu’à vingt-cinq participants. Elle se déroulait de nuit dans un espace fermé, une grande salle de cent cinquante mètres carrés située dans la vieille ville de Volterra, et nous n’étions pas cantonnés à la seule rotation sur nous-même ni au maintien d’une distance fixe avec les autres participants, même si ce principe de mouvement avec toutes ses variantes, voltes, pirouettes, sauts tors et caracoles, était indissociable de l’action.
5Comme dans la forêt, il s’agissait pour moi de ne pas voir de manière ordinaire – mes yeux étaient baissés vers le sol, paupières à demi fermées –, d’écouter l’environnement sonore avec la plus grande attention, de ne pas tomber tout en cherchant dès les prémices de l’action un déséquilibre dynamique, de renoncer au regard scrutateur, identificateur, de virevolter au milieu des autres sans faire aucun bruit, de conserver une respiration sereine, d’être dans le repos tout en me laissant emporter par l’énergie toute-puissante et inépuisable procurée par ce que j’osais à peine appeler pour moi-même – sans l’avoir jamais prononcé ni écrit – « ce qu’il y avait avant » et qui ne résidait ni en moi, ni en-dehors de moi. Pour cela, je devais au départ me murer dans le silence – chose facile, car nous nous étions astreints à un silence quasi permanent –, me refermer sur mon abdomen et mon plexus solaire, mais aussi sur la sensation de ma colonne vertébrale, pour m’ouvrir à une sorte de conscience physique « ancienne », pour permettre à une autre perception de l’espace et du corps dans l’espace, une autre kinesthésie, de diriger d’abord par petites impulsions, puis comme une longue vague ma présence mouvante au milieu des autres. Au bout de quelques mois, un léger bond en arrière suffisait pour que je passe de cet autre côté-là.
6Un jour, Fausto demande à chacun d’entre nous de mettre au point une action qui doit obligatoirement se dérouler dans la nature. Nous résidons dans une grande villa cachée au fin fond de l’immense hôpital psychiatrique désaffecté de Volterra. Son parc abandonné communique avec une garrigue peuplée de chênes kermès, de cistes, d’arbousiers et de pins, une forêt qui s’arrête à quelques centaines de mètres de là au bord de hautes falaises rouges d’où l’on peut deviner la lointaine rumeur du bourg et se pencher sur la vallée d’un torrent. Un cadre romantique dont les perspectives et les senteurs ne sont pas sans me rappeler les collines varoises du pays de ma mère que j’avais exploré durant quelques étés de mon enfance. Bien entendu, je me remémore le « chant de piste » de l’ami Jairo, mais c’est le sien. Il est hors de question de le singer de près ou de loin, même si c’est bien dans cette direction que je veux m’engager. Je reste dans l’expectative quelques jours, repousse l’échéance tout en me maintenant sous la pression de la tâche à accomplir, dors, rêvasse, attends.
7Puis un après-midi – c’est l’automne, je crois –, je me replie sur moi-même dans un couloir de la villa qui donne sur une entrée secondaire. Je fais le vide, m’accroupis, me redresse, me balance lentement d’un pied sur l’autre et regarde naître une impulsion très proche de celle qui me permet d’entrer dans l’action réalisée en salle. Colonne vertébrale tendue, respiration attentive, je m’avance en deux ou trois pas légers vers la sortie, ouvre précautionneusement l’une puis l’autre porte du sas qui donne sur le côté de la villa. Un hêtre géant fait face à la porte. Ses petites feuilles jaunies de vieillard végétal bruissent en un murmure continu, changeant ; une conversation bienveillante, accueillante, un sauf-conduit. En équilibre sur une jambe puis sur l’autre, incliné en avant, penché en arrière, coudes repliés, dépliés, bras étendus, ramassés, les mains prenant appui sur l’air, détendues, accroupi de nouveau, suivant un courant né dans la région de l’ombilic et dans l’espace attenant, jouant avec le vent qui forcit comme en réponse à mes mouvements, guettant l’approbation des ramures des lauriers palmes qui ont bien pris leurs aises dans le jardin abandonné, j’entame un pas de deux fait d’avancées, d’arrêts, de légers reculs, avec le parc, la garrigue, le sentier, les buissons, les ramures basses, les multiples souffles et senteurs qui guident ma progression. Plus tard, j’atteins une large pierre plate qui surplombe un précipice. Un arbuste a poussé en-dessous de la pierre. Son tronc divisé en trois branches s’élève entre le rocher et la vallée, constituant un tout relatif garde-corps, assez rassurant cependant pour que je me laisse aller à ce que me dictent mon mouvement et la roche, à savoir poser à peine mon ventre sur ce plat tout à la fois hospitalier et vertigineux, m’en détacher aussitôt, y revenir, m’asseoir un quart d’instant sur la pointe des fesses, tourner rapidement sur moi-même, de nouveau à plat-ventre, effleurant à peine la pierre, bras et jambes tendus, mon corps irradiant vers ma sœur ma mère pierre elle-même irradiante, virant, bondissant en arrière, revenant à nouveau vers la roche, et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’à tarentelle pierre-ombilic accomplie, le processus me ramène vers la garrigue et la fin de l’action, une oscillation pacifiée au pied d’un arbre ancêtre dont la chevelure descend jusqu’à terre. Dans la lumière du père, tout au bout du chemin.
Notes de bas de page
1 La chèvre de monsieur Seguin, nouvelle d’Alphonse Daudet, dans Les lettres de mon moulin, Paris, Hetzel, 1869.
2 Les scientifiques occidentaux ont découvert depuis qu’une partie du cerveau humain, la plus archaïque, réside dans notre abdomen.
3 Qui donna son nom au groupe que nous avions formé avec quelques compagnons du Théâtre des Sources sous la direction de Fausto Pluchinotta : le Gruppo Internazionale l’Avventura.
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