Se sentir sentir: ontologie affective et expérience esthétique chez Rousseau et Senancour
p. 187-212
Texte intégral
1. Sentir avant de penser: la perte de soi comme redécouverte de l’être
1Un jour d’automne au xviiie siècle: un homme de soixante ans se fraie un chemin à travers le tumulte parisien; passant à travers la foule affairée et le trafic urbain empli de son vacarme et de regards croisés, il parcourt les Grands Boulevards qui, à cette époque, définissaient la périphérie parisienne comme une ceinture serrée. Depuis les Boulevards, il quitte la ville; maintenant, il peut respirer à pleins poumons, il commence à se promener à travers la campagne, d’abord vers le petit village de Ménilmontant, puis vers celui de Charonne, qui se trouvent à l’est de Paris. En s’éloignant de la ville, il laisse derrière lui le bruit de la société, les demandes intrusives, les visites importunes, le jugement des autres. Seul, il se sent libre; seul, il peut se promener où il veut, sentir et éprouver ce qu’il veut, être ce qu’il veut. Charmé par l’agréable paysage automnal semé de vignes, de prairies et de champs, intrigué par quelques rares plantes découvertes au bord de la route, qu’il cueille, étudie et place entre les pages de son herbier, Jean-Jacques Rousseau se livre enfin, dans la solitude qui l’entoure, à des rêveries qui l’amèneront à une profonde réflexion sur sa propre existence. Ainsi, il notera plus tard dans la deuxième promenade des Rêveries du promeneur solitaire:
La campagne encor verte et riante, mais défeuillée en partie et déja presque déserte, offroit par tout l’image de la solitude et des approches de l’hiver. Il resultoit de son aspect un mélange d’impression douce et triste trop analogue à mon age et à mon sort pour que je ne m’en fisse pas l’application. Je me voyois au déclin d’une vie innocente et infortunée, l’ame encore pleine de sentimens vivaces et l’esprit encore orné de quelques fleurs, mais déja flétries par la tristesse et dessechées par les ennuis. […] Je me disois en soupirant, qu’ai-je fait ici-bas? J’étois fait pour vivre, et je meurs sans avoir vécu1.
2Les yeux fixés sur le paysage automnal, Rousseau puise dans le lexique botanique afin de capter en mots le constat amer d’une inévitable atrophie de sa propre vitalité. Ainsi, il passe, de façon inductive, de «ces menues observations […] à l’impression […] touchante que faisoit sur moi l’ensemble de tout cela»2. Dans la mesure où l’examen minutieux du détail cède à une généralisation des impressions particulières et leur totalisation dans le prisme de l’expérience subjective, la perception sensible du dehors se transforme en une expérience affective du dedans. Ainsi, Rousseau passe de l’observation de la vie extérieure à celle de sa propre existence. Ces «quelques fleurs […] déja flétries […] et dessechées» que Rousseau perçoit dans l’herbier de son cœur, s’unissent, ou se superposent, à la flore automnale étalée sous ses yeux – ou, plutôt, c’est l’état de la nature extérieure qui l’informe sur l’état de sa nature intérieure et le fait prendre conscience des modalités subjectives de sa propre existence qui semble devenir, pour l’instant, l’unique objet d’une pensée immergée dans l’expérience du sensible.
3«J’étois fait pour vivre», invoque Rousseau, au cours des Rêveries, comme un mantra, se livrant au regret de n’avoir pas vécu suffisamment. L’idée du bonheur et celle de l’expérience de la vie forment ainsi un tout cohérent et indénouable3, tandis que la tristesse est associée au sentiment d’un manque existentiel – car «pour qui sent son existence, il vaut mieux exister que ne pas exister»4. Pour le philosophe genevois, le sens de la vie est la vie même, ou, plus précisément, le degré de son intensité se manifestant dans l’immanence de la sensibilité et du sentiment5. Ainsi s’explique son attachement à la rumination de souvenirs d’insouciance et de sérénité, comme celui de son séjour aux Charmettes où, comme il nous assure, «je fus moi pleinement sans mélange et sans obstacle et où je puis véritablement dire avoir vécu»6. Afin de combler le vide ontologique dont il fait le diagnostic, il se concentre dès lors sur l’évocation mnémonique des «mouvemens de mon ame dés ma jeunesse» afin de restituer, par le biais de cette actualisation de souvenirs émotifs, «un plaisir presque égal à celui que j’avois pris à m’y livrer»7. La réminiscence de l’ancienne émotion crée un écho affectif8, une émotion d’ordre non plus distanciel, mais présentiel. L’attachement nostalgique au passé se présente ainsi comme un amadou pour enflammer le brasier du présent: en se récapitulant ces événements sous l’optique de leur valeur émotionnelle, Rousseau parvient à se rassurer non seulement sur son passé biographique, mais également sur le degré qualitatif de son existence actuelle. La même idée apparaît dans les Lettres morales où l’auteur confesse à Sophie d’Houdetot son besoin de devoir extraire du passé cette intensité vitale qui lui manque dans le présent:
A mesure que j’avance vers le terme de ma carriére, je sens affoiblir tous les mouvemens qui m’ont soumis si longtems à l’empire des passions. Après avoir épuisé tout ce que peut éprouver de bien et de mal un être sensible, […] mon existence n’est plus que dans ma mémoire, je ne vis plus que de ma vie passée et sa durée cesse de m’être chére depuis que mon cœur n’a plus rien à sentir de nouveau.
Dans cet état il est naturel que j’aime à tourner les yeux sur le passé duquel je tiens désormais tout mon être […]9.
4Profondément passéiste, Rousseau est, comme un Janus bifrons, profondément présentiste: «En me disant, j’ai joüi, je joüis encore»10, nous confiera-t-il dans ses ébauches d’un Art de jouir. Le sentiment en tant que tel – qu’il soit vécu ou re-vécu – devient pour lui en quelque sorte un stimulant qui sert à amplifier l’intensité affective de l’existence actuelle. Or, cette habilité de remémoration, aux rivages ténébreux de la vieillesse, produit une émotion revivifiante et se présente sous ce rapport comme une technique culturelle11 d’auto-affection ontologique12. En voulant «appliqu[er] le baromettre à mon ame» et tenir de cette façon le «registre» minutieux de tous ses mouvements internes, Rousseau rêve d’une écriture protocolaire dont la vérifiabilité égale celle des «physiciens»13. L’écriture se présente ainsi comme un outil servant à fixer le souvenir des grandes émotions vitales, à les conserver pour se représenter non seulement le vécu ancien, mais aussi pour amplifier le relief affectif de l’expérience actuelle dont l’intensité est concomitante de la présentification du souvenir: «Leur lecture me rappellera la douceur que je goute à les écrire, et faisant renaitre ainsi pour moi le tems passé doublera pour ainsi dire mon existence»14. Se confirmer à travers la mémoire, l’écriture et la lecture, l’intensité affective du vécu, telle est l’idée fixe, l’obsession primordiale de l’écriture autobiographique du dernier Rousseau.
5Au retour de sa promenade, Rousseau subit son fameux accident de Ménilmontant: il se fait renverser par un chien danois. Lentement reprenant conscience après la chute, il fait l’expérience d’un «état» qu’il appelle «trop singulier pour n’en pas faire […] la description»15:
La nuit s’avançoit. J’apperçus le ciel, quelques étoiles, et un peu de verdure. Cette premiére sensation fut un moment délicieux. Je ne me sentois encor que par là. Je naissois dans cet instant à la vie, et il me sembloit que je remplissois de ma legere existence tous les objets que j’apercevois. Tout entier au moment présent je ne me souvenois de rien; je n’avois nulle notion distincte de mon individu, pas la moindre idée de ce qui venoit de m’arriver; je ne savois ni qui j’étois ni où j’étois; je ne sentois ni mal, ni crainte, ni inquietude. Je voyois couler mon sang, comme j’aurois vu couler un ruisseau, sans songer seulement que ce sang m’appartint en aucune sorte. Je sentois dans tout mon être un calme ravissant auquel […] je ne trouve rien de comparable dans toute l’activité des plaisirs connus16.
6L’événement potentiellement létal de la chute se présente à Rousseau comme une occasion de faire l’expérience d’une vita nova, d’une seconde et définitive naissance à la vie, la tombée de la nuit signifie pour lui le signal d’un réveil. Dans cet espace paradoxal d’un monde à l’envers où la mort peut donner la vie et la nuit le jour, Rousseau vit une expérience essentiellement étrangère aux modalités des «plaisirs connus». Le philosophe se voit transformé en un œil pur: sa conscience se concentre sur la seule perception des choses environnantes – de telle façon que cette focalisation exclusive sur le perçu immédiat supplante la conscience du soi et sa portée conceptuelle par une pensée qui serait discursive et raisonnée. L’expérience éclairée d’un présent pur éclipse le souvenir et avec lui, le passé en tant que tel: tout ce qui pourrait contribuer à constituer et à déterminer l’identité biographique et civique de la personne réveillée17.
7À la suite de l’accident de Ménilmontant, Rousseau subit la métamorphose de lui-même en son propre concept philosophique, à savoir l’homme dit «sauvage», évoqué dans le Discours sur l’inégalité: «Son imagination ne lui peint rien; son cœur ne lui demande rien […]. Son ame, que rien n’agite, se livre au seul sentiment de son existence actuelle»18. Dans cette optique, la quête d’une connaissance de soi que Rousseau semble ancrer, au début des Rêveries, dans la question «que suis-je moi-même?»19, ne trouve pas une réponse dans un quid identitaire, mais dans le quod, soit le simple constat du fait que je suis – indépendamment de la question qui je suis –, se révélant dans l’évidence pur du sentiment en tant que tel. Une expérience de tabula rasa face à laquelle Rousseau devient à nouveau cet innocent enfant des premières pages des Confessions qui «senti[t] avant de penser»20.
8Par le biais de cette réduction aspectuelle de l’attention, Rousseau se présente comme une subjectivité floue et pré-identitaire qui ignore les coordonnées du temps et de l’espace, suivant ainsi, de façon purement passive, les modifications de son état physique sans les rapporter à lui-même. Comme la fuite de son sang est perçue avec la calme indifférence de quelqu’un qui voit «couler un ruisseau», Rousseau passe d’un intérêt existentiel, concerné par la conservation de soi et de la saisie de sa propre identité, à un état d’indolence et de quiétude intérieure qui égale celui du plaisir désintéressé d’une expérience esthétique à laquelle la comparaison au ruisseau, décor topique du beau naturel, fait allusion21. Le regard, ou plutôt la focalisation exclusive sur un sensoriel visuel, crée une distance mentale entre l’esprit et la physis, s’établissant ainsi dans un champ absolu qui ouvre, dans le même temps, celui de l’expérience pure de son être. L’homme identitaire et social disparaît pour que l’homme sensible, l’homme purement sensible puisse naître.
2. Je sens, donc j’existe: du sentiment de l’existence à une esthétique de l’auto-affection
9Comme nous l’avons vu, l’acte pur de la concentration exclusive sur une sensibilité délestée de toute mémoire et de tout raisonnement, révèle à Rousseau la connaissance intuitive de sa propre existence: «Je ne me sentois encor que par là.». Dans la pensée du philosophe genevois, le concept du sentiment de l’existence22, dont il est question ici, ne se réfère pas à une taxonomie de passions distinctes comme l’amour, la pitié ou la haine, mais à un état de conscience, de caractère désintéressé, infléchi sur la valorisation de l’affect en tant que tel. La vie affective se montre, dans cette optique, comme un palimpseste sous lequel on peut entrevoir les traces blanchies du sentiment quintessencié, de l’affect en tant que tel, dont il s’agit de retracer l’intensité, en le délestant de tout contexte et de toute fonction pragmatique. En ce sens, le sentiment de l’existence renvoie à l’expérience auto-réflexive et auto-télique, voire tautologique, d’un pur et simple se sentir sentir23.
10Parmi les divers sentiments modulant le spectre affectif de la vie humaine, le sentiment de l’existence se révèle primaire, voire primordial; il est, en effet, une catégorie fondamentale de l’anthropologie rousseauiste: «Le premier sentiment de l’homme fut celui de son existence, son premier soin celui de sa conservation»24. Il en résulte que le sentiment de l’existence se présente comme élément central, voire constitutif, de l’état naturel de l’homme, alors que le «soin […] de sa conservation» est indexé au développement intellectuel et aux intrications socio-culturelles de l’individu ayant un caractère ultérieur et supplémentaire. En juxtaposant à la catégorie du «premier sentiment» celle du «premier soin», Rousseau oppose, au constat d’un paradigme affectif de l’existence, se définissant comme état primordial et antérieur à toute autre chose, celui d’un paradigme rationnel de caractère accessoire et ultérieur. Différent du sentiment de l’existence, ce «soin» n’est pas une catégorie affective, mais décrit le vecteur d’une trajectoire intellectuelle, orienté moins vers l’expérience immédiate du temps présent que vers la représentation et l’évaluation du présent du point de vue d’un avenir hypothétique. Le soin sépare l’homme de son existence pour le maintenir sur la voie de la promesse d’une existence persistante et future. Alors, l’oubli de soi serait la condition préalable nécessaire d’une reconquête du soi, mais no du soi identitaire, civique et social, le soi en tant que subjectivité objectivée dans le regard d’autrui, mais le soi sans nom, sans identité, sans projections, le soi qui «est là» sans savoir où se trouve ce «là», qui est «là» sans se rendre compte des facteurs extérieurs de la préservation de son existence – un soi qui sent et dont la vie n’est immanente qu’aux opérations immédiates de la sensibilité.
11Selon Jean Starobinski, le caractère d’évidence du sentiment procure à Rousseau la valeur d’une certitude susceptible de lui assurer une «présence immédiate à soi-même» où «[l]e moi se découvre et […] se possède d’un seul coup»25. Comme Rousseau suggère que la sensibilité précède l’intelligence, à tel point que «nous avons eu des sentimens avant des idées»26, le sentiment est plus proche des constituants existentiels de la nature humaine et contient par conséquent un degré de véracité tout particulier. La spontanéité et la simplicité de la conviction priment chez lui sur les complications et les méandres du raisonnement logique; en d’autres termes, le principe de la certitude empirique du palpable vaut mieux que le principe de la justification rationnelle: «J’ai bien plus que des preuves[,] j’ai l’évidence»27. À cet égard, il n’y a pas de conviction plus puissante que la conviction enracinée dans l’évidence subjective du phénomène affectif: «J’adoptai dans chaque question le sentiment qui me parut le mieux établi directement, le plus croyable en lui-même sans m’arrêter aux objections»28. En traitant connaissance et sentiment comme des synonymes, le philosophe genevois accorde à ce dernier une valeur épistémologique29 qui dépasse celle de la raison. Se présentant ainsi comme un pivot de toute connaissance et expérience de soi, le sentiment acquiert, à cet égard, le statut d’une irréfutable preuve ontologique30.
12«Exister, pour nous, c’est sentir»31, avance Rousseau dans la Profession de foi du vicaire savoyard, écartant ainsi, par un grand geste, le cogito cartésien32. Tandis que Descartes bannit de sa méthode tout ce qui est a priori transmis par l’instrument des sens, Rousseau, héritier de la philosophie lockienne, ne peut penser l’être qu’à travers les données immédiates de la conscience. Quand le vicaire déclare «Je sens mon âme»33, il parle d’une évidence confirmée par la sensibilité, conçue ici à la fois au sens proprement sensoriel et mental, et non pas par un enchaînement logique d’arguments raisonnables. La prudence méthodique du philosophe rationaliste se voit ainsi remplacée par son contraire: la confiance absolue dans une intuition reposant sur une sensibilité conçue et au sens sensoriel et au sens affectif. Certes, Rousseau est également conscient du caractère limité des sens34; mais les sens étant naturellement faillibles, une chose reste certaine: qu’il y a, à l’intérieur du corps, une âme sensible aux stimuli extérieurs et qui fait preuve de son existence par le pur fait de sentir, quel que soit l’objet concret de ce sentir. Il ne s’agit non pas de sentir quelque chose, mais de sentir au mode intransitif: il n’importe ce que l’on sent, mais simplement que l’on sent – se sentir sentir en sentant quelque chose d’autre. Il y a ainsi, dans la perception du monde, une perception du soi. Loin d’ouvrir la voie à une connaissance certaine du monde, les sens permettent néanmoins la connaissance de soi et de son existence.
13Or, malgré toute sa franchise, cette devise anti-cartésienne du Je sens, donc je suis n’est pas aussi innocente que l’on pourrait croire. Plus exactement, le sentiment d’existence obéit chez Rousseau à une double stratégie de mise en scène et mise en fiction littéraire: à savoir celle de sa médiatisation, que nous avons rencontrée dans la mnémotechnique triangulaire de souvenir-écriture-lecture, et celle de son assimilation à une pensée esthétique. C’est par le biais de cette dernière que la contemplation du beau est subordonnée au projet d’auto-affection ayant pour but d’amplifier le sentiment d’existence. Car, concevant la sensibilité comme un instrument de la connaissance, Rousseau attribue à l’aisthèsis, soit à la perception sensorielle, le statut d’une «cognitio sensitiva» 35, en termes de Baumgarten; mais, en opposition au philosophe allemand, cette connaissance sensible est investie, chez Rousseau, sur la connaissance de soi, dans la mesure où elle promet de révéler le sentiment de l’existence dans et par la pureté du sentir. Cette pureté du sentir peut-être favorisée par les conditions à la fois extérieures et intérieures de la contemplation du beau. L’esthétique du beau naturel fournit à Rousseau le modèle par excellence pour délester la perception sensible de tout contenu pragmatique et de la focaliser ainsi sur le pur fait de sentir; elle devient par-là la condition sine qua non du sentiment de l’existence.
14Déjà dans sa description du réveil succédant à son accident, Rousseau a décrit la perception de son état physique en termes de contemplation esthétique où la fuite de son sang est comparée à l’écoulement paisible d’un ruisseau: «Je voyois couler mon sang, comme j’aurois vu couler un ruisseau». À la place d’un soin d’autoconservation existentielle, il évoque l’idée d’un plaisir désintéressé du beau naturel qui devient le modèle d’un acquiescement affectif au sentiment de l’existence. En effet, l’objectif de l’expérience esthétique consiste, pour Rousseau, non seulement en sentiment de bonheur, mais se présente également comme un moyen de sentir la pure facticité de son existence même. À cet égard, l’expérience esthétique du beau naturel sert de modèle pour une pratique d’auto-affection ontologique, à laquelle Rousseau ne cesse de mesurer la nature extérieure selon ses conditions favorisant la production du sentiment d’existence.
15Pendant le séjour à l’Île de Saint Pierre, que Rousseau a pris pour asile afin de fuir la colère des habitants de Môtiers, on voit le philosophe assis sur la grève au bord du Lac de Bienne, se laissant bercer, voire hypnotiser par le va-et-vient monotone des vagues afin de trouver, à la fois en lui et hors de lui, le sentiment extatique de son être:
[…] là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon ame toute autre agitation la plongeoient dans une réverie délicieuse où la nuit me surprenoit souvent sans que je m’en fusse apperceu. Le flux et reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relache mon oreille et mes yeux suppléoient aux mouvemens internes que la rêverie éteignoit en moi et suffisoient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser36.
16Ici, le décor extérieur se présente comme un univers sensoriel consistant, dont les effets englobent l’esprit complaisant, le berçant dans la dynamique monotone de l’eau et le mettant ainsi sur la voie d’une rêverie engendrant un «absolu existentiel [qui] est aussi vide qu’il est plein»37. Cette rêverie est décrite comme l’état d’une détente cérébrale complète où la pensée se focalise sur le bruit blanc de la nature qui fascine une sensibilité à la fois étourdie et éveillée. Le caractère explicitement passif de cette expérience, ainsi que l’absence de «mouvemens internes» s’exprimant à travers une suspension de l’intuition du temps, qui équivaut à la perpétuation de l’instant présent38, suggère l’idée d’une acoustique de l’âme où l’état intérieur se retrouve dans une constante relation de résonance avec la nature extérieure:
De quoi jouit-on dans une pareille situation? De rien d’extérieur à soi, de rien sinon de soi-même et de sa propre existence, tant que cet état dure on se suffit à soi-même, comme Dieu. Le sentiment de l’existence depouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix qui suffiroit seul pour rendre cette existence chére et douce à qui sauroit écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici bas la douceur39.
17En s’abandonnant à la rêverie, Rousseau se place dans le rôle d’un récepteur passif: il ne sent pas son existence, mais il se fait sentir son existence. Or, comme il nous révèle dans un autre passage, cet état de passivité n’est que le produit d’une pratique. Cette pratique est d’abord liée à un savoir de sélection et de focalisation qui consiste à «écarter de soi toutes les impressions sensuelles et terrestres qui viennent sans cesse nous en distraire et en troubler ici bas la douceur». Déjà dans l’Émile, Rousseau constate que la sensibilité est quelque chose que l’on peut «exciter et nourrir» dès l’enfance en «offr[ant] au jeune homme des objets sur lesquels puisse agir la force expansive de son cœur, qui le dilatent, qui l’étendent sur les autres êtres, qui le fassent par tout retrouver hors de lui» et en «écart[ant] avec soin ceux qui le resserrent, le concentrent, et tendent le ressort du moi humain»40. Cette hygiène sensorielle, qui consiste à valider les stimuli extérieurs selon leurs effets bienfaisants ou malfaisants pour le bien-être de l’individu, engendre ainsi une véritable «recreation des yeux»41, et s’optimise dans le cadre de la contemplation du beau naturel. C’est le charme d’une beauté rencontrée au sein de la nature qui confère à l’individu cet état euphorique mais calme qui permet de se sentir soi-même en sentant quelque chose d’autre. L’empire des sens ayant un fort impact sur le tempérament de Rousseau42, il s’agit de régulariser et harmoniser les relations entre le soi et le dehors, d’élire ou composer un espace n’évoquant que «des images riantes, où rien me rappelloit des souvenirs attristans»43. En ce sens, bien que le sentiment de l’existence soit indexé sur l’établissement d’une intériorité subjective («rien d’extérieur à soi») qui se pourrait également se réaliser entre les murs d’une prison, il est néanmoins encouragé par des facteurs extérieurs. Pour l’auteur des Rêveries, il s’agit d’arranger ces facteurs en vue de critères esthétiques, parce que ce n’est que par la perception des choses extérieures que se révèle une expérience tangible de soi. Il s’ensuit que cette pratique d’auto-affection est liée à une double préparation: elle se réalise d’abord comme établissement d’une disposition intérieure, celle d’une simple contemplation esthétique et désintéressée, ensuite comme un choix actif, soit celui de la sélection d’un environnement spécifique. Par conséquent, il faut lire le passage suivant comme un véritable mode d’emploi auquel l’usage répété de la locution il faut fait allusion:
Il faut que le cœur soit en paix et qu’aucune passion n’en vienne troubler le calme. Il y faut des dispositions de la part de celui qui les éprouve, il en faut dans le concours des objets environnans. Il n’y faut ni un repos absolu ni trop d’agitation, mais un mouvement uniforme et modéré qui n’ait ni secousses ni intervalles. Sans mouvement la vie n’est qu’une letargie. Si le mouvement est inégal ou trop fort il réveille; en nous rappellant aux objets environnans, il détruit le charme de la rêverie, et nous arrache d’au dedans de nous pour nous remettre à l’instant sous le joug de la fortune et des hommes et nous rendre au sentiment de nos malheurs44.
18De façon très détaillée, Rousseau décrit les conditions préalables d’une rêverie menant à l’intuition affective de sa propre existence. Selon lui, le sentiment de l’existence peut être produit grâce à une orchestration minutieuse des facteurs intérieurs et extérieurs. Le tout est de savoir opérer les conditions extérieures et intérieures d’un laisser-aller de l’esprit; le moindre dérangement détruirait la dynamique. Cet équilibre fragile demande à être réalisé avec une diligence scrupuleusement exécutée. Ce qui apparaît alors être l’effet spontané d’un hasard providentiel est, en réalité, le fruit d’une méthode. C’est le produit d’une esthétique de l’auto-affection: la nature intérieure et la nature extérieure sont les seuls paramètres pour trouver la juste mesure dans une stimulation affective révélant au soi l’intuition affirmative de sa propre existence. En même temps, il persiste, dans les rêveries en plein air, un risque latent de se laisser perturber par des événements ou des objets imprévus, qui pourraient déconcentrer le promeneur solitaire et déranger son intériorité précaire.
19Or, comme nous l’avons vu, l’écriture se présente, chez Rousseau, également comme une méthode de filtrage ou de sélection; car elle tâche de délester le souvenir de tout contenu accidentel et conserver de cette façon, l’essence affective du sentiment de l’existence. En ce sens, elle est capable de mettre ces instants de présence à la disposition de l’écrivain qui peut, à travers la stimulation mnémotechnique de la lecture, se fournir le souvenir à volonté et s’assurer par conséquent le sentiment de son existence dans l’actualité du présent. Ainsi, filtrées par la transformation du souvenir en texte, les heures heureuses de l’existence peuvent même être modifiées par l’ajout mental d’«images charmantes qui la vivifient» jusqu’au point où Rousseau se sent être «plus au milieu d’eux et plus agréablement encore que quand j’y étois reellement»45:
Si mes plaisirs sont rares et courts je les goute aussi plus vivement quand ils viennent que s’ils m’étoient plus familiers; je les rumine pour ainsi dire par de fréquens souvenirs et quelque rares qu’ils soi[en]t s’ils étoient purs et sans mélange je serois plus heureux peut être que dans ma prospérité46.
20Ici, l’écriture se présente comme un moyen de surpasser l’effet de la nature en évoquant l’espace imaginaire d’une nature idéalisée et concentrée sur ses gratifications affectives, tandis que tout élément dysphorique ou distrayant est déjà préalablement écarté. L’écriture des rêveries installe donc une nature de second degré: une nature parfaite, proprement idyllique, et devenue espace véritablement esthétique, dans lequel Rousseau peut plonger son esprit à volonté afin de se faire sentir.
21L’écriture du vécu et la lecture de l’écrit, qui s’ajoute comme un nouveau vécu du vécu, un nouveau sentir du (se) sentir – installe une mise en abyme médiale de l’expérience: l’expérience est prolongée et sa survie affective est assurée; l’écriture pérennise son écho dans cette étrange caisse de résonance qu’est le texte. L’écriture se présente alors, pour Rousseau, comme un dispositif médial qui permet d’actualiser le relief affectif du passé dans l’expérience du présent, amplifiant ainsi le sentiment d’existence et synchronisant le moi actuel et le moi ancien. Paradoxalement, il crée de cette façon l’impression d’une immédiateté, sous le prix d’une médiatisation constitutive. L’écriture rousseauiste est, dans cette optique, toujours subordonnée à un projet d’auto-affection qui se sert du livre comme moyen de stimulation affective, ayant pour objectif d’opérer et d’amplifier le sentiment d’existence. Il s’agit de continuellement remémoriser le sentiment d’existence, fixé par le médium de l’écriture, afin de pouvoir consulter, actualiser et revivre à volonté les traces affectives du souvenir, afin de rallumer la flamme de son être. À cet égard, le sentiment de l’existence désigne un état de la conscience qui ne peut pas seulement être produit, comme le suggère Laurent Jaffro47, mais également reproduit par le biais de l’écriture. Celle-ci est loin d’être «ce dangereux supplément»48 menaçant, selon Derrida49, le primat ontologique de la voix, mais se présente, tout au contraire, dans les Rêveries comme un médium de la présence50.
3. Un art de jouir: Senancour et l’auto-affection entre esthétique et ascèse
22«Heureux celui […] pour qui exister, c’est vivre51!» – Au prime abord, il n’y a qu’un pas de la pensée de Rousseau à celle d’Étienne Pivert de Senancour qui était, à coup sûr, un de ses héritiers et apôtres les plus fidèles52 - bien qu’il ait dirigé l’épigonisme rousseauiste vers un certain spiritualisme préromantique qui marquera les enjeux philosophiques et la culture intellectuelle du tournant des Lumières. Tout comme Rousseau, Senancour part d’un empirisme anti-cartésien, centré sur la pertinence véridique des donnés immédiates de la perception sensible. Le «sentir» en tant que tel se présente chez le romancier français également comme fondement inébranlable de toute épistémologie: «Je sens est le seul mot de l’homme qui ne veut que des vérités»53; ou encore: «L’homme sincère vous dit: j’ai senti comme cela, je sens comme ceci; voilà mes matériaux, bâtissez vous même l’édifice de votre pensée»54.
23Comme les conditions de la connaissance du vrai paraissent dès lors immanentes aux modulations de l’expérience sensible, la plus grande crainte du protagoniste éponyme d’Oberman consiste à «sentir sans vivre»55, à s’abîmer dans une sensibilité vaine, creuse et vide de toute réalité existentielle. Inversement, «être» est synonyme de bien-être:
Le sentiment de sa propre existence doit primitivement suffire à l’être qui se connoît lui-même. Puisqu’il sent, il jouit; il est heureux de cela seul qu’il vit, et jouit de cela seul qu’il se conserve pour jouir. […] Le bonheur est son état nécessaire; exister est le bien suprême56.
24Or, comme chez Rousseau, le sentiment de l’existence est constamment menacé par une société corrompue et corruptrice qui présente aux individus l’appas de faux plaisirs auxquels «[e]n toutes choses, et partout, les hommes perdent leur existence»57. En faisant miroiter aux hommes une pragmatique des besoins erronés, la vie sociale provoque l’exacerbation des passions, tout en ne leur concédant que des gratifications éphémères qui ne permettent pas d’établir un bonheur continu, mais augmentent, au contraire, l’ennui, et «perpétuent le sentiment du néant de la vie»58. Face à cette menace, Senancour développera, selon Marcel Raymond, «une théorie de la sensation comme médication et instrument du bonheur terrestre»59. Pour l’auteur des Rêveries sur la nature primitive de l’homme, cette théorie de la sensation vise d’abord une réforme totale des modalités affectives et intellectuelles de l’homme, le conduisant sur une «route de rétrogradation»60, vers le «centre simple, vrai, essentiel»61 des affections primaires. Ensuite, il réclame la nécessité d’écarter la vie sociale et de renouveler les conditions externes de l’existence, en choisissant des environnements situationnels qui sont propices à l’auto-affection de l’individu, en lui révélant le sentiment de son existence:
Vous seuls savez remplir votre vie, hommes simples et justes, pleins de confiance et d’affections expansives, de sentiment et de calme, qui sentez votre existence avec plénitude […]! […] N’oubliez pas les choses naturelles: ne livrez pas votre cœur à la vaine tourmente des passions équivoques; leur objet, toujours indirect, fatigue et suspend la vie jusqu’à l’âge infirme qui déplore trop tard le néant où se perdit la faculté de bien faire62.
25Son anthropologie de la simplicité doit être complétée par une sorte d’ascétisme laïque qui masque son substrat chrétien, tout en ayant conservé et instrumentalisé les modalités structurelles des idéologèmes religieux63. Senancour ne veut pas mortifier la chair, mais épurer, par le biais d’une «sagesse du cœur»64 engendrant une nouvelle «manière de voir»65, la vie affective, afin de libérer celle-ci des chaines qui l’attachent aux fictions sociales et aux errances passionnelles. Il se propose d’ouvrir la voie à la quiétude sereine du sentiment de «plénitude» existentielle. Voulant, comme Oberman, «choisir une retraite»66 tout en refusant de «[s]’assujettir à une règle monastique»67, Senancour fait l’éloge des monastères en plein air qu’il découvre dans l’idylle de paysages naturels préservés: thébaïdes charmantes où l’ermite itinérant se replie sur lui-même, afin de trouver au fond de lui l’indice sensible d’un «bien-être qui résulte de l’exacte souplesse des ressorts de la vie»68, et permet de sonder ainsi la richesse affective de la vie en tant que telle.
26Cette quête d’auto-affection s’inscrit dans une esthétique du refuge qui se réclame de Rousseau: «Asile long-tems desiré, île heureuse, que le bon J.-J. a tant regretté, c’est dans ton sein que je voudrois vivre; c’est au milieu des eaux qui t’embellissent, que je voudrois circonscrire et tous mes desirs et toute mon existence»69. Quand Rousseau ne voulait rêver et sentir son existence que «dans une Isle fertile et solitaire, naturellement circonscrite et séparée du reste du monde»70, Oberman rêve d’«une contrée circonscrite et isolée»71, telle la vallée alpine qu’il appelle, tendrement, «[s]a chartreuse»72. Comme un tel asile permettrait de jouir du «silence de toutes choses au milieu du bruit du monde»73, il est lié à une extériorisation de l’intériorité, dont le but consiste à affirmer et maintenir cette dernière: locus amoenus, certes, mais aussi hortus conclusus mental ou imaginaire que l’homme sensible installe autour de lui, pour contrôler et régulariser l’effet de stimuli extérieurs – excluant ceux qui sont malsains, accueillant ceux qui sont bénéfiques, en vue d’un idéal d’équanimité intérieure.
27Pour l’écrivain préromantique, il s’agit de se recueillir dans son for intérieur afin de concentrer son attention sur l’expérience exclusive du sentiment de l’existence: «Circonscris ton être»74, est la devise principale de son moralisme du bonheur. Cet impératif de circonscription réfère à une concentration, ou focalisation attentionnelle, promettant la gratification intrinsèque d’un bien-être conçu comme modalité euphorique d’une affection de soi par soi. C’est en ce sens que l’idée du centre se présente comme une figure de pensée qui informe l’anachorétisme de Senancour: «C’est en limitant son être que l’on le possède tout entier; […] l’on ne jouit, l’on ne vit véritablement qu’au centre»75. Le centre n’est pas seulement un lieu, mais aussi une façon de sentir. Il décrit le sommet, le pivot d’un mode de vie où l’homme sensible peut faire, sans distance, l’expérience pure de son être.
28Or, cette éthique du bien-être est étroitement liée à une esthétique du beau naturel. Car le beau est aussi un centre: espace sécurisé ou zone de repos, qui permet à l’individu de se sentir soi-même, par le biais de l’aisthèsis, c’est-à-dire de la perception sensorielle, sous le signe d’une expérience du beau. Le beau est ce nucléus par lequel la jouissance du non-moi se transforme en jouissance du moi – où l’affection hétéronome, soit l’affection du soi par un aspect extérieur, devient l’agent d’une auto-affection. Avant Senancour, cette idée fut déjà formulée par Kant. En 1790, le philosophe prussien associa le jugement esthétique à la dichotomie du sentiment de plaisir et déplaisir dont les constituants ne se trouvent pas dans les objets, mais dans la subjectivité même ou, pour être plus précis, se révèlent à travers un processus grâce auquel le sujet, affecté par une représentation mentale, est mis en état de se sentir soi-même («sich selbst fühlt»):
Das Geschmacksurteil ist […] kein Erkenntnisurteil, mithin nicht logisch, sondern ästhetisch, worunter man dasjenige versteht, dessen Bestimmungsgrund nicht anders als subjektiv sein kann. Alle Beziehung der Vorstellungen, selbst die der Empfindungen, aber kann objektiv sein (und da bedeutet sie das Reale einer empirischen Vorstellung); nur nicht die auf das Gefühl der Lust und Unlust, wodurch gar nichts im Objekte bezeichnet wird, sondern in der das Subjekt, wie es durch die Vorstellung affiziert wird, sich selbst fühlt76.
29Du moins sur un plan conceptuel, nous ne sommes pas loin du concept de sentiment de l’existence, quand Kant indexe l’expérience affective du beau sur l’idée d’une expérience affective du soi. Certes, Senancour n’a pu lire la Kritik der Urteilskraft 77, qui n’a vu, d’ailleurs, sa première traduction intégrale en langue française qu’en 1846, mais dont les idées principales circulaient déjà en France, grâce aux efforts de médiation du groupe de Coppet, notamment de Charles de Villiers et Germaine de Staël, depuis les années 1800-1078.
30En ce qui concerne la pensée esthétique de Senancour, la référence principale reste Denis Diderot «de l’avis duquel je suis»79, comme Sénancour le précise dans les Annotations encyclopédiques. L’auteur du Traité du beau est mentionné dans la seconde partie de la vingt-et-unième lettre d’Oberman, où le narrateur retrace les contours de la théorie diderotienne du beau comme perception des rapports, tout en ajoutant vouloir «modifie[r] sa pensée à ma manière»80. De cette façon, Oberman affirme à la fois une proximité, «parce que il parle le dernier», et une distance, «car je parle encore après lui»81. C’est cette dernière réflexion qui lui permettra de s’approprier l’esthétique de Diderot comme point de départ de ses propres réflexions sur le beau, dans la perspective d’un préromantisme caractérisant les enjeux littéraires du tournant des Lumières. Alors qu’il loue la concision et la simplicité de la définition diderotienne, il l’élargit en évoquant la question de la téléologie des rapports, soulignant ainsi le rôle éminent d’un principe holistique82. À cette idée d’une «utilité de chaque partie pour leur fin commune», il ajoute une utilité de second degré, soit celle «du tout pour nous qui avons des analogies avec ce tout»83. Par-là, il accentue le rapport de l’individu avec l’objet perçu comme beau et souligne, dans le même temps, la part de subjectivité, au détriment d’une conception mécaniste de l’œuvre d’art. Pour Oberman, la conscience n’est pas qu’une simple instance de reconnaissance et d’évaluation des caractéristiques propres et de leur interaction à l’intérieur d’un objet esthétique donné; la conscience n’est pas un observateur impartial, elle dénote un sujet désirant qui évalue le dehors pour en identifier des analogies avec le dedans. L’expérience esthétique se présente ainsi comme une force centrifuge: orientée en principe au dehors, elle est, dans le même temps, fermement ancrée à la sphère du subjectif et confirme le primat de celle-ci. Même au sein d’une telle extension de l’âme se répandant sur le dehors, Senancour met en relief l’idée du centre.
31Il est révélateur qu’Oberman lise le traité diderotien non pas à la maison, mais dans la nature: «J’ai l’ai pris, et je suis sorti»84. Car en effet, l’esthétique senancourienne, qui, «paradoxalement se développe, en quelque sorte, en dehors des œuvres d’art»85, se veut avant tout théorie du beau naturel. Dans la mesure où le beau transmet une «image abrégée du monde»86, il se présente comme une poupée russe, un microcosme inclus au macrocosme du vaste univers87. Si les beaux-arts servent à «opérer ce qui est convenable»88, donc à produire des dispositifs concourant à induire un sentiment de bien-être général, ils doivent se tourner vers la nature qui leur sert de modèle par excellence:
La convenance qui se manifeste si puissamment dans la nature […]; cette harmonie, toujours secrète, mais toujours sensible, fait également et le doux attrait des campagnes, et la majesté d’une nuit sans nuages. Tout annonce que, si nous connaissions davantage le monde, nous lui trouverions beaucoup plus de beauté. Les momens qui le dévoilent en partie donnent une vie plus forte. Quels transports d’admiration chez celui qui n’aurait vu jusqu’alors au-dessus de sa tête qu’un épais brouillard, et qui, tout-à-coup apercevant les astres de la nuit, en saurait et la grandeur, et la marche, et les distances89.
32Tout comme chez Kant, la finalité du beau consiste dans l’amplification d’un sentiment auto-référentiel: ainsi, en renforçant le relief affectif de l’expérience, le caractère presque épiphanique de «cet immense tableau»90 multisensoriel qu’est le beau naturel, est susceptible de procurer à l’individu «une vie plus forte». Dans cette optique, la nature devient une œuvre d’art totale91, grâce à laquelle «nous existons en quelque sorte d’avantage»92.
33Pour Senancour, la nature est le lieu où les éléments de sa pensée esthétique s’imbriquent dans ceux de son idéal ascétique. Conçue comme refuge, la nature se présente, par conséquent, comme un environnement spatial qui nourrit l’âme de l’homme sensible, de telle façon que celui-ci serait conduit à la conscience de soi à travers le simple fait de sentir. La nature est alors le centre extensif de ce centre intensif qui est le foyer de la sensibilité. Elle est le cercle périphérique qui maintient et protège le centre. La nature extérieure ne serait donc qu’une vaste salle des glaces, une énorme caisse de résonance qui rejette à l’homme son propre écho: «Jouis dans toi-même et dans tout ce qui ressemble à toi»93. Dans la mesure où il est viscéralement lié à tout ce qu’il sent et perçoit, l’homme sensible doit, non seulement choisir ou instaurer un lieu qui lui convienne, mais créer, en même temps, tout un microcosme sensoriel qui serait harmoniquement ajusté à ses besoins esthétiques et ascétiques. Alors la nature extérieure, c’est-à-dire l’univers sensoriel s’édifiant autour de l’homme sensible, joue un rôle axial dans cette quête à la fois esthétique et ascétique d’une auto-affection existentielle. Elle est la «sphère toujours mobile» qui porte, en son centre, l’individu:
Trop d’impressions différentes se combattent avec une sorte d’effort, et dans cette oscillation trop précipitée ou trop inégale, l’on ne sauroit être doucement entraîné. J’éviterois également d’être agité par des objets trop frappans ou en trop grand nombre. Je ne m’assiérai point auprès du fracas des cataractes ou sur un tertre qui domine une plaine illimitée; mais je choisirai, dans un site bien circonscrit, la pierre mouillée par une onde qui roule seule dans le silence du vallon; ou bien un tronc vieilli, couché dans la profondeur des forêts, sous le frémissement du feuillage et le murmure des hêtres que le vent fatigue pour les briser un jour comme lui. […] Ainsi livrés à tout ce qui s’agite et se succède autour de nous, affectés par l’oiseau qui passe, la pierre qui tombe, le vent qui mugit, le nuage qui s’avance; modifiés accidentellement dans cette sphère toujours mobile, nous sommes ce que nous font le calme, l’ombre, le bruit d’un insecte, l’odeur émanée d’une herbe, tout cet univers animé qui végète ou se minéralise sous nos pieds; nous changeons selon ses formes instantanées; nous sommes mus de son mouvement, nous vivons de sa vie94.
34Ce passage est un premier parallèle avec Rousseau, il donne des instructions détaillées en vue d’une expérience d’immersion dans la nature qui, second parallèle, désindividualise l’individu pour le transformer en pure conscience aspectuelle. Dans cette réception passive des stimuli extérieurs qui l’englobent et le déterminent à nouveau, l’homme sensible est ce qu’il sent, sa vie se mêlant à la vie universelle autour de lui. Ontologie et sensibilité se rencontrent ainsi dans la rêverie et créent de nouvelles modalités d’être au monde.
35L’esthétique senancourienne du beau naturel a sans doute, bien avant la parution des Libres Médiations, une tournure ascétique: elle sélectionne et contrôle la totalité des stimuli extérieurs, pour les adapter à la disposition intérieure. Mais, loin de tomber dans la métaphysique, son anachorétisme est immanent à l’aisthèsis et, par conséquent, en contact immédiat avec le tangible. Les asiles que Sénancour rêve ne sont pas les murs froids d’un monastère, mais des espaces sensibles qui suggèrent à l’homme, par le biais de la sensibilité, un art de jouir de sa propre existence: «L’art de jouir est le seul art de l’être qui sent […] son existence»95.
36Au lieu de s’abstraire, de s’abstenir des stimuli extérieurs, il s’agit, chez Senancour, mais comme nous l’avons vu également chez Rousseau, de les intégrer dans une esthétique de l’auto-affection: pour mieux les sentir et en jouir plus consciemment. Dans ces conditions, il convient, non de se délester de la perception du monde visible, mais de se focaliser sur elle, d’entrer dans un état de sympathie, de résonance avec elle et, de cette façon, de faire ressortir de cette façon le relief de l’existence même. À cet égard, Rousseau et Senancour font l’esquisse intellectuelle d’une ontologie affective où l’être est encapsulé à l’intérieur du sensible: la figure de pensée du se sentir sentir devient, sous leur plume, non seulement un art de jouir, mais aussi une épistémologie empirique de l’existence qui, à travers les affects, leur dévoile la véritable amplitude de leur être.
Notes de bas de page
1 J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, in id., Œuvres complètes, sous la direction de B. Gagnebin et M. Raymond, Gallimard (coll. «Bibliothèque de la Pléiade»), Paris 1959-1995, t. I, pp. 993-1099, p. 1004.
2 Ibid.
3 Cf. L. D. Cooper, Rousseau, Nature, and the Problem of the Good Life, Pennsylvania State University Press, University Park (PA), 1999, p. 23 sq.
4 J.-J. Rousseau, Lettre à Monsieur de Voltaire, in Id., Œuvres complètes cit., t. IV, pp. 1057-1078, p. 1070.
5 Voir Id., Émile ou de l’éducation, in Id., Œuvres complètes cit., t. IV, pp. 239-877, p. 253: «Vivre, ce n’est pas respirer, c’est agir; c’est faire usage de nos organes, de nos sens, de nos facultés, de toutes les parties de nous-mêmes qui nous donnent le sentiment de nôtre existence. L’homme qui a le plus vécu n’est pas celui qui a compté le plus d’années; mais celui qui a le plus senti la vie.»
6 Id., Les Rêveries du promeneur solitaire cit., p. 1098 sq.
7 Ivi, p. 1004.
8 Quand Rousseau évoque ses souvenirs, il les introduit par des expressions exprimant son état affectif actuel. Voici quelques exemples: «Je m’attendrissois sur ces reflexions», «Je revenois avec complaisance sur toutes les affections» (ibid.; c’est nous qui soulignons).
9 Id., Lettres morales, in Id., Œuvres complètes cit., t. IV, pp. 1079-1118, p. 1103.
10 Id., Fragments autobiographiques et documents biographiques, in Id., Œuvres complètes cit., t. I, pp. 1101-1226, p. 1174.
11 En effet, cette technique est volontaire et pré-méditée parce qu’elle est préalablement ancrée dans une préparation réflexive se présentant comme point de départ de sa mise en pratique descriptive par le biais de l’écriture: «Je me préparois à les rappeller assez pour les décrire» (Id., Les Rêveries du promeneur solitaire cit., p. 1004; c’est nous qui soulignons). Rousseau parle ici d’un processus en trois étapes où le souvenir ne figure ni le début, ni la fin, mais le point médian de cette opération. La préparation préalable du soi et la pratique ultérieure de la représentation narrative et, en conséquence, graphique enchâssent ainsi le souvenir en tant que tel dans une méthodologie relativisant le degré de spontanéité et d’innocence de son évocation mnémonique.
12 La notion d’auto-affection joue un rôle important dans la lecture derridienne de Rousseau où elle est définie comme «opération du touchant-touché». Voir surtout J. Derrida, De la grammatologie, Minuit (coll. «Critique»), Paris 1967, p. 235 ssq.
13 J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire cit., p. 1000 sq.
14 Ivi, p. 1001. Dans Les Confessions, Rousseau nous raconte à quel point il est susceptible d’être ému par le médium de la littérature. La lecture des romans sensibles ayant profondément informé son caractère dès son enfance, il se décrit comme un lecteur particulièrement influençable qui, même dans des livres historiques, croit «deven[ir] le personnage dont je lisois la vie» (Id., Les Confessions, in id., Œuvres complètes cit., t. I, pp. 1-656, p. 9), dénotant ainsi un haut degré d’identification émotionnelle à la parole écrite. En même temps, l’effet de ces premières lectures fut pour Rousseau un événement tellement incisif qu’elles marquent le premier moment où il «date sans interruption la conscience de moi-même» (ivi, p. 8).
15 J.-J. Rousseau., Les Rêveries du promeneur solitaire cit., p. 1005.
16 Ibid.
17 Dans La Profession de foi du vicaire savoyard, Rousseau établit un lien entre la mémoire et l’identité. Selon le vicaire, l’identité d’un sujet repose sur la faculté de se souvenir d’états antérieurs de la même existence: «Ce que je sais bien c’est que l’identité du moi ne se prolonge que par la mémoire, et que pour être le même en effet, il faut que je me souvienne d’avoir été» (Id., Émile cit., p. 590). Dans la perte de mémoire qui suit l’accident de Ménilmontant, cette continuité biographique est interrompue, ce qui dissout également la détermination identitaire du soi.
18 Id., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, in Id., Œuvres complètes cit., t. III, pp. 109-237, p. 144.
19 Id., Les Rêveries du promeneur solitaire cit., p. 995.
20 Id., Les Confessions cit., p. 8.
21 Délesté de toute évaluation pragmatique et situationnelle, ce calme affectif égale en quelque sorte la conception du plaisir désintéressé chez Kant qui se plaisait également à tirer des exemples d’une esthétique de la nature pour illustrer ses idées. Or, la pensée d’un plaisir désintéressé précède la philosophie kantienne puisqu’elle se matérialise déjà chez Francis Hutcheson qui précise, bien avant Kant, que «[…] the Ideas of Beauty and Harmony, like other sensible Ideas, Ideas, are necessarily pleasant to us, as well as immediately so; neither can any Resolution of our own, nor any Prospect of Advantage or Disadvantage, vary the Beauty or Deformity of an Object: For as in the external Sensations, no View of Interest will make an Object grateful, nor View of Detriment, distinct from immediate Pain in the Perception, make it disagreeable to the Sense» (F. Hutcheson, An Inquiry into the Original of Our Ideas of Beauty and Virtue in Two Treatises, sous la direction de W. Leidhold, Liberty Fund, coll. «Natural Law and Enlightenment Classics», Indianapolis 2004, p. 25). À propos de l’histoire intellectuelle de la notion de plaisir désintéressé, voir W. Strube, ‘Interesselosigkeit’. Zur Geschichte eines Grundbegriffs der Ästhetik, «Archiv für Begriffsgeschichte», 23 (1979), 2, pp. 148-174.
22 Pour une généalogie intellectuelle de ce concept jusqu’à Rousseau, consulter J. S. Spink, Les avatars du «sentiment de l’existence» de Locke à Rousseau, «Dix-Huitième Siècle», 10 (1978), pp. 269-298; R. Mauzi, L’idée du bonheur dans la littérature et la pensée françaises au xviiie siècle, Colin, Paris, 1979, pp. 293-296; M. Dupuis, À propos du sentiment biranien de l’existence, «Revue Philosophique de Louvain», 103 (2005), 1-2, pp. 159-176. Voir aussi D. Heller-Roazen, The Inner Touch: Archeology of a Sensation, Zone Books, New York, 2007, pp. 211-218, qui discute le sentiment de l’existence chez Rousseau dans le contexte du concept du sensus communis, ainsi que J. A. Perkins, The Concept of the Self in the French Enlightenment, Droz, Genève, 1969, surtout pp. 85-116, et R. Mortier, À propos du sentiment de l’existence chez Diderot et Rousseau: notes sur un article de l’Encyclopédie, in Id. (sous la direction de), Le cœur et la raison: recueil d’études sur le dix-huitième siècle, Voltaire Foundation et al., Oxford, 1990, pp. 271-281, qui fournissent en plus des informations précieuses concernant le cadre intellectuel de ce concept à l’époque de Rousseau.
23 Voir P. Burgelin, La Philosophie de l’existence de J.-J. Rousseau, Vrin, Paris, 1973, p. 125.
24 J.-J. Rousseau., Discours sur l’origine de l’inégalité cit., p. 164.
25 J. Starobinski, Jean-Jacques Rousseau: la transparence et l’obstacle, Gallimard (coll. «Tel»), Paris, 1976, p. 216.
26 J.-J. Rousseau, Émile cit., p. 600.
27 Id., Fragments autobiographiques cit., p. 1175.
28 Id., Les Rêveries du promeneur solitaire cit., p. 1018.
29 À propos du sentiment comme instrument de connaissance dans la philosophie du xviiie siècle, voir Frank Baasner, Der Begriff ‘sensibilité’ im 18. Jahrhundert. Aufstieg und Niedergang eines Ideals, C. Winter, Heidelberg 1988, pp. 156-162.
30 Voir P. Burgelin, La Philosophie de l’existence cit., p. 126 ssq.
31 J.-J. Rousseau, Émile cit., p. 600.
32 À propos des convergences et divergences entre la pensée de Rousseau et celle de Descartes, voir G. Beaulavon, La Philosophie de Jean-Jacques Rousseau et l’esprit cartésien, «Revue de Métaphysique et de Morale», 44 (1937), 1, pp. 325-352; R. Derathé, Le Rationalisme de Jean-Jacques Rousseau, Presses universitaires de France, Paris, 1948; H. Gouhier, Ce que le Vicaire doit à Descartes, «Annales de la Société Jean-Jacques Rousseau», XXXV (1959-62), pp. 139-160, repris dans Id., Les méditations métaphysiques de Jean-Jacques Rousseau, Vrin (coll. «Bibliothèque d’Histoire de la Philosophie»), Paris, 1970, pp. 49-83; A. Grossrichard, ‘Où suis-je?’, ‘Que suis-je?’, in G. Barthel (sous la direction de), Rousseau et Voltaire en 1778, Slatkine, Genève, 1981, pp. 338-365; A. Charrak, entrée Descartes in R. Trousson et F. S. Eigeldinger (sous la direction de), Dictionnaire de Jean-Jacques Rousseau, H. Champion (coll. «Dictionnaire et références»), Paris, 1996, pp. 204-206; R. Wilhelm, Die Sprache der Affekte. Jean-Jacques Rousseau und das Sprachdenken des siècle des Lumières, G. Narr, Tübingen, 2001, pp. 124-135; A. Charrak, Descartes et Rousseau, in Id. et J. Salem (sous la direction de), Rousseau et la philosophie, Éditions de la Sorbonne (coll. «Philosophie»), Paris, 2004, pp. 13-30; P. Westmoreland, Rousseau’s Descartes: The Rejection of Theoretical Philosophy as First Philosophy, «British Journal of the History of Philosophy», XXI (2013), 3, pp. 529-548; H. Bouchilloux, Méthode pour une science de l’homme. La dette de Rousseau envers Descartes, in S. Mazauric et P.-F. Moreau (sous la direction de), Raison et passions des Lumières, L’Harmattan (coll. «La philosophie en commun»), Paris 2013, pp. 17-32; J.C. Bardout Ce ‘je pense’ par où il fallait finir. Une lecture rousseauiste du ‘cogito’?, «Cahiers de philosophie de l’Université de Caen», L (2013), pp. 55-80; Laure Verhaeghe, Rousseau interprète pascalien de Descartes: la troisième lettre morale, «Les Études philosophiques», CVIII (2014), 1, pp. 115-136.
33 J.-J. Rousseau, Émile cit., p. 590 (c’est nous qui soulignons).
34 Rousseau explique son scepticisme quant à la philosophie du sensualisme matérialiste dans sa troisième lettre morale; voir Id., Lettres morales cit., p. 1092: «Nous ne savons rien, […] nous ne voyons rien; nous sommes une troupe d’aveugles, jettés à l’avanture dans ce vaste univers. Chacun de nous n’apercevant aucun objet se fait de tous une image fantastique qu’il prend ensuite pour la règle du vrai […]. […] Nos sens sont les instrumens de toutes nos connoissances. C’est d’eux que nous viennent toutes nos idées, ou du moins toutes sont occasionnées par eux. L’entendement humain contraint et renfermé dans son enveloppe ne peut pour ainsi dire pénétrer le corps qui le comprime et n’agit qu’à travers les sensations. Ce sont […] cinq fenétres par lesquelles notre ame voudroit se donner du jour; mais les fenetres sont petites, le vitrage est terne, le mur epais, et la maison fort mal éclairée.»
35 A. Baumgarten, Ästhetik [Aesthetica], trad. D. Mirbach, Meiner, Hambourg, 2007, p. 20.
36 J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire cit., p. 1045
37 R. Mauzi, L’idée du bonheur cit., p. 297.
38 Voir J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire cit., p. 1046: «J’ai remarqué dans les vicissitudes d’une longue vie que les époques des plus douces jouissances et des plaisirs les plus vifs ne sont pourtant pas celles dont le souvenir m’attire et me touche le plus. Ces courts momens de délire et de passion, quelque vifs qu’ils puissent être […] sont tropes rares et trop rapides pour constituer un état, et le bonheur que mon cœur regrette n’est point composé d’instants fugitifs mais un état simple et permanent, qui n’a rien de vif en lui-même, mais dont la durée accroit le charme au point d’y trouver enfin la suprème félicité. […] A peine est-il dans nos plus vives jouissances un instant où le cœur puisse véritablement nous dire: Je voudrois que cet instant durât toujours; et comment peut-on appeller bonheur un état fugitif qui nous laisse encor le cœur inquiet et vuide, qui nous fait regreter quelque chose avant, ou desirer encore quelque chose après? Mais s’il est un état où l’ame trouve une assiete assez solide pour s’y reposer tout entiére et rassembler là tout son être, sans avoir besoin de rappeller le passé ni d’enjamber sur l’avenir; où le tems ne soit rien pour elle, où le présent dure toujours sans neanmoins marquer sa durée et sans aucune trace de succession, sans aucun autre sentiment de privation ni de jouissance, de plaisir ni de peine, de désir ni de crainte que celui seul de notre existence, et que ce sentiment seul puisse la remplir tout entier[e] […].»
39 Ibid.
40 Id., Émile cit., p. 506.
41 Id., Les Rêveries du promeneur solitaire cit., p. 1063.
42 Voir ivi, p. 1082: «Dominé par mes sens quoique je puisse faire, je n’ai jamais su resister à leurs impressions, et tant que l’objet agit sur eux mon cœur ne cesse d’en être affecté […]. […] Cette action de mes sens sur mon cœur fait le seul tourment de ma vie.»
43 Ivi, p. 1048.
44 Ivi, p. 1047.
45 Ivi, p. 1049.
46 Ivi, p. 1090.
47 L. Jaffro, Comment produire le sentiment de l’existence?, in J.-F. Perrin et Y. Citton (sous la direction de), Jean-Jacques Rousseau et l’exigence d’authenticité: une question pour notre temps, Classiques Garnier, Paris, 2014, pp. 153-169.
48 J.-J. Rousseau, Les Confessions cit., p. 109.
49 J. Derrida, De la grammatologie cit., voir surtout pp. 203-234.
50 Cf. K. Stierle, Amour de soi und Entfremdung. Rousseaus ‘Rêveries du promeneur solitaire’ und die Ambiguitäten des Glücks, in W. Klein et E. Müller (sous la direction de), Genuss und Egoismus. Zur Kritik ihrer geschichtlichen Verknüpfung, Akademie Verlag, Berlin, 2002, pp. 103-123, p. 108, note 12.
51 E. Pivert de Senancour, Oberman, Flammarion, Paris, 2003, p. 294.
52 Voir Z. Levy, Senancour, dernier disciple de Rousseau, Nizet, Paris, 1979.
53 E. Pivert de Senancour, Oberman cit., p. 290.
54 Ivi, p. 54 sq.
55 Ivi, p. 189.
56 Id., Rêveries sur la nature primitive de l’homme, édition de 1802 (ci-après dénommée: Rêveries de 1802), Droz, Paris 1939, t. 1, p. 69
57 Id., Oberman cit., p. 226.
58 Ivi, p. 406 n. Voir aussi ivi, p. 93: «Je jugeai que le sentiment de l’existence est réellement plus pesant et plus stérile dans l’agitation des terres humaines».
59 Marcel Raymond, Senancour. Sensations et révélations, José Corti, Paris, 1965, p. 80.
60 E. Pivert de Senancour, Rêveries de 1802 cit., p. 5.
61 Ivi, p. 11.
62 Id., Oberman cit., p. 225.
63 À propos de l’évolution spirituelle de Senancour que P. Marot décrit comme «une trajectoire de l’athéisme à l’illuminisme» (Id., Une mystique de l’écriture au péril de la littérature. L’exemple de Senancour, in L. Parisse (sous la direction de), Le discours mystique dans la littérature et les arts de la fin du xixe siècle à nos jours, Garnier, Paris, 2012, pp. 55-66, p. 59), voir J. Merlant, L’évolution spirituelle de Senancour, «Revue d’histoire littéraire de la France», XIII (1906), 3, pp. 381-426. Notamment sur le mysticisme ultérieur des Libres méditations, voir B. Didier, L’imaginaire chez Senancour, t. I, Corti, Paris, 1966, pp. 512-533.
64 E. Pivert de Senancour, Oberman cit., p. 109 n.
65 Ivi, p. 64.
66 Ibid.
67 Ivi, p. 311.
68 Id., Rêveries, édition de 1833 (ci-après dénommée: Rêveries de 1833), Abel Ledoux, Paris, 1833, p. 103.
69 Id., Rêveries de 1802 cit., p. 226.
70 J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire cit., p. 1048.
71 E. Pivert de Senancour, Oberman cit., p. 167.
72 Ivi, p. 324.
73 Ivi, p. 130.
74 Id., Rêveries de 1802 cit., p. 137.
75 Ibid.
76 I. Kant: Kritik der Urteilskraft (Beilage: Erste Einleitung in die Kritik der Urteilskraft), sous la direction de H. F. Klemme, Hambourg, Meiner, 2006, p. 48. Pour une traduction française, voir Id., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Aubier, Paris 1995, p. 181 sq.: «Le jugement du goût n’est […] pas un jugement de connaissance; par conséquent, ce n’est pas un jugement logique, mais esthétique – ce par quoi l’on entend que son principe déterminant ne peut être que subjectif. Il est vrai que tout rapport concernant les représentations, même celui des sensations, peut être objectif (et dans ce cas il signifie ce qu’il y a de réel dans une représentation empirique), mais simplement n’en va-t-il pas de même pour le rapport qu’elles peuvent entretenir avec le sentiment du plaisir et de la peine, lequel ne désigne absolument rien dans l’objet, et où le sujet, au contraire, s’éprouve lui-même tel qu’il est affecté par la représentation.»
77 Béatrice Didier soutient que «Senancour ignorait l’allemand et même la pensée germanique» tout en précisant qu’il «ne connaît finalement que la pensée de Kant» (B. Didier-Le Gall, Introduction, in É. P. de Senancour, Libres Méditations (troisième version), éd. B. Didier-Le Gall, Droz, Genève, 1979, pp. 9-74, p. 50 sq.).
78 Dans son commentaire de l’article «Kant» des Annotations encyclopédiques (voir Ead., L’imaginaire chez Senancour, Corti, Paris 1966, t. 2, p. 347 sq.), Didier soupçonne (ivi, p. 142) que Senancour n’ait pas eu de connaissances profondes de la philosophie kantienne qu’après la lecture de De l’Allemagne, paru en 1813. En même temps, l’article «Beau» (voir ibid., p. 315 ssq.) fait mention d’un texte d’Auguste Hilarion Keratry intitulé Du Beau selon Kant, publié en 1823. Tandis que Didier nomme La Philosophie de Kant, publiée en 1801, de Charles de Villiers comme une autre source possible pour la réception de la philosophie kantienne par Senancour (ead., Introduction cit., p. 51), nous ne pouvons pas dire, contrairement à Didier qui le soupçonne (ivi, p. 51n), dans quelle mesure Senancour avait pris connaissance des leçons philosophiques que Victor Cousin donnait en 1818, mais qui n’étaient publiées qu’une vingtaine d’années plus tard (V. Cousin, Cours de philosophie sur le fondement des idées absolues du Vrai, du Beau et du Bien, rédaction A. Garnier, Hachette, Paris, 1836). Pour un aperçu de l’histoire de réception de l’esthétique allemande en France, voir E. Décultot, Ästhetik/Esthétique. Étapes d’une naturalisation (1750-1840), «Revue de Métaphysique et Morale», no 2 (avril-juin 2002), pp. 157-178.
79 Voir B. Didier-Le Gall, L’imaginaire chez Senancour cit., t. 2, p. 316.
80 E. Pivert de Senancour, Oberman cit., p. 123.
81 Ibid.
82 Voir ivi, p. 124: «Je dirais donc: Le beau est ce qui excite en nous l’idée de rapports disposés vers une même fin, selon des convenances analogues à notre nature. […] Ces rapports sont ordonnés vers un centre ou un but; ce qui fait l’ordre et l’unité. Ils suivent des convenances qui ne sont autre chose que la proportion, la régularité, la symétrie, la simplicité, selon que l’une ou l’autre de ces convenances se trouve plus ou moins essentielle à la nature du tout que ces rapports composent. Ce tout est l’unité sans laquelle il n’y a pas de résultat, pas d’ouvrage qui puisse être beau, parce qu’alors il n’y a pas même d’ouvrage. Tout produit doit être un: on n’a rien fait si l’on n’a pas mis d’ensemble à ce qu’on a fait. Une chose n’est pas belle sans ensemble; elle n’est pas une chose, mais un assemblage de choses qui pourront produire l’unité et la beauté, lorsque, unies à ce qui leur manque encore, elles formeront un tout.»
83 Ivi, p. 125.
84 Ivi, p. 123
85 B. Didier, Le beau idéal selon Chateaubriand, in J.-L. Cabanès (sous la direction de), Romantismes, l’ethétique en acte, Presses Universitaires de Paris Ouest, Paris, 2009, pp. 171-181, p. 179. Il faut cependant légèrement relativiser le constat de Didier en indiquant quelques passages où Senancour exprime sa pensée esthétique dans le contexte d’objets artistiques: ainsi, par exemple, il évoque les «peintures consolantes de nos pastorales» (E. Pivert de Senancour, Rêveries de 1802 cit., p. 223) ainsi que la tradition musicale du Ranz des vaches dont «les premiers sons vous placent dans les hautes vallées, près des rocs nus et d’un gris roussâtre, sous le ciel froid, sous le soleil ardent» (Id., Oberman cit., p. 175). Il est significatif que ces exemples n’illustrent pas une conception des arts comme fournisseurs d’objets artificiels et déliés du monde naturel – «je ne jouis pas de ce qui n’est qu’art» (ivi, p. 287) –, mais affirment une esthétique de l’imitation dans laquelle le primat absolu de la nature n’est jamais mis en question. L’art n’est en ce sens qu’une louange de la nature qui montre celle-ci en toute transparence.
86 Id., Rêveries de 1833 cit., p. 228.
87 Voir Id., Rêveries de 1802 cit., p. 191: «La nature est une œuvre unique, composée d’opérations multiples; elle fait un tout parfait par l’opposition de ses élémens, comme son foible imitateur, l’artiste humain, construit un édifice symétrique par la ressemblance de ses parties. Illimitée, elle produit l’harmonie par l’opposition des contraires; bornés, nous cherchons l’accord de l’ensemble par l’union des semblables: voilà sans doute la différence caractéristique entre ses opérations sublimes et nos puérils essais.»
88 Id., Petit vocabulaire de simple vérité, deuxième édition, coll. «Bibliothèque populaire», Paris, 1834, p. 16.
89 Ibid.
90 Id., Oberman cit., p. 92.
91 Voir P. Marot, Le paysage dans Oberman, in F. Bercegol et B. Didier (sous la direction de), Oberman ou le sublime négatif, Éditions Rue D’Ulm, Paris, 2006, pp. 75-90, p. 82.
92 E. Pivert de Senancour, Rêveries de 1802 cit., p. 48.
93 Ivi, p. 138.
94 Ivi, p. 44 sq.
95 Ivi, p. 133 sq.
Auteur
Université de Bochum
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